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fonction de parasitage, mais jamais il ne saura égaler la
« pensée-matière » de la première. D’où l’idée d’une « Bêtise
analytique » : celle-ci « est tout juste la négation de la Bêtise
fondamentale qui, seule, possède l’épaisseur positive de la
matière »
10
.
Jacques Rancière reprendra plus tard ce double mouvement
de la bêtise, dans une tout autre perspective cependant, loin de la
forme d’opposition dialectique qui caractérise encore la lecture
sartrienne. Dans La Parole muette, il montre comment l’œuvre
de Flaubert accomplit une conversion de « la bêtise du monde
en une bêtise de l’art », les passages consacrés à Madame
Bovary mettant au jour de quelle façon l’écrivain « soulève
imperceptiblement la grande nappe étale du langage qui se dit
lui-même – la bêtise du monde – pour faire exister, comme un
seul et même accroc à sa surface, les phrases du livre et les vies
muettes des personnages ». Les « accrocs » à la surface, ce sont
les jugements de Rodolphe, les amours d’Emma, le bavardage
d’Homais, et le vide qui règne dans l’interstice de ces manifes-
tations de la bêtise ordinaire. Le tour de force de Flaubert, selon
Rancière, c’est de redoubler ce vide et la platitude de la parole
qui l’environne, en leur offrant, dans ce « livre sur rien », un
écho à peine audible. « Le mutisme ne résonne sous le
bavardage qu’à la condition de redoubler son silence » : trans-
formation « du rien en un autre rien »
11
. Or, précisément, il y a
transformation à travers l’écriture, transformation « imper-
ceptible » néanmoins, sinon le risque serait grand de restaurer
une position de surplomb (en décalage avec l’abandon
contemplatif auparavant évoqué), et reconduire par-là même
l’écueil d’une présomption de l’intelligence par rapport à la
bêtise. Rancière demeure en ce sens assez éloigné du constat
négatif dressé par Sartre. Parler d’un « échec » de Flaubert au
regard de la « Bêtise fondamentale » a peu de pertinence ; ce qui
importe, outre l’attention portée aux inventions littéraires et à la
manière dont elles fonctionnent au niveau du style, c’est de
noter que les procédés de Flaubert s’inscrivent plus largement
dans un « régime esthétique » de l’art dont il est l’un des grands
représentants, « régime d’indétermination où plongent les
–––––
10. Voir Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1971 (1988), t. I,
respectivement p. 613-615 et 645. Pour Sartre, malgré tout, « rien n’interdit d’espérer
que celle-là [la Bêtise analytique], en dissolvant celle-ci [la Bêtise fondamentale], se
prive de tout support et s’active dans le non-être » ; mais cette dissolution reste en
définitive un leurre : en témoigne « l’énorme et monotone Bouvard et Pécuchet »,
« qui n’y parviendra jamais » (p. 639).
11. Jacques Rancière, La Parole muette – Essai sur les contradictions de la
littérature, Paris, Hachette, 1998 (2005), p. 118-119.