Sophie CHIARI Moreana Vol.47, 179-180 235-243
Line COTTEGNIES, François LAROQUE et Jean-Marie
MAGUIN (dir.),
Théâtre élisabéthain.
2 vols. Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009. ISBN : 978-2-07-011317-0
(1775 + 1862 pages).
recensé par Sophie CHIARI
LERMA-Université de Provence
Un peu plus de 3600 pages : voilà donc ce qu’il convient de lire
pour bien comprendre que le théâtre élisabéthain ne se réduit pas
aux seules pièces de Shakespeare. Car s’il est vrai que le public
français a souvent l’occasion d’aller voir Roméo et Juliette, La nuit des
rois, Othello ou La tempête, il n’a pratiquement jamais la possibili
d’applaudir le théâtre de Marlowe, de Webster, ou de Ford. Tout au
plus connaît-il de ce dernier dramaturge Dommage qu’elle soit une putain
(1626), pièce adaptée par Maeterlinck sous le titre d’Annabella (1894)
avant d’être redécouverte par Artaud, qui lui consacrera des pages
enflammées dans Le théâtre et son double (1938). Avis donc aux
metteurs en scène ! « On aimerait avec cette anthologie faire
connaître, peut-être inciter à faire jouer, des pièces majeures et
représentatives de ce prodigieux répertoire, encore trop mal connu
dans notre pays » (1, xvi). On ne peut qu’espérer que ce vœu formulé
par Line Cottegnies dans l’avant-propos du premier volume ne reste
pas trop longtemps lettre morte.
Cette anthologie du Théâtre Élisabéthain en deux volumes
regroupe une trentaine de pièces écrites parfois de manière
anonyme1
1 On lira par exemple avec intérêt la présentation d’Arden de Faversham (1592) par
Anny Crunelle-Vanrigh, selon qui « l’hypothèse selon laquelle Arden serait au
, parfois en collaboration, au début de la période Tudor
(Everyman. L’homme face à la mort, Moralité traduite par François
Laroque), sous le règne d’Élisabeth Ière (Le juif de Malte de Christopher
Marlowe, Le conte de la bonne femme de George Peele), puis celui de
Jacques Ier (Volpone ou le renard de Ben Jonson, Le chevalier de l’ardent
pilon de Francis Beaumont) et même celui de Charles Ier (Les antipodes
de Richard Brome). À l’aide d’un solide appareil critique, elle nous
propose de lire un théâtre à la fois drôle, cruel, impertinent et pluriel,
où toute lecture univoque reste vouée à l’échec. Un théâtre certes
ancré dans son temps, marqué par la théorie des humeurs, égayé par
la ruralité et les clochettes des morisques, mais étonnamment libre
en dépit de la censure (l’Intendant des Menus Plaisirs et
l’Archevêque de Londres veillaient au grain) et résolument moderne
puisque s’y inscrivent en creux les drames minuscules et majuscules
provoqués par les amours déviantes (incestueuses, comme chez
Ford, ou homosexuelles, comme chez Marlowe), par la jalousie, la
vengeance, la crédulité quand ce n’est pas par le pouvoir méprisé,
abusé ou galvaudé. À l’évidence, pour les dramaturges anglais de la
Renaissance, « le démon blanc est pire que le noir » (2, 1758). Pareille
expression, nous apprend François Maguin, fournira d’ailleurs à John
Webster le « mouchard sadique »2
Chaque volume est le fruit d’une collaboration fructueuse
entre Line Cottegnies, François Laroque, Jean-Marie Maguin, co-
directeurs, et une vingtaine de spécialistes du théâtre de la
du film Shakespeare in Love, de
John Madden « le titre de la première tragédie qu’il écrira seul, Le
démon blanc (1612) ».
moins en partie de la main de Shakespeare semble la plus vraisemblable » (1,
1632).
2 Voir à ce sujet l’article de François Laroque, « Shakespeare in Love ou la
didactique du plaisir », Études Anglaises, tome 55, 2002/2. Site internet :
http://www.cairn.info/revue-etudes-anglaises-2002-2-page-190.htm
Renaissance anglaise.3
3 Outre les trois co-directeurs de cette Pléiade, qui ont eux-mêmes traduit, com-
menté et annoté plusieurs pièces, on trouve par ordre d’apparition : Anny
Crunelle-Vanrigh, Francis Guinle, Robert Ellrodt, Marie-Thérèse Jones-Davies,
Pierre Iselin, Christine Sukic, Jean-Pierre Villquin, François Maguin, Paul
Bacquet, Michèle Willems, Georges Borias, Raymond Willems, Marie-Anne de
Kisch, Yves Peyré, Gisèle Venet, Nathalie Rivère de Carles, Agnès Lafont,
Michel Bitot, Christophe Camard.
Outre les notices sur les auteurs et leurs
œuvres, suivies d’une bibliographie où figurent les études critiques
incontournables pour qui chercherait à en savoir plus, il comprend
une introduction détaillée permettant au spectateur en puissance de
retrouver un peu de la magie de l’époque élisabéthaine à travers la
plume de François Laroque et Jean-Marie Maguin, qui retracent les
origines du théâtre anglais. Origines religieuses, alimentées dès la fin
du Xe siècle par l’Ancien et le Nouveau Testament ainsi que par les
Vies des saints, qui donnent naissance à un théâtre ambulant et
populaire. Cinq siècles plus tard, les Moralités constituent « le
premier pas vers une sécularisation du théâtre » (1, xxii). Viennent
ensuite les Interludes, qui divertissent la noblesse, certes, mais
égayent aussi les campagnes puisque les troupes partent en tournée.
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, des folk plays se jouent encore
dans les villages et sont l’occasion de festivités parfois débridées
dénoncées par les puritains, qui n’auront gain de cause que près d’un
siècle plus tard, en 1642, date qui marquera la fermeture des théâtres.
Les premières années du règne d’Élisabeth (1558-1603) instaurent un
tournant décisif dans l’histoire du théâtre anglais : des tragédies
d’inspiration historique sont jouées pour la première fois à la Cour
ou dans les universités. Gorboduc (1560-1561), écrite par deux
étudiants en droit, Thomas Norton et Thomas Sackville, et traduite
par André Lascombes, ouvre la voie à de nombreux dramaturges et
possède déjà quelques-unes des caractéristiques fondamentales de la
tragédie élisabéthaine, n’en déplaise à Voltaire qui mettait l’œuvre au
rang des « essais sauvages » des contemporains de Shakespeare :
l’utilisation du modèle sénéquien, la variété des vers (rimés ou
blancs), l’exposition. Ainsi, la pantomime précédant le premier acte
montre d’entrée de jeu au spectateur les grands thèmes de l’histoire
qui va se dérouler sous ses yeux : un homme porte un fagot, que cinq
autres individus tentent de rompre sans succès. Mais lorsqu’ils ont
l’idée de casser chaque branche séparément, ils réussissent : « [i]l est
ainsi signifié qu’un État qui demeure uni résiste à toutes les forces,
mais que s’il vient à se diviser, il est aisément détruit » (1, 5). Le ton
est donné, il est et restera sans concession, jusqu’à la fin. Les deux
dernières décennies du XVIe siècle produisent alors de plus en plus
de pièces « où la force poétique vigoureuse le dispute à la fascination
de l’action dramatique » (1, xxxix).
Deux heures durant, les spectateurs se délectent donc de
spectacles plus ou moins sanglants, dans des arènes à ciel ouvert. En
1599, le Globe, situé sur le Bankside (lieu de débauche, avec ses
maisons closes, ses étuves, ses tavernes et ses combats d’ours contre
les chiens) sort de terre. François Laroque et Jean-Marie Maguin
ressuscitent les lieux à travers les témoignages de Johannes de Witt
(dont le croquis représentant le théâtre du Cygne est utilement
reproduit p. xxxxiv du premier volume) ou de Thomas Platter, deux
voyageurs érudits ayant séjourné à Londres avant 1600.
Cette introduction fouillée ne néglige pas non plus la question
des genres, examinant tour à tour la farce, la tragédie de la
vengeance, la tragédie domestique, le tâtre satirique ou la
pastorale. Les pièces élisabéthaines oscillent en effet d’un genre à
l’autre, et l’enchevêtrement de leurs intrigues facilite cette
métamorphose perpétuelle qui tient le public en haleine.
Dans l’introduction au second volume, Line Cottegnies
commente à son tour les nouvelles formes dramatiques qui se
développent en Angleterre. Elle complète une présentation déjà riche
en insistant davantage sur le XVIIe siècle et rend compte des facteurs
socio-historiques qui accompagnent l’émergence de ce théâtre
singulier, loin de la bienséance et du classicisme français. Mettant
l’accent sur le caractère « intimiste » des théâtres privés (2, xii) qui
s’opposent aux vastes théâtres publics à la fois par leur structure (ce
sont des lieux fermés), leur emplacement (ils sont situés dans la ville
même), leur public (aisé) et leur répertoire. Les troupes d’enfants y
connaissent leurs heures de gloire jusqu’en 1620 et jouent des pièces
plutôt satiriques comme celles de Jonson, Chapman ou Beaumont.
Jacques Ier, qui succède à Élisabeth et prend le pouvoir en 1603, est
un amateur de théâtre qui prend les acteurs sous sa protection,
malgré les violentes attaques des puritains. Bientôt, « la Cour se met
en scène pour elle-même » (2, xvi) : la mode est aux Masques,
spectacles allégoriques où se mêlent répliques parlées, chants,
danses, et où le pastoralisme se conjugue au néo-platonisme. À la
période caroléenne, il semble que le spectacle prenne le dessus sur le
texte proprement dit : la mise en scène, les décors, les ballets
rivalisent d’ingéniosité. Pourtant, la parodie n’est jamais très loin.
Avec la fermeture des théâtres, c’est toute une industrie qui
disparaît. « Le théâtre », nous dit Line Cottegnies, « a achevé sa mue :
d’un art de l’éphémère […], il est devenu texte à lire et œuvre à
collectionner » (2, xlii).
Les deux volumes de la Pléiade sont à l’image de cette
introduction érudite et vivante, scindée en deux parties à la fois
denses et claires, complexes et lumineuses. Une chronologie vient
éclairer les principaux temps forts de l’histoire du théâtre
élisabéthain, au sens large du terme, puisque la période couverte
1 / 9 100%