4INFORMATION JUIVE Mars 2009
Fête de Pessah oblige :
aujourd’hui, chers lecteurs,
vous aurez deux éditoriaux
pour le prix d’un.En
premier lieu, quelques
réflexions qui m’ont été
inspirées par la vente Bergé Saint-
Laurent, et les montants pharaoniques
atteints par certaines enchères. Certes, la
Torah n’a jamais condamné l’art. Elle cite
même Tubal-Caïn, qui inventa les
instruments de musique. Quant au
créateur - architecte et décorateur – de
l’Arche Sainte, Betsalel, il est présenté
comme « inspiré par l’esprit ». La beauté
est un don divin puisque, dans la
Cabbale, la Sefira de l’éthique, Tiferet,
est aussi celle de l’esthétique. C’est tout
dire.
L’ART
ET LA VIE
Cependant, on le sait, il a
toujours existé dans le
judaïsme, depuis le
Décalogue, l’interdit
d’une certaine représen-
tation par l’image qui
pourrait mener à l’idolâtrie : « Tu ne te
feras pas d’image… ».
On peut apparemment exonérer l’art
moderne non figuratif de ce risque
d’idolâtrie. Il suscite cependant d’autres
perversions : celles de l’argent et du
narcissisme. Je passe rapidement sur
l’incroyable survalorisation de certaines
formes de cet art, comme Mondrian ou
Rothko – que jadis Yasmina Reza avait si
subtilement brocardé dans sa pièce «Art».
Certains magnats qui se laissent séduire
par des toiles monocolores prétendues
EDITO
Idolart PAR JOSY EISENBERG
géniales ne sont manifestement que des
« gogoooos » : ce n’est pas une faute
d’orthographe, mais une petite idée du
nombre de zéros qui figurent sur leurs
chèques… Chacun est certes libre de faire
ce qu’il veut de son argent. Cependant :
1/ En ces temps de crise, plus que
jamais, l’argent investi – ou plutôt, placé
dans ces valeurs-refuge que sont
devenues les œuvres d’art, dévoyées de
leur fonction initiale – pourrait servir
utilement à d’autres causes. Il est
stérilement retiré de la sphère
économique. Je parle des acheteurs, et
non des vendeurs qui semblent vouloir
affecter à des œuvres caritatives le produit
de la vente. Ce dévoiement est déjà de
l’ordre de l’idolâtrie.
2/ L’achat à prix d’or d’une pièce d’art
constitue le sommet d’une autre
idolâtrie : l’égoïsme et l’orgueil. Il s’agit
de rien moins que de soustraire à la vue
du grand nombre une œuvre que l’on a
le monopole de contempler, satisfaction
égotiste qui établit également un lien
narcissique entre l’artiste et l’acheteur.
Narcissisme mais aussi exhibition-nisme
de la propriété et de la richesse. C’est
en effet le culte de l’argent plus que
celui de la beauté: le plus souvent,
l’œuvre d’art sommeille d’ailleurs dans
le coffre d’une banque…
Péché d’orgueil qui est considéré dans
la pensée juive comme l’expression
suprême de l’idolâtrie. L’orgueilleux
prend toute la place et expulse Dieu de
son monde. Le Talmud résume cela en
une formule célèbre : «Dieu dit à
l’orgueilleux : toi et Moi, nous ne
pouvons pas habiter ensemble.»
La sacralisation de l’art – le mot dit
bien en quoi il peut devenir une
véritable religion – se fait d’ailleurs
précisément au nom d’un autre concept
révélateur : celui de l’Unicité. Sa copie
ne vaut rien : l’original vaut de l’or.
Singulières contradictions d’un monde
moderne qui survalorise la copie quand
il s’agit de musique, alors qu’il
n’accorde de valeur qu’à l’original
quand il s’agit des arts plastiques.
Ce terme – pièce unique – m’a
toujours fait tiquer. Il ne s’agit plus de
beauté, mais de fétichisme : confer les
sommes astronomiques payées pour les
lunettes de Gandhi ou la pipe de
Churchill. On est en plein fétichisme,
c’est-à-dire une des formes les plus
spectaculaires de l’idolâtrie.
Francis Bacon disait :
«Homo ars additus
naturae». L’homme, c’est
de l’art-ajouté à la nature.
Toute vie humaine est en
soi création et œuvre d’art.
Chaque pièce d’art est certes « unique
», mais il y a des milliards d’unicités.
On peut certes en dire autant des
milliards d’êtres humains, dont le
Talmud rappelle que chacun est unique:
c’est pour cela que la Torah les fait tous
descendre d’un même homme. Mais un
abîme sépare l’unicité statique et
idolâtrie d’une œuvre d’art de l’unicité
fragile de la personne humaine ;
chaque vie est un film, alors que
l’unicité artistique, quelles que soient
les émotions qu’elle peut susciter, fige
les choses dans la matière.
On peut exonérer l'art moderne non figuratif de ce
risque d'idolâtrie. Il suscite cependant d'autres
perversions : celles de l'argent et du narcissisme.
On est en plein fétichisme, c'est-à-dire une
des formes les plus spectaculaires de l'idolâtrie.