A Cirey, 28 mai 1736
Nous sommes au désespoir en voyant le jugement de l’Académie ; il est dur que le prix ait été
partagé, et que M. de Voltaire n’ait pas eu sa part au gâteau. Ce M. Fuller2 qui est nommé, est un
Leïbnitien, et, par conséquent, un cartésien ; il est fâcheux que l’esprit de parti ait autant de crédit en
France.
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Cirey, 21 juin 1738
Je vous ai marqué, Monsieur, combien j’étais fâchée de vous voir aller à Saint-Malo, quand
j’espérais vous voir à Cirey. […]
Je crois que vous avez été bien étonné que j’aie eu la hardiesse de composer un mémoire pour
l’Académie. J’ai voulu essayer mes forces à l’abri de l’incognito : car je me flattais bien de n’être
jamais connue. M. du Châtelet était le seul qui fût dans ma confidence, et il m’a si bien gardé le secret,
qu’il ne vous en a rien dit à Paris. Je n’ai pu faire aucune expérience, parce que je travaillais à l’insu
de M. de Voltaire, et que je n’aurais pu le lui cacher. Je ne m’en avisai qu’un mois avant le temps,
auquel il fallait que les ouvrages fussent remis ; je ne pouvais travailler que la nuit et j’étais toute
neuve dans ces matières.
L’ouvrage de M. de Voltaire, qui était presque fini avant que j’eusse commencé le mien, me fit
naître des idées et m’inspira l’envie de courir la même carrière. Je me mis à travailler, sans savoir si
j’enverrais mon mémoire, et je n’en parlai point à M. de Voltaire, parce que je ne voulais point rougir
à ses yeux d’une entreprise qui pouvait lui déplaire : en outre, je combattais toutes ses idées dans mon
ouvrage. Je ne le lui avouai que lorsque je vis par la gazette, que ni lui, ni moi, n’avaient part au prix.
Il me parut qu’un refus que je partageais avec lui devenait honorable. J’ai su depuis que son ouvrage et
le mien avaient été du nombre de ceux qui avaient concouru, et cela a ranimé mon courage.
M. de Voltaire, au lieu de me savoir mauvais gré de ma réserve, n’a songé qu’à me servir, et ayant
été assez content du mémoire, il a bien voulu se charger d’en demander l’impression. J’ai l’espérance
de l’obtenir, surtout, si vous daignez en écrire un mot à M. Dufay et à M. de Réaumur. J’espère que le
mémoire de M. de Voltaire sera imprimé aussi. Je vous avoue que j’attends les ouvrages des élus avec
impatience.
Les deux derniers chapitres de la Philosophie de Neuton ne sont pas de M. de Voltaire ; ainsi vous
ne devez rien lui attribuer de ce qu’on y dit sur l’anneau de Saturne ; il n’était pas dans l’intention d’en
parler ; il n’aurait pas fait la faute d’adopter le sentiment de Wolf par préférence au vôtre ; vous ne
devez pas l’en soupçonner.
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A Cirey, 24 octobre 1738
[…] M. de Voltaire attend avec impatience votre agrément pour faire paraître la lettre qu’il vous
adresse, et moi, j’attends votre jugement sur mon petit extrait de Neuton.
M. de Réaumur me fait enrager le plus poliment du monde ; il n’a pas voulu souffrir que je
supprimasse une note de mon ouvrage, qui n’a rien à démêler avec le fonds, puisqu’il s’y agit de
forces vives. Je dis en cette note une petite fadeur à M. de Maison, sur son mémoire des forces vives.
Je vous avoue que je suis un peu fâchée de cette sévérité, qui n’est pas celle d’un homme d’esprit ;
je ne veux pas cependant m’en plaindre ; car je me ferais deux ennemis de deux personnes que je veux
ménager : ainsi, gardez-moi le secret.
La lettre de Voltaire m’a paru sensée et bien écrite : du reste, je m’entends peu à ces matières, et la
vie est si courte, si remplie de devoirs et de détails inutiles, qu’ayant une famille et une maison, je ne
sors guère de mon petit plan d’étude pour lire les livres nouveaux. Je suis au désespoir de mon
ignorance. Si j’étais homme, je serais au Mont-Valérien avec vous, et je planterais-là toutes les
inutilités de la vie. J’aime l’étude avec plus de fureur que je n’ai aimé le monde ; mais je m’en suis
avisée trop tard. Conservez-moi votre amitié : elle console mon amour-propre.
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2 En fait, Léonard Euler.