Alexandre Dorna
LA PSYCHOLOGIE POLITIQUE: UN
CARREFOUR PLURIDISCIPLINAIRE
La psychologie politique est à la recherche de son autonomie et d'une méthodologie
propre. Elle se caractérise notamment par une conceptualisation incertaine, une polymorphic
de la méthode, un éclatement thématique, la multiplicité d'enjeux... Les psychologues font
pourtant preuve d'une grande vitalité sur ce sujet. Motivés et sollicités par un champ de
recherche inexploré, ils sont d'autant plus contraints d'expérimenter et donc de confronter les
connaissances acquises le plus souvent dans d'autres disciplines, à la réalité quotidienne.
La question politique est généralement posée en terme de structures sociales. Mais si la
tradition sociologique reste le prisme dominant de l'observation de la politique, d'autres regards
existent. L'étude et la reconnaissance d'un double paramètre des paradigmes individuel et
collectif,
notamment de l'influence, ne permettent pas encore une théorie unificatrice, tandis
que de nouveaux chantiers s'ouvrent déjà.
Faut-il rappeler que les relations entre psychologie et politique sont anciennes
?
A certaines
périodes de l'histoire contemporaine (Seconde Guerre mondiale) des branches entières de la
psychologie sociale ont eu comme origine des questions politiques: propagande et publicité,
persuasion et leadership, dynamique de groupes et communication, etc.
De ce fait, comme l'a fait remarquer
S.
Moscovici (1989) dans un colloque récent, parler de
psychologie sociale et de psychologie politique est un pléonasme. Il est donc nécessaire
pour
HERMÈS 5-6, 1989 181
ALEXANDRE DORNA
baliser autant que faire se peut
de prendre les questions les plus étudiées
:
le sujet politique, le
leadership et l'influence sociale.
Comment expliquer certaines attitudes politiques ? Les traits de personnalité peuvent-ils
avoir une influence quelconque sur le comportement des hommes politiques?
Pourquoi devient-on politicien
?
Comment le leader s'impose-t-il
?
Avec quelles stratégies
maintient-il sa position? Est-il le produit de leurs formations ou vice versa?
C'est autour des travaux de laboratoire sur l'influence sociale et la persuasion que les
psychologues ont le plus réfléchi aux mécanismes et aux implications de la psychologie dans les
affaires politiques. Les modèles de la communication sont les cadres les plus porteurs.
La psychologie politique
s'est
caractérisées ses origines par une double vocation
:
être
une connaissance et être une technique. G. Le Bon (1910) son fondateur, la définit ainsi:
« connaissance des moyens permettant de gouverner utilement le peuple ». La politique est
devenue un art au sens de l'ingénierie sociale.
Elle veut répondre à l'impératif de l'action
:
quand agir, comment agir, dans quelles limites
agir
?
Le Bon la veut utile et capable de mieux maîtriser les règles de gouvernement
:
« la
psychologie politique ou science de gouverner, est pourtant si nécessaire que les hommes d'État
ne sauraient s'en passer. Ils ne s'en passent donc pas, mais faute de lois formulées, les impulsions
du moment et quelques règles traditionnelles fort sommaires, constituent leurs seuls guides.
Mais ils conduisent fréquemment à des erreurs coûteuses. »
La psychologie politique se développe sans avoir réussi à se donner une définition
unificatrice
;
la manifestation conceptuelle de ses progrès consiste à renoncer aux explications
simples de ses débuts. Selon Seoane (1988) la définition de la discipline peut se trouver dans
trois orientations théoriques:
Celle qui fait de la politique l'objet d'application des connaissances de la
psychologie, en particulier la psychologie sociale. La recherche est ainsi en relation directe avec
les problèmes de société selon leur urgence.
Les questions sont nombreuses: comment les leaders peuvent-ils mobiliser les citoyens?
Comment faire participer les électeurs? Comment les jeunes sont-ils politiquement socialisés?
Comment résoudre les conflits d'interaction politique? Comment les politiques prennent-ils
leurs décisions? etc.
Celle qui propose d'étudier les interactions des processus psychologiques et
des processus politiques. Comment les facteurs psychologiques déterminent-ils les comporte-
ments politiques
?
Comment les actions politiques influencent-elles les aspects psychologiques
?
Cette position est bidirectionnelle
:
d'un côté les phénomènes psychologiques sont répertoriés
:
perception, croyances, opinions, attitudes, valeurs, intérêts, styles, défenses, vécu... d'un autre
côté sont analysés les facteurs tels que: culture politique, systèmes politiques, socialisation,
partis ou ordre international.
Celle qui considère que l'objet d'étude de la psychologie politique n'est autre
que les phénomènes historiques et collectifs, incarnés par des hommes ou des groupes.
Les psychosociologues sont alors invités à rendre compte des variables culturelles et à
182
La psychologie politique
décrire des situations particulières à la lumière des antécédents sociohistoriques et des facteurs
contextuels: le temps, les traditions, le système politique, les idéologies.
Faire de la psychologie politique une discipline autonome reste un projet de longue
haleine. Le bon sens et la pratique des affaires humaines n'ont jamais contesté les liens étroits
existant entre la psychologie et la politique. Il en va différemment d'un point de vue
universitaire.
Les difficultés pour élaborer une définition commune comme nous venons de le montrer,
font que la psychologie politique constitue une sorte de science, carrefour de disciplines
diverses. Aucun modèle ne semble fédérateur
;
aucune discipline n'est suffisamment forte pour
écarter les autres.
Un essor de la nouvelle discipline a été remarqué à la fin des années 60 avec la publication
de quelques ouvrages. Mais le véritable ancrage de la psychologie politique dans le milieu
universitaire
tout au moins aux États-Unis
est la conséquence d'une action progressive et
soutenue, dont les paramètres les plus visibles sont les suivants:
Quatre « manuels » traitant de la psychologie politique
:
Knutson 1973, Stone
La fondation de deux revues spécialisées: Micropolitics (1981) et Political
Psycbobgy (1979).
Une société savante internationale, fondée en 1978, présente ses travaux au
cours de congrès qui ont lieu aux Etats-Unis et ailleurs. Les dernières rencontres sont celles
d'Amsterdam (1986), de San Francisco (1988), de New York (1988), la prochaine se tiendra à
Tel Aviv.
En France malgré la renommée d'un précurseur comme G. Le Bon la psychologie
politique n'existe qu'à l'ombre institutionnelle de la psychologie sociale et les psychologues qui
travaillent sur ce thème sont dispersés et très minoritaires. Mais la volonté de définir son statut
semble faire son chemin. Quelques indices permettent de l'espérer: la réalisation de deux
colloques sur la psychologie politique (1986 et 1989) ainsi que la publication des quelques
ouvrages de Grawitz (1985), Moscovici (1987-1988) et Rouquette (1988).
D'autre part une certaine psychologie politique
s'est
développée dans le milieu universi-
taire français sur la base de la question sociolinguistique. C'est autour de l'analyse du discours et
de la parole que la recherche s'organise. De nombreux psychologues chercheurs témoignent de
leur intérêt pour les thèmes politiques à travers la problématique du langage (Dubois 1962,
Cotteret et Moreau 1969, Labbé 1977, Gerstié 1979) et de la communication politique
:
Cotteret
1973,
Kapferer 1979, Cleron 1983, Miller 1981, Ghiglione et Al. 1986, Ghiglione (Éd.) 1989.
I. Le paradigme individuel
Le retour du « sujet » dans la réflexion universitaire permet de mieux apprécier l'effort
accompli par les psychologues pour cerner les questions que l'on peut se poser sur l'homme
politique
:
qui fait de la politique
?
Pourquoi
?
Quels types de mécanismes cognitifs prêtons-
183
ALEXANDRE DORNA
nous à l'homme politique
?
Quelles sont ses caractéristiques
?
Quel type de logiques met-il en
œuvre pour persuader
?
Quelles stratégies utilise-t-il pour conquérir et pour garder le pouvoir
?
Quelles formes prennent ses stratégies?
L'homme politique fait de la politique parce qu'il aime le pouvoir. Ce cliché causal ne suffit
pas pour s'orienter dans le labyrinthe de la vie politique. Ce sont les notions de réussite et de
risque qui semblent les plus pertinentes. La réussite est notoriété, signale Grawitz (1985) et
celle-ci suscite encore la notoriété. Quant au risque, c'est la métaphore du jeu qui le rend plus
explicite. Mais jouer en politique ne veut pas dire se soumettre entièrement au hasard. L'homme
politique peut gagner ou perdre, mais dans une compétition, non dans une roulette de casino.
Car la dimension cachée du jeu politique est la stratégie, donc le domaine de la cognition.
L'homme politique est obligé d'être stratège
:
les situations auxquelles il se trouve mêlé et les
jeux qu'il joue avec d'autres politiques lui laissent plusieurs possibilités. Il est obligé de choisir,
en fonction de ses capacités et ses ressources personnelles (intellectuellement parlant), parmi
diverses options. Et si la politique peut ne pas être tout à fait « rationnelle », le politique doit
l'être toujours, compte tenu des règles du système politique (institutionnalisé) et du besoin
d'ajuster son comportement à celui des autres. C'est en cela que le politique est ou n'est pas un
professionnel. Faire de la politique c'est un vrai métier.
Vivre de la politique ou être payé pour la faire n'est que la partie visible d'un iceberg
comme l'ont souligné Weber (1963) et Dahl (1965).
La recherche sur l'homme politique
s'est
orientée dans deux grandes directions
:
l'une est
axée vers l'étude de la personnalité
;
l'autre, sur le leadership.
A La personnalité politique
Les journalistes ont consacré l'expression « personnalité politique » pour désigner quel-
qu'un d'important, dans l'univers de la politique. La psychologie des hommes politiques est
parfois perçue comme synonyme de personnalité politique. La personnalité ne reconstruit-elle
pas elle-même les modèles de la culture dans laquelle chacun a vécu
?
La personnalité ne pose-
t-elle pas le problème de l'autonomie des personnes en situation?
Le psychopolitologue H. Lasswell (1930) est celui par lequel la question de la personnalité
est introduite dans la psychologie politique. Il propose une typologie des personnalités
politiques, dans un cadre théorique psychanalytique, dont le fil conducteur n'est autre que le
déplacement des conflits intérieurs vers l'identification à une cause politique. Les trois types
canoniques sont
:
l'agitateur (ex. Les prophètes bibliques), le gestionnaire (ex. Les présidents
américains) et le théoricien (ex. K. Marx). D'autres typologies sont proposées à peu près à la
même époque, parmi lesquelles figure une classification du révolutionnaire et du contre-
révolutionnaire, mise au point par le psychiatre espagnol E. Mira Y Lopez (1939) d'après son
expérience de la guerre civile.
184
La psychologie politique
La recherche d'une typologie politique n'a cessé de revenir sur des formes diverses. Elle
correspond, assez bien à une sorte de psychologie du quotidien ou du bon sens, chacun
reconnaît les siens, à la façon de s'habiller, de se vêtir, de parler et même de fumer
:
« Nous
pensons tous que Millerand a trahi (la gauche) et que Briand n'a point trahi. Nous voyons bien
comment il tient sa cigarette » (Meynaud et Lancelot 1964).
C'est un ouvrage à la démarche complexe qui a donné ses lettres de noblesse et ses
premiers outils méthodologiques à l'étude de la personnalité politique. La recherche d'Adorno
et de l'équipe de Berkeley, très souvent citée, quoique peu lue, est un repère stable, malgré les
nombreuses critiques dont elle a fait l'objet (Christie et Jahoda 1954, Rokeach 1960, Ray 1979).
Elle montre en fait l'existence d'un type de personnalité politique
:
l'autoritaire. Une personnali-
té fascinante, prête à participer à des mouvements antidémocratiques et sensible à la propa-
gande antisémite, dont les traits les plus caractéristiques sont
:
une morale conventionnelle, la
tendance à la soumission, des jugements stéréotypés, l'agressivité...
D'autres chercheurs ont approfondi la question, tout en formulant des critiques à l'égard
de l'expérience d'Adorno. Eysenck (1954) introduit une approche bidimensionnelle (dur-
tendre et extrémiste-conservateur), Wilson (1973) montre une corrélation entre son échelle
d'anxiété et l'échelle «F» d'Adorno. Par ailleurs, Frenkel-Brunswik (1949) constate une
tolérance à l'ambiguïté plus élevée chez les libéraux que chez les conservateurs, tandis que
Kreml (1977) essaie de caractériser la personnalité antiautoritaire, dont les traits sont:
anti-ordre, antipouvoir, impulsivité, introspection.
Pour Rokeach (1960-1973) le dogmatisme est une dimension générale, car la mentalité
fermée ne se rencontre pas exclusivement à droite. Le dogmatisme est une variable stylistique
structurante, une vision autoritaire de la réalité, et une attitude intolérante face à ceux qui ont
des croyances opposées. D'après cet auteur, le système fermé de croyances a pour fonction la
protection. C'est le type de solution trouvée au confluent, entre le besoin de savoir et le besoin
de se défendre de toute nouveauté, donc d'une remise en cause, qui distingue l'esprit ouvert de
l'esprit fermé. La référence à Machiavel est directe dans l'expérience de Christie et Geis (1970).
Pour ces chercheurs la coupure introduite par le Florentin dans sa conception de la politique
:
morale d'un côté et politique de l'autre, est repérable au niveau psychologique. Le sujet
machiavélien donne une grande priorité au pragmatisme sur la morale. Il est calme, non
personnel, peu sensible aux idéologies et aux conventions, il aime la concurrence, n'a pas
d'émotion
;
il prend plaisir au jeu de la manipulation d'autrui, et résiste à l'influence sociale,
autrement dit, c'est un « politique ».
Enfin, le psychologue peut se demander si les questions sur la personnalité politique ne
sont pas à poser au niveau de l'État. En effet, l'homme d'État est un politique auquel son rang
lui confère une puissance considérable. De ce fait, l'homme d'État investit l'État, de même qu'il
est investi par lui. Quelques travaux sur les présidents américains (Hermann 1977, Kinder et
Fiske 1986) font alors penser qu'il est raisonnable de s'interroger sur l'influence de l'État, donc
du commandement exercé sur les citoyens.
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