M. Amar et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 57 (2009) 542–547 543
Le corps est à la fois le lieu de la naissance à la vie psychique
et de son expression la plus intime.
Des repères cliniques sont alors nécessaires pour mener à
bien cette navigation tumultueuse dans laquelle nous engagent
le bébé et sa famille pour agir le plus précocement possible, avant
l’entrée de l’enfant dans une structure psychopathologique plus
définie.
Dans ce travail, nous nous intéresserons principalement aux
premiers mois de la vie, période majeure du développement, à
l’influence considérable sur le reste de la vie de l’enfant.
2. «Au commencement était le corps...»
La pensée ne tombe pas du ciel. Dans une élaboration théori-
coclinique sur son avènement, Golse définit un trépied, composé
de la stratification, l’accès à l’intersubjectivité et la notion de
double ancrage corporel et interactif [1]. Nous nous pencherons
ici sur le dernier élément.
Nous avons développé le double ancrage corporel et interac-
tif dans un travail de thèse [2], mais globalement nous pouvons
retenir que le bébé naît avec un vécu prénatal sensorimoteur
[3,4]. À la naissance, les données sensorielles changent (pesan-
teur, multiplicité des stimuli sensoriels...), le submergeant. Ces
flux sensoriels grâce à une perception amodale, dans un cli-
mat affectif particulier, une temporalité adaptée, amèneront à
des premières données [5,6]. Ces dernières prendront d’abord
forme dans une symbolisation corporelle. En prolongement de
temps à deux dans une relation contingente, l’enfant expérimente
dans son corps ses mouvements internes d’introjection, de pro-
jection, de possession, de rejet, de séparation... rejoignant le
point de vue de Pikler qui écrivait que « l’activité motrice est
productrice de l’activité mentale et l’activité mentale alimente
et stimule l’activité motrice »[7]. Le bébé par et dans son corps,
en communion émotionnelle avec sa mère, organise les premiers
éléments de son appareil psychique. Nous nous situons en dec¸à
des processus originaires décrits par Aulagnier [8] et développés
ensuite. Ces capacités présupposent, comme du point de vue de
la psychologie développementale, que nous considérons que le
soi existe dès la naissance, c’est-à-dire que le bébé peut perce-
voir et investir l’objet primaire à travers le partage émotionnel,
permettant l’accordage dans les interactions.
3. La notion de souffrance psychique précoce
Mais des dysfonctionnements peuvent venir entraver le bon
déroulement d’une chorégraphie en « pas de deux » ou plus. Ils
proviennent à la fois de la mère et/ou du bébé dans une spirale
interactive nécessaire à toute construction psychique.
Ceux-ci viennent altérer le développement psychique,
jusqu’à générer une souffrance. Cette souffrance s’exprimera
précocement, d’abord par le corps du bébé [9].
Nous ne pouvons pas évoquer la notion de souffrances
psychiques précoces, sans parler du concept des angoisses pri-
mitives, qui ont les mêmes qualités. Elles sont des tensions
émotionnelles, en dec¸à des émotions, qui mettent en souffrance
le bébé dans son existence psychique vis-à-vis de lui-même
comme de ses liens avec les autres [10]. La première à les
décrire est Klein en 1952 dans Quelques conclusions théo-
riques au sujet de la vie émotionnelle des bébés [11]. Selon
elle, à la naissance, le bébé a un Moi primitif immature, qui
manque de cohésion, et sera exposé à des angoisses suscitées par
l’opposition entre la relation d’amour et de haine pour l’objet
partiel, la pulsion de vie et la pulsion de mort dans une posi-
tion schizoparanoïde. Ce thème des angoisses primitives sera
ensuite développé par E. Bick [13], D. Houzel [14], F. Tustin,
D.W. Winnicott [15], comme des sensations de chute sans fin,
de liquéfaction, précipitation, craintes d’effondrement, terreur
sans nom. De par leur registre archaïque, elles se manifestent
par des signes infraverbaux, fins, dont le décryptage par l’adulte
nécessite soit une profonde empathie, soit une préoccupation
maternelle primaire pour la mère [10]. Le bébé met rapidement
en place des mécanismes de défense primitifs pour tenter de
se protéger de cette perception catastrophique de l’existence
comme l’identification adhésive où le bébé se colle à l’objet pour
ne pas souffrir d’une séparation radicale, se fixe à une lumière ou
s’agrippe à sa musculature (E. Bick)...Nous verrons également
les comportements de défense pathologique décrits par Frai-
berg [12]. On est plutôt dans un climat tendu pouvant engendrer
des actes ou des manifestations psychosomatiques de la famille,
du bébé ou des soignants. Ces angoisses primitives n’ont pas
de cible privilégiée, elles se répandent dans l’environnement.
Ces caractéristiques les distinguent des angoisses de séparation
intervenant elles par définition dès la prise de conscience de la
séparation de l’objet et du sujet, soit vers cinq à six mois, limite
posée par D.W. Winnicott et admise ensuite. Elles correspondent
à des angoisses plus élaborées, où les manifestations émotion-
nelles sont communicables, reconnaissables, se réfèrent à une
relation privilégiée avec des émotions qui se diffractent entre
les différentes personnes.
Bion [16] a développé la nécessaire transformation des
angoisses primitives pour l’avenir de la psyché du bébé, trans-
formation s’opérant à partir du lien mère–enfant, lui-même noué
grâce à une identification des émotions intolérables du bébé dans
la psyché de sa mère. Mais ce fonctionnement alpha peut aussi
s’inverser. Le bébé projette alors une angoisse de mort dans sa
mère, mère qui peut être incapable de la contenir. Or lorsque la
mère a elle-même peur de cette projection, elle renvoie au bébé
son angoisse ajoutée à l’angoisse projetée. C’est ainsi que nous
rencontrons des mères qui s’effondrent en répétant « je ne la (le)
comprends pas » indiquant un trouble de cette fonction alpha,
leur incapacité à transformer le malaise de l’enfant, leur impos-
sibilité de ressentir leurs propres émotions de bébé. Leur fac¸on
de calmer le bébé est par exemple le bercement d’un landau roulé
indéfiniment, des ballades en voiture avec le ronronnement du
moteur, ou l’aspirateur, c’est-à-dire un registre qui échappe à la
pensée.
Il est difficile d’être attentif aux marqueurs corporels de souf-
france psychique précoce pour plusieurs raisons. « Ces bébés en
souffrance qui se construisent dans des interactions profondé-
ment perturbées nous font d’abord vivre un “désaccordage”,
une mise en échec de nos processus empathiques. D’où la pau-
vreté de nos ressentis, la pauvreté de nos représentations, voire
la sidération de notre fonctionnement psychique. S’installe un
malaise diffus, vécu dans notre corporéité, mais impossible à