Journée scientifique du CIVIIC :
« Gilles Deleuze : pensée, événement, identité et devenir »
Le 27 mai 2016, Maison de l’Université, salle divisible nord, 9h30-16h30.
Dans la suite des précédentes journées consacrées à Michel Foucault (2014) et Paul
Ricœur (2015) c’est autour de Gilles Deleuze que l’on poursuit cette interrogation sur l’héritage
de cette philosophie française de la seconde moitié du XX° siècle et ce qu’il peut apporter à
l’éducation et à la formation. Comme dans les cas précédents il s’agit de prendre la mesure de
ce dont nous avons hérité avec cette pensée et des perspectives qu’elle est encore capable
d’ouvrir.
La réflexion portera pour l’essentiel sur le lien de la pensée à l’événement et aux devenirs
susceptibles d’en résulter. Chez Deleuze, des événements nous traversent et, plutôt que de nous
former, ils nous brisent, nous défont tout autant qu’ils nous relancent, nous distribuent
autrement, tant en nous-mêmes que par rapport aux groupes que nous formons. Ils sont en ce
sens solidaires de nos questions et de nos interrogations et des devenirs que ceux-ci
accompagnent : ce sont ces événements qui les provoquent, et les font naître. Un être à qui il
n’arrive rien, qui du moins se dit une telle chose, qui sait ou croit savoir, qui se tient pour majeur
bien formé, est aussi un être qui ne se pose pas de questions et qui est sans devenir. On ne
devient pas quelqu’un ou quelque chose, on s’engage plutôt dans des devenirs qui sont comme
des aventures dans lesquelles nous tentons de nous orienter, qui nous relient à beaucoup d’autres
et qui au final nous font tel ou tel, font notre ou nos manières d’êtres. Des singularités. Il n’y a
donc pas d’identité toute faite, encore moins d’identité à rechercher, mais plutôt la constitution
de singularités qui sont en nous le résultat de nos rencontres.
Matin : 9h.30 – 12h30
1 - L’activité, le désir, la pensée et leur aliénation selon Deleuze.
Nous partirons du court texte de Gilles Deleuze : « Ce que les enfants disent » (chapitre 9 de
Critique et clinique). Tout d’abord parce que Deleuze y investit un certain nombre de notions
et de problèmes majeurs de son œuvre : la notion de milieu ou de territoire, celle d’esprit dans
son rapport autant à l’exploration qu’à sa puissance de dresser des cartes, celle de virtuel, celle
de devenir, celles d’affect et d’art enfin. Il les y investit et semble les relier ou les enchaîner.
On y retrouve également sa lutte contre ce qu’il nommait, avec F Guatarri, l’oedipianisation du
désir par quoi celui-ci se trouve aliéné. En ce sens ce petit texte est une très bonne introduction
à son œuvre autant qu’à sa puissance critique.
Au-delà toutefois de ce premier aspect didactique, il y a bien une thèse dans ce texte, qui
concerne l’activité de l’enfant, et ce par quoi son activité peut être stoppée, brisée, aliénée,
empêchée. Elle concerne aussi ou nous dit quelque chose de notre activité créative et ses
sources, et à nouveau ce par quoi elle peut être empêchée. Si l’enfant est celui qui fait autant
l’expérience d’une activité libre et d’une libido exploratoire que de ce qui, inexplicablement,
l’en sépare et si c’est peut-être chez lui que cette double expérience est la plus vive, en même
temps cela n’est pas sans lien avec l’expérience de la créativité comme telle et de l’expérience
que peuvent s’en faire les adultes. Or, être séparé de ce que l’on peut, voilà ce qui constitue
l’aliénation, pour l’enfant aussi bien que pour l’adulte, voilà ce qui constitue le risque de
l’aliénation mentale. Il faut donc chercher à la fois ce qui définit cette activité et ce qui la
menace.
La communication s’efforcera de présenter chacune de ces notions et surtout les liens qu’il est
possible de faire entre elles. Elle vise ainsi une introduction non seulement à certains des
concepts de cette œuvre mais aussi une analyse de quelque chose comme la posture ou le
problème deleuzien. Elle interrogera également cette théorie de l’activité, dans son lien autant
à ce que la tradition philosophique a pu en dire, particulièrement Dewey et Alain (tous deux
mirent cette notion au cœur de leur réflexion sur l’école et l’éducation), qu’à l’activité ordinaire
ou extraordinaire de l’enfant au sein de l’école et dans ses apprentissages, qu’aux activités
enfin des adultes dans les institutions ils travaillent. Son but est bien de mettre au jour ce qui
dans cette œuvre de G. Deleuze, nous permet de construire une vision autant qu’une pratique,
plus attentive à « ce que disent les enfants », à ce que disent ceux qui sont en position ou en
désir de créativité. Il est aussi de faire voir quels sont les ressorts de toute aliénation.
Hubert Vincent, professeur des universités, université de Rouen, CIVIIC.
2 - Penser l’éducation avec Deleuze : vers une éducation mineure
On trouve chez Daniel Pennac (Chagrin d’École) l’idée d’un « présent d’incarnation » comme
la définition même de l’apprentissage. On trouve chez Deleuze et Guattari (Kafka ; Mille
Plateaux) le concept de mineur (littérature mineure ; science mineure ; philosophie mineure).
Cette communication veut promouvoir un usage et un transfert du concept de mineur propre à
la philosophie deleuzienne en vue de produire des résonances avec l’éducation. Est-il possible
de parler d’une éducation mineure? Qu’est-ce que la minorité dans l’éducation? Est-il possible
de penser l’éducation comme la production d’événements? Comment penser l’événement
apprentissage et son incarnation dans un cours ?
On travaillera ces questions en cherchant à caractériser une éducation mineure en opposition
avec une éducation majeure, celle de l’État, produite dans les bureaux et exprimée dans les
documents officiels. L’éducation majeure est celle des plans et politiques de l'éducation
publique, des paramètres et des lignes directrices. L’éducation mineure est quant à elle
micropolitique, elle est encore une « machine de guerre » contre l’appareil d’État de l’éducation
majeure, et elle touche l’action du professeur dans la classe avec ses élèves. L’éducation
mineure est un acte de rébellion et de résistance. Révolte contre la pratique établie, résistance
aux politiques imposées. Elle est ainsi une « ligne de fuite », la production d’un autre
enseignement et de nouvelles virtualités.
Silvio Gallo, université de Campinas, Brésil.
Après – midi : 13h30 – 16h30
3 - L’apport de Deleuze au paradigme de la problématisation
Il s’agirait, en prolongeant un travail antérieur (Philosophie et pédagogie du problème, Vrin,
2015), de montrer quelques-uns des apports de Deleuze au paradigme de la problématisation
que l’on peut regrouper sous trois rubriques.
D’abord la critique de l’image dogmatique de la pensée telle qu’elle se manifeste dans l’opinion
commune, mais également dans la pensée dagogique. Dans Différence et répétition (Ch.3),
Deleuze énumère huit postulats de la pensée dogmatique qui certes débordent le pédagogique
comme tel, mais sévissent particulièrement à l’école où leur nocivité est la plus grande, car ils
interviennent sur la formation même de la pensée. Contre ce sens commun pédagogique,
Deleuze esquisse une philosophie du problème dont il importe de tirer toutes les conséquences
pour l’école si du moins elle se veut émancipatrice.
Le deuxième point concerne le processus de problématisation lui-même. On trouve chez Dewey
deux modèles de problématisation. L’un que j’appellerai chrono-logique et qu’il développe
dans la Logique, Théorie de l’enquête en 1938, l’autre que j’appellerai expressif, dans l’Art
comme expérience en 1934. Il se trouve que Deleuze, sans jamais nommer Dewey, développe
ce modèle expressif en s’appuyant sur le travail de Gilbert Simondon.
Le troisième point concerne l’interprétation que fait Deleuze de l’idée nietzschéenne de sortie
du platonisme en soutenant la thèse que désormais les idées platoniciennes ne sont plus des
essences, mais des problèmes. Cette thèse permet de comprendre la problématicité du monde
dans lequel nous vivons et éduquons.
On s’attachera à expliciter les enjeux éducatifs de ces trois apports de Deleuze au paradigme de
la problématisation.
Michel Fabre, professeur émérite, université de Nantes, CREN.
4 - Méditation deleuzienne : explorer l’hypothèse que la négation ne produit
aucun effet d’apprentissage
Je voudrais travailler une hypothèse forte, aux conséquences immédiates en éducation et en
formation. Cette hypothèse concerne un positionnement épistémique fréquent dans le dialogue
avec les autres : être contre quelqu’un, vouloir lui démontrer qu’il a tort, le juger négativement.
Or, dans une perspective deleuzienne, je pense que se niche ici une erreur stratégique
fondamentale, qui est un problème d’éthique de l’apprentissage – relevant de ce qu’on appelle
aujourd’hui l’épistémologie des vertus.
On peut citer ainsi le final célèbre de son article sur le structuralisme : « aucun livre contre quoi
que ce soit n’a jamais d’importance ; seuls comptent les livres ‘‘pour’’ quelque chose de
nouveau, et qui savent le produire. » (Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le
structuralisme ? », dans François Châtelet (dir.), Histoire de la philosophie, t.VIII.)
De manière précise (mais un peu aride, je le concède), je formulerai ainsi l’intuition
deleuzienne : le statut déontique de la négation a une valeur épistémique négative c.-à-d.
diminution de la puissance d’apprendre. « Déontique », néologisme créé par Leibniz, renvoie
à l’intention de bien faire : de fait, beaucoup de personnes jugent négativement (autrui ou elles-
mêmes), ou bien démontrent la fausseté des idées des autres, avec l’intention d’aider et l’espoir
d’améliorer les choses.
Contre cette illusion des intentions (bonnes), je soutiens que les effets épistémiques réels sont
catastrophiques. Se positionner contre n’est pas seulement stérile, c’est l’épuisement même : et
de celui qui est contre, et du destinataire de ce « contre ». On n’a jamais rien appris de ceux qui
sont contre nous et l’on n’apprendra jamais rien aux autres en étant contre eux.
Concrètement, cela signifie par exemple que je ne peux pas montrer à l’autre qu’il se trompe
simplement en lui démontrant la fausseté de ce qu’il pense : c’est seulement si je lui donne à
penser quelque chose de plus vrai qu’il pourra, corrélativement, abandonner son idée première.
Le vivant corps que je suis est le nid des archives indestructibles de mes apprentissages et de
mes gestes passés. Qui voudra me corriger devra m’en apprendre d’autres, de plus beaux, de
plus libres – mais il ne pourra en éradiquer un iota.
C’est autour de cette idée que je voudrais tourner pour partager quelques hypothèses, afin de
pointer quelques conséquences majeures pour l’éducation et les apprentissages.
Sébastien Charbonnier, maître de conférences, université de Lille, CIREL.
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