Quelle neutralité dans le traitement des questions politiques

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Quelle neutralité dans le traitement des questions politiques ou éthiques ?"
Vincent de Coorebyter"
conférence dans le cadre de la formation à la neutralité des enseignants"
cours EDUC-E-520, « Aspects socio-historiques, psychologiques, culturels et éthiques relatifs à
l’enseignement », ULB, 15 mars 2017"
De prime abord, la question de la neutralité se pose de la même manière, que l’on
traite de sujets politiques ou de sujets éthiques. De part et d’autre, en effet, les enseignants et
les élèves doivent composer avec une grande diversité de visions du monde, de systèmes de
valeurs, de normes, de références historiques, religieuses, philosophiques, culturelles… De
part et d’autre, l’évidence qui domine est celle de l’irréductible variété des points de vue, qui
contraint les enseignants à prendre cette variété comme point de départ et comme contexte
permanent de leur enseignement. Il ne peut être question, pour eux, d’ignorer cette diversité
ou de la réduire à l’unité."
Il y a quelques décennies, ce primat du multiple — et donc du dissensus — sur l’un —
et donc sur le consensus — était particulièrement manifeste dans le domaine politique,
davantage que sur le terrain éthique. L’école a longtemps été frileuse dans le traitement des
sujets politiques : elle a été tentée de les ignorer, de peur qu’ils dégénèrent en débats tendus,
difficilement maîtrisables, ou qu’ils donnent l’occasion aux enseignants, voire à certains
élèves, de défendre avec habileté une vision déterminée de la société. Lorsque la Fondation
Roi Baudouin a publié, en 2008, en partenariat avec des pédagogues et avec le CRISP, trois
volumes intitulés « Politique à l’école », elle brisait presque un tabou en offrant ainsi un
matériel pédagogique destiné à aborder les questions politiques dans l’enseignement
obligatoire.
Les questions éthiques, par contre, ont toujours été abordées à l’école, et de manière
moins frileuse peut-être parce que la diversité semblait moins grande ou mieux cadrée
dans ce domaine. Nous avons toujours été conscients, en Belgique (davantage qu’en France,
règne encore un idéal d’universalité), de la polarisation des positions en matière éthique,
mais cette polarisation est longtemps restée maîtrisable : elle opposait surtout un point de vue
confessionnel, essentiellement catholique, à un point de vue non confessionnel, d’inspiration
laïque. La diversité à prendre en compte était finalement assez réduite : la structuration du
débat politique et intellectuel au 19e et au 20e siècles lui avait donné des contours assez nets,
devenus familiers, organisés autour de deux grands courants de pensée habitués à dialoguer
entre eux ; cette diversité n’impliquait pas une réelle altérité. Et, simultanément, la conviction
restait forte selon laquelle les grandes morales et les grandes religions qui avaient marqué
l’histoire de l’humanité se rejoignaient sur l’essentiel, sur un certain nombre de règles
communes, de prescriptions et d’interdits qui faisaient consensus. Lorsque j’étais jeune, il
était encore courant de citer le Décalogue à titre d’exemple de ce consensus, puisque ces dix
commandements qui auraient été révélés à Moïse sur le mont Sinaï ont été repris à leur
compte par le judaïsme comme par le christianisme et trouvent leur pendant dans l’islam."
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Aujourd’hui, la situation s’est inversée. C’est dans le domaine éthique que
l’irréductible diversité des points de vue est devenue la plus évidente, tandis qu’il paraît plus
facile d’aborder les questions politiques à l’école. Les motifs de cette nouvelle donne sont
complexes, et tiennent sans doute à chacun de ces domaines."
Dans le domaine politique, un consensus s’est établi sur deux points : un consensus
positif, autour des valeurs et des principes portés par les grandes déclarations des droits de
l’homme, qui font consensus aussi longtemps que nous y voyons des droits fondamentaux
dont nous pouvons bénéficier ; et un consensus négatif, autour du discrédit, très largement
partagé, qui frappe le fonctionnement du système démocratique et le rôle que jouent les partis
politiques en son sein. Si l’on veut réintroduire de la diversité dans le champ des opinions
politiques, aujourd’hui, et ranimer un certain dissensus condition d’un débat démocratique
ouvert et fructueux —, le plus efficace serait sans doute de mettre certains droits
fondamentaux en cause, ou de défendre résolument l’action des partis politiques. La
confrontation des idéologies, par contre, par exemple l’opposition entre droite et gauche,
n’attise plus vraiment les passions. Dans le champ politique, le relativisme l’a globalement
emporté : il ne se trouve plus guère d’acteurs convaincus que leur idéologie exprime le sens
de l’Histoire avec un grand H. La pratique répétée du suffrage universel y est sans doute pour
quelque chose : voter, c’est voir toutes les idéologies mises sur le même pied, sur un plan
horizontal elles ne sont que des opinions concurrentes entre elles, départagées par le seul
effet du nombre. Il n’y a pas de vérité en politique, sans quoi nous n’aurions pas l’idée de
recourir au vote pour sélectionner les préférences qui se traduiront en textes de loi.
Dans le domaine éthique, par contre, la variété des attitudes paraît plus irréductible
que jamais. On assiste aujourd’hui à une extraordinaire efflorescence de doctrines éthiques,
qui bouleversent nombre de catégories ou d’idées reçues et qui renouent avec un certain
absolutisme des principes. Dans le domaine éthique, le relativisme est contrebalancé par la
réaffirmation de doctrines conquérantes et plus ou moins utopistes, dont certaines nous
projettent dans un futur littéralement in-ouï, jamais imaginé jusque-là. Ce phénomène est à
mettre en relation avec le retour du religieux, qui est lui-même lié à certaines vagues
migratoires, mais il ne s’y réduit pas, très loin de là. Plus que d’un retour du religieux, il
faudrait plutôt parler d’un retour du sacré en général, ce « sacré » pouvant être, selon les cas,
religieux, spirituel, naturel, humain, antispéciste, transhumain, genré, intersexué, animal,
terrestre... Mais, parallèlement à cette réaffirmation de principes et de valeurs à vocation
transhistorique dans le domaine éthique, le relativisme n’a pas disparu, car il est étroitement
lié à l’individualisme égocentrique qui domine notre société. Pour prendre un repère temporel
commode, on assiste, depuis Mai-68, à une revendication massive d’autonomie de choix et de
comportement, autonomie qui conduit à refuser de se soumettre à un système normatif quel
qu’il soit. Il y a donc, dans le domaine éthique, une double fracture : une fracture entre des
doctrines normatives irréductiblement rivales, d’une part, et une fracture entre ces doctrines
normatives et une attitude relativiste et individualiste, d’autre part."
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Puisque nous sommes devenus plutôt relativistes, et donc potentiellement neutres,
dans le domaine politique, nous devrions peut-être apprendre à nous comporter de la même
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manière dans le domaine éthique. Puisqu’il est question, de part et d’autre, de valeurs
concurrentes et de visions du monde divergentes, nous devrions pouvoir transférer dans le
champ éthique la distance dont nous faisons souvent preuve dans le champ politique. Parce
que nous tenons à pouvoir user librement de notre droit de vote, nous admettons que les autres
en usent également à leur manière : pourquoi n’en irait-il pas de même dans le champ
éthique ? Pourquoi ne pourrais-je pas admettre, sans difficulté, que les règles éthiques de mes
voisins sont différentes des miennes, de même que leur vote est différent du mien ? Après
tout, la politique n’est pas seulement affaire de gestion de la société mais aussi de normes,
tandis que l’éthique n’est pas seulement affaire de normes mais aussi de gestion des rapports
sociaux.
Vous sentez bien, pourtant, que ce n’est pas aussi simple. Ce qui nous inquiète, en cas
de conflit en matière éthique, c’est la qualité des choix et des comportements. L’éthique est le
domaine des jugements de valeur, de l’acceptable et de l’inacceptable, du digne et de
l’indigne, de ce que nous considérons comme admissible ou comme inadmissible de la part
d’autres êtres humains. Si nous éprouvons des difficultés à être neutres, dans ce domaine, ce
n’est pas seulement parce que les choix posés par les autres nous paraissent plus ou moins
préjudiciables à leur intérêt ou au nôtre : c’est parce qu’il y va de l’image que nous nous
faisons de l’homme et de ce que nous tenons pour sacré, quelle que soit la nature de ce sacré.
L’éthique est le domaine dans lequel il nous arrive de faire preuve d’indignation, et il ne va
pas de soi de devoir renoncer, au nom de la neutralité, à notre droit à l’indignation. Un
enseignant qui s’efforce de rester neutre devant telle ou telle parole provocante d’un élève a le
droit et peut-être, dans certains cas, le devoir de se sentir indigné. Il ne va pas de soi de
reconnaître le droit à l’expression d’une personne dont l’opinion nous choque, dont les choix
nous semblent attentatoires à l’idée que nous nous faisons de l’humain ou à la place que nous
accordons à une divinité. Des sujets tels que l’homosexualité, la transsexualité, l’avortement,
le suicide, le blasphème…, peuvent mettre à bon droit un enseignant dans une situation
difficile, quelle que soit sa position en la matière. Comment rester neutre si, dans ces
domaines, nous prônons personnellement la liberté alors que des élèves condamnent de tels
comportements, ou si, à l’inverse, nous réprouvons de tels comportements alors que des
élèves les revendiquent ? Comment accepter la différence — la différence de pensée, de
choix, de comportement alors que nous jugeons cette différence, que nous sommes enclins
à la condamner ?
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Si l’impératif de neutralité n’est pas facile à respecter dans le domaine éthique, il faut
peut-être éviter de le dramatiser. Il faut rappeler, d’abord, que la neutralité n’est pas un état :
c’est un acte, c’est un ensemble d’attitudes qu’il convient d’adopter dans certaines situations
bien définies. Ce n’est pas un idéal moral ou existentiel auquel l’enseignant devrait se
conformer en permanence, ce n’est pas une sorte de sagesse que l’on posséderait ou que l’on
ne posséderait pas : c’est la réponse pragmatique que l’on apporte ou non dans une situation
difficile.
Il faut rappeler, ensuite, en paraphrasant Simone de Beauvoir, qu’on ne naît pas
neutre, comme si c’était une qualité dont nous serions pourvus ou dépourvus : on le devient.
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Et on ne le devient pas par soi-même, on le devient surtout grâce aux autres, en se frottant aux
autres. La neutralité, pour un enseignant, ne doit pas être conçue comme un effort intérieur,
une discipline intellectuelle solitaire, une démarche intime à la manière du doute cartésien. Il
faut décider, assurément, d’assumer son devoir de neutralité, d’y être attentif : il y a une
responsabilité professionnelle à laquelle aucun enseignant ne peut se soustraire. Mais, cette
condition étant remplie, la neutralité n’est pas une torture à laquelle nous devrions nous
soumettre, comme une sorte de bataille personnelle avec nos mauvais démons : c’est un
apprentissage progressif et jamais achevé.
Le meilleur moyen d’accéder à la neutralité est, non pas de faire abstraction de soi
c’est pratiquement impossible : personne ne peut sauter hors de son ombre mais de se
nourrir des autres. Dans le domaine politique, le moyen le plus simple pour faire preuve de
neutralité est de s’ouvrir à l’ensemble des idéologies que l’on ne partage pas. Mais il faut s’y
ouvrir sérieusement, patiemment : pas en se renseignant de manière superficielle à propos de
tel ou tel courant de pensée, mais en s’immergeant pendant un certain temps dans son
discours, dans sa vision du monde. Les personnes les plus aptes à être neutres en matière
politique sont sans doute les présidents de parti, ou de manière générale les politiciens
professionnels : à force de côtoyer des élus d’autres partis, de débattre avec eux, de devoir
répondre à leurs arguments, de négocier des compromis entre des intérêts divergents, les
professionnels de la politique finissent par connaître par cœur la manière dont leurs
concurrents raisonnent. Il y a, ici, un indispensable détour par le savoir, faute de quoi la
neutralité risque de se réduire à faire silence sur ses propres convictions et à répartir
équitablement les temps de parole. Pour qu’un enseignant gère de manière neutre un conflit
politique qui surgirait dans sa classe, il doit disposer des connaissances nécessaires pour
dépassionner le débat, pour le retraduire dans des termes impersonnels, pour souligner que la
position de tel élève s’inscrit dans tel courant de pensée et celle de tel autre élève dans tel
autre courant, pour expliquer la cohérence interne de chacune de ces manières de voir le
monde, les points sur lesquels elles peuvent se rejoindre et les motifs pour lesquels elles
divergent. Bien entendu, on ne peut pas demander à chaque enseignant d’être un spécialiste en
science politique. Mais il ne pourra pas réagir de manière neutre s’il n’est pas au moins
conscient de la relativité de sa propre position, ce qui suppose qu’il connaisse les principales
manières de raisonner qui structurent le champ politique. Un enseignant a d’autant plus de
chances de faire preuve de neutralité qu’il sera devenu un électeur hésitant un électeur
assez bien informé du jeu politique pour ne plus être sûr, en fin de compte, de vouloir toujours
voter pour le même parti…
Il en va de même, je crois, dans le domaine éthique. Si un enseignant se veut neutre, il
doit être conscient de ses préférences, de ses présupposés, de ses jugements de valeur, de sa
vision du monde et de l’homme et éventuellement de Dieu. Mais il n’accédera pas à cette
conscience de manière solitaire, par un simple effort de réflexion : il y accédera grâce aux
autres, il prendra conscience de ses convictions en se heurtant aux convictions divergentes des
autres. Comme le disait Sartre dans L’Etre et le Néant, « autrui détient un secret : le secret de
ce que je suis ». L’autre me connaît mieux que moi-même parce qu’il est surpris, voire
choqué, par ce que je suis, par ce que je dis, par ce que je pense. Aucun homme ne prend
conscience de son machisme par lui-même : seules les femmes peuvent le lui révéler. Cela
peut se faire, bien évidemment, de manière directe, « dans la vraie vie », à coup de conflits,
mais cela peut se faire aussi de manière plus indirecte, par la connaissance. Ici encore, on ne
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peut pas demander à chaque enseignant de devenir un spécialiste des différents courants de
pensée, mais on peut attendre d’un enseignant, idéalement, qu’il soit assez attentif aux débats
qui agitent la société et qui se prolongent dans l’école pour s’être laissé interpeller,
interloquer, déstabiliser par des positions qui ne sont pas les siennes. On ne peut pas réagir de
manière neutre à des prises de position éthiques si l’on reste crispé sur sa propre position, et
on ne peut pas prendre de distance réflexive sur sa propre position si l’on n’accepte pas de se
laisser interroger, contester, inquiéter par les positions des autres. Je ne plaide pas pour que
les enseignants deviennent des éponges qui assimilent n’importe quelle manière de penser,
mais je plaide pour qu’ils s’efforcent de comprendre la manière dont leurs élèves pensent. Or,
la meilleure manière de s’assurer que l’on a compris, c’est d’avoir été transformé par cette
compréhension, de sentir qu’elle a enfoncé un coin dans nos certitudes, qu’elle a distillé un
certain doute, qu’elle change le regard que nous portons sur nous-mêmes.
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Si nous étions en France, nous aurions sans doute tendance à penser la neutralité à la
manière républicaine, ou d’une manière cartésienne ou sartrienne. Nous demanderions aux
enseignants de se mettre entre parenthèses, de faire abstraction d’eux-mêmes, d’ignorer
activement leurs convictions, de nier ce qui fait leur personne et qui les a construits, de
dépasser l’ensemble des influences, des appartenances, des groupes, des cultures qui les ont
façonnés nous leur demanderions de s’arracher à eux-mêmes pour se projeter dans un
horizon universel. Ce que j’ai proposé ici, dans des termes beaucoup trop généraux, s’inspire
plutôt de notre sagesse belgo-belge, qui nous a appris que nous ne prenons de distance par
rapport à nous-mêmes qu’au contact de ceux qui nous contestent ou qui nous interpellent. Le
meilleur garant de la neutralité idéologique des enseignants, c’est l’activisme idéologique des
élèves.
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