Les carnets du Public – Tristesse animal noir

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Les carnets du Public – Tristesse animal noir – Anja Hilling
Théâtre le Public – Saison 2015-2016
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Les carnets du Public – Tristesse animal noir – Anja Hilling
TRISTESSE ANIMAL NOIR
De Anja Hilling
Avec Laurent Capelluto (Paul), Itsik Elbaz (Viktor), Serge Demoulin (Martin), Julien Lemonnier (Flynn),
Nargis Benamor (Miranda), France Bastoen (Jennifer), François Delvoye (guitare électrique)
Grande salle
DU 15/03/16 AU 30/04/16
Représentations du mardi au samedi à 20h30 - Relâche du 30/03 au 09/04/2016
Ça commence comme une série-télé. Trois couples pique-niquent autour d’un feu, dans une forêt où
ils vont passer la nuit. Ils s’appellent Miranda, Paul, Martin, Jennifer, Oskar et Flynn. Ils sont amis. Ils
ont entre 30 et 45 ans, mènent la vie confortable de citadins branchés. Ils boivent et les langues se
délient. Derrière les platitudes échangées se font jour les inimitiés, les blessures mal refermées, les
ambiguïtés. Soudain, un incendie éclate, dévastateur, et le sitcom vire au film catastrophe. Pour les
survivants, plus rien ne sera jamais comme avant.
UNE CRÉATION ET COPRODUCTION DE LA COMPAGNIE BELLE DE NUIT, DU THÉÂTRE LE PUBLIC ET DE
L'ATELIER THÉÂTRE JEAN VILAR. PHOTO COVER© BRUNO MULLENAERTS.
Mise en scène Georges Lini
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Florence A.L.Klein
Scénographie et costumes Renata Gorka
Création lumière Alain Collet
Vidéo et son Sébastien Fernandez
Musique François Delvoye
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Note d’intention
Au milieu du chemin,
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu’elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée.
Dante, Infierno
«Tristesse animal noir» est un texte fort. Plus que fort: saisissant. Une beauté rare. Une originalité
troublante. Plus que troublante: un effroi. Une émotion lumineuse et âpre. Une émotion, encore
inconnue de moi, qui résonne à sa lecture. Et un appel : je veux monter ce texte. Il me séduit et
m’excite, il m’effraye et me confronte. Il a le goût et l’odeur des défis. Il m’oblige à me dépasser.
«Tristesse animal noir» est une audace à saisir, une forme radicalement novatrice et puissante. C’est
aussi un écho : une merveilleuse continuité à ma recherche déjà ancienne sur le tragique : la
nécessaire confrontation au chaos, notre monstrueuse humanité.
Je situe ce travail dans la droite ligne de celui que j’ai entamé avec mes mises en scène de
«Britannicus» et d’ «Incendie » : la beauté dans l’horreur. C’est l’incroyable puissance de ce texte : la
plus affreuse destruction est d’une beauté inouïe. Le sang trouve une noblesse dans l’art. Le texte
d’Anja Hilling fait voler en éclats toute représentation classique du tragique. Dans une forme inédite
et résolument contemporaine, l’écriture dramatique elle-même est triturée, renversée, «chaotisée».
À travers une langue rare et belle, c’est l’imaginaire du spectateur qui est convoqué. La confiance en
son pouvoir de créer ses propres images, de vivre une émotion singulière : la sienne. Ce texte nous
confronte à un énorme sentiment de gâchis et de perte, il nous oblige à affronter nos peurs les plus
noires, à traverser les flammes de ces peurs pour s’en trouver autre, changé.
C’est cette traversée qui m’intéresse. Du chaos à la naissance. Du feu qui ravage à la lumière qui
éclaire.
Autour de moi pour ce projet, une distribution exceptionnelle. Toute l’équipe est enthousiaste à l’idée
de réaliser ce projet audacieux et surtout à l’idée de porter ce texte, tout simplement splendide d’un
auteur majeur du théâtre contemporain.
George Lini, metteur en scène
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L’auteur : Anja Hilling
Née en Allemagne en 1975, elle écrit ses trois premières pièces, « Étoiles », « Mon cœur si
jeune si fou » et « Mousson » (2003-2005) au cours des études d’écriture scénique qu’elle
poursuit à l’université des Arts de Berlin (2002-2006). Aussitôt remarquée, elle est
accueillie en résidence internationale au Royal Court à Londres à l’été 2003, élue révélation
de l’année par la revue Theater Heute en 2005. Son œuvre, qui compte une dizaine de
pièces, est régulièrement traduite et montée sur les scènes anglaises.
Avec « Étoiles », elle participe en 2003 au Theatertreffen de Berlin et reçoit le Prix de la
Jeune Dramaturgie décerné par la Dresdner Bank. Lue à Mannheim, Zurich et au Festival
international de la nouvelle dramaturgie à Moscou et Saint- Pétersbourg, la pièce sera
créée en 2006 au Théâtre de Bielefeld (mise en scène Daniela Kranz) et, en anglais, au
Festival international d’Édimbourg. « Mon cœur si jeune si fou », présenté aux
Kammerspiele de Munich en 2004, est créé au Théâtre de Iéna en 2005 (mise en scène
Markus Heinzelmann), également présenté dans le cadre des Journées théâtrales de
Mülheim (mise en scène D. Kranz). La même année, « Mousson » est mis en scène au
Schauspielhaus de Cologne, Protection aux Thalia Theater de Hambourg (mise en scène
Andreas Kriegenburg), Bulbus au Burgtheater de Vienne (mise en scène D. Kranz). En 2006,
« Anges » est créée aux Kammerspiele de Munich, puis en 2007, elle écrit « Sens (cinq
petites pièces) » pour les élèves de la Comédie de Saint-Étienne et ceux de la
Theaterakademie de Hambourg. Les pièces seront également présentées au Festival
Premières à Strasbourg en 2008. Suivent, « Tristesse animal noir », commande du
Schauspiel de Hanovre (mise en scène Ingo Berk, 2007), et, pour le Thalia Theater,
« Nostalgie 2175 » (mise en scène Rafael Sanchez, 2008) et « Radio Rhapsodie » (mise en
scène A. Kriegenburg, 2009).
En France ont paru: « Sens », traduction de Silvia Berutti-Ronelt et Jean-Claude Berutti,
Lansman, 2007; « Bulbus », traduction de Henri Christophe, « Théâtrales/Traits d’union »,
2008; Anges, traduction Jörn Cambreleng, Théâtrales, 2009; « Tristesse animal noir »,
traduction Silvia Berutti-Ronelt et Jean-Claude Berutti, édition bilingue, Presses
universitaires Mirail, Toulouse, 2009.
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Dramaturgie
Je voudrais simplement que tu pleures
(Extrait du texte)
«Tristesse animal noir» est une pièce qui ne délivre pas de message.
Comme le feu, elle est ambivalente.
Destructrice et créatrice dans un même mouvement.
«Tristesse animal noir» est un reflet.
Noir.
Un reflet déformé dans les lueurs d’un feu qui consume nos valeurs.
C’est la vision d’une certaine vacuité.
La vacuité d’une société de loisirs.
Société riche et consumériste.
C’est la vision d’une société infiniment pauvre.
Pauvre dans sa capacité à prendre soin de l’autre, homme ou animal, arbre ou plante, taupe ou ami,
chevreuil ou bébé.
C’est une interrogation sur l’art, ses possibilités de transformer la douleur en beauté. Son inanité
peut-être.
C’est aussi un reflet de notre insensibilité répétée, quotidienne, télévisuelle aux catastrophes.
«Tristesse animal noir» est un bouleversement de notre lien à la nature.
La vision d’une nature qui nous domine, que nous détruisons, qui nous détruit dans un même
mouvement.
Ravageur.
Dans ces ravages de nos façons d’être et de faire, nous avons choisi de traiter plus particulièrement
deux questions: celle de notre lien à la nature et celle de l’art.
La pièce se divise en trois parties: trois grands mouvements qui sont très différents dans leur forme:
la fête, le feu, la ville.
Notre analyse dramaturgique suivra, dans un premier temps, le fil de ces trois grands mouvements.
La dernière partie de notre analyse se concentre sur la question de l’art.
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Notre indicible froideur
Si vous deviez trouver la moindre consolation dans mon théâtre, traduisez-moi devant les tribunaux.
Quiconque voit mon théâtre se retrouve assis dans les cendres et les décombres.
Howard Barker
Les personnages de «Tristesse animal noir» entretiennent des relations superficielles. Dans la
première partie de la pièce - «La fête» - leurs discussions tournent autour de l’apparence. Sous les
voiles de l’amitié, se cache une cruauté très civilisée : Miranda par exemple, l’ancien mannequin,
déclare, parlant de son bébé: «je ne l’allaite pas, comme ça je peux boire du vin et fumer au lieu de
manger et mes seins sont comme avant». Reflet cruel de notre monde individualiste. Anja Hilling,
dans cette première partie, nous met en présence de personnages dont l’apparente éducation n’a
d’égal que le cynisme. Les sujets de discussions (l’apparence, le sexe et l’art) sont vides, dénués de
sens, froids comme la glace que les personnages n’arrivent pas à briser.
FLYNN: Martin.
MARTIN: Oui.
FLYNN: Ton crâne a une forme super.
MARTIN: Oui.
FLYNN: Oui.
MARTIN: Tu en parles à ton aise.
FLYNN: Je suis sérieux.
MARTIN: Si j’avais ton visage moi aussi je ferais des compliments.
JENNIFER: Je vais vider ma vessie.
Des sujets plus que superficiels: déplacés dans cet environnement dont Anja Hilling s’attache, par
ailleurs, à décrire la superbe, l’indicible beauté.
Une forêt, une forêt mixte, pins, frênes, tilleuls, hêtres, des chênes aussi, parfois un saule. C’est le soir.
Et l’été. La forêt flamboie. Il fait torride, pas simplement chaud. Depuis trente-quatre jours, la forêt
attend la pluie. Une attente qui la rend plus haute en couleurs, plus sonore, plus belle. Rampement de
mille-pattes sur une friable feuille de hêtre, cliquetis de la carapace du scarabée, scintillante au
moment où elle tombe sur le sol assoiffé, grattement de griffes d’écureuil sur les écorces d’arbre qui
s’effritent.
Entre la poésie des didascalies (qui seront dites) et la trivialité des conversations se tissent un grand
écart. L’écart d’une société qui ne sait plus jouir du silence, ne sait absolument plus comment ni se
relier à la nature ni aux autres.
Comme le dit l’auteure dans une autre didascalie: «ils ont voulu pour une fois sortir de la ville, (...) Se
rassasier, s’enivrer, se sentir légers, très légers»
La légèreté est ici plutôt lourde. La lourdeur d’un monde froid, superficiel où justement plus aucune
parole ni aucun partage véritable ne peut s’ancrer.
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Honorer notre tristesse pour le monde
La seconde partie - «le feu» - vient en quelque sorte honorer notre tristesse pour le monde.
L’incendie dans sa brutalité destructrice est rendu dans ses détails les plus macabres.
- Elle retire les vêtements de la peau du bébé. Ce n’est pas difficile, ça va vite, ça va presque tout
seul, il suffirait de souffler. Des vêtements, il ne reste que des particules de fibres et des bouts de
coton (...)
- Sous la fine couche des restes de tissu, elle aimerait pouvoir enlever encore une couche. Avec
d’infinies précautions. Pour ne pas lui faire mal. Au bébé.
- Une couche noire.
- Sous cette couche noire des endroits roses. Miranda les effleure de ses doigts pliés, la chair qu’elle
touche est crue.
En totale contraste avec la première partie, cette seconde partie du texte nous plonge en plein film
catastrophe, sauf que, loin des images racoleuses, la langue de l’auteure est de toute beauté: précise,
sans concession, délicate ! Elle nous confronte à nos terreurs les plus intimes en maniant le scalpel
d’une langue chirurgicale.
Ce diamant brut de nos peurs fait, selon nous, écho au sentiment confus de notre profonde
séparation de la nature. Une conscience faite de larmes rentrées. La conscience que nous détruisons
la nature, une force qui pourtant est plus grande que nous. Notre douleur pour le monde.
Ce pourrait d’ailleurs être le sens du titre «Tristesse animal noir». Au cœur de l’incendie, alors que
Jennifer, Paul et Oskar vont de poubelle en poubelle à la recherche de quelque chose à boire, Jennifer
trouve un chevreuil mort, noir, calciné.
- Elle pleure, les mains dans l’animal brûlé, elle verse des larmes comme si elle avait encore cet
excédent de liquide. Comme si, en elle, tout n’était pas que sécheresse et soif.
- Une tristesse qui ne peut se concevoir, elle moins que tout autre dans ces circonstances.
- Oskar va la chercher.
- L’éloigne de cette tristesse inconcevable.
Le texte est, selon nous, un miroir de la violence profonde que nous faisons à la nature. Cette
violence, nous nous la faisons à nous-mêmes. Tristesse inconcevable qui est plus grande que soi. Une
violence qui nous blesse. Indubitablement. Le texte vient creuser une blessure. Une blessure faite de
larmes rentrées. La nôtre.
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Le salut par le feu
Le salut du feu, celui qui tue et sauve dans un même mouvement, c’est, en quelque sorte, qu’à son
occasion, les personnages retrouvent un peu d’humanité.
Comme le dit Hilda Inderwidi, «Le feu permet de prendre au pied de la lettre l’idéal bobo de Paul:
renouer par- delà les apparences et les relations superficielles, avec l’élémentaire.»
L’élémentaire c’est parfois la simple conscience de sa solitude:
Tu as quelqu’un a tes côtés, mais cela ne t’aide pas, ne te soulage pas, cette certitude, la proximité de
ces deux-là. Tu voudrais ressentir quelque chose comme de la tendresse, pour tes amis, au moins de la
compassion, mais leur vue ne fait que te rappeler à toi-même.
L’élémentaire, c’est aussi trouver de l’eau, rester en vie simplement. Paradoxalement, l’élémentaire
est, à la fois, conscience de sa solitude et de la nécessité du lien aux autres. En effet, les dialogues et
les didascalies de la première partie du texte de Hilling cèdent la place à une écriture chorale où les
personnages ne parlent plus en leur nom. Ils ne sont plus enfermés dans leurs identités de pacotille.
Les voix bien distinctes du début se confondent dans cette traversée de l’horreur. Tout se passe
comme si le feu obligeait à se partager la parole, à devenir ensemble les porteurs du dire, à se relier
les uns aux autres.
- Ils ont soif.
- Ils ne craignent pas le ciel bas. Ils doivent seulement être vigilants. Car la visibilité se dégrade, se
dégrade de plus en plus, et la crainte est grande. La crainte de ne pas voir la poubelle.
- Ils tournent en rond.
L’incendie amène une choralité, le signe d’une humanité/animalité retrouvée par/et dans la
catastrophe. Par le feu, les identités se défont, le «je» disparait mais les liens se refont. Ainsi, dans la
première partie, la relation fraternelle entre Oskar et Jennifer est froide, emprunte d’indifférence. Au
cœur du feu, Oskar blessé tient la main de sa sœur, elle aussi blessée. Il ne la lâchera plus. Ou
encore, Martin et Flynn se retrouvent, comme de petits animaux, liés l’un à l’autre:
- Ils prennent l’eau à même le ruisselet, à même le sol, têtes baissées, la langue dans les pierres, front
contre front.
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Consommer consume
En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins
complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse.
Il se déverse dans le monde un incessant torrent de nouveauté, en dépit de quoi nous souffrons une
incroyable torpeur.
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois
Nous retournons à la fin de la pièce au lieu même d’où viennent les personnages: la ville. Cette ville
qui ne les a jamais quittés. Les personnages, en effet, ont amené, avec eux dans la forêt, une quantité
insensée de produits de consommation:
« caisses de boissons, coca, eau, vin, une bouteille de Cognac, papier alu, vaisselle en carton, six vrais
verres, six verres à Cognac, Ketchup, Curry, Ketchup au Curry et des sacs, des sacs plein de légumes,
(...)
La didascalie court sur plusieurs lignes. Le propre de l’homme est, dirait-on, de produire des déchets.
Ivres de soif pendant l’incendie, Paul, Oskar et Jennifer ne trouvent qu’un reste de Red Bull pour les
sustenter. Cette canette (qui devrait donner des ailes) est comme un débris du monde civilisé. Inanité
du Red Bull pour étancher la soif. Au fond d’une poubelle, en plein cœur de l’incendie, cette canette
est juste d’une complexité improbable face au simple besoin d’eau. La complexité absurde de notre
monde consumériste.
Notre si noire tristesse
Comment survivre à la catastrophe? C’est la question du feu. Et le constat de l’auteure est plutôt
sombre. Nous aurions pu espérer une fable morale où la violence du feu trouve un lieu de
consolation. Mais tout se passe comme si survivre au feu était pire que le feu. Contrairement au texte
«Incendie» de Wajdi Mouawad dans lequel le feu purifiait les personnages, ici, le feu putréfie.
L’incendie crée une blessure indélébile qui va elle-même s’enflammer.
De retour en ville, les personnages, loin d’être épargnés par le monde, de pouvoir se reposer et
soigner leurs blessures, se débattent avec les conséquences de l’incendie. La catastrophe n’était pas
un point d’arrêt. Elle marque seulement le début d’une descente aux enfers.
Les relations entre les personnages étaient déjà désenchantées avant la catastrophe. Nous allons
maintenant vers le pire. Trouver un lieu qui les rassemble est devenu impossible. La vie pourtant les
appelle, les rudoie, les bouscule. Anja Hilling tisse un lien subtil et absolument original avec la
catastrophe : l’écriture devient intrigue, suspense, presque un roman policier. De l’horreur du feu
surgissent des questions qui, comme un boomerang, enveniment les blessures: Qui a la
responsabilité de l’incendie? Vont-ils être poursuivis? Qu’est-devenu Paul? Comment va-t-il réagir à
l’annonce de la mort de sa compagne et de sa fille? Oskar va-t-il pouvoir retrouver Martin?
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Tous les couples ont explosé: Flynn quitte Jennifer puis quitte Martin. Miranda, la femme de Paul, et
son bébé, Gloria, sont mortes. Oskar et Martin se sont séparés. Jennifer tente pourtant de réintégrer
le cœur de Paul qui ne lui cache pas son mépris pour la vie, sa soif de mourir.
Les personnages de «Tristesse animal noir», loin de se remettre en question, de revenir aux sources,
plongent en enfer. Jennifer photographie des charognes à longueur de temps, tout comme elle
photographie son ex, Paul. Elle est aussi totalement incapable de s’occuper de son frère. En
témoigne la violence de ce dialogue:
Jennifer: Comment va ton bras.
Oskar: Le bras a été enlevé. La prothèse n’est pas encore prête.
Jennifer: S’apitoyer sur son sort n’apporte rien à personne.
Si Jennifer parvenait à pleurer durant l’incendie, la voilà revenue à sa froideur des débuts. Le feu n’a
sauvé personne. De retour en ville, les personnages sont plus inhumains que jamais et les morts
s’amoncellent: Miranda, son bébé, des chevaux qu’on enterre, une taupe, un chevreuil, des pompiers
et Paul qui finira par «tomber» de la fenêtre.
Tout se passe comme si après la banalité de la première partie, l’horreur de la seconde, l’auteure
nous montrait comment nos vies, dans leurs élans et leurs mystères, sont tissées par la catastrophe et
quelles sont les ressources inhumaines que nous mettons en œuvre pour fonctionner malgré elle.
C’est ce miroir-là de nous-même qui est profondément dérangeant. Malgré l’horreur la plus noire, la
vie continue.
Si c’est la chanson d’Elvis Prestley, «Always on my mind» qui ouvre cette troisième partie: «Maybe I
did’nt treat you quite as good as I should have / Maybe I did’nt love you quite as often as I could
have», les questions que la chanson soulève s’adressent plus au spectateur qu’aux personnages qui,
eux, ne trouvent aucun chemin pour s’aimer plus ou mieux.
Une véritable descente aux enfers.
La visite aux enfers
Est-il possible qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important? Est-il possible qu’on
ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces
millénaires comme une récréation dans une école?
Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge.
Le texte de «Tristesse animal noir» est truffé de références à l’art.
MARTIN: Oskar a un plan. Un plan pour la gloire. Le plan, c’est. Qu’il s’en fout.
JENNIFER: Parce que. Pour lui l’important c’est l’œuvre.
MARTIN: L’art.
OSKAR: Pour moi l’important c’est. D’écraser vos gueules dans le feu.
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Ecraser vos gueules dans le feu, telle est la définition de l’art pour Oskar. C’est donc d’un art qui
secoue, d’un art qui ravage, d’un art du feu qui consume nos certitudes dont il est ici question. Art
coup de poing qui ressemble à la définition qu’en donne le dramaturge anglais, Howard Barker, pour
qui le travail de l’artiste doit être brutal.
Mais quelle est la place d’un art brutal dans notre monde de brutes? Comment l’art peut-il rendre
compte d’un incendie?
Anja Hilling y répond par ses mots, par son incroyable capacité à user du langage pour nous faire
sentir l’incendie dans sa profonde intimité. Ce texte rend toute sa noblesse aux mots, au fait simple
et pourtant aujourd’hui douteux que nous avons absolument besoin de langage pour exprimer le
monde. La poésie infinie de la langue n’est pourtant pas consolation. Tout se passe simplement
comme si rien ne pouvait mieux rendre compte de l’incendie que l’art.
En donnant chaire et matière à la catastrophe, le théâtre vient ici réaliser ce dont nous avons
absolument besoin: le contact de notre propre souffrance.
Je voudrais simplement que tu pleures est la dernière phrase du texte.
La souffrance enfin reconnue.
Pas une souffrance de talk-show.
Pas une souffrance sensationnaliste de Journal télévisé.
Pas une souffrance ordinaire.
Je voudrais simplement que tu pleures.
Une souffrance devenue belle par la force de l’art car matière sensible alliant le poétique au tragique,
alliant l’émotion à l’image.
Une émotion matérialisée.
Je voudrais simplement que tu pleures.
C’est Oskar l’artiste qui le dit.
La pièce se termine ainsi.
Ou pas tout à fait.
Je voudrais simplement que tu pleures est la dernière phrase des dialogues.
Un épilogue suit.
Qui vient clôturer la pièce par le récit d’une exposition d’art contemporain.
Six mois plus tard.
Une exposition.
Très médiatisée et aussi controversée.
Une installation dans une halle loin de tout.
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De la ville et de la forêt.
Un feu. Artificiel et beau.
(...)
La copie d’un feu.
Une ivresse. Un cauchemar. Un sortilège.
Une exposition comme un miroir de la pièce de Hilling.
Qui est elle aussi la copie d’un feu. Un cauchemar. Une ivresse. Un sortilège.
La pièce de Hilling est notre traversée des enfers. Un enfer artificiel.
Un enfer au théâtre. Un enfer tellement beau que l’espace d’un instant, il nous confronte à notre
monstrueuse humanité.
Notre pire. Notre meilleur.
Comme une ambivalence.
L’art à la lumière du feu.
Nous prend dans sa tourmente.
Et sans qu’il n’y ait de message, nous transmet sa beauté.
La beauté peut-être de notre monstrueuse souffrance.
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Un mot de la scénographe
Ce n’est pas vrai que l’homme moderne a vaincu la peur par la science.
La peur est toujours la même.
La peur du monde extérieur,
La peur de son propre destin,
La peur de la mort,
La peur de l’inconnu,
La peur du vide,
La peur de l’abandon.
Il n’est pas vrai, qu’un artiste est un vainqueur, qui nous donnera des leçons.
Croyez-moi, c’est un pauvre homme sans défense.
Il est juste conscient et dans cette conscience est née sa peur.
Si c’est vrai que l’artiste se consomme dans son acte de la création, alors son œuvre n’est que les
cendres.
T. Kantor
On vit une époque où on n’a jamais construit autant de murs, selon Laurent Gaudé, le « poète » des
souffrants.
Mon décor n’est qu’un mur : lisse, immaculé, blanc, uniforme et impossible à franchir. Devant lui, six
personnages unis dans sa douleur et son impuissance.
« Si on décide d’abandonner le décor traditionnel au théâtre ce n’est pas à cause de sa forme. Il existe
une raison beaucoup plus importante. On doit trouver à la place, LA FORME QUI CONSTRUIT
L’ACTION, SUIT SON PARCOURS, SA DYNAMIQUE, SES CONFLITS, SON DEVELOPPEMENT. LA FORME
QUI ENGAGE LE JEU D’ACTEUR. » (T. Kantor)
L’espace de jeu de « Tristesse animal noir », carrelé et froid, va engager l’acteur à constamment
essayer d’échapper à son inévitable catastrophe. Courir vers ce mur, y grimper, s’y butter, s’y cogner
et enfin ... tomber devant cette force toute puissante et immobile, froid de sueur. Le décor sera un
levier de jeu pour l’acteur. Epuisé par cette course sans fin, son jeu sera réellement transformé.
L’acteur deviendra le personnage : épuisé et impuissant
Dans mon travail de scénographe, j’ai décidé volontairement de ne pas représenter visuellement la
facteur principal de cette pièce : le feu. Ce n’est la cause qui est importante, ce sont ses
conséquences. L’homme moderne entouré des gadgets dernière technologie se sent si impuissant et
immortel aujourd’hui. Il oublie malheureusement que la force de la nature est toujours la même :
écrasante. Elle vient souvent de nulle part et en une vitesse éclaire, comme un ennemi sournois, elle
peut l’anéantir en quelques secondes. On ne verra donc pas de feu dans ma scénographie, on y verra
par contre la sueur et la course sans fin pour y échapper. On verra l’espace immaculé transformé
progressivement en désastre. La belle galerie d’art du début, parfaite dans sa belle froideur et
uniformité, sera vite transformée. D’abord, la (sur)consommation excessive sur le plateau des
aliments et des boissons va ressembler à un air de déchets abandonnés. On ne verra pas non plus
d’arbres sur le plateau puisque le feu les a tous détruits. Les cendres qui tomberont sur chacun des
personnages comme une douche opaque va représenter le bois consommé.
L’homme va subir l’espace.
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Dans mon travail sur le corps des comédiens, je me suis inspirée du théâtre de Bûto, et sa danse née
suite à Hiroshima. Ces jeunes gens, beaux, intellos et aisés, quittent la ville (trop) bien habillés pour
un week-end dans les bois, deviendront méconnaissables au cours de la pièce. Ils vont représenter
en direct, la destruction totale de leur corps par le feu, ils vont enlever les beaux habits, pour exposer
les haillons salis par la cendre, mélangés à de la fine brume d’eau qui tombera également du plafond.
Les comédiens vont aussi transformer leur visage. Dans un premier temps avec des perruques afin de
pouvoir couper leurs cheveux brûlés par le feu. La transformation continuera à l’aide de têtes
d’animaux détruits dans le bois et « empaillés » sur leurs propres têtes. En ce qui concerne le
manque d’oxygène, je l’évoquerai par l’enfermement de l’homme dans des sacs plastiques
transparents – le produit d’appel de notre époque. Et enfin, cette course à l’aveugle, droit vers le
mur, va faire naître sur sa surface la trace des arbres imprégnés grâce aux corps couverts de cendres.
L’image des arbres morts, squelettiques et droits.
Le public y verra la beauté dans la laideur de ces corps souffrants, on sera hypnotisé par cette bataille
sans espoir, on y sentira la condition fragile de l’homme.
De nous-mêmes.
L’horreur est si proche, elle nous guette comme un animal noir, caché dans les bois. Nous allons vous
le raconter.
Âmes sensibles, s’abstenir.
Renata Gorka
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AUTOUR DES SPECTACLES:
L’ACCUEIL DU PUBLIC SCOLAIRE AU THÉÂTRE
Activités gratuites : demandez-les lors de votre réservation de spectacle !
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Rencontres avec les artistes du spectacle le soir de la représentation, de 19h à 19h45
Visite du théâtre avec un collaborateur du Public, en journée
Invitation aux soirées « L’invité du Public » (18h00-19h30)
Les Carnets du Public: dossiers pédagogiques. Ces carnets sont téléchargeables sur le site du
théâtre ou disponibles à la demande.
Tarifs applicables pour tous les spectacles, excepté « Cabaret »
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Place gratuite pour le professeur accompagnant (par groupe de 10 élèves)
7€/place élève
15€/place spectateur accompagnant le professeur (parent, collègue…)
L’abonnement : 5€/place élève à partir de 4 spectacles.
Service pédagogique :
Grégory Bergez / 02.724.24.23 / [email protected]
Anne Mazzacavallo / 02.724.24.33 / [email protected]
Les spectacles ont lieu à 20h30 précises du mardi au samedi (relâches les dimanches et
lundis).
Plus d’informations sur les événements, les représentations et les modalités de réservations
sur www.theatrelepublic.be ou au 02/724.24.23
Théâtre le Public – Saison 2015-2016
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