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Et on ne le devient pas par soi-même, on le devient surtout grâce aux autres, en se frottant aux
autres. La neutralité, pour un enseignant, ne doit pas être conçue comme un effort intérieur,
une discipline intellectuelle solitaire, une démarche intime à la manière du doute cartésien. Il
faut décider, assurément, d’assumer son devoir de neutralité, d’y être attentif : il y a là une
responsabilité professionnelle à laquelle aucun enseignant ne peut se soustraire. Mais, cette
condition étant remplie, la neutralité n’est pas une torture à laquelle nous devrions nous
soumettre, comme une sorte de bataille personnelle avec nos mauvais démons : c’est un
apprentissage progressif et jamais achevé.
Le meilleur moyen d’accéder à la neutralité est, non pas de faire abstraction de soi —
c’est pratiquement impossible : personne ne peut sauter hors de son ombre — mais de se
nourrir des autres. Dans le domaine politique, le moyen le plus simple pour faire preuve de
neutralité est de s’ouvrir à l’ensemble des idéologies que l’on ne partage pas. Mais il faut s’y
ouvrir sérieusement, patiemment : pas en se renseignant de manière superficielle à propos de
tel ou tel courant de pensée, mais en s’immergeant pendant un certain temps dans son
discours, dans sa vision du monde. Les personnes les plus aptes à être neutres en matière
politique sont sans doute les présidents de parti, ou de manière générale les politiciens
professionnels : à force de côtoyer des élus d’autres partis, de débattre avec eux, de devoir
répondre à leurs arguments, de négocier des compromis entre des intérêts divergents, les
professionnels de la politique finissent par connaître par cœur la manière dont leurs
concurrents raisonnent. Il y a, ici, un indispensable détour par le savoir, faute de quoi la
neutralité risque de se réduire à faire silence sur ses propres convictions et à répartir
équitablement les temps de parole. Pour qu’un enseignant gère de manière neutre un conflit
politique qui surgirait dans sa classe, il doit disposer des connaissances nécessaires pour
dépassionner le débat, pour le retraduire dans des termes impersonnels, pour souligner que la
position de tel élève s’inscrit dans tel courant de pensée et celle de tel autre élève dans tel
autre courant, pour expliquer la cohérence interne de chacune de ces manières de voir le
monde, les points sur lesquels elles peuvent se rejoindre et les motifs pour lesquels elles
divergent. Bien entendu, on ne peut pas demander à chaque enseignant d’être un spécialiste en
science politique. Mais il ne pourra pas réagir de manière neutre s’il n’est pas au moins
conscient de la relativité de sa propre position, ce qui suppose qu’il connaisse les principales
manières de raisonner qui structurent le champ politique. Un enseignant a d’autant plus de
chances de faire preuve de neutralité qu’il sera devenu un électeur hésitant — un électeur
assez bien informé du jeu politique pour ne plus être sûr, en fin de compte, de vouloir toujours
voter pour le même parti…
Il en va de même, je crois, dans le domaine éthique. Si un enseignant se veut neutre, il
doit être conscient de ses préférences, de ses présupposés, de ses jugements de valeur, de sa
vision du monde et de l’homme — et éventuellement de Dieu. Mais il n’accédera pas à cette
conscience de manière solitaire, par un simple effort de réflexion : il y accédera grâce aux
autres, il prendra conscience de ses convictions en se heurtant aux convictions divergentes des
autres. Comme le disait Sartre dans L’Etre et le Néant, « autrui détient un secret : le secret de
ce que je suis ». L’autre me connaît mieux que moi-même parce qu’il est surpris, voire
choqué, par ce que je suis, par ce que je dis, par ce que je pense. Aucun homme ne prend
conscience de son machisme par lui-même : seules les femmes peuvent le lui révéler. Cela
peut se faire, bien évidemment, de manière directe, « dans la vraie vie », à coup de conflits,
mais cela peut se faire aussi de manière plus indirecte, par la connaissance. Ici encore, on ne