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LA RÈGLE DU BUSINESS
SOCIOLOGIE DU MARCHÉ INFORMEL DE VÊTEMENTS
DANS LA VILLE DE MEXICO
Johanna PARRA
Doctorante en sociologie
EHESS, Paris
j.parrab@gmail.com
Résumé
A partir d’une réflexion sur les règles du business - concept sociologique pour décrire une
situation sociale constituée d’un ensemble de règles relativement autonomes par rapport à la
juridiction - nous élaborons une sociologie des ambulantes, groupe social de vendeurs de rue. A
l’aide d’une ethnographie reposant sur vingt mois de travail de terrain dans le centre historique de
la ville de Mexico, nous avons mené une recherche à l’intérieur de l’organisation de commerce
informel San Juan de Dios à Mixcalco. Notre regard d’anthropologue s’est focalisé sur les
rapports de pouvoir, les hiérarchies internes et les inégalités issues des compositions socio-
économiques des ambulantes. Au lieu d’étudier un « secteur informel », nous partons d’un travail
de terrain sur un groupe social particulier pour comprendre les règles de ce business.
Resumen
Desde la reflexión sobre las reglas del business – concepto sociológico que describe una situación
social constituida por un conjunto de reglas, relativamente autónomas con respecto a una
jurisdicción se elabora una sociología de los ambulantes, grupo social de vendedores de la calle.
Utilizando la etnografía a lo largo de 20 meses de trabajo de campo en el centro histórico de
Ciudad de México, se desarrolló una investigación de la organización de comercio informal de
San Juan de Dios en Mixcalco. La mirada antropológica se focaliza en las relaciones de poder, las
jerarquías internas y las desigualdades inherentes a la composición socio-económica de los
ambulantes. En lugar de estudiar un «sector informal», el propósito es à partir del trabajo de
campo con este grupo social particular, comprender las reglas de su business.
Abstract
Paying attention to business a sociological concept that describes a particular social situation
composed of a set of rules that are relatively distinct from jurisdiction I aim at drafting a
sociology of the ambulantes, or street peddlers. An ethnographic research project carried out
during a twenty-month field work in the historical center of Mexico City allowed me to
investigate the informal trade of the San Juan de Dios organization in Mixcalco. The power
relations, internal hierarchies, and inequalities inherent to the socio-economic structure of the
ambulantes were the focus of this anthropological perspective. Instead of studying an “informal
sector”, the purpose here is to start with field work on a particular social group, in order to
understand the rules of this business.
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Introduction
Nous nous intéressons au groupe social qui veloppe une activité autour du commerce informel
de vêtements au centre historique de la ville de Mexico, les ambulantes ou vendeurs de rue1. Pour
le comprendre le business, élément central de leurs activités, nous allons décrire les manières
dont les inégalités se reproduisent dans ces marchés à travers une enquête ethnographique que
nous avons menée à Mixcalco un marché de vêtements situé à l’est de la place centrale du
centre historique, le Zócalo.
Le business est la manière indigène de nommer les pratiques locales qui transgressent les
réglementations imposées par les codes juridiques. En empruntant cette catégorie indigène2, nous
avons essayé de construire un concept d’analyse en suivant le modèle de l’anthropologie de
Marcel Mauss (2004) avec les notions de potlatch, kula (concepts indigènes) et de don (concept
scientifique). La transgression des réglementations est un jeu pour le contrôle des ressources
matérielles et redéfinit une stratégie d’accumulation de capital. La détention de capital est
l’élément qui détermine les hiérarchies dans le fonctionnement politique et économique du centre
historique. Dans ces hiérarchies, les plus riches sont souvent des hommes qui ne participent pas
personnellement de manière active aux activités de quartier ou à celles de la politique, mais qui
sont souvent convoqués par les différents pouvoir locaux et de la ville en tant que petits parrains
finançant les activités et surveillant les groupes et les commerces.
Certes, les règles communes à tous, formalisées dans le droit (réglementations économiques,
normes commerciales, directives politiques), ces règles formelles sont en vigueur partout la
juridiction étend sa souveraineté, c’est-à-dire l’Etat mexicain dans notre cas. L’hypothèse
sociologique de ce travail est qu’il existe dans le monde social que nous avons étudié, un
ensemble de règles informelles constituant une situation sociale particulière que nous désignons
par le concept sociologique de business. Il s’agit d’un jeu social, composé par des activités, des
justifications et des acteurs, qu’on peut observer dans le fonctionnement et les rapports entre les
groupes sociaux de la ville et les autorités. Il ne s’agit pas de définir un « secteur informel », dont
s’occupent déjà beaucoup les économistes, les sociologues et les divers experts. Le but est de
décrire le groupe social des ambulantes à l’aide du travail de terrain. En cela notre lecture est à
contre-courant des études classiques sur l’informalité. En effet, au lieu de partir d’une norme
légale de l’économie pour arriver à une compréhension du « secteur informel », de réfléchir à
l’informalisation des sociétés (démarche intéressante au demeurant), la perspective est inversée :
à partir de l’observation in situ, on ouvre la voie de la réflexion sur les tentatives de légalisation
à partir des pratiques illégales ou informelles. Ce point de vue inversé et l’approche
ethnographique nous permettent d’apporter un autre regard sur l’informalité et l’illégalité au
débat sur le « secteur informel ».
Les observations ont suggéré qu’une règle complètement différente (et inversée) domine dans le
business : « le tricheur » (el transa) n’est pas celui qui transgresse la loi, mais bien celui qui
« trahit » les partners du business. A partir de cette première observation, on peut continuer à
1 J. Monnet (2006) a décrit l’activité du commerce de rue. Il a élaboune typologie qui décrit le commerce informel
en développant le concept de lambulantage, donnant un autre contenu aux problématiques de linformalité pour
s’interroger sur les mobilités dans la ville.
2 Le concept indigène est utilisé dans une partie des sciences sociales pour se référer aux pratiques et raisonnements
d’un groupe social de son propre point de vue. Tandis que le concept scientifique est une construction cherchant à
proposer un modèle analytique (Dufy et Weber, 2007).
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étudier l’ensemble de normes et coutumes qui s’articulent dans leurs activités. Ces normes
permettent aux acteurs de jouer sur la frontière des réglementations économiques et politiques.
Les règles du business sont des éléments de contrôle social et de protection, elles régulent et
ordonnent en imposant leurs propres hiérarchies. La manière la plus évidente d’observer le
commerce informel dans la ville de Mexico est de décrire les « organisations du commerce
informel ». Ces organisations ont une longue histoire dans l’organisation du commerce. Elles ont
commencé leurs négociations directes avec les autorités de la ville dans les années 1990. Elles se
sont multipliées à partir de l’augmentation du commerce informel, des échanges économiques du
pays et de l’entrée du Parti révolutionnaire démocratique (PRD) la nouvelle gauche
bureaucratique, qui a rompu avec le PRI et domine le gouvernement de la ville de Mexico au
pouvoir en 1997. Auparavant, elles étaient des organisations corporatistes liées au Parti
révolutionnaire institutionnel (PRI) le parti traditionnel au pouvoir, depuis la révolution
mexicaine (1910-1920) jusqu’en 1994, année où le candidat du parti conservateur, le Parti
d’action nationale (PAN), gagna les élections présidentielles.
Les organisations du commerce informel : le contrôle et la solidarité
Les organisations du commerce informel sont diverses, tant par leurs nombres d’adhérents que
par les types de leadership que développent leurs représentants. Le fonctionnement des
leaderships, leurs liens avec les partis politiques mexicains, le développement de certaines forces
de contrôle social et parfois économiques dans quelques zones importantes de vente en gros et de
marchandises étrangères, leurs accords avec les polices, la confrontation permanente avec les
commerçants établis ou formels à propos de sujets comme le respect de l’espace public et la
concurrence, toutes ces questions ont engendré un discours négatif, dont l’impact est démultiplié
par les medias mexicains, qui ont jugé que ces organisations étaient mafieuses3.
En suivant la définition de la mafia sicilienne donnée par Anton Blok (1972), selon laquelle un
pouvoir mafieux réunit le contrôle des modes de production et le contrôle de la violence, il est en
effet possible d’apporter des éléments intéressants pour analyser de notre cas. Des organisations
de commerce ont le contrôle de la violence de la rue. Le leader et ses groupes (gardes du corps du
leader et hommes chargés de la sécurité de la rue) connaissent les habitants du quartier, y compris
les délinquants (dealers, voleurs, kidnappeurs). Selon un de nos informateurs, en charge de la
sécurité des rues des ambulants : « Nous ne pouvons pas empêcher le délit mais on peut
demander aux délinquants de ne pas exercer leurs activités dans notre quartier et dans notre
rue ». Les groupes qui contrôlent le marché et ceux qui contrôlent la violence doivent donc agir
ensemble.
Un élément de l’analyse de Blok qu’on peut étendre à notre cas est l’emploi de pratiques, de
valeurs et de normes de la sphère privée, en usage au sein de l’organisation étudiée, qui sont
incrustées dans les relations sociales de la sphère publique. Les constructions idéologiques du
système de parenté et du barrio4 structurent les relations dans la sphère publique informelle des
organisations du commerce et leurs relations informelles avec les autorités du gouvernement de la
ville. Ces structures sont compatibles avec la tradition personnaliste et les tendances corporatives
3 Les medias mettent notamment en avant l’opinion de l’informalité des présidents des commerçants établis : de La
Unión Centro Histórico (Victor Cisneros Taj), et du groupe Empresarios y Comerciantes Unidos Para la Protección
del Centro Histórico (Guillermo Gazal).
4 Au Mexique, « barrio » a une connotation de marginalité : « ser bien barrio » signifie lappartenance à une localité
marginalisée de la ville. Il existe une géographie de la marginalité, un stigmate de dangerosité et dillégalité partagé
par les barrios du centre historique et ceux des périphéries pauvres.
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que les commerçants et les autorités du gouvernement du district fédéral développent d’une
manière systématique comme outils de négociation (Salmerón F., 2002). Ces structures de
parenté et de barrio sont possibles à cause de la faiblesse des institutions et du développement
des activités en dehors de la normativité juridique.
John Cross (1998) trouve que les structures d’intérêt sont comparables entre l’appropriation
illégale de terrains et lambulantage. Il s’agit de personnes défavorisées qui, en interagissant avec
l’Etat peuvent influencer les actions et les politiques publiques. Cross met l’accent sur la capacité
des ambulantes à faire pression sur les agents locaux de l’Etat.
Pour comprendre les règles du business au centre historique, on peut également reprendre l’idée
de Guillermo de la Peña (1993) sur l’importance des « réseaux multidimensionnels d’alliances »
dans le fonctionnement du système politique mexicain et la flexibilité des transferts de loyauté.
On peut trouver alors un rapport entre les règles locales et le développement d’une structure
organisatrice utile pour les acteurs et l’Etat. Le commerce informel n’est pas seulement une
activité alternative de survie, cette activité s’insère dans des structures sociales qui prolongent les
solidarités de famille, de barrio, de classe et de groupe.
Le groupe social et l’organisation San Juan de Dios
Nous nous concentrerons sur la description d’un groupe social dont l’activité est le commerce de
rue, les ambulantes, centraux dans l’organisation sociale, économique et politique de la ville de
Mexico. Les ambulantes se structurent dans des organisations de commerce qui contrôlent les
espaces publics rues, wagons de métro, places, marchés, etc. Ces organisations régulent les
rapports avec le voisinage et les commerçants traditionnels du centre ville, les rapports avec la
police et les autorités du gouvernement du district fédéral, avec les partis politiques, les mafias
locales et les nouveaux commerçants provenant d’Asie.
C’est dans le but de comprendre la société mexicaine que nous avons été amenés à étudier ce
groupe de commerçants qui ont développé leurs pratiques tout au long des années 1980. A partir
de cette période, le Mexique a vécu d’importants changements économiques et sociaux, tant dans
les modes de consommation que dans l’organisation de la production et de la distribution de
marchandises (Dussel Peters, 2000).
La ville de Mexico rassemble le tiers de la population d’un pays de plus de cent millions
d’habitants et consomme dans la même proportion. Les ambulantes ont é affectés par les
transformations de l’économie et de la croissance de la ville. La ville de Mexico est le siège des
pouvoirs fédéraux, le centre économique et politique du pays, et le centre ville agglutine une
quantité importante de la population qui transite chaque jour. Il est d’autant plus nécessaire de
contrôler les commerçants et le commerce. L’émergence des organisations du commerce a permis
aux leaders du PRI de contrôler leurs agremiados (« membres des organisations ») et d’avoir le
soutien populaire quand il était requis. Le leader qui contrôlait les marchés de La Merced, Mme
Guillermina Rico, a dominé les quartiers, soutenue jusqu’à sa mort par le PRI. Après sa mort et
l’arrivée du PRD à la tête de la ville, les organisations de commerce se sont multipliées et de
nouveaux leaders locaux ont émergé. Si la configuration politique du pouvoir a changé,
l’obligation d’administrer les espaces de vente existe toujours, tout autant que celle de contrôler
la violence locale et les pouvoirs hérités des anciennes configurations de quartier et de groupes
provenant des vecindades (bâtiments populaires de voisinage où habite chaque appartement abrite
une famille étendue). Ils ont fondé plus d’une centaine d’organisations.
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Les « leaders de commerce » (il s’agit des leaders populaires provenant du centre ville et qui sont
des intermédiaires entre les acteurs locaux de commerce informel et les autorités de la ville) et
leurs agremiados font partie des différents secteurs de la population. Ils viennent souvent des
quartiers populaires et sont les enfants de migrants venus de la province vers la capitale à la
génération précédente. Nous sommes en train de parler des enfants des marginados
(« marginaux »), que l’anthropologue chilienne Larissa Lomnitz a étudiés dans les années
1960/1970 dans la ville de Mexico, et des descendants des « enfants de Sánchez » (Lewis, 1961 ;
Lomnitz, 1989). C’est ainsi toute une génération de vendeurs et de travailleurs qui ont suivi un
parcours dans le secteur informel sans être passée par les activités de l’économie formelle et le
salariat classique. Ils ont été traités comme des organismes mafieux liés au trafic de drogues par
les médias mexicains et les commerçants établis, ou ont été classés comme organisations sociales
au service de la politique dans les époques électorales.
Le leader de commerce a pour tâche l’administration des espaces de commerce face à la
Délégation5, la sécurité des rues, des commerces et de quelques centres commerciaux, le contrôle
des vols et de la délinquance, l’intermédiation entre les autorités publiques et les vendeurs,
l’activité clientéliste dans des époques électorales, la propreté et l’ordre des rues, les versements
d’argent hebdomadaire pour le maintien de l’organisation, la négociation locale de conflits entre
acteurs et groupes informels. Les organisations informelles ne sont pas seulement tolérées par
l’Etat, mais elles sont devenues des organes importants pour la surveillance des endroits que
l’Etat n’atteint pas. En même temps les autorités publiques sont permissives face à ces pratiques
illégales comme l’occupation de l’espace public, la vente de marchandise d’origine douteuse, la
contrefaçon et la contrebande. Autour de ces pratiques se regroupent un nombre important de
commerçants mexicains et étrangers en créant des situations dans lesquelles les autorités du
gouvernement et les autorités informelles sont en positions de conflit et de négociation.
Le fonctionnement de l’organisation étudiée, San Juan de Dios, présente des caractéristiques
intéressantes en ce qu’elle s’insère dans une structure familiale et économique où les rôles
familiaux correspondent à des espaces de pouvoir qu’occupe chaque acteur et vice versa. Il existe
un leader charismatique qui s’appuie sur une parentèle étendue, dont la structure économique
tourne autour des commerces informels de vêtements et de nourriture. La famille assume
quelques tâches de l’organisation comme la gestion du personnel de sécurité, le paiement des
versements d’argent hebdomadaire, l’organisation d’événements pour les jours fériés. Dans
d’autres situations, les relations familiales empêchent le bon fonctionnement de l’organisation
étant donné les luttes de pouvoir en leur sein.
Les règles de l’organisation consistent dans un prolongement des structures familiales. Il existe
des loyautés et des reconnaissances d’un passé commun et d’appartenance au barrio. Ils
s’identifient comme « gente del mismo tipo » : de la même origine sociale, des gens du peuple
qui sont proches et ne néficient pas de la protection de l’Etat. Ils n’ont confiance ni en l’Etat ni
dans le gouvernement, ni dans les hommes politiques. Ils manifestent cependant une certaine
loyauté aux partis politiques. Ils préfèrent les leaders locaux bien qu’ils soient des leaders
autoritaires, mais ils trouvent bonne la protection qu’ils offrent, deme que la possibilité
d’appartenir à un groupe. Même les commerçants qui n’habitent pas dans les quartiers viennent
d’endroits similaires, des zones d’exclusions et des groupes marginaux. Au cœur de ces groupes
5 Les Délégations sont les divisions administratives du District Fédéral de la ville de Mexico, à l’instar des
arrondissements de la ville Paris.
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