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LEBONHEURESTUNEIDEENEUVEDANSLEMONDEARABE
LEçONINAUGURALEDEL’ANNEE20132014
SCIENCESPO,CAMPUSMOYENORIENTMEDITERRANEE
MENTON,5SEPTEMBRE2013
JeanPierreFiliu
Professeurdesuniversités
HistoireduMoyenOrientcontemporain
Le monde arabe est entré depuis l’hiver 2010‐11 dans un
cycle révolutionnaire de longue durée. Les systèmes autoritaires
enplacedunboutàlautredelarégionsonteneffetàboutde
course:seulunpartagesubstantieldupouvoiretdesressources
peut relancer leur dynamique, mais la plupart des dirigeants
préfèrentlaconfrontationàlamoindreconcessiondesubstance.
Ils’agitd’unecrisestructurellequi plongesesracinesdans deux
sièclesd’histoirearabe.
Le soulèvement démocratique qui traverse le monde arabe
porteenluilespromessesinaccompliesetl’énergieémancipatrice
delaNahda,laRenaissancearabe,quis’ouvritparl’expéditionde
Bonaparte en Egypte et se conclut par la deuxième guerre
mondiale.Cet«âgelibéraldelapenséearabe»,commel’adécritil
yaundemisièclelhistorienAlbertHourani,futeffectivementla
réponse politique et intellectuelle à l’irruption occidentale, à la
foisagressionmilitaireetdéfidecivilisation.
L’Empire ottoman en fut tant ébranlé que deux dynasties
modernisatrices, ne reconnaissant que formellement l’autorité
d’Istanbul, purent développer leurs programmes de réforme en
TunisieetenEgypte,déjààlavantgarde.SadeqBeypromulgua
ainsiàTunisdès1861lapremièreConstitutiondumondearabe,
qui séparait de fait le pouvoir politique et religieux. En 1881, la
FranceimposasonprotectoratàlaTunisieet,lannéesuivante,la
Grande‐Bretagne écrasa la résistance de l’Egypte à son
occupation,brisantl’élanréformateurdeskhédivessuccessifs.
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 Ladéfaitefaceàlexpansioncolonialedesdynasties
modernisatrices de Tunisie et d’Egypte n’interrompt pas pour
autant le processus de la Nahda, cette fois porté au sein des
sociétésarabes.Deuxcourantsmajeurspeuventyêtredistingués,
même si les frontières sont loin d’en être tracées de manière
rigide. Le courant «nationaliste» souhaite retourner contre les
puissancesimpérialistes,maisaussicontrelEmpireottoman,les
armesforgéesenEuropedunnationalismecettefoisarabe.Le
courant«islamiste»opposelalégitimitéd’uncalifatarabeàcelle
ducalifeottoman,doncturc,accusédavoirentraînéladécadence
musulmane.
Lagénéralisationdel’imprimeriearabepermitàdesdizaines
dejournauxdediffuser,nonseulementdesidéesnouvellesetdes
informationslibres,maisaussiunelangueplusaccessible,
remplissant ainsi sur la forme comme sur le fond la fonction
actuelle des télévisions satellitaires. La génération Facebook de
notre temps était constituée au XIXème siècle par cette classe
cosmopolite de plus ou moins jeunes diplômés, souvent en
délicatesse avec leur hiérarchie religieuse (qu’elle soit d’ailleurs
musulmaneouchrétienne),tandisqueladiasporaarabedEurope
etd’Amériquerésonnaitàleurécho.

ApartirduXIXèmesiècle,lexpansioncolonialeatouché
progressivementlensembledumondearabe,àlexception
majeure du centre de la Péninsule arabique. C’est là que, en
oppositionàlEmpireottomancommeàlingérenceeuropéenne,
sestdéveloppéeuneformeinéditedallianceentreunetribu
bédouine, les Saoud, et un prêcheur d’une extrême intolérance,
Abdelwahhab. Ce pacte «wahhabite» a fondé différentes
tentatives de construction étatique, jusqu’à l’établissement du
royaume du Nejd et du Hejaz, devenu Arabie saoudite en 1932,
seulenationdumondedontlesressortissantsportentlenomde
ladynastierégnante.
Il est dès lors capital de souligner la relation dialectique
entrelaNahdaémancipatriceetl’ingérenceimpérialiste.L’Arabie
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centrale,espacedemeuréhorsdelaNahda,estaussileseul
territoire arabe épargné par l’expansion coloniale. Le
wahhabisme,fondateurdelArabiesaoudite,estdoncbienaussi
un nationalisme, d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur une
ombrageuselégitimitéreligieuse.
LesdeuxcourantsmajeursdelaNahda,quiontétépar
commodité qualifiés de «nationaliste» et d’«islamiste»,
convergent durant la Première guerre mondiale sur la personne
duchérifHusseindeLaMecque.Alalafoisdirigeantarabeet
descendantduProphète,lechérifHusseinestporteuràcedouble
titredesespoirsderenaissancedunmondearabedébarrasséde
latutelleottomane.Ilestdailleursfrappantdeconstaterque ce
que nous traduisons par «Révolte arabe» de 1916 est dès
l’époque désigné en arabe par le terme de «Révolution»
(thawra).
Londres s’engage auprès du chérif Hussein à établir au
MoyenOrientainsilibérédesTurcsun«Royaumearabe»quine
verrajamaislejour,dufaitdesarrangementssecretsdepartage
de la zone entre la France et la Grande‐Bretagne. Cette trahison
occidentalealaissédestracesprofondesdanslemondearabe,car
elle est le crime fondateur de la Syrie contemporaine. Une Syrie
qui aurait dû être le cœur du «Royaume arabe», écrasé par les
Françaisen1920.UneSyrietropfaiblepourvivreàlahauteurde
ses ambitions et une Syrie trop centrale pour que sa faiblesse
n’engendrepasdescrisesau‐delàdesesfrontièrestracéesparles
impérialistes.
 Leprocessusdesindépendancesarabess’étalesurundemi‐
siècle de crises. Il s’ouvre par la reconnaissance formelle de la
souverainetédel’Egypteen1922,troisansaprèsunsoulèvement
populaire contre le «protecteur» britannique. Cette révolution
non‐violente présentait de nombreux points communs avec le
mouvementpartidelaplacecairotedeTahrirenjanvier2011.La
France, le Royaume‐Uni, l’Italie et l’Espagne préfèreront
désormaisécraserdansl’œuftoutecontestationcivileetaffronter
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des nationalistes armés, plutôt de céder face aux revendications
indépendantistes.
Cette militarisation du nationalisme arabe, depuis la
«grande révolte syrienne» de 1925‐26 jusqu’à l’insurrection du
Front de libération nationale (FLN) en Algérie, de 1954 à 1962,
laissedeprofondesséquellesdanslesstructuresetlapratiquedu
pouvoir après les indépendances. En Egypte, l’indépendance en
trompe l’œil de 1922 n’est véritablement acquise que trente ans
plustard,aveclecoupdEtatdesOfficierslibres.Lerenversement
delamonarchieégyptiennes’accompagnedel’abolitiondelavie
parlementaireetdeslibertéspubliques qui, malgréleurslimites,
avaientmarquélagénérationprécédente.
 Lamilitarisationdesrégimesetsoncorollaire,lecultedun
chefcharismatique,s’accentuentàlafaveurdesconflitssuccessifs
avecIsraël.GamalAbdelNasser,maîtreabsoludelEgyptede
1954 à 1970, assimile toute opposition à un complot
«impérialiste». C’est ainsi qu’islamistes et progressistes sont
embastillés par dizaines de milliers sous l’accusation générique
d’êtredes«agentssionistes».Lesservicesderenseignement,en
arabe «moukhabarates», deviennent un Etat dans l’Etat,
détenteurd’unpouvoirdevieoudemortsurlapopulation.
La fascination pour le modèle léniniste d’organisation
partisane et d’encadrement de la population transcende les
frontières de la «guerre froide» dans le monde arabe. Houari
Boumediene, dirigeant de l’Algérie de 1965 à 1978, ou Habib
Bourguiba, «président à vie» de la Tunisie jusqu’en 1987, ont
beauseranger,pourlepremier,danslecamp«socialiste»et,
pourlesecond,danslebloc«pro‐occidental»,ilss’appuienttous
deuxsurunpartitentaculaireetunepolicepolitique,implacables
enversladissidence.
 CestdailleurslacrisedelURSSquiprovoquelespremières
faillesdanslesrangsdesautoritarismesarabes,quilssoientou
nonalliésdeMoscou.Enoctobre1988,desémeutessanglantes
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contraignentleFLNàadmettrelemultipartisme.Sixmoisplus
tard, des troubles sérieux secouent la Jordanie, obligeant le roi
Husseinàconvoquerlespremièresélectionslibresdepuisun
quartdesiècle.LescrutinestlargementremportéparlesFrères
musulmans,quientrentaugouvernement.Maisleurgestionestsi
calamiteusequ’ilsperdentlesélectionssuivantes,retournantdans
l’opposition.
 EnAlgérieaucontraire,unejuntemilitaireprendlepouvoir
enjanvier1992,«suspendant»unprocessusélectoraltrop
favorable aux islamistes. Le pays plonge dans une décennie
d’effroyable violence, dont le cercle dirigeant sort plus ou moins
conforté. De manière générale, cette décennie 90 voit les
différentesexpériencesdouverturepolitiquetournercourtdans
lemondearabe,carlesrégimesenplacemettentenavantle
«péril» islamiste pour refuser toute remise en cause de
lhégémoniedupartidominantetdelarbitrairedelapolice
politique.
La seule transition effective est, au tournant de ce siècle, le
transfertdynastiquedupouvoird’unegénérationàlasuivante,du
faitdudécèsnatureldudirigeant.En1999,AbdallahIIsuccèdeà
sonpèresurletrônedeJordanie,avantqueMohammedVI
n’assume, dans les mêmes conditions, le pouvoir suprême au
Maroc.Leprincipemonarchiqueagarantidansuncascomme
danslautrelafluiditéduprocessus.Plustroublanteest
l’accessiondeBacharal‐Assadàlaprésidencesyrienne,lorsdela
disparitiondesonpère,enjuin2000.
Un modèle de «république héréditaire», inédit dans le
mondearabe, mais directementinspiré delaCorée duNord, fait
peu à peu des émules, bien au‐delà de la Syrie des Assad.
Moammar Kadhafi, à la tête de la Libye depuis 1969, promeut
ostensiblementson filsSeif al‐Islam; Hosni Moubarak, président
del’Egyptedepuis1981,metenavantsonfilsGamal;etmêmeAli
AbdallahSaleh,maîtreduYémenunifiédepuis1990(etduNord
Yémendepuis1978),semblecaresserdesviséesdynastiques.
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