La course à l`abîme ou comment comprendre la crise des finances

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La course à l’abîme ou comment comprendre la
crise des finances publiques de la France
« Quitte à être pessimiste, autant savoir pourquoi »
Oscar Wilde
Les prélèvements augmentent, la croissance stagne, les déficits s’accumulent, les dettes
s’envolent. Quelle est au juste l’étendue des dégâts suscités par la dérive de nos finances
publiques ? Cette question, édulcorée ou simplifiée à l’excès par le personnel politique et les
médias, concerne chacun d’entre nous.
Essayons d’y voir clair en rendant accessible au travers de l’amoncellement de données
disparates et de la complexité des flux ce qui demeure réservé à quelques spécialistes.
. Quelques définitions d’abord pour savoir ce que nous évoquons
– Le PIB (produit intérieur brut)
C’est la richesse produite par le pays en une année, en langage technocratique la somme de
toutes les valeurs ajoutées créées par les agents économiques, hors l’économie souterraine qui
par définition échappe à toute mesure. Il a atteint en 2012 2032 milliards d’euros, chiffre qui sera
approximativement celui de 2013. Le PIB est l’addition de trois grands secteurs :
-l’activité des agents économiques privés
-L’activité des administrations
-Le solde du commerce extérieur.
L’évolution du PIB mesure l’enrichissement (ou l’appauvrissement) de la nation.
– Le budget de l’Etat
Celui-ci retrace les seules opérations de recettes et dépenses de l’Etat central. Son solde
représente chaque année depuis 1975 un déficit, considérablement accentué depuis la fin des
années 1980, et surtout depuis 2008. Celui-ci avoisine actuellement 100 milliards d’euros après
avoir culminé à 143 milliards en 2009. Le budget de l’Etat n’est qu’une composante de la dépense
publique, dont il ne représente que moins d’un tiers mais 80% du solde négatif. L’Etat doit assurer
le coût de ses missions régaliennes (enseignement, sécurité, défense, justice etc…). Il constitue
aussi une énorme machine à nourrir les autres administrations publiques (116 milliards transférés
vers la protection sociale, 60 milliards vers les collectivités territoriales).
– La dépense des administrations publiques (ou dépenses publiques)
Cet agrégat est le plus suivi des banquiers centraux, des investisseurs et des agences de
notation. Il mesure le degré de « socialisation » d’un pays et in fine sa capacité à dégager des
ressources pour régler ses dettes. Il rassemble les dépenses de l’Etat et de ses satellites, des
collectivités territoriales (235 Mds) et surtout des administrations de sécurité sociale (540 Mds)
dont les besoins constituent environ la moitié de l’ensemble. L’endettement de toutes ces
structures représente le passif financier global de la nation. Rapportée au PIB, la dépense des
administrations publiques, d’un montant de 112 milliards d’euros en 2013 (702 milliards en
2000), atteint 56% de celui-ci. La France doit affronter le problème pour l’instant sans solution
d’une croissance de ses dépenses publiques bien supérieure à celle de son PIB. Distribuer plus
que l’on ne dispose traduit un appauvrissement de fait.
– Les prélèvements obligatoires
On entend sous ce terme les impôts, cotisations et taxes de toutes natures (environ 200 en tout)
affectés au financement de la dépense publique. Ils mesurent l’ensemble des prélèvements sur
les ménages et les entreprises effectués par les administrations de sécurité sociale, l’Etat et les
collectivités locales. Ceux-ci sont de l’ordre en 2013 de 1020 milliards, soit 46% du PIB.
– Le solde des administrations publiques figure la différence entre les dépenses et les
recettes de ces dernières, soit le besoin de financement public obtenu par l’emprunt. Il est de
l’ordre en 2013 d’environ 120 milliards d’euros pour l’Etat et la protection sociale, auxquels il faut
ajouter les emprunts des collectivités locales et des entreprises publiques. Ces besoins de
financements sont communément appelés déficits publics.
L’ensemble des besoins de financement cumulés constitue la dette publique, soit l’ensemble
des engagements garantis par la puissance publique. Cette dette, actuellement de 1930 milliards
mais qui augmente chaque jour (actuellement 5000 euros par seconde) atteindra dans les
prochains mois le chiffre symbolique de 2000 milliards.
L’endettement n’est pas négatif en soi si celui-ci sert à financer des dépenses d’équipement sur
le long terme. C’est le cas des collectivités locales qui ne peuvent recourir à la dette que pour
investir. Au niveau international, la dette allemande, importante elle aussi, a été accentuée par le
coût de la réunification. Par contre une dette qui comme en France finance les besoins courants
échappe à toute logique financière.
– Le budget social de la nation
Sous cette appellation sont retracées l’ensemble des opérations à caractère social (vieillesse,
retraites, familles, maladie, invalidité, inactivité, chômage, aides au logement, aides diverses)
effectuées par les administrations de sécurité sociale, l’Etat, l’Unedic et les collectivités locales,
souvent dans des situations de financements croisés extrêmement complexes. On peut évaluer le
montant de ces dépenses de redistribution aux environs de 600 milliards d’euros, soit environ la
moitié de la dépense publique et 30% du PIB.
*
1. 1. Déficits-dette. Où en sommes-nous ?
. Des déficits devenus incontrôlables, sans doute pour longtemps. Une invention
admirable des technocrates européens consista lors de la préparation du traité de Maastricht en
1992 de rapporter les déficits non aux recettes fiscales mais à la production de richesse des
nations (le PIB). Beaucoup de nos compatriotes pensent que vivre avec un déficit de 3 ou 4% ne
prête guère à conséquence. En valeur absolue, la situation est toute différente. L’Etat seul
dépense aujourd’hui environ 30 % de plus (100 milliards) que l’ensemble de ses recettes (370
Mds). Revenir à l’équilibre à dépenses constantes supposerait de multiplier par 3
l’impôt sur le revenu ou d’augmenter les taux de TVA de 65%. Autant dire que cet objectif
relève du rêve pieux.
La France se trouve aujourd’hui dans le cours d’un dérapage incontrôlé de ses finances publiques
commencé en 1975 qui n’a fait depuis que prendre de l’ampleur.
Déficit de l’Etat en Mds d’euros (ne comprend pas les déficits de comptes sociaux)
1980
1,2
1990
25
1995
40
2000
22
2005
51
2007
52
2009
143
2010
137
2011
106
2012
99
2013
100 (prévisions)
Si nous ajoutons au déficit du seul Etat ceux des organismes de protection sociale et des
collectivités locales , la France connaît un déficit de financement de l’ordre de 120 à 160
milliards, qu’il faut emprunter sur les marchés. Autant dire que la forte aggravation actuelle
de la pression fiscale ne peut que boucher quelques trous sans traiter la question du gouffre
financier, en l’absence de réformes structurelles de l’allocation de dépenses. Il est vain et
passablement mensonger d’invoquer une reprise de la croissance pour résoudre ces difficultés.
Seule une croissance du PIB supérieure à 5% permettrait d’augmenter les recettes fiscales et
sociales à la mesure des besoins courants, perspective fort improbable et pour longtemps.
Historiquement la France s’est accoutumée à la dette avec les gouvernements socialistes et de
cohabitation entre 1981 et 1995, avant que celle-ci devienne un phénomène addictif par
facilité et incapacité politique à renverser la tendance. La génération grandie dans la période des
trente glorieuses a compensé la baisse de la croissance par l’emprunt dans une version moderne
d’ « après moi le déluge ». La « lutte contre l’austérité » a eu pour synonyme le recours
immodéré à l’emprunt.
Les exécutifs de droite, réputés plus orthodoxes en matière de finances publiques ne se sont pas
montrés les plus économes, loin s’en faut : Balladur premier ministre et Sarkozy chef de l’Etat
(+465 milliards de dette de 2007 à 2012) ont été, chacun dans son contexte, les plus grands
accélérateurs de déficits.
François Fillon avait parfaitement raison quand il déclara dans un éclair de sincérité en 2008 qu’il
était chef de gouvernement d’un pays en faillite. Cet aveu précédait pourtant le grand dérapage
budgétaire de la fin du quinquennat Sarkozy qui allait rendre l’état de décombres encore plus
manifeste.
. Cette situation est dommageable à bien des égards :
– Le déficit affecte essentiellement les dépenses courantes, en d’autres termes il participe au train
de vie des Français, dont le règlement est ainsi cyniquement confié aux générations futures. Celles-ci
devront porter la dette contractée pour le confort de leurs aînés sans espérer bénéficier des mêmes
facilités en matière de retraite ou de protection sociale. Ce transfert de charges est assimilable à un
hold up intergénérationnel.
– Le déficit et la dette qui en est la conséquence font peser sur la nation un risque considérable et
non maîtrisable en cas de remontée des taux, pour l’instant très faibles en raison de la surliquidité
mondiale. La France, comme d’ailleurs la plupart des autres états, ne rembourse actuellement que
les intérêts de cette dette, non le principal. Notre dette s’apparente à un immense crédit revolving.
Ce poste est actuellement le premier parmi les dépenses de l’Etat (environ 60 milliards). il pourrait
croître très sensiblement en cas de modification des conditions économiques mondiales ou en raison
d’une baisse de la confiance des investisseurs envers la solvabilité française. Passer de taux moyens
d’emprunt de 2% à 3%, scénario qui n’a rien d’absurde, augmenterait progressivement la facture
annuelle de 30 nouveaux milliards.
– Les deux tiers du déficit de l’Etat sont imputables au règlement des intérêts de la dette.
Nous payons aujourd’hui l’inconséquence et la lâcheté des gouvernements successifs et des
partenaires sociaux qui depuis quarante ans dans l’indifférence quasi générale ont eu recours à
l’emprunt en lieu et place de réformes structurelles par nature impopulaires.
60 milliards d’euros, qui absorbent la totalité du produit de l’impôt sur le revenu des
Français, sont ainsi ponctionnés chaque année pour rembourser nos créanciers. Depuis
35 ans, le recours continu à l’emprunt leste comme un boulet la croissance française.
Nous sommes au cœur d’une spirale infernale dans laquelle les déficits d’hier et
d’aujourd’hui nourrissent le besoin d’emprunt de demain.
Nous touchons là les limites et les ambiguïtés du « modèle social » français, fruit d’un
keynésianisme mal digéré. Depuis quatre décennies, la classe dirigeante de droite comme de
gauche ou du centre a construit son modèle de croissance, contrairement à l’Allemagne, sur la
consommation des ménages, non sur l’investissement productif. La constitution d’un pouvoir
d’achat fictif grâce à l’augmentation permanente d’aides de toutes sortes (30% des revenus des
ménages sont des revenus provenant non du travail mais de transferts sociaux) ou à des
allègements d’impôts était censée compenser l’absence de croissance et les effets de la crise des
économies occidentales face à la mondialisation. Plutôt que combattre les causes profondes de ce
déséquilibre, les gouvernements de tous bords ont produit des réponses de facilité et de court
terme basées sur l’augmentation de la dépense publique destinée à accroître ou préserver le
pouvoir d’achat du consommateur tout en contentant l’autre face de celui-ci : le citoyen électeur.
Cette politique a certes servi d’amortisseur social et anesthésié en partie les effets du mal sans
en traiter les causes principales appelées à perdurer : la perte de compétitivité de l’appareil
productif, la désindustrialisation progressive, la suradministration, l’inadaptation des systèmes de
formation.
Face à un carburateur encrassé, on a préféré la solution de l’injection supplémentaire
d’essence acquise à crédit à celle de la réparation.
– L’endettement affecte évidemment la souveraineté nationale, d’autant plus en France où
contrairement à l’Italie ou au japon, les titres sont très majoritairement détenus par des investisseurs
extérieurs. La pression des marchés, de la BCE et des autorités bruxelloises place tout pays fortement
endetté sous diverses formes de tutelles. Celle-ci affecte, ce qui n’a pas que des effets néfastes, la
capacité des gouvernements à conduire une politique indépendante. La finance est peut-être
l’ennemie, mais tant qu’à désigner ses ennemis, autant éviter de choisir celui qui fournit la béquille à
nos déséquilibres.
– Demeure la réalité lancinante du stock de dettes. Il s’agit d’un sujet pudiquement évacué du
débat, comme il convient pour les questions qui fâchent. Comment envisager le remboursement des
2000 milliards accumulés au fil du temps (30000 euros par habitant) qui augmente chaque jour de 400
millions, alors que nous ne parvenons pas à payer les intérêts de cette dette sans emprunter à
nouveau ? Jusqu’à quand pourra durer cette fuite en avant qui conduit à régler les échéances des
emprunts en cours en contractant de nouvelles dettes comme le font les particuliers surendettés ?
Face au spectre de l’insolvabilité, quelles réponses ? Faire défaut, comme le conseillent quelques
esprits avisés évoquant le souvenir de la Russie de 1917 déchirant ses engagements financiers ? Cela
reviendrait à se retrouver au ban des prêteurs qui assurent les fins de mois comme cela serait arrivé à
la Grèce si ses partenaires européens et le FMI n’avaient mis dans la précipitation la main à la poche et
placé de fait le pays sous tente à oxygène et tutelle extérieure. Face à ce problème insoluble, l’accord
tacite des dirigeants politiques et de la société civile est de s’en remettre au destin, en espérant sans
le crier sur les toits que des événements extérieurs inattendus (guerre, implosion du système financier
ou contrainte imposée aux banques centrales de monétiser la dette des états) viendront apporter la
réponse à une question qu’il est de bon ton de ne pas poser. Qui vivra verra.
Le problème de la solvabilité, notons-le, ne touche pas que la France. L’ensemble des pays
développés a plongé comme notre pays dans l’addiction de l’endettement. L’ensemble des dettes
souveraines des pays de l’union européenne est de 11200 milliards. La dette des USA atteint
12650 milliards d’euros (40000 euros par habitant), celle du Japon 10000 milliards (78200 euros
par habitant, record mondial).
-L’acuité de la problématique déficit-dette pose la question fondamentale du poids de la
dépense publique. Un peu plus de 56% de la richesse nationale est capté par l’Etat, les
collectivités locales et les organismes de protection sociale. La France se trouve en la matière au
premier rang des pays développés : privilège que personne ne lui envie. En comparaison,
l’Allemagne est à 45,6 %, comme le Royaume-Uni, les USA à 41,4%, la Chine à 23%. Il ne faut pas
chercher plus loin la raison principale du déficit de compétitivité des entreprises françaises par
rapport à leurs concurrents. Le poids des prélèvements publics a atteint un niveau qui affecte
gravement les marges des entreprises et leur capacité à investir. Il constitue un frein à
l’attractivité du territoire. Il encourage aussi l’exil des capitaux et des revenus vers des cieux
fiscaux plus cléments. L’augmentation de la pression fiscale au-delà d’un certain point que nous
nous avons certainement atteint aboutit inéluctablement à la fuite devant l’impôt (la célèbre
courbe de l’économiste américain Laffer démontrant que trop d’impôt tue l’impôt) : recours accru
au travail dissimulé, dissuasion de l’investissement, déplacement des capitaux, atonie de la
consommation.
La France dispose certes d’un système de santé efficace (pour combien de temps ?), de retraites
globalement généreuses, d’une indemnisation du chômage protectrice, de services de proximité
nombreux et de bonne qualité, d’un système de solidarité qui exclut de la misère le plus grand
nombre de défavorisés, et l’on ne peut que s’en féliciter.
Mais à quel prix ?
1. 2. Ce qui se cache derrière les chiffres
– La crise des finances publiques est liée à diverses circonstances internationales :
. La crise financière de 2008-2009 (crise des subprimes et faillite de Lehman Brothers suite aux
excès spéculatifs ) a profondément affecté les économies occidentales. Les déficits ont servi
d’instrument contra-cyclique dans le contexte de profonde dégradation des institutions
financières et de récession économique internationale enclenché à cette occasion. Certains pays
(Irlande, Islande, Grèce, Chypre, Espagne, Italie) par ailleurs se sont vus conduits à recapitaliser
massivement leurs banques avec l’argent du contribuable afin d’éviter l’écroulement de tout leur
système financier. La crise consécutive à l’éclatement de la bulle des subprimes a intensément
accéléré la fuite en avant dans l’endettement commencée trente ans auparavant.
La politique monétaire américaine expansionniste de la FED (la banque centrale américaine), si
elle a permis d’éviter la catastrophe financière qui s’annonçait et la plus grave récession depuis
les années 1930, a en contrepartie produit un afflux de liquidités dont une partie s’est investie
dans les obligations d’Etats, maintenant ainsi des taux attractifs et un approvisionnement continu
en capitaux. Protégés par l’euro et le mécanisme de solidarité européen, de nombreux pays du
vieux continent (l’exemple le plus aberrant est la Grèce) ont usé et abusé des facilités d’emprunt
à bas prix que leur offrait le marché international sans se soucier de leur capacité à faire face aux
remboursements. Le traité de Maastricht, en créant la monnaie unique et en détachant la
politique monétaire conduite par la BCE de la politique budgétaire laissée à la guise des différents
états, a mis en place les conditions du profond désordre dont nous sommes les témoins.
. l’intégration monétaire européenne a suscité des effets positifs (une monnaie unique faisant
disparaître les disparités de change en Europe), sans que gouvernants et opinions publiques
prennent conscience des lourdes exigences que la nouvelle situation imposait. Parmi celles-ci : la
perte de souveraineté sur la politique monétaire et de change. La BCE, de fait sous
gouvernance allemande, a perpétué la tradition établie outre-Rhin de crainte obsessionnelle à
l’égard de l’inflation, privant les états de leurs instruments favoris mais peu vertueux
d’ajustement : l’inflation et la dévaluation compétitive. Même si la BCE, au grand dam des
Allemands, s’est vue contrainte par l’urgence de racheter des obligations d’états pour alimenter
les banques en liquidités, l’heure n’est plus où les différents gouvernements faisaient « avaler » à
leurs banques centrales nationales les titres de la dette, en créant ainsi de la monnaie et de facto
une inflation qui rendait moins douloureux le remboursement de leurs passifs (ce que continuent
à pratiquer allègrement les Etats-Unis ou le Japon). L’existence de l’euro les a aussi privés de la
considérable facilité que constituait la dégradation de la valeur des monnaies nationales. La
France, comme d’autres pays réputés pour leur laxisme, n’est plus à même de compenser la
hausse de ses coûts de production par le jeu de dévaluations qui dopaient opportunément son
économie. Monnaie forte et politique monétaire orthodoxe, les deux mamelles de la
philosophie monétaire du traité ont privé la France de ses échappatoires habituelles, la
liant par des contraintes qui la laissent profondément désarmée.
– Commerce extérieur : l’autre déficit révélateur des difficultés de la France
Notre pays achète à l’étranger bien plus qu’il ne lui vend, ce qui est révélateur d’un déséquilibre
durable (l’insuffisante compétitivité de l’économie française) et porteur de conséquences
extrêmement négatives : le frein à la croissance, la désindustrialisation et son corollaire les
délocalisations d’activités avec pour effets l’accroissement du chômage et la baisse des rentrées
fiscales.
Le déficit du commerce extérieur atteint actuellement 60 milliards d’euros, somme considérable
soustraite à l’alimentation de l’appareil de production, qu’il faut rapprocher de la même somme
payée en intérêts de la dette.
Cette faiblesse de notre compétitivité a des causes multiples : des coûts de production trop
élevés dus à des charges sur le travail et le capital très lourdes, une trop faible spécialisation
dans la division internationale du travail, la recherche par les consommateurs du moins coûtant
en provenance des pays à bas salaires, un marché du travail excessivement réglementé,
l’insuffisance de l’innovation en dehors de quelques grandes entreprises, l’absence d’un tissu de
grosses PME exportatrices présentes en Allemagne ou en Italie, etc…
le redressement productif ne se décrétant pas il est à craindre, les mêmes causes produisant les
mêmes effets, que cette situation ne perdure encore longtemps.
La combinaison des déficits budgétaires et du déficit du commerce extérieur
participent des mêmes causes que l’on peut résumer par la grande difficulté de la
France à s’adapter aux contraintes de l’économie mondiale.
– Peut-on longtemps vivre au-dessus de ses moyens ?
Il est malheureusement évident que l’ampleur des déficits ne se résoudra pas par
l’accroissement infini des prélèvements, et qu’il faut de toute urgence s’attaquer au problème de
la dépense, ce qui signifie des réformes courageuses et acceptables pour la population. L’Etat
dépense trop, mais se trouve confronté à la rigidité de son budget (salaires des fonctionnaires,
règlement des intérêts de la dette). Les collectivités locales éprouvent beaucoup de difficultés à
réduire leurs coûts en raison de la complexité de l’organisation territoriale, du laxisme de la
gestion de nombreuses APUL (administrations publiques locales), et des transferts de charges
imposés par l’Etat central suscitant in fine la hausse des impôts locaux.
Reste la question des dépenses à caractère social, qui constituent la moitié des dépenses
publiques, portées par le mouvement naturel du vieillissement de la population, de la crise
économique et du délitement du tissu social. Les chiffres sont éloquents : nous nous trouvons
face à un puits sans fond qui rend malheureusement incontournable une révision douloureuse des
modes d’intervention. De quoi parle-t-on au juste ?
. la politique des retraites, sujet longtemps remis à plus tard, qui a fait l’objet de rafistolages
successifs et insuffisants. Le coût des retraites porté par la nation atteint 273 milliards d’euros,
dont plus de 105 milliards à la charge de la caisse nationale d’assurance vieillesse (le régime
général). Le système de répartition tel qu’il est actuellement conçu a atteint ses limites (6
milliards de déficit annuel appelés à augmenter régulièrement) et exige une refondation à
laquelle ne sont prêts ni les politiques, ni les syndicats ni les assujettis.
. la politique de la santé, dont le coût avoisine 180 milliard d’euros, gonflant inexorablement
au rythme du vieillissement de la population, des gaspillages de toutes sortes et des impacts
technologiques.
. la politique de la famille : 40 milliards d’euros (dont 20 milliards d’allocations familiales, 14
milliards pour les aides à la petite enfance, 2 milliards d’allocations de rentrée scolaire).
. la politique du logement : 40 milliards d’euros (dont 18 milliards d’aide personnalisée au
logement et plus de 20 milliards d’aide aux logements sociaux, auxquels il faut ajouter les crédits
destinés à la politique de la ville).
. la politique d’indemnisation du chômage : 40 milliards d’euros, (37 milliards d’allocations
auxquels il convient d’ajouter les crédits de reconversion, de formation et d’emplois aidés).
. la politique de solidarité envers les plus défavorisés : environ 40 milliards aussi, dont :
– CMU : 10 milliards
– RSA : 7 milliards
– Aide aux adultes handicapés : 6 milliards.
– APA (autonomie des personnes âgées) : 5 milliards
– Minimum vieillesse : 3 milliards
– Allocation de parents isolés : 1, 3 milliard.
A ces sommes s’ajoutent des dépenses de transferts de l’Etat vers les régimes sociaux déficitaires
(3,4 milliards pour la SNCF, 1,3 milliard pour le régime des mineurs, autant pour les exploitants
agricoles), et surtout les compensations de charges sociales sur les bas salaires visant à abaisser
le coût du travail non qualifié (25 milliards).
Ces chiffres donnent les ordres de grandeur des principaux chapitres qui composent le budget
social de la nation. Ils conduisent à effectuer un constat et poser deux questions de fond.
Le constat : le système de protection sociale a changé de nature. Conçu à l’origine pour être
financé par les cotisations sur le travail selon le principe assurantiel, il a fait appel de plus en plus
à partir de la fin des années 1970 à la puissante intervention de l’Etat, dans un grand mouvement
de substitution de la solidarité nationale à l’assurance. En 1980, 98% des dépenses sociales
étaient couvertes par les cotisations. 69 % aujourd’hui. L’Etat a développé et pris en
charge de nouvelles politiques sociales tout en devant faire face simultanément à la dérive des
dépenses de retraite, de santé et de solidarité. La politique sociale sert toujours à protéger
l’ensemble de la population des risques majeurs, elle tient aussi le rôle de gigantesque instrument
d’assistance et de redistribution au travers de plus de deux cents types d’allocations.
La création de la CSG et de la CRDS a mis en œuvre de facto un nouvel impôt universel (75
milliards) reversé au système de protection, qui dépasse aujourd’hui le produit de l’impôt sur le
revenu. L’augmentation des droits sur les alcools et les tabacs (20 milliards) ainsi que la taxation
accrue des revenus du capital ont participé également à cet effort d’abondement des budgets
sociaux. En dépit de ces efforts contributifs et de réformes aussi répétées qu’inefficaces, le déficit
annuel du système oscille entre 15 et 20 milliards d’euros par an. La dette cumulée atteint 220
milliards.
La première question est d’ordre politique et dépend de l’appréciation idéologique de la
situation. Nous sommes entrés depuis longtemps dans une société plus préoccupée de distribuer
que de produire. Société d’assistance ou société de justice sociale permettant à chacun
de vivre décemment ? Société basée sur le travail et l’initiative ou la recherche de
revenus de substitution ?
Question subsidiaire : la nation est-elle capable de continuer sur un train qui excède, comme
l’attestent le gouffre des déficits récurrents, la richesse produite et obère l’avenir des jeunes
générations ? Chacun répondra à l’aune de ses convictions.
La deuxième question est plus provocante : La France est-elle malade de ses pauvres ?
Sans doute si nous observons les considérables ressources employées à aider « les plus
démunis », ceux de plus en plus nombreux qui se retrouvent en marge du système et en
appellent aux mécanismes de solidarité le plus souvent sous la contrainte de l’exclusion, parfois
par effet d’aubaine. Malgré le poids de sa dépense publique, peut-être à cause d’elle, la France
fabrique beaucoup plus de pauvres qu’elle n’en extrait de la précarité.
Il n’est pas absurde toutefois de retourner la question : les pauvres sont-ils malades de la
France ? Dans une société qui a réduit en peau de chagrin l’emploi peu qualifié, où le coût du
travail rejette de fait du marché de l’emploi les moins performants ? Dans une nation qui a ouvert
largement ses frontières sans préparer son tissu économique à d’indispensables reconversions,
où la fracture des territoires désertifie et prive de ressources de vastes zones en déshérence
d’activités et de services, où le système de formation fait chaque jour la preuve de son
impuissance et lâche dans la nature chaque mois de juin 150000 jeunes sans formation.
Les déficits, qui sont le propos de ce court document, sont aussi hélas la conséquence des maux
endémiques de la France.
Espérons que la lecture de cette note permettra à ses lecteurs de discerner dans le maquis
enchevêtré des comptes publics les causes et les conséquences prévisibles de la fuite en avant
dont nous sommes les spectateurs impuissants. Il y aurait beaucoup d’irresponsabilité à remettre
à plus tard le traitement des causes structurelles d’une situation qui ne pourra perdurer
longtemps sans exposer la société dans laquelle nous vivons à de violents séismes. La France ne
s’est jamais réformée spontanément et sereinement. Elle s’est toujours ajustée dans la violence
et les convulsions.
Aurons-nous le courage de réagir avant de sombrer tout à fait dans l’abîme ?
Jean-François Lhérété
Conseiller à la Cour des Comptes
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