Séquence ④ : L’Etranger, d’Albert Camus Objet d’étude : Le personnage de roman du XVII° siècle à nos jours Contexte littéraire La philosophie de l’absurde “Deux certitudes que je sais que je ne puis concilier : mon appétit d’absolu et d’unité, et l’irréductibilité de ce monde à un principe rationnel et raisonnable” Absurde : dont l’existence est gratuite, non justifiée par une fin, par un but. Le mot “absurde” vient du latin “absurdus” qui signifie “dissonant, disharmonieux”. Le monde absurde est un monde : - qui n’a pas de sens - auquel on se sent étranger Dans les années 1920-1945, le souvenir des massacres de la Première Guerre mondiale, l’expérience de ceux de la Guerre d’Espagne (1936-1939) et ensuite de la Deuxième Guerre mondiale (L’Etranger sort en 1942, en pleine guerre) créent les conditions d’une littérature du DESARROI1 qui ne croit plus aux valeurs de l’humanisme et interroge le rapport de l’homme avec la société d’une part et avec le monde d’autre part. Ainsi l’existentialisme formulé par Sartre pose que nous naissons dans un monde sans but ni valeurs prédéfinies, et qu’au cours de notre existence les choix que nous opérerons feront de nous ce que nous sommes. L’homme sera donc le résultat de ses propres choix. C’est par ses choix qu’il définira le sens de sa vie : pas de morale, pas de vérité absolue, la liberté est entière. Ainsi l’homme existentialiste est-il condamné à agir s’il veut avoir le sentiment d’exister : d’où le nécessaire engagement qui doit être le sien. Bien qu’apparenté à l’existentialisme, Albert Camus s’en est assez nettement séparé pour attacher son nom à une doctrine personnelle : la philosophie de l’absurde. Un monde sans raison d’être et un homme qui a besoin d’une raison de vivre : voilà la source de l’absurde. Mais puisqu’il n’y a rien d’autre que la mort au bout de la vie, c’est sur la vie qu’il va falloir se focaliser (à l’inverse de ce qu’enseignait la religion, à savoir que la véritable Vie se trouvant après la mort, cette vie-ci n’était qu’un temps d’épreuve pour savoir si l’on méritait Ciel ou Enfer) ; la chose importante va donc être de bien vivre sa vie, d’y bien faire son métier d’homme. D’où le combat contre tout ce qui asservit l’individu : ainsi Camus toute sa vie s’engagera contre l’injustice et la violence sous toutes leurs formes, et restera “fidèle aux humiliés” (les républicains espagnols exilés après la victoire des nationalistes 2, les victimes du stalinisme, les objecteurs de conscience...). C’est ce que Camus appelle la révolte. La révolte, c’est le refus de l’injustice, et c’est aussi la solidarité avec les autres êtres humains (“la longue complicité des hommes aux prises avec leur destin”). La révolte, c’est un champ d’action immense, car libéré de toute préoccupation du futur, émancipé de toute tutelle religieuse, l’homme absurde est libre de toutes ses actions, il est son seul maître. Le sentiment d’une absence de sens de l’existence se traduira de plusieurs manières dans notre roman : a) caractère machinal (jusqu’à la nausée) des actes dans une journée sans but, dans une vie sans éclat [cf refus d’une promotion sur Paris, ennui du dimanche après-midi] b) étrangeté au monde vis-à-vis des hommes : - hostilité primitive de la nature, [cf l’agressivité du soleil + son rôle dans le meurtre] - disharmonie, distorsion entre l’esprit humain (qui a besoin de trouver un sens à ce qui l’entoure 3) et le monde (qui, lui, et depuis que l’homme a évacué Dieu, est irrationnel, c’est-à-dire sans logique et sans raison d’être) : “L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde”. On notera que cette disharmonie, à la base de la philosophie de 1 Le désarroi est un trouble moral profond. Suites à ces cruelles désillusions sur la nature de l’homme, la littérature va se teinter d’amertume et flirter avec l’absurde, tandis que l’art dans son ensemble rejoint le nihilisme (idéologie qui rejette toute croyance). Remarquez par exemple la différence entre le premier Giono de Regain (1930), ou de Que ma joie demeure (1935), avec le second, beaucoup plus noir, d’Un Roi sans divertissement (1947), ou du Hussard sur le Toit (1951). Le ton n’est plus du tout le même. De son côté, Albert Cohen détruit l’idéal romantique de l’amour dans Belle du Seigneur. Céline écrit le sinistre Voyage au bout de la nuit. Camus élabore une réflexion sur l’absurde, avec L’Etranger ; comme Sartre avec La Nausée. Ionesco compose un théâtre assez loufoque, celui de La Cantatrice chauve, mais dont l’inspiration de fond est aussi celle de l’absurde. La palme de l’ultime expérimentation de l’absurde dans le langage théâtral revenant à S. Beckett avec En attendant Godot. 2 menés par Franco, les nationalistes établirent une dictature qui devait durer 36 ans, jusqu’en 1975 3 ce que Camus nomme “l’appel humain”, c’est-à-dire la volonté de connaître sa raison d’être, la recherche d'une cohérence. l’absurde de Camus, correspond exactement au sens étymologique du mot “absurde” (notion de dissonance) Pour Camus, il n’existe pas de réponse à cet appel humain, à cette quête d’une cohérence : ! - Bien sûr, les religions qui définissent nos origines et nous proposent un but, créent du sens, mais pour l’homme absurde, cette réponse n’en est pas une car l’homme absurde n’accepte pas de perspectives divines, il veut des réponses humaines (“Je ne puis comprendre qu’en termes humains”). ! - Une autre façon de donner du sens serait de faire des projets, se donner des buts. Mais “tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par l'absurdité d'une mort possible”. En fait, pour l'homme absurde il n'y a pas de futur. ! - Dès lors, seul compte l’instant présent, l'ici et le maintenant. [cf la description des faits et des gestes les plus banals, des actions les plus routinières] et la communion avec la nature. C’est dans ce cadre que l’homme absurde peut être heureux. C’est ce que comprend Meursault à la fin du roman : il a vécu l’instant présent de la façon la plus intense possible, et il a eu raison. C’était le seul moyen de répondre à l’absurdité du monde. c) obsession de la mort, ce “côté élémentaire et définitif de l’aventure”, puisque tout doit se terminer par là, et que chaque jour nous rapproche de l'anéantissement. [cf la présence de la mort tout au long du roman : mort de la mère / meurtre / exécution] Par ailleurs, l’absurde est une forme de comique : un propos déroutant par son absence de logique et par son caractère imprévisible peut effectivement être drôle : Ecouter les explications de Raymond Devos, qui donne de l’absurdité une définition (les questions principales n’ont pas de réponse, et pourtant le monde continue à se les poser) proche de celle que donne Camus 4 : l’absurdité prête à rire (écouter en particulier les 3 premières minutes de l’interview) Quelques exemples d’humour sans queue ni tête (absurdités, mais dites sur un ton sérieux, le ton “pince-sans-rire”) : - “Admire, mon fils, la Sagesse divine qui a fait passer les fleuves juste au milieu des villes ! ” Henri MONNIER (mot de son personnage Joseph Prudhomme, caricature du bourgeois français du XIX° siècle, grassouillet, conformiste, solennel et sot). - “Il s’étonnait que les chats eussent la peau percée de deux trous précisément à la place des yeux.” Georg Christoph LICHTENBERG, Aphorismes. Autres exemples d’humour absurde à écouter : Raymond Devos : le verbe “ouïr” Raymond Devos : A Caen les vacances Pierre Desproges : Haute couture (comme souvent avec le titre de ses saynètes, Desproges parle de tout, et un peu de la mode) D’autres saynètes dans la collection “La minute nécessaire de monsieur Cyclopède” de Pierre Desproges : - Rentabilisons la Colère de Dieu - Etudions le cochon narquois - Rendons hommage à Nefertitine Le théâtre de l’absurde : - l’absence de logique dans le discours : extrait de La Cantatrice chauve, IONESCO - "Je pensais qu'il était bizarre de considérer qu'il est anormal de vivre ainsi continuellement à se demander ce que c'est que l'univers, ce qu'est ma condition, ce que je viens faire ici, s'il y a vraiment quelque chose à faire. Il me semblait qu'il est anormal au contraire que les gens n'y pensent pas, qu'ils se laissent vivre dans une sorte d'inconscience. Ils ont peut-être, tous les autres, une confiance non formulée, irrationnelle, que tout se dévoilera un jour. Il y aura peut-être un matin de grâce pour l'humanité. Il y aura peut-être un matin de grâce pour moi" [extrait du roman Le Solitaire, IONESCO, 1973] -le langage devenu fou : extrait de Un mot pour un autre, de Jean TARDIEU - Lisez aussi l’extrait de Fin de Partie, de Samuel BECKETT, page 220 de votre livre. 4C’est dans Le Mythe de Sisyphe que Camus explique : «L’absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde »