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"L'empire du mark" dans Le Monde (6 décembre 1978)
Légende: Le 6 décembre 1978, commentant les résultats du Conseil européen de Bruxelles des 4 et 5
décembre, Pierre Dabezies et René-Victor Pilhes, présidents de l'Association pour une nouvelle politique
étrangère, publient dans le quotidien français Le Monde une carte blanche pour mettre en garde contre les
risques de domination monétaire de l'Allemagne fédérale en Europe suite à la décision des Neuf d'instaurer, à
partir du 1er janvier 1979, un Système monétaire européen (SME).
Source: Le Monde. 06.12.1978. Paris. "L'empire du mark", auteur:Dabezies, Pierre; Pilhes, René-Victor , p.
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Date de dernière mise à jour: 22/12/2016
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L'empire du mark
Par Pierre Dabezies et René-Victor Pilhes(*)
Europe américaine, Europe européenne, Europe germanique.... Jusqu'ici, pour des raisons qui tiennent à la
fois à la défense, à la monnaie et à la psychologie de nos partenaires, seule la première semblait capable de
s'imposer. Sommes-nous désormais, comme on cherche à nous le faire croire, sur la voie de la seconde,
l'Allemagne étant, enfin, décidée à secouer toute tutelle, et le couple Bonn-Paris — sinon Giscard-Schmidt
— étant en mesure de faire la véritable percée européenne qu'au fond d’eux-mêmes bien des Français
souhaitent? En particulier, la mise sur pied du «système monétaire européen» est-elle susceptible de
contribuer à arracher notre continent à l'orbite des Etats-Unis, ou — sans forcément y parvenir — ne nous
conduit-elle pas, plus prosaïquement, à changer de tuteur, voire à nous donner — après l'avoir
définitivement dédouané pour son passé — un second maître, complice pour l'essentiel du premier, et
souverain pour le reste?
Un premier doute
Le premier doute qui surgit porte sur la capacité du nouveau système monétaire à protéger l'Europe des
fluctuations de la monnaie américaine. On connaît le privilège exorbitant dont jouissent les Etats-Unis
depuis les accords de la Jamaïque, qui, en réduisant la place de l'or, consacrent le dollar comme monnaie de
réserve internationale. Celui-ci peut donc se déprécier sans que son rôle soit — faute d'alternative —
fondamentalement mis en cause.
Or, pour que l'ECU — la nouvelle unité de compte prévue dans le fonds monétaire européen — puisse
constituer une alternative crédible, il faudrait qu'il ne circule pas uniquement, comme on l'envisage jusqu'ici,
entre les banques centrales de notre continent, mais qu'il puisse également être utilisé aussi bien comme
monnaie de règlement et de réserve à l'extérieur de la Communauté que sur le marché privé. Pas décisif —
en fait seul capable de remettre réellement en cause la dépendance de l'Europe à l'égard de l'Amérique —
dont on semble pourtant d'autant plus éloigné que l'Allemagne a plus d'une raison de ne pas y consentir.
Raison de prudence, d’abord, Bonn ne tenant pas à s’affronter plus qu’il ne faut avec Washington, et
mesurant — tout comme les Britanniques — les risques d'une politique dont le dollar pourrait rapidement
pâtir. Raison tactique ensuite, la menace latente d’une extension du rôle de l’ECU pouvant tout compte fait,
permettre d’obtenir ici ou là diverses concessions à peu de frais.
On peut, en second lieu, se demander si le nouveau système, loin de la développer, ne risque pas de
constituer un frein pour la croissance européenne. Sans doute son objectif déclaré est-il simple: réduire les
marges de fluctuation entre les monnaies des pays membres ou, si l'on préfère, limiter l'appréciation du mark
et des monnaies qui lui sont liées dans l'actuel serpent européen (florin néerlandais et franc belge) par
rapport à la livre sterling, la lire et le franc français. En fond de tableau, l'avantage qu'en retirerait
l'Allemagne n'en est pas moins considérable. On sait, en effet, que l'appréciation continue du mark est un
handicap pour les exportations de la R.F.A., dont la moitié ont pour destination les pays de la Communauté.
Non seulement la création du système monétaire protégerait donc ces dernières, mais elle donnerait les
coudées plus franches pour la politique de leur choix aux dirigeants allemands. La relance par la
consommation intérieure que préconisent, pour des motifs différents, les syndicats et l'Amérique est
inflationniste. La relance par les exportations permet, en revanche, à l'Allemagne de rejeter la théorie des
«locomotives» comme celle de la relance concertée, en poursuivant une politique d'orientation
déflationniste. Par là, notre voisine gagnerait sur tous les tableaux.
Malheureusement, il risque de ne pas en être de même pour ses partenaires, et notamment la Grande-
Bretagne, l'Italie et la France. Dans notre pays, en particulier, tout indique que le taux d'inflation restera pour
les années prochaines significativement supérieur à celui de l'économie allemande. Or, jusqu'à présent,
l’appréciation du mark par rapport au franc corrigeait quelque peu cette différence en favorisant la
compétitivité des produits français. Que celle-ci, sous l'effet du nouveau système monétaire, se dégrade et —
pour limiter le déséquilibre du commerce extérieur — le gouvernement ne risque-t-il pas d'être amené,
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comme il l'a fait depuis octobre 1976, à freiner nos importations en réduisant la croissance de l'économie
française?
Dernier point: le système monétaire européen ne donne-t-il pas, en dernier ressort, à la R.F.A. un droit de
regard sur la politique de ses partenaires? Pour commencer, notons que depuis le début des négociations sur
le S.M.E. un certain nombre de garanties envisagées au profit des pays à monnaie faible semblent avoir été
abandonnées. Qu'il s'agisse des transferts budgétaires dont ces derniers devraient bénéficier ou du partage de
la charge afférente à la réduction des écarts entre les monnaies, voilà que, en dépit des résistances de l'Italie
et de la Grande-Bretagne, l'Allemagne, appuyée par la France, paraît s'être mise en retrait.
Sans doute est-il toujours prévu de créer un «Fonds monétaire» grâce auquel les monnaies fortes viendraient
en aide aux monnaies faibles lorsque celles-ci seraient attaquées. Force est d'admettre, cependant, que ces
prêts seront accordés dans des conditions analogues à celles que le F.M.I. consent aux pays en voie de
développement…, ce qui implique un droit de regard du F.M.E., c'est-à-dire de son principal créancier,
l'Allemagne, sur la politique économique — donc la politique tout court — des pays concernés.
Reste à se demander pourquoi le président et le gouvernement français se lancent d'enthousiasme dans une
aventure aussi discutable. Certes, la critique est aisée... Que tout immobilisme soit à rejeter n'empêche
pourtant qu'on ne voit pas très bien à quel grand dessein répond cette initiative, dont l'intérêt immédiat ne
doit pas cacher les contraintes graves qu'elle implique pour notre pays. Subordination économique,
subordination politique aussi... Peut-être le «libéralisme avancé», sous la protection de M. Schmidt, y
trouvera-t-il le moyen de se sauver! Mais, à force de liens qui nous paralysent, ce sera au prix de la
transformation de la France en lieu de «non-pouvoir» international et, progressivement, sur le plan interne
de «non-décision» pour les Français
(*) Présidents de l'Association pour une nouvelle politique étrangère (21, rue Saint-Guillaume, 75007 Paris)
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