Dossier pédagogique - Théâtre Jean Vilar

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Licences d’entrepreneur de spectacle : 1 – 1-1051707 / 2 – 1-1051708 / 3 – 1-1051709
Photo : Pierre Boulat Cosmos
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
LE RETOUR
AU DÉSERT
Bernard-Marie Koltès / Arnaud Meunier
du 1er au 11 octobre 2015
CRÉATION
COMÉDIE
contact attachée aux relations avec les publics Marie Kuzma
www.lacomedie.fr
04 77 25 01 24 / [email protected]
direction Arnaud Meunier
SOMMAIRE
+ Présentation........................................................................................................................................................................p.3
+ Générique............................................................................................................................................................................p.4
+ Une création à La Comédie.................................................................................................................................................p.5
+ En tournée...........................................................................................................................................................p.5
+ Autour du spectacle............................................................................................................................................p.6
+ Le K Bernard Marie.............................................................................................................................................p.6
+ Journée pédagogique Koltès.............................................................................................................................p.6
+ Le projet...............................................................................................................................................................................p.7
+ Note d’intention du metteur en scène................................................................................................................................p.8
+ Note d’intention scénographique......................................................................................................................................p.10
+ Recontextualisation de l’œuvre et de l’écriture................................................................................................................p.12
+ À propos de Koltès.............................................................................................................................................p.12
+ Note dramaturgique..........................................................................................................................................p.13
+ Repères chronologiques et historiques............................................................................................................p.15
+ Pistes pédagogiques...........................................................................................................................................................p.17
+ Extraits de textes.................................................................................................................................................................p.19
+ Bernard-Marie Koltès auteur..............................................................................................................................................p.21
+ Arnaud Meunier metteur en scène...................................................................................................................................p.23
Ce dossier a été réalisé en collaboration avec Vivien Hébert, stagiaire dramaturge de la création 2015 Le retour au
désert et élève normalien de l’École Nationale Supérieure de Lyon.
Les visuels utilisés à but informatif ou pédagogique sont exempts de droit selon le code de la propriété intellectuelle
article L122-5 alinéa 9.
PRÉSENTATION
Le retour au désert
de Bernard-Marie Koltès
mise en scène d’Arnaud Meunier
MATHILDE : … Où est-elle la terre sur laquelle je pourrais me coucher ? En Algérie, je suis une étrangère et je rêve de
la France ; en France, je suis encore plus étrangère et je rêve d’Alger. Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est
pas ? …
Dans cette étrange maison entourée de hauts murs, Mathilde Serpenoise débarque un beau matin des années 60, avec
enfants et bagages. Voici quinze ans qu’elle avait quitté ce lieu pour l’Algérie. Aujourd’hui, elle entend bien récupérer
son dû. Mais, Adrien, son frère, ne l’entend pas ainsi. Un affrontement explosif reprend entre le frère et la sœur. Les deux
camps se déchirent, tandis que des événements surprenants se produisent au dedans, comme au dehors, évoquant eux
aussi la violence de cette guerre que nul n’accepte de nommer.
DR
L’Histoire franco-algérienne est pleine de fantômes, Koltès leur donne vie. Son écriture puise dans les non-dits qui tissent
l’incompréhension commune entre ces deux pays. Parce qu’il a la conviction que notre relation à l’immigration reste liée
à ce passé occulté, Arnaud Meunier, depuis longtemps déjà, désirait aborder cet épisode de notre Histoire. Le retour au
désert lui offre cette opportunité, par le biais d’une formidable comédie. D’irrésistibles dialogues y côtoient des éléments
fantastiques. Profondeur, poésie et ironie ne cessent d’y flirter ensemble… Pour incarner cet ovni théâtral, le metteur en
scène retrouve plusieurs fidèles. À leurs côtés, Catherine Hiegel incarne Mathilde, Didier Bezace, Adrien.
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GÉNÉRIQUE
de
Bernard-Marie Koltès
mise en scène
Arnaud Meunier
avec par ordre d’apparition
Catherine Hiegel
Didier Bezace
René Turquois
Nathalie Matter
Cédric Veschambre
Elisabeth Doll
Isabelle Sadoyan
Kheireddine Lardjam
Adama Diop
Riad Gahmi
Louis Bonnet
Stéphane Piveteau
Philippe Durand
assistantes à la mise en scène
scénographie
lumière
son
vidéo
costumes
élève dramaturge
régie générale
Elsa Imbert, Émilie Capliez
Damien Caille-Perret
Nicolas Marie
Benjamin Jaussaud
Pierre Nouvel
Anne Autran
Vivien Hébert
Philippe Lambert
décors et costumes
Ateliers de La Comédie de Saint-Étienne
production
coproduction
La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national
Célestins - Théâtre de Lyon
Théâtre de la Ville - Paris
Scène nationale d’Albi
Théâtre National Populaire
durée estimée
2h
Mathilde
Adrien
Mathieu
Fatima
Edouard
Marthe
Maame Queuleu
Aziz
Le grand parachutiste noir
Saïfi
Plantières
Borny
Sablon
création le jeudi 1er octobre 2015 / La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national
Le texte est édité aux Éditions de Minuit (1988)
Création à La Comédie de Saint-Étienne × du jeu. 1er au dim. 11 octobre 2015
jeudi 1er / 20 h × vendredi 2 / 20 h × samedi 3 / 17 h × dimanche 4 / relâche × lundi 5 / relâche × mardi 6 / 20 h ×
mercredi 7 / 20 h × jeudi 8 / 20 h × vendredi 9 / 20 h × samedi 10 / 17 h × dimanche 11 / 15 h
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UNE CRÉATION À LA COMÉDIE
Un Centre Dramatique National est un lieu de création, de diffusion et de production dirigé par un artiste.
Arnaud Meunier, metteur en scène directeur de La Comédie de Saint-Étienne souhaite que cet outil soit largement
partagé et a défini une politique de soutien actif à la création artistique. Cette politique se caractérise par la production
de spectacles mis en scène par son directeur ou par des artistes associés, par le cofinancement de créations, ou par la
mise à disposition de ses compétences et de ses forces vives (personnel artistique ou technique, construction de décors,
fabrication de costumes, transport de décors, etc.).
Les productions de La Comédie de Saint-Etienne en création ou en tournée sur la saison 2015-2016 :
+ Le retour au désert
Bernard-marie Koltès / Arnaud Meunier
+ Femme non-rééducable
Stefano massini / Arnaud Meunier
+ Un beau ténébreux
Julien Gracq / Matthieu Cruciani
+ Quand j’étais petit, je voterai
Boris Le Roy / Émilie Capliez
+ Chapitres de la chute, saga des lehman brothers
Stefano massini / Arnaud Meunier
+ Moby Dick
Fabrice Melquiot / Matthieu Cruciani
LE RETOUR AU DÉSERT EN TOURNÉE 2015 / 2016
La Filature Scène nationale - Mulhouse × 16 et 17 octobre 2015 / Scène nationale d’Albi × 4 novembre 2015 / Le Grand R - Scène nationale
La Roche-sur-Yon × 9 et 10 novembre 2015 / Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine × vendredi 13 novembre 2015 / NEST - CDN de ThionvilleLorraine × 18 et 19 novembre 2015 / Théâtre de l’Union, Limoges - Centre dramatique national du Limousin × 24 et 25 novembre 2015
/ La Faïencerie Théâtre de Creil - Chambly × 2 et 3 décembre 2015 / Théâtre Dijon Bourgogne - CDN × 8 au 11 décembre 2015 / Théâtre
de Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale × 15 et 16 décembre 2015 / Le Quartz - Scène nationale, Brest × du 6 au 8 janvier 2016 /
La Coursive, Scène nationale de La Rochelle × du 12 au 14 janvier 2016 / Théâtre de la Ville, Paris × du 20 au 31 janvier 2016 / Célestins,
Théâtre de Lyon, en collaboration avec le Théâtre National Populaire × du 3 au 11 février 2016 / Comédie de Caen - Centre dramatique national
normand × 24 et 25 février 2016 / Les Scènes du Jura- Scène nationale × 29 février 2016
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AUTOUR DU SPECTACLE À SAINT-ÉTIENNE
+ Représentation avec audiodescription dimanche 11 octobre / 15h
Réalisation Accès Culture – Avec le soutien de la Fondation Étienne et Maria Raze
+ Répétitions publiques jeudi 17 septembre / 20 h et samedi 19 septembre / 15 h
+ Paroles d’actrice Catherine Hiegel / rencontre animée par des élèves-comédien(ne)s de L’École de la Comédie
L’Estrade × mercredi 7 octobre / 12 h 30
+ Rencontre en bord de scène jeudi 8 octobre à l’issue de la représentation
+ Petite forme présentée dans les lycées Le K Bernard-Marie mise en scène Yann Métivier*
+ Projection à La Cinémathèque de L’autre côté de la mer de Dominique Cabrera
vendredi 9 octobre / 14 h 30 présentée par Catherine Hiegel
LE K BERNARD MARIE - Création d’une forme brève en milieu scolaire et actions de médiation, un objet
théâtral d’après la vie et l’œuvre de Bernard-Marie Koltès
Photo : Pierre Domenech
La Comédie de Saint-Étienne est un Centre dramatique national entièrement animé par l’énergie de la création.
Àl’automne 2015, son directeur mettra en scène un texte de Bernard-Marie Koltès, Le retour au Désert, qui sera joué
pour 9 représentations à Saint-Étienne avant de partir en tournée sur le territoire national.
Dans le cadre de ses actions artistiques et culturelles, La Comédie s’attelle à développer les liens avec tous les
publics et à imaginer des actions qui vont au plus près des spectateurs. Pour imaginer ces projets, elle s’entoure
de son Ensemble artistique, un collectif d’artistes composé de 12 de membres. C’est dans ce contexte que Julien
Rocha, Yann Métivier et Cécile Vernet ont proposé ce K Bernard Marie pour donner un écho, dans les établissements
scolaires, à la grande création du Retour au désert qui prendre forme au même moment sur le grand plateau du
Théâtre Jean Dasté.
À la rentrée 2015, Le K Bernard Marie sera créé lors de 4 semaines de résidence de création en lycées, en partenariat
avec la compagnie AOI et Le Souffleur de Verre.
Dans le cadre de ces résidences, des actions de médiation sont imaginées pour concerner les élèves : rencontres
avec l’équipe artistique, répétitions publiques, débats, initiation à la pratique théâtrale, etc.
Suite à la création, La Comédie organise une tournée de 2 semaines au sein des établissements scolaires de Loire
et Haute-Loire, soit environ 30 représentations. Ce sont ainsi près de 1 800 élèves et de 20 établissements scolaires
qui pourront bénéficier gratuitement de ce spectacle joué au sein même des salles de classes.
JOURNÉE PÉDAGOGIQUE KOLTÈS
Dans le cadre de la création du spectacle Le retour au désert à La Comédie et du K Bernard Marie en milieu scolaire,
les professeurs seront invités à une journée pédagogique le samedi 19 septembre 2015. À cette occasion ils pourront
assister à une répétition du Retour au désert, et rencontrer l’ensemble de l’équipe du projet, ainsi que celle du
K Bernard Marie. Par la suite seront proposés différents ateliers de pratique théâtrale et conférences autour de
Bernard-Marie Koltès et de son œuvre dans le but de préparer au mieux les élèves aux différentes représentations
et actions de médiation auxquelles ils participeront.
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LE PROJET
Une comédie féroce
Dans une petite ville de province du début des années 1960, en apparence paisible, une femme rentre d’Algérie avec
ses deux enfants pour s’installer dans la maison familiale où réside son frère.
Le caractère entier et sans compromis de Mathilde va alors vite trancher avec l’évidente notabilité autoritaire d’Adrien,
propriétaire d’usine.
Mathilde semble fuir ce qu’on appelle alors les événements d’Algérie et vient récupérer son dû : la moitié des biens
familiaux détenus par son frère. Elle fera rapidement voler en éclat les faux-semblants d’ordre et de paix et va réveiller
dans ce « désert » les secrets et les non-dits de cette petite communauté provinciale.
Un conte fantastique
Au delà de la fable, Le retour au désert est avant tout une convocation de notre mémoire coloniale et de ses zones
d’ombres. Une pièce sur notre culpabilité, sur ce que l’on n’assume pas, sur ce que l’on voudrait tant taire ou oublier.
Encore aujourd’hui, notre relation à l’Algérie est trouble, schizophrénique. Comme si c’était toujours douloureux,
encore trop frais, impossible à résoudre.
Koltès peuple la pièce de fantômes, comme celui de Marie, la femme défunte d’Adrien; de désir d’envol et d’ailleurs ;
de malédictions et d’extravagances.
On y retrouve son sens du rythme et son goût pour les mécaniques implacables. Mais cette fois, le rire provoqué chez
le spectateur se veut jaune, incisif, grinçant.
C’est cela que je souhaite mettre en scène : cet humour noir sur fond de revenants, de mémoire interdite et de
bourgeoisie déliquescente pour mieux entrevoir les causes du mal. Car c’est bien la montée des populismes et
notamment du vote FN en milieu rural qui rend urgent et nécessaire de revisiter cette pièce, finalement assez peu
montée.
Un projet de troupe
Treize comédiens rythmeront cette étrange histoire, emmenés par le duo central que formeront Catherine Hiegel
(Mathilde) et Didier Bezace (Adrien). Il s’agira de leur première rencontre au plateau. Deux monstres sacrés troubles et
inquiétants pour incarner ce rapport au passé, à notre amnésie organisée, à notre ambiguité face à l’Algérie.
Onze complices notamment issus de l’Ensemble artistique de La Comédie complèteront la distribution.
Arnaud Meunier – Juin 2014
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NOTE D’INTENTION
« Il ne faut plus parler de l’Algérie. Y’a rien à en dire.
Faut pas jeter de l’huile sur le feu.
- Parce qu’y a le feu ?
- Façon de parler. On pourrait avoir des problèmes.
- Des problèmes ? Quels problèmes ? Avec qui ?
- Faut éviter d’en parler. A quoi ça sert ? »
Fabrice Melquiot, Page en construction,
texte écrit pour Kheireddine Lardjam
Il y a quelque chose qui ne passe pas. C’est une histoire qu’on n’a pas réglée. Rien à faire. Plus de cinquante ans après
l’indépendance de l’Algérie et trois générations plus tard, ça reste compliqué, tabou, difficile à commémorer, à officialiser,
à raconter. Des histoires de harkis, de tortures par l’armée française, des volontés de faire reconnaître « le rôle positif de
la colonisation », des imbroglios diplomatiques : tout ça sur fond d’intérêts économiques et stratégiques…
Mon père n’est pas né en Algérie mais il y a grandi. De son enfance à Alger, il n’a jamais raconté grand chose mais nous
avons toujours senti, mes frères et moi, qu’il y restait profondément attaché. Comme une carte postale heureuse et
nostalgique qu’il ne faudrait pas abîmer. Un jardin secret. Quelque chose de très sentimental et d’affectif.
En 2002, année de l’Algérie en France, je suis parti travailler à Oran. Une toute jeune compagnie de théâtre liée à la veuve
du dramaturge algérien assassiné pendant les années noires, faisait revivre avec générosité et enthousiasme les pièces
phares d’Abdelkader Alloula. Après un mois passé auprès d’eux, j’ai décidé de jumeler ma compagnie à la leur. Ensemble
nous avons créé El Ajouad au Forum du Blanc-Mesnil, puis Kheireddine, le chef de troupe, est venu m’assister à la mise
en scène sur Pylade de Pasolini.
Je réalisais alors que près d’un tiers de ma compagnie avait une relation plus ou moins directe à l’Algérie. J’étais stupéfait.
L’un avait un père para pendant la guerre, une autre une demi-sœur mariée avec un algérien, une autre encore une mère
née là-bas… Nous n’en savions rien, nous n’en avions jamais parlé. Pourquoi faire ?
À Oran, j’étais frappé par l’attraction et la fascination que la France exerçait sur tous ces jeunes et en même temps par leur
rancœur et leur amertume qu’ils ne dissimulaient pas. Des reproches et des malentendus constamment.
Je n’avais pas dit à mon père que j’allais en Algérie. Le pays était encore considéré comme dangereux et je ne voulais pas
l’inquiéter. Mais plus encore, je pense que je ne voulais pas réveiller ses souvenirs qui m’ont toujours paru mélancoliques
et douloureux. Ce n’est que très récemment, par exemple, que j’ai compris qu’un de ses amis de longue date avait
probablement été OAS. Un tatouage sur le bras montrant une tombe m’intriguait et m’effrayait quand j’étais enfant. Pressé
par mes questions, mon père m’avouait, il y a peu de temps et à demi-mots, qu’il « avait fait des conneries », qu’il « était
jeune »…
En 2010, je suis retourné en Algérie. En tournée avec ma compagnie. Cette fois, j’allais à Alger, la ville d’enfance de mon
père. Je lui ai proposé de venir. « Je n’en ai pas le courage » me dira t-il. Je prendrai des photos pour lui montrer. « Ça n’a
pas changé » me répondra t-il.
Depuis longtemps, j’ai envie de mettre en scène cette histoire de nos relations troubles avec notre « ancien département
français ». Parce que je sens intimement, qu’une bonne partie de notre histoire collective s’est nouée là-bas. Que notre
relation à l’autre, aux étrangers, à l’immigration, reste liée à ce passé colonial sous silence.
En 2006, je faisais un pas de côté en montant Gens de Séoul d’Oriza Hirata qui racontait le début de la colonisation
japonaise en Corée. Mué par la conviction qu’on ne pouvait pas, de manière intéressante et pertinente, affronter notre
histoire algérienne frontalement. Que toutes les pièces que je lisais sur le sujet me paraissaient faibles et schématiques ;
qu’il fallait plus creuser du côté de l’intime.
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De son côté, Kheireddine Lardjam mettait en scène des auteurs algériens (Mustapha Benfodil, Maïssa Bey, Kateb Yacine,
Rachid Boudjedra) qui parlaient tous de l’Algérie contemporaine et de son inextricable lien à la France…
L’évidence du Retour au désert s’est faite à partir de là. En la relisant récemment, elle m’apparaissait comme le trait
d’union de ce que nous cherchions lui et moi – chacun de son côté – à raconter de nos deux pays, de notre histoire
commune, aujourd’hui encore désespérément muette et peu traitée sur nos plateaux. Kheireddine n’était-il pas devenu
comme Aziz, un couillon pas vraiment français et plus vraiment algérien ?
Koltès raconte la genèse de la pièce et la fait justement remonter à ses souvenirs d’enfance à Metz, ville de militaires :
On peut éprouver des émotions à partir des événements qui se déroulent au dehors. En province, tout cela se passait
quand même d’une manière étrange : l’Algérie semblait ne pas exister et pourtant les cafés explosaient et on jetait les
Arabes dans les fleuves. Il y avait cette violence-là, à laquelle un enfant est sensible et à laquelle il ne comprend rien.
Le retour au désert part de là. D’une incompréhension, de secrets, de non-dits. D’une maison entourée de
hauts murs pour mieux se barricader ; d’un fils qui rêve de partir ; d’un autre qui veut s’envoler ; d’une femme
disparue étrangement et qui vient hanter la maison familiale ; d’un parachutiste noir tombé du ciel qui enfantera
mystérieusement.
Le retour au désert part aussi et paradoxalement, d’une admiration pour une actrice inhabituelle pour le Théâtre
public : Jacqueline Maillan. Quand il écrit la pièce : c’est pour elle. Pour casser les codes d’un théâtre austère, rétif
à la comédie, entre soi et désespérément blanc. Il voulait sortir d’un théâtre qui tournait en rond.
Le retour au désert est donc un ovni théâtral : une véritable comédie sur un sujet délicat, douloureux et intime. Et
en cela, il est un défi passionnant pour la mise en scène.
Il exige, à mon sens, un duo d’acteurs très particulier pour incarner Mathilde et Adrien. Comme l’imaginait Heiner Müller
pour son Quartett. Deux « monstres sacrés ». Chéreau avait Maillan et Piccoli ; Nichet, Boyer et Chattot. J’ai rêvé au tandem
Hiegel et Bezace.
J’admire Catherine depuis longtemps. Sa force, son intensité, sa ligne claire. Son goût pour la comédie aussi. Ensemble,
nous avons réalisé une dramatique pour France Culture sur un texte inédit de François Bégaudeau : Le foie.
Didier Bezace a la carrure, la démesure même du rôle. Un « gorille ». Notre complicité s’est nouée à Aubervilliers où il m’a
invité deux fois comme metteur en scène, avec King de Michel Vinaver et plus récemment avec Femme non- rééducable
de Stefano Massini.
À partir d’eux et avec eux, je veux imaginer un spectacle de troupe, où l’on retrouve mes complices. Une comédie
féroce comme un geste salutaire. Un sursaut par le plateau.
Au moment où le Front National arrive en tête des élections européennes et face à une Europe toute entière qui vit le
retour des populismes et des nationalismes ; de la mesquinerie, du repli sur soi, j’ai l’impression que toutes les raisons
intimes qui ont poussé Koltès à écrire Le retour au désert sont miennes. Que son projet d’écriture coïncide parfaitement à
ma nécessité de mise en scène. Que cette pièce doit être (re)vue et (ré)entendue, maintenant.
Notre histoire franco-algérienne est pleine de fantômes. Koltès leur donne vie. Ce sera un axe fort de ma mise en scène.
Celui du fantastique. Il permettra de donner toute sa place à l’humour noir et à la profondeur.
Comme toujours chez Koltès, c’est par la langue – très rythmique et très musicale, comme chez Stefano Massini d’ailleurs
- que se construisent les personnages et la dramaturgie. Ce rythme sera au cœur du spectacle et du plaisir du spectateur,
que Koltès recherche sans ambages.
Plaisir, comédie, humour noir : comme chez Gogol, l’ironie sera alors une arme poétique, très puissante et très stimulante.
Il ne faut pas prendre ma pièce au sérieux. Avant, il me semblait évident que j’étais ironique, mais on ne le voyait pas, cela
devenait pénible. Maintenant, avec Le retour au désert, il est impossible de faire quelque chose de tragique.
Arnaud Meunier, 8 octobre 2014
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NOTE D’INTENTION SCÉNOGRAPHIQUE
La pièce se passe pour l’essentiel dans la maison des Serpenoise que Koltès situe dans l’est de la France, dans les
années 60. Les scènes s’enchaînent, parfois rapidement, entre des intérieurs et des extérieurs. Les précisions — en
trompe l’œil — qu’apporte Koltès à ces lieux pourraient nous orienter vers une certaine forme de réalisme. Mais la
lecture que nous faisons de la pièce, et notamment celle des scènes du jardin, nous a amenée à explorer d’abord sa
dimension fantastique et onirique.
La scénographie comporte deux éléments principaux.
Elle s’est construite autour de cette idée d’un jardin fantastique et mystérieux : un sol constitué d’une végétation
non réaliste, poétique, très sombre, voire noire, mais qui peut révéler des parties lumineuses. L’escalier du début est
remplacé par une butte.
Sur cette herbe est posée une construction architecturale vitrée, moderne et simple, un bloc modulable pouvant changer
d’aspect, de profondeur, occulté parfois par un rideau et qui, grâce à la lumière, le son, les projections vidéos ou par
exemple du vent pourra lui aussi revêtir un aspect fantastique.
L’utilisation de ces deux espaces se fera de manière non restrictive et parfois sur le mode de la contamination, du
débordement. Par exemple : du mobilier du salon pourra être posé sur l’herbe avec lampe, fauteuil, table basse. Autre
exemple, la chambre : le lit, là encore posé sur l’herbe, la lampe de chevet arrivant des cintres, le rideau dans la maison,
agité par le vent. Nous effectuerons ainsi des transversalités d’espaces, des migrations d’objets, comme un collage
surréaliste.
Cette maison sera parfois masquée par un mur. Un mur qui protège, enferme. Un mur qu’on franchit, transgresse. Une
masse imposante qui annule le regard ou l’oriente ailleurs.
La maison des Serpenoise est en soit un personnage de la pièce. Elle a sa réalité, sa densité, son mystère ; et le travail
de la scénographie aura pour intention de créer immédiatement au regard du spectateur ce décalage vers le poétique
à partir d’éléments au bord du réalisme.
Pour ce travail, notre inspiration a beaucoup à devoir aux œuvres de Grégory Crewdson et David Lachapelle.
Damien Caille-Perret, janvier 2015
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Damien Caille-Perret, janvier 2015
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RECONTEXTUALISATION DE
L’ŒUVRE ET DE L’ÉCRITURE
À PROPOS DE KOLTÈS
Ce qui se passe, dans la matière même du texte koltésien vu au microscope, c’est un incessant phénomène explosif,
d’ordre poétique, par lequel l’action progresse indépendamment de toute causalité. C’est dans l’agencement d’une
réplique à l’autre, et des phrases et des mots à l’intérieur d’une même réplique, que se découvre, fond et forme
ne faisant qu’un, un jeu tout à fait singulier des passions et des idées, des pulsions fugitives et des grands thèmes
universels, à partir duquel une histoire se raconte, des personnages se constituent, des espaces se délimitent et se
croisent, des passés et des avenirs entrent en collision ou fusionnent. Une durée se catalyse à partir du passage des
instants disséminés. Un présent s’impose, fait de toutes les situations humaines et de tous les mouvements de l’âme.
C’est le présent théâtral même, c’est le théâtre.
Comment la représentation peut-elle laisser entendre et voir davantage qu’une faible proportion des richesses vives
que l’écriture recèle, elle qui est tenue d’avancer, et de faire avancer le spectateur sans ralenti ni retour en arrière ? La
densité du texte est à la fois le stimulant et l’obstacle. Plus elle est forte, plus le metteur en scène doit choisir et omettre,
espérant néanmoins que quelque chose de ce qui n’est pas mis en avant sera capté de façon diffuse et entrera dans
l’incontrôlable effet d’ensemble.
Michel Vinaver, écrivain
In Alternatives théâtrales n°35-36 (septembre 1995),
texte Sur Koltès p. 10
Pour moi ce qu’il y a d’énorme, c’est ce mélange de Rimbaud et de Faulkner. Les personnages sont construits et
développés entièrement à partir du langage. En même temps on trouve dans ces textes une structure moliéresque.
Cette structure moliéresque, cette structure d’aria apparaît le plus nettement dans Le retour au désert. Ce qui a sans
doute aussi à voir avec le sujet : la famille française dans laquelle soudain quelque chose d’étrange fait irruption. Ce
que fait Koltès, c’est quelque chose de très rare dans l’écriture dramatique récente. Les pièces des autres auteurs n’ont
souvent qu’une structure d’intrigue et l’intrigue est ennuyeuse au théâtre. Il faut plutôt rendre obscure ou faire sauter
cette structure d’intrigue. Chez Koltès par contre il y a une structure d’aria. Cela veut dire que l’auteur est plus ou moins
directement présent dans ses textes, dans ses personnages. Je trouve ça très important, parce qu’en ce moment la
tendance générale est l’extinction de l’auteur, l’expulsion de l’auteur du texte et aussi du théâtre. C’est ça qui m’a
intéressé chez Koltès. Et là, je n’étais pas exempt de jalousie, parce que ça a l’air tellement non-construit. On est en
présence de passages fluides d’un niveau de perception à un autre. Ces passages sont absolument fluides et on ne peut
pas les situer à des points précis. Et je trouve ça extraordinaire. Ainsi le tout a aussi quelque chose de lyrique, quelque
chose d’un poème, mais c’est un courant de conscience. Ce ne sont pas des plaques qui sont placées l’une à côté de
l’autre. Ce courant de conscience représente la force de ces textes : Koltès fait avec le langage ce que le cinéma fait
avec l’image.
Heiner Müller, écrivain
In Alternatives théâtrales n°35-36 (septembre 1995),
Entretien avec Heiner Müller Aucun texte n’est à l’abri du théâtre, p. 12
12
NOTE DRAMATURGIQUE
Raconter le monde à partir d’un endroit intime
+ L’intime et le commun
L’œuvre de Bernard-Marie Koltès est intimement politique. Elle raconte quelque chose des relations humaines, des
rapports de domination, de nos drames et de nos espoirs. Pourtant, elle n’est pas politique au sens où Koltès chercherait
à produire du didactique, ou qu’il construirait un dispositif qui chercherait à impacter son spectateur. C’est une œuvre
nourrie de politique sans être immédiatement militante. L’auteur préfère s’attarder sur ce qu’il désigne lui-même comme
des « endroits du monde ». Ses pièces sont situées : à partir d’un espace géographique précis et de ses protagonistes, il
nous raconte des histoires d’hommes qui font signe vers l’Histoire et vers le monde à leur manière.
Se pencher sur l’intimité d’un lieu permet ainsi de produire du politique, en proposant des pistes d’entrée vers le monde
commun. C’est précisément ce qu’il réalise dans Le retour au désert. Il choisit un endroit : une maison bourgeoise de la
province française, au début des années 60. Il choisit aussi de construire la fable en s’appuyant des éléments qui lui sont
personnels : il a grandi à Metz au sein d’une famille de petite bourgeoisie et la « rue Serpenoise » est une artère importante
de la ville de Metz.
Pour saisir le fonctionnement politique de l’œuvre et savoir ce que nous raconte la pièce, il est intéressant de s’interroger
sur cette double-intimité et sur son articulation avec l’Histoire et le monde. Il faut aussi noter que la pièce est située au
début des années 60 – elle nous dit quelque chose de la guerre d’Algérie et de cette période – mais qu’il l’écrit à la fin
des années 80 dans un second contexte, un autre état du monde. Cette pièce, portée aujourd’hui au plateau donne aussi
à interroger un troisième état du monde, celui du milieu des années 2010.
+ Dans la province française des années 60, une maison bourgeoise
Caractériser « l’endroit du monde » le lieu où se déroule la pièce agit ainsi comme un puissant révélateur. On peut ici
en souligner rapidement quelques traits. La pièce a lieu dans une petite ville provinciale et met en scène la société
« bourgeoise » des années 60 avec ses individus (des notables sûrs d’eux, fiers de leurs traditions) et leurs sociabilités
(entre-soi, arrangements, etc). Mais, plus particulièrement, l’histoire se déroule presque en son intégralité à l’intérieur des
hauts murs de la maison familiale. Il semble régner un climat permanent d’insécurité, où chacun vit l’autre comme une
menace, et où l’extérieur est un espace de dangers non-identifiés, qui cherchent constamment à pénétrer l’enceinte de
la maisonnée.
Cet endroit du monde connaît également une crise des identités. Dans un monde où « les frontières bougent comme la
crête des vagues », où les individus se vivent comme apatrides, les identités se dissolvent, et les différentes assignations
que les êtres reçoivent ne font qu’entériner ce flou généralisé dans lequel ils évoluent : « Le Front dit que je suis... », « Mon
patron dit que je suis... ».
À partir de ces quelques éléments particuliers, on entrevoit ce que Koltès décrit du monde des années 60 avec entre
autres le parachèvement des effondrements des empires coloniaux, les attentats de l’OAS mais aussi de celui des années
80. La première grosse montée du front national aux élections de 88, la première évocation de la question de l’identité
nationale, le processus de dislocation définitive du bloc communiste, etc. On voit aussi comment l’on peut interroger notre
contexte contemporain à partir de ces histoires intimes. Le « climat d’insécurité » ne s’est jamais aussi bien porté, ou n’a
jamais été autant médiatisé en France. Le « débat sur l’identité nationale » n’est donc pas nouveau, pour autant, il est au
cœur de l’actualité de ces dernières années ...
Rire pour dire ce que l’on ne peut raconter autrement
+ Une comédie inattendue
Koltès trouvait que ses pièces étaient trop souvent « prises au sérieux ». Pour celle-ci, il assume avoir vraiment voulu
que « le comique prédomine ». C’est à partir de Jacqueline Maillan, qui est première dans le processus d’écriture, qu’il
compose le personnage de Mathilde, en refusant malgré tout d’écrire un « boulevard ». Pourtant, les sujets qu’il aborde
sont loin d’être légers, des explosions de cafés arabes aux grossesses non désirées, avec comme contexte la guerre
d’Algérie en toile de fond. C’est d’ailleurs souvent les scènes les plus difficiles – quand Mathilde menace Plantières avec
des ciseaux, ou quand les notables préparent leur attentat – qui puisent le plus dans les ressorts du comique.
La fonction du genre, et son intrication avec des sujets difficiles à aborder, est un point névralgique à élucider. L’auteur
affirme ne pas chercher à dénoncer. Il se « moque » autant qu’il défend tous ses personnages dans leur complexité.
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+ Ce qui est difficile à affronter
On peut déjà avancer une hypothèse : le rire permet d’aborder de manière légère des thèmes qui ne pourraient peut-être
pas être abordés frontalement. Ainsi des rapports de domination : les personnages sont pour la plupart extrêmement
féroces, et les échanges tournent souvent à des joutes verbales. Les affrontements successifs entre la sœur et le frère
sont de véritables « combats de rues », mais Koltès préfère faire de son texte une « pièce de bagarre » plutôt qu’un
véritable drame. Ce choix permet à la fois une grande finesse dans la description des rapports de domination, mais elle
déplace surtout le rapport au spectateur. Plutôt que de privilégier un rapport violent, il propose une forme généreuse et
divertissante qui, pourtant, renvoie aux démons intimes de notre Histoire commune (les femmes rasées de la Libération,
les relations profondes et complexes de la France et de l’Algérie, …). Le rire devient alors un outil capital pour aborder une
Histoire complexe et lourde en traumatismes...
Plonger dans l’étrange puisque nous sommes tous étrangers
+ Des étrangers à l’étrange
La crise des identités aboutit à un constat terrible : nous sommes tous des étrangers. C’est, peut-être, une réponse
directe à cette question de l’identité nationale qui surgit en cette fin des années 80. De manière corrélée à ce constat,
se construit tout au long de la pièce une dramaturgie de l’étrange et de l’ambiguïté. En plus d’être un leitmotiv que
reprennent la plupart des personnages de la pièce – « Etrange ! » – l’étrange devient non seulement un thème central
de la pièce (cette maison bourgeoise d’apparence tranquille renferme en réalité de terribles secrets) et il aboutit même
à l’exploration d’un autre genre : celui du fantastique. L’ambiance nocturne – chère à Koltès – est omniprésente dans
la pièce ; et l’auteur va jusqu’à faire apparaître le spectre de Marie, ancienne épouse assassinée d’Adrien. Comme le
comique, l’étrange permet d’aborder de manière déjouée certaines thématiques, et constitue un enjeu important de la
mise au plateau. Cette dramaturgie de l’étrange est d’ailleurs plus qu’anecdotique, puisqu’elle semble s’ancrer dans un
mouvement ample qui dicte la construction générale de la pièce : celui d’un refus des règles de « vraisemblance », des
apparats du réalisme, ou de la construction dramatique classique. Que ce soit du point de vue de l’espace comme des
temporalités, Koltès s’affranchit largement des contraintes du genre, peut-être libéré par la traduction récente du Conte
d’Hiver de Shakespeare ?
+ Métisser le sacré ?
La pièce s’organise autour des prières qui rythment la journée du musulman. La dernière scène fait aussi référence à
l’Islam puisque Koltès lui donne pour titre « Al-’îd aç-çaghir » (la « petite fête », celle de la fin du jeûne du ramadan). D’autres
références du même ordre, mais issues d’une liturgie différente, émaillent le texte. Les deux sœurs qu’a épousé Adrien
portent les noms de Marthe et Marie, comme les sœurs de Lazare que visite Jésus en Béthanie. C’est la première femme
d’Adrien, à présent décédée, qui porte le nom de Marie. Dans la bible et aux yeux de Jésus, Marie est celle qui a choisi
« la meilleure part » (n’est-ce pas, d’ailleurs, ce que dit Mathilde à son propos : « De quoi se plaint-elle ? Elle est casée,
elle. »). Dans l’acte d’écriture même ce « melting-pot » des religions va plus loin encore, par exemple lorsqu’Adrien évoque
le Bouddha.
Face à la crise des identités, à la montée des extrêmes, à la difficulté de raconter la complexité de notre Histoire, et celle
des individus, Koltès semble ne plus pouvoir se soumettre aux règles qui régissent les genres et les catégories littéraires
et théâtrales classiques. Comique, fantastique, intrigue, réalisme : autant de concepts à réinventer dans l’écriture. Ce qu’il
pointe plus précisément ici, c’est la résurgence d’une forme de sacré, bien qu’ici encore non-conventionnel : il réunifie
liturgie musulmane, liturgie chrétienne et même liturgie bouddhiste. Peut-être peut-on y lire une tentative de renouer avec
un certain spirituel œcuménique, débarrassé des dogmes, comme ultime moyen de saisir un monde qui nous échappe.
En tous les cas, face à la crise des identités, aux replis ethniques et aux débats sur les « identités nationales », Koltès a la
certitude que le salut ne peut venir que d’un profond métissage. A propos du métissage, et des « étrangers », il écrit en
octobre 1988 : « J’ai très vite compris que c’était eux le sang neuf de la France ; que si la France vivait sur le seul sang des
Français, cela deviendrait un cauchemar, (…) la stérilité totale sur le plan artistique et sur tous les plans. »
Vivien Hébert
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REPÈRES CHRONOLOGIQUES ET HISTORIQUES
+ Contexte de la pièce : la France et l’Algérie de 54 à 62
1954 : Création du FLN et début de la guerre d’Algérie.
1957 : Bataille d’Alger. Le FLN est démantelé dans la capitale. Les méthodes du général Massu (notamment la torture) sont
contestées.
1958 : Bataille des frontières, à l’issue de laquelle l’armée française prend l’ascendance sur le conflit. Parallèlement, la
crise politique en France bat son plein, et l’opinion se dissocie peu à peu de l’armée française.
13 mai 1958 : coup d’État à Alger, les insurgés demandent le retour du général De Gaulle au pouvoir.
1er juin 1958 : L’Assemblée Nationale investit le général De Gaulle, lui accorde de gouverner par ordonnance pour une
durée de six mois, et l’autorise à mener la réforme constitutionnelle du pays.
28 septembre 1958 : La Constitution pour une Vème République est approuvée par référendum.
16 septembre 1959 : De Gaulle, dans un discours radiotélévisé, ouvre la voix au principe d’autodétermination pour
l’Algérie. Les ultras d’une « Algérie française » sont déçus de la politique que le général met en place.
Janvier 1960 : Le Général Massu, qui n’aurait pas respecté son devoir de réserve en s’exprimant sur la politique de
De Gaulle dans une interview, est relevé de ses fonctions et rappelé à Paris. S’ensuit la semaine des barricades, où les
partisans les plus virulents d’une Algérie française mènent une véritable insurrection qui sera fortement réprimée à Alger.
Le spectre de la guerre civile hante dès lors la France, jusqu’en métropole.
8 janvier 1961 : Premier référendum sur l’autodétermination de l’Algérie. 75 % des électeurs s’expriment en faveur de
l’autodétermination.
11 février 1961 : Création de l’Organisation Armée Secrète (OAS). Elle regroupe, en France et en Algérie, les ultras de
l’Agérie francaise, déçus de De Gaulle, et qui décident de basculer dans la clandestinité pour réaliser des actions armées
et des actes de terrorisme.
Avril 1961 : « Putsch des Généraux » : Maurice Challe, Edmond Jouhaud, Raoul Salan et Andre Zeller, déçus de la politique
de De Gaulle, tentent de prendre le pouvoir à Alger. Deux semaines sanglantes qui n’aboutiront pas pour les insurgés. Il
s’agira du dernier sursaut officiel des partisans de l’Algérie française.
Nuit du 23 au 24 Juillet 1961 : « Nuit des Paras » à Metz. Après une rixe qui a mal tourné, 300 parachutistes du 1er RCP
mettent les quartiers arabes à sac. Plusieurs morts, des dizaines de blessés. A la suite de ces évènements, en septembre,
le général Massu est nommé à Metz.
17 octobre 1961 : « Massacre de la Seine » à Paris. Une manifestation de soutien au FLN a lieu à Paris. En marge de la
manifestation, les forces de l’ordre tuent et jettent dans la Seine des manifestants, la plupart d’origine maghrébine. Le
nombre exact fait débat, mais il y aurait entre 50 et 100 morts.
18 mars 1962 : Les accords d’Evian mettent officiellement fin à la guerre.
8 avril 1962 : Second référendum sur l’autodétermination de l’Algérie. L’indépendance est votée.
Perspectives années 1962-1963 : L’OAS est encore très active au cours de l’année 1962, mais sera progressivement
démantelée tout au long de 1963. Les pieds-noirs commencent à rentrer d’Algérie au cours de l’année 1962. Ce départ
sera compliqué. Après l’indépendance auront lieu un certain nombre de massacres des membres de la communauté piedsnoirs, mais aussi juive, ainsi que parmi les musulmans ayant pris le parti de l’Algérie française pendant les évènements qui
précédèrent. Ces derniers, dont un grand nombre avaient servis dans l’armée française (les harkis, plus de 210 000) ont
largement été abandonnés au moment de cette indépendance. Si certains ont pu venir s’installer en France, la grande
majorité n’a pas pu traverser la méditerranée (l’économie a joué, mais de nombreux harkis n’ont pas été autorisés à
franchir la frontière). Ils sont très nombreux, alors, à avoir été massacrés dans les années qui suivirent. Le terme « harki »
en Algérie est très vite devenu synonyme de « collabo ».
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+ Contexte d’écriture – La France à la fin des années 80
1986 : Elections législatives, le nouveau mode de scrutin permet au Front National d’entrer à l’Assemblée Nationale, avec
35 députés.
24 avril 1988 : Au premier tour de l’élection présidentielle, Jean-Marie Le Pen réalise un score de 14,38 %.
1er mai 1988 : Entre les deux tours de l’élection présidentielle, reprise par le RPR de thèmes d’extrême droite, par exemple
la question de l’identité nationale. Charles Pasqua écrit dans la presse : « Que les électeurs du FN soient préoccupés par
les risques qu’une immigration incontrôlée fait courir à l’ordre public et à l’identité nationale me semble légitime, et nous
partageons ces inquiétudes. » Koltès réagira plus tard à ces propos en écrivant : « Au moment où il y a eu le problème avec
Le Pen, je me disais : si Chirac est élu, moi, je pars. » (entretien du 25 novembre 1988)
+ Qu’est-ce que l’OAS ?
Adrien, Borny, Plantières et Sablon font partis de l’« OAS »
L’Organisation Armée Secrète, ou Organisation de l’Armée Secrète, surtout connue à travers le sigle OAS, est une
organisation politico-militaire clandestine française, créée le 11 février 1961. Elle œuvre pour la défense de la présence
française en Algérie par tous les moyens, y compris le terrorisme à grande échelle. Du point de vue des temporalités, donc,
par rapport au moment de la pièce, on est au tout début de la création de l’OAS. Il s’agit, d’ailleurs, probablement, de leur
tout premier acte de terrorisme à Metz (ce qui explique les comportements de Borny, mais aussi d’Adrien, etc.).
Alors que le gouvernement français souhaite manifestement se désengager en Algérie, elle est créée à Madrid, lors d’une
rencontre entre deux activistes importants, Jean-Jacques Susini et Pierre Lagaillarde, ralliant par la suite des militaires de
haut rang, notamment le général Raoul Salan. Le sigle « OAS » fait volontairement référence à l’Armée Secrète (AS) de la
Résistance. Il apparaît sur les murs d’Alger le 16 mars 1961, et se répand ensuite en Algérie et en métropole, lié à divers
slogans : « L’Algérie est française et le restera », « OAS vaincra », « L’OAS frappe où elle veut et quand elle veut », etc.
Sur le plan pratique, il ne s’agit pas d’une organisation centralisée unifiée ; d’une façon très générale, elle est divisée en
trois branches plus ou moins indépendantes, parfois rivales : l’« OAS Madrid », l’« OAS Alger » et l’« OAS Métro ».
+ Qu’est-ce que le FLN ?
Aziz évoque le « Front », dans la scène 15. Il fait référence au Front de Libération Nationale.
Le Front de Libération Nationale est un parti politique algérien, aujourd’hui présidé par le président de la république
Abdelaziz Bouteflika. Il a été créé en novembre 1954 pour obtenir de la France l’indépendance de l’Algérie, alors divisée
en départements français d’Algérie. Le FLN et sa branche armée, l’Armée de Libération Nationale (ALN), commencent
alors une lutte contre l’empire colonial français. Par la suite, le mouvement s’organise et, en 1958, le FLN forme un
gouvernement provisoire, le GPRA. C’est avec le GPRA que la France négocie en 1962 les accords d’Évian.
À l’indépendance, le FLN prend ainsi le pouvoir « légitimement », et s’en assure l’exclusivité en instaurant le système de
parti unique. Ce ne sera que dans les années 80 qu’une nouvelle constitution mettra en place un multipartisme en Algérie.
Le FLN demeure aujourd’hui une figure importante du paysage politique, après avoir traversé une période difficile dans
les années 90.
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PISTES PÉDAGOGIQUES
À l’aide des différents éléments présents dans ce dossier (extraits de texte, note dramaturgique et repères
chronologiques et historiques), voici quelques propositions de pistes pédagogiques pour aborder cette pièce avec les
élèves.
AVANT LA REPRÉSENTATION
Cette pièce de Koltès, s’il l’écrit à partir de ses souvenirs d’enfance (il a grandi à Metz dans les années 60), s’inscrit
profondément dans la grande Histoire. L’action, en effet, est située historiquement, ce qui est un procédé rare chez
l’auteur. Cette situation précise a une importance, elle mériterait donc un certain travail préparatoire avec les élèves sur
la « toile de fond » dans laquelle il situe l’action. La pièce – et le spectacle – ont cette grande force de pouvoir aborder
avec le rire certains des passages difficiles de notre histoire.
Piste 1 - Approche historique : la guerre d’Algérie
La question de la guerre d’Algérie, de manière globale, du FLN (Aziz parle du « front »), de l’ALN, des pieds-noirs et
des harkis. On pourra plus précisément s’intéresser à la fin de cette période (à partir de 1958), alors que De Gaulle
commence à ouvrir à la possibilité de l’autodétermination et de l’indépendance de l’Algérie. Cette dernière période est
celle qui constitue vraiment le terreau de la pièce : la France est presque au bord de la guerre civile (à voir, par exemple,
les évènements du massacre de la Seine, ou de la Nuit des Paras qui a justement lieu à Metz (on comprend mieux la
scène du parachutiste) ; les ultras d’une Algérie française finissent par basculer dans la clandestinité et créent l’OAS
(organisation à laquelle appartiennent Adrien et les notables dans la pièce).
Piste 2 - Autres approches historiques
D’autres rappels vers la grande Histoire sont faits ; certains éléments de la Seconde Guerre Mondiale, par exemple,
pourraient être abordés en amont du spectacle. On pense notamment à la tonte des femmes au moment de la libération,
destin qu’a connu Mathilde.
Piste 3 - Généalogie des personnages
Il est possible de s’intéresser à la généalogie de la famille Serpenoise (Cf. page 90, Le retour au désert, Les Éditions de
Minuit (1988)) afin de mieux appréhender les personnages et leurs liens dans la pièce.
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APRÈS LA REPRÉSENTATION
Piste 1 - Débattre : la question politique au théâtre
Le contexte de l’action est assez précis : celui de la guerre d’Algérie. Mais on peut également s’intéresser au contexte
du moment de l’écriture. Koltès écrit à une période particulière, peu avant la chute du mur de Berlin, au moment où la
France connaît une poussée importante des scores du Front National, où, pour la première fois, la question de « l’identité
nationale » s’inscrit dans les débats médiatiques. Les identités sont en crise, et l’on connaît un premier temps de repli
ethnique. Mettre en scène aujourd’hui Le retour au désert n’est pas un acte innocent. On peut amener les élèves à
s’interroger sur les résonnances que le texte peut avoir avec une certaine actualité (le climat d’insécurité que ressentent
les personnages, par exemple). On pourra également les inviter à noter la solution qu’adopte Koltès face à ce problème
des identités nationales et des replis ethniques : il choisit de produire un texte fait de métissage. Il y a des personnages
blancs, arabes, noirs, et ils n’agissent, pas forcément comme on pourrait s’y attendre (c’est le personnage noir qui fait
l’éloge de la colonisation à la scène 11. Aziz se fiche de l’indépendance de l’Algérie, le personnage qui s’appelle Fatima
n’est pas arabe, etc.). Les religions sont aussi métissées : les personnages de Marthe et Marie sont des allusions à la Bible,
Fatima a une apparition de Marie (là encore la Bible), chacune des parties du spectacle est associée à une prière arabe,
il y a une mention de Bouddha,…
Piste 2 - Réfléchir à la notion de convention théâtrale
Le texte et la mise en scène jouent sur différents rapports à la convention théâtrale. On peut amener les élèves à remarquer
que si les personnages jouent derrière un 4ème mur, celui-ci est parfois rompu. On peut les initier à différentes notions :
celle de l’illusion théâtrale (reprise ensuite largement par le cinéma) mais aussi celle de la convention théâtrale, en les
interrogeant sur ce que rompre le 4ème mur peut produire (connivence avec le spectateur vers un effet comique, propos
plus « politique » si le spectateur est interpellé directement, etc.)
Piste 3 - Analyser une scénographie
On peut également proposer aux élèves d’analyser la scénographie et ses éléments divers. Certains éléments sont
« réalistes », d’autres plus abstraits. La maison est représentée, avec l’intérieur et l’extérieur, mais il y a aussi une vraie
dimension abstraite : on peut représenter un intérieur même avec un lit dans le jardin. On pourra aussi s’intéresser,
plus largement aux différents horizons référentiels des costumes comme de la scénographie (années 60, éléments plus
modernes, etc.).
Piste 4 - Analyser un registre : le comique
Le comique est omniprésent dans la pièce. On pourra proposer aux élèves d’analyser les différents types de comique
de l’oeuvre. On pourra également aborder la question du théâtre de boulevard, comme Koltès écrit à l’origine pour
Jacqueline Maillan. L’élève peut aussi être amené à s’interroger sur le sens du comique ici ; comique qui dénonce ?
Comique qui divertit (rend ainsi plus accessibles, moins effrayants ou rébarbatifs certains thèmes) ?
Piste 5 - Analyser une scène / S’essayer à une mise au plateau
À partir de la première rencontre Mathilde/Adrien dans la scène 2. (Cf. p.19, extraits de textes), on pourra inviter les élèves
à une analyse textuelle et dramaturgique. On pourra notamment les inviter à repérer les sous-textes de l’oeuvre qui
pourraient être intéressants à travailler dans un exercice de jeu et de mise au plateau. Mathilde revient d’Algérie, elle parle
arabe, etc. tandis qu’Adrien est le riche industriel blanc. Dans tous leurs discours, on peut retrouver des éléments du colon
s’adressant au colonisé. Adrien est en haut de l’escalier, Mathilde en bas. Adrien lui dit de respecter cette maison qu’il a
fait prospérer, tandis que Mathilde fait valoir que cette maison lui appartient, etc.
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EXTRAITS DE TEXTES
MATHILDE.– Quelle patrie ai-je, moi ? Ma terre, à moi, où est-elle ? Où est-elle la terre sur laquelle je pourrais me
coucher ? En Algérie, je suis une étrangère et je rêve de la France ; en France, je suis encore plus étrangère et je rêve
d’Alger. Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ? J’en ai marre de ne pas être à ma place et de ne pas
savoir où est ma place. Mais les patries n’existent pas, nulle part, non.
Le retour au désert, les Éditions de Minuit (1988), extraits p.48
PARACHUTISTE.– (…) On me dit qu’une nation existe et puis n’existe plus, qu’un homme trouve sa place et puis la perd,
que les noms des villes, et des domaines, et des maisons, et des gens dans les maisons changent dans le cours d’une
vie, et alors tout est remis en un autre ordre et plus personne ne sait son nom, ni où est sa maison, ni son pays, ni ses
frontières. Il ne sait plus ce qu’il doit garder. Il ne sait plus qui est l’étranger.
Le retour au désert, les Éditions de Minuit (1988), extraits p.57
Entre Adrien, en haut de l’escalier.
ADRIEN — Mathilde, ma soeur, te voici de nouveau dans notre bonne ville. Es-tu venue avec de bonnes intentions ?
Car, maintenant que l’âge nous a calmés un peu, on pourrait tâcher de ne pas nous chamailler, pendant le court temps
de ton séjour. J’ai pris l’habitude de ne plus me chamailler pendant les quinze années de ton absence, et ce serait dur
de s’y remettre.
MATHILDE — Adrien, mon frère, mes intentions sont excellentes. Et si l’âge t’a calmé, j’en suis très contente : les choses
seront plus simples pour le très long temps que je compte passer ici. Car moi, l’âge, au lieu de me calmer, m’a beaucoup énervée ; et entre ton calme et mon énervement, tout devrait bien se passer.
ADRIEN — Tu as voulu fuir la guerre et, tout naturellement, tu es venue vers la maison où sont tes racines ; tu as bien
fait. La guerre sera bientôt finie et bientôt tu pourras retourner en Algérie, au bon soleil de l’Algérie. Et ce temps d’incertitude dans laquelle nous sommes tous, tu l’auras traversé ici, dans la sécurité de cette maison.
MATHILDE — Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j’ai des pieds et ils ne sont pas faits pour
s’enfoncer dans le sol. Quant à cette guerre-là, mon cher Adrien, je m’en fiche. Je ne fuis aucune guerre ; je viens au
contraire la porter ici, dans cette bonne ville, où j’ai quelques vieux comptes à régler. Et, si j’ai mis si longtemps à venir
régler ici ces quelques comptes, c’est que trop de malheurs m’avaient rendue douce ; tandis qu’après quinze années
sans malheur les souvenirs me sont revenus, et la rancune, et le visage de mes ennemis.
ADRIEN — Des ennemis, ma soeur ? Toi ? Dans cette bonne ville ? L’éloignement a dû fortifier encore ton imagination,
qui pourtant n’était pas faible ; et la solitude et le soleil brûlant de l’Algérie te brouiller la cervelle. Mais si, comme je
le crois, tu es venue ici contempler ta part d’héritage pour repartir ensuite, eh bien, contemple, vois comme je m’en
occupe bien, admire comme je l’ai embellie, cette maison, et, lorsque tu l’auras bien regardée, touchée, évaluée, nous
préparerons ton départ.
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MATHILDE — Mais je ne suis pas venue pour repartir, Adrien, mon petit frère. J’ai là mes bagages et mes enfants. Je
suis revenue dans cette maison, tout naturellement, parce que je la possède ; et, embellie ou enlaidie, je la possède
toujours. Je veux, avant toute chose, m’installer dans ce que je possède.
ADRIEN — Tu possèdes, ma chère Mathilde, tu possèdes : c’est très bien. Je t’ai payé un loyer, et j’ai considérablement
donné du prix à cette masure. Mais tu possèdes, d’accord. Ne commence pas à me mettre en colère, ne commence
pas à chicaner. Mets, je te prie, un peu de bonne volonté. Recommençons notre bonjour, car tout cela est mal parti.
MATHILDE — Recommençons, mon vieil Adrien, recommençons.
ADRIEN — Ne crois pas, Mathilde, ma soeur, que je te laisserai prendre des airs de propriétaire et vagabonder dans les
couloirs en touchant à tout comme une maîtresse de maison. On ne peut pas abandonner un champ en friche, attendre
à l’abri qu’un imbécile le cultive, et revenir au moment de la récolte pour revendiquer son bien. Si la maison est à toi,
sa prospérité est à moi, et, crois-moi, je n’abandonnerai pas cette part-là. Toi-même, tu as choisi ta part. Tu m’as laissé
l’usine par impuissance, et tu as pris la maison par paresse. Mais cette maison, tu l’as abandonnée pour fuir je ne sais
où je ne sais quoi ; et maintenant, elle a pris ses habitudes sans toi ; elle a son odeur, elle a ses rites, elle a ses traditions, elle reconnaît ses maîtres. Il ne faut pas la brusquer, et je la protégerai si tu veux la saccager.
MATHILDE — Pourquoi voudrais-je saccager ma maison, puisque je veux l’habiter ? Je juge, à sa prospérité, que ton
usine doit être bien grasse, elle aussi, rapporter de sérieux dividendes, et faire, de tes banquiers, les meilleurs amis
qu’un homme ait jamais eus. Tu aurais été pauvre que je t’aurais prié de faire tes valises ; mais, puisque tu es riche,
je ne te chasserai pas, je m’accommoderai de toi, de ton fils, et du reste. Cependant, j’entends bien me souvenir que
le lit dans lequel je coucherai est à moi, que la table où je mangerai est ma table, et que l’ordre ou le désordre que je
mettrai dans les salons seront un ordre et un désordre justes et légitimes.Et puis, il était temps que je rentre, car cette
maison manque de femmes.
ADRIEN — Oh non, ma chère Mathilde, elle n’en manque pas, et il y en aura toujours trop. Cette maison est une maison
d’hommes, et les femmes qui y passent n’y seront jamais qu’invitées et oubliées. Notre père l’a bâtie, et qui garde le
souvenir de sa femme ? Moi-même je l’ai continuée et qui, ma pauvre Mathilde, garde le souvenir de ton existence ?
Tiens-toi dans ta propre maison comme une invitée ; car, si tu crois retrouver ton lit comme un vieux meuble familier, il
n’est pas sûr que ton lit te reconnaisse.
MATHILDE — Et moi je sais, après quinze années, et dix années de plus, des années et des années à coucher ailleurs,
je sais que j’entrerai dans ma chambre les yeux fermés, et je me coucherai dans mon lit comme si j’y avais toujours
couché, et mon lit me reconnaîtra tout de suite. Et puis, s’il ne me reconnaît pas, je le secouerai jusqu’à ce qu’il le fasse.
ADRIEN — Je le savais : tu viens ici pour faire du mal. Tu te venges de tes malheurs. Tu as toujours eu des malheurs
pour pouvoir te venger ; tu attires le malheur, tu le cherches, tu cours derrière le malheur pour le plaisir de la rancune.
Tu es dure et tu as le coeur sec.
MATHILDE — Adrien, tu te fâches. Si tu ne m’as jamais fait de mal, pourquoi voudrais-je me venger de toi ? Adrien, nous
ne nous sommes toujours pas dit bonjour. Essayons encore.
ADRIEN — Non, je ne veux plus essayer.
Il s’approche de Mathilde
Le retour au désert, les Éditions de Minuit (1988), extraits p.12, partie 1 scène 2
20
BERNARD - MARIE KOLTÈS auteur
1948 - Naissance à Metz. « La belle province », dira Koltès.
1958 - Durant la guerre d’Algérie, il est élève-pensionnaire à l’école Saint-Clément de Metz. Son père, officier, est
absent. Le Général Massu devient, en 1960, gouverneur de Metz.
« Mon collège était en plein au milieu du quartier arabe. Comme à l’époque on faisait sauter les cafés arabes, le quartier
était fliqué jusqu’à l’os. »
1968 - Premier séjour à New York.
« J’ai voyagé... Tout ce que j’ai accumulé [c’est] entre 18 et 25 ans. »
1969 - À 20 ans, il fuit sa ville natale, et l’ennui, pour Strasbourg. Là, il assiste à une représentation de Médée de
Sénèque mis en scène par Jorge Lavelli avec Maria Casarès.
« Un coup de foudre ! Avec Casarès... S’il y avait pas eu ça, j’aurais jamais fait de théâtre. »
1970 / 1973 - Écrit et monte ses premières pièces : Les Amertumes (d’après Enfance de Gorki), La Marche (d’après Le
Cantique des cantiques), Procès Ivre (d’après Crime et châtiment de Dostoïevski) ; ainsi que L’Héritage et Récits morts.
Parallèlement, il fonde sa troupe de théâtre (le Théâtre du Quai) et devient étudiant à l’école du Théâtre national de
Strasbourg que dirige Hubert Gignoux.
1973 / 1974 - Après un voyage en URSS, il s’inscrit au Parti communiste et suit les cours de l’école du PCF. II se désengagera en 1979.
1974 - II commence un roman, La Fuite à cheval très loin dans la ville. Métaphore pour évoquer la drogue comme fuite.
1975 - Tentative de suicide. Drogue. Désintoxication. Koltès s’installe à Paris.
1977 - Création à Lyon de Sallinger dans une mise en scène de Bruno Boëglin. Création de La Nuit juste avant les forêts
au festival d’Avignon (off) dans une mise en scène de l’auteur, avec Yves Ferry. Moment charnière. Reniement de ses
textes précédents.
« Les anciennes pièces, je ne les aime plus, je n’ai plus envie de les voir monter. »
1978 / 1979 - Voyage en Amérique latine, puis au Nigéria et l’année suivante au Mali et en Côte d’Ivoire.
1979 - Rencontre le metteur en scène Patrice Chéreau dont il a admiré en 1976 La Dispute. Il souhaite que celui-ci monte
ses pièces. À partir de 1983, Chéreau créera au Théâtre Nanterre-Amandiers la plupart de ses textes.
1981 - La Comédie-Française commande une pièce à Koltès (qui deviendra Quai Ouest). Mise en scène de La Nuit à la
Comédie-Française (Petit-Odéon) par Jean-Luc Boutté avec Richard Fontana.
1983 - Le Théâtre Nanterre-Amandiers, dirigé par Patrice Chéreau, inaugure sa première saison par la création de
Combat de nègre et de chiens (avec Michel Piccoli et Philippe Léotard). Quai Ouest suivra en 1986 (avec Maria Casarès,
Jean-Marc Thibault, Jean-Paul Roussillon, Catherine Hiegel, Isaach De Bankolé...).
1985 - Ecriture d’un scénario (encore inédit) : Nickel Stuff, inspiré par John Travolta.
1987 - Dans la solitude des champs de coton est créée par Patrice Chéreau (initialement avec Laurent Malet et Isaach
De Bankolé, puis reprise fin 1987-début 1988 avec Laurent Malet et Patrice Chéreau dans le rôle du Dealer). Une nouvelle
création (troisième version) sera donnée en 1995-1996 avec Pascal Greggory et Patrice Chéreau à la Manufacture des
Œillets.
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1988 - Après avoir traduit Le Conte d’hiver de Shakespeare, Koltès écrit Le retour au désert, pièce créée aussitôt par
Patrice Chéreau au théâtre du Rond-Point à Paris (avec Jacqueline Maillan et Michel Piccoli). Succès considérable. Koltès achève Roberto Zucco. La pièce sera créée en 1990 par Peter Stein à la Schaubühne de Berlin. Lors de la création
française, en 1991, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, une polémique naîtra. La pièce, mise en scène par
Bruno Boëglin, sera interdite à Chambéry (le vrai Roberto Succo ayant, en avril 1987, tué un agent de police originaire
de cette ville).
« C’est une histoire sublime. Sublime. Et c’est un tueur... Quand on me dira que je fais l’éloge du meurtrier, ou des
choses comme ça... Parce qu’on va me le dire ! Moi je dis que c’est un tueur... exemplaire ! »
1989 - Au retour d’un dernier voyage au Mexique et au Guatemala, il rentre à l’hôpital Laennec (5 avril). Il meurt à Paris
dix jours plus tard des suites du sida (15 avril). À quarante et un ans. Il est enterré au cimetière Montmartre.
« On meurt et on vit seul. C’est une banalité... Je trouve que [la vie] est une petite chose minuscule... [C]’est la chose la
plus futile ! »
Bibliographie (extraits)
2009
2008
2006
2003
2001
1999
1998
1995
1991
1988
1987
1985
1984
1983
DR
Cette chronologie publiée dans le Magazine littéraire (n°395, février 2001), a été rédigée avec l’aide d’Anne-Françoise
Benhamou, Yan Ciret, Cyril Desclés, François Koltès et Rostom Mesli.
Lettres
Nickel Stuff
Récits morts. Un rêve égaré
Des voix sourdes
Le Jour des meutres dans l’histoire de Hamlet
La marche
Procès ivre
Lettres de Saint-Clément et d’ailleurs. Les
années d’apprentissage de BM Koltès, 19581978
Une part de ma vie, Entretiens, 1983-1989
L’Héritage
Les Amertumes
Sallinger
Prologue
Roberto Zucco
Le retour au désert
La Nuit juste avant les forêts
Dans la solitude des champs de coton
Quai ouest
La suite à cheval très loin dans la ville
La Famille des orties. Esquisses et croquis
autour des paravents de Jean Genet
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ARNAUD MEUNIER metteur en scène
En janvier 2011, Arnaud Meunier a pris la direction de La Comédie de Saint-Étienne, Centre dramatique national
et de son École Supérieure d’Art Dramatique. Il y développe un nouveau projet où la création et la transmission
sont intimement liées. Le dialogue des esthétiques et des générations, le renouvellement des écritures scéniques,
la découverte de nouveaux auteurs, la présence au quotidien des artistes, l’ouverture et le partage du Théâtre aux
populations les plus larges et les plus variées sont les axes forts du projet qu’il met en œuvre.
Diplômé de Sciences Politiques, il commence une formation de comédien, puis fonde en 1997 la Compagnie de la
Mauvaise Graine. Très vite repérée par la presse et les professionnels lors du festival d’Avignon 1998, sa compagnie est
accueillie en résidence au Forum du Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis et soutenue par le Théâtre Gérard Philipe (sous
la direction de Stanislas Nordey).
La compagnie y développe son travail de création sur des auteurs contemporains. Elle sera par la suite en résidence à la
Maison de la Culture d’Amiens, puis associée à la Comédie de Reims et au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines. Fidèle
à son attachement aux auteurs vivants, Arnaud Meunier poursuit un compagnonnage avec l’œuvre des auteurs qu’il
affectionne, montant plusieurs pièces de Pier Paolo Pasolini, Eddy Pallaro, Michel Vinaver, Oriza Hirata et Stefano Massini.
De ce dernier, Arnaud Meunier mettra notamment en scène Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers, spectacle
qui recevra le Grand prix du Syndicat de la critique 2014, après sa nomination aux Molières. Parallèlement, il travaille
également pour l’Opéra en tant que metteur en scène ou dramaturge.
Trilingue (Français, Allemand, Anglais), il a travaillé au Japon, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Algérie, en Italie, en
Autriche, en Angleterre, en Norvège, au Maroc, aux Emirats arabes unis, en Chine et aux États-Unis.
THÉÂTRE
OPÉRA
2015 Le retour au désert de Bernard-Marie Koltès
Prochaine création à La Comédie de Saint-Étienne
2014 L’Émission de télévision de Michel Vinaver
Shangai Theatre Academy (Chine)
2014 Femme non-rééducable de Stefano Massini
Création au Théâtre de La Commune – CDN d’Aubervilliers,
suivie d’une tournée
2013 Chapitres de la chute de Stefano Massini
Création à La Comédie de Saint-Étienne – CDN, suivie d’une
tournée
2011 11 septembre 2001 de Michel Vinaver
Spectacle joué en avant-première à La Comédie de SaintÉtienne et créé au Théâtre de la Ville
Le Problème de François Bégaudeau Création au Théâtre du Nord
à Lille Coproduction Théâtre du Rond Point et Théâtre de Marigny
2009 Tori no tobu takasa Une adaptation japonaise d’Oriza Hirata de
Par-dessus bord de Michel Vinaver
Création au Kyoto Arts Center (Japon)
Tournée en 2010 au Théâtre de la Ville à Paris
2008 King de Michel Vinaver
Création au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
Reprise au Théâtre de la Commune
2007 En Quête de Bonheur
Oratorio poétique et philosophique Création à la Comédie de
Reims suivie d’une tournée
Reprise à la Maison de la poésie – Paris 2008
2006 Gens de Séoul d’Oriza Hirata
Création au Théâtre National de Chaillot suivie d’une tournée
La demande d’emploi de Michel Vinaver, avec les comédiens
des troupes Seinendan et Bungakuza, AGORA Théâtre, Tokyo
Avec les Armes de la Poésie à partir des poèmes de Pier Paolo
Pasolini, Nâzim Hikmet et Yannis Ritsos. Maison de la Poésie - Paris
2014 Ali Baba
Charles Lecocq – Albert Vanloo et William Busnach, direction
Jean-Pierre Haeck
Création à l’Opéra-Comique
2012 L’Enfant et les sortilèges
Maurice Ravel – Colette, direction Didier Puntos
Création au Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence et tournée
2008 Mélancholia
Georg Friedrich Haas – Emilio Pomerico Dramaturge et
collaborateur artistique pour Stanislas Nordey
Création mondiale à l’Opéra Garnier
2007 Pelleas et Mélisande
Claude Debussy – Simon Ratlle
collaborateur artistique pour Stanislas Nordey
Création au Festival de Pâques de Salzbourg (avril 2006)
Reprise à Covent Garden (Londres mai 2007)
2005 Le Cyclope
Opéra pour acteurs de Betsy Jolas d’après Euripide
Le Forum de Blanc Mesnil
2003 Zeim re dei Geni
Opéra-Théâtre de Carlo Argeli représenté au « 28e Cantiere
Internazionale d’Arte de Montepulciano » (Italie)
2000 Tri Sestri
Peter Eötvos – Ingo Metzmacher
Assistant à la mise en scène de Stanislas Nordey Création au
Reisnational Opera (Pays-Bas 1999) Assure seul la reprise dans
une distribution modifiée pour le Staatsoper de Hambourg
(Allemagne 2000)
De 2001 à 2005, il a aussi créé plusieurs pièces de Pier Paolo Pasolini
(Pylade et Affabulazione), d’Eddy Pallaro (Cent Vingt trois et Hany
Ramzy), La vie est un rêve de Pedro Calderón de la Barca, El Ajouad
(Les Généreux) d’Abdelkader Alloula
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