L'empire du mark
Par Pierre Dabezies et René-Victor Pilhes(*)
Europe américaine, Europe européenne, Europe germanique.... Jusqu'ici, pour des raisons qui tiennent à la
fois à la défense, à la monnaie et à la psychologie de nos partenaires, seule la première semblait capable de
s'imposer. Sommes-nous désormais, comme on cherche à nous le faire croire, sur la voie de la seconde,
l'Allemagne étant, enfin, décidée à secouer toute tutelle, et le couple Bonn-Paris — sinon Giscard-Schmidt
— étant en mesure de faire la véritable percée européenne qu'au fond d’eux-mêmes bien des Français
souhaitent? En particulier, la mise sur pied du «système monétaire européen» est-elle susceptible de
contribuer à arracher notre continent à l'orbite des Etats-Unis, ou — sans forcément y parvenir — ne nous
conduit-elle pas, plus prosaïquement, à changer de tuteur, voire à nous donner — après l'avoir
définitivement dédouané pour son passé — un second maître, complice pour l'essentiel du premier, et
souverain pour le reste?
Un premier doute
Le premier doute qui surgit porte sur la capacité du nouveau système monétaire à protéger l'Europe des
fluctuations de la monnaie américaine. On connaît le privilège exorbitant dont jouissent les Etats-Unis
depuis les accords de la Jamaïque, qui, en réduisant la place de l'or, consacrent le dollar comme monnaie de
réserve internationale. Celui-ci peut donc se déprécier sans que son rôle soit — faute d'alternative —
fondamentalement mis en cause.
Or, pour que l'ECU — la nouvelle unité de compte prévue dans le fonds monétaire européen — puisse
constituer une alternative crédible, il faudrait qu'il ne circule pas uniquement, comme on l'envisage jusqu'ici,
entre les banques centrales de notre continent, mais qu'il puisse également être utilisé aussi bien comme
monnaie de règlement et de réserve à l'extérieur de la Communauté que sur le marché privé. Pas décisif —
en fait seul capable de remettre réellement en cause la dépendance de l'Europe à l'égard de l'Amérique —
dont on semble pourtant d'autant plus éloigné que l'Allemagne a plus d'une raison de ne pas y consentir.
Raison de prudence, d’abord, Bonn ne tenant pas à s’affronter plus qu’il ne faut avec Washington, et
mesurant — tout comme les Britanniques — les risques d'une politique dont le dollar pourrait rapidement
pâtir. Raison tactique ensuite, la menace latente d’une extension du rôle de l’ECU pouvant tout compte fait,
permettre d’obtenir ici ou là diverses concessions à peu de frais.
On peut, en second lieu, se demander si le nouveau système, loin de la développer, ne risque pas de
constituer un frein pour la croissance européenne. Sans doute son objectif déclaré est-il simple: réduire les
marges de fluctuation entre les monnaies des pays membres ou, si l'on préfère, limiter l'appréciation du mark
et des monnaies qui lui sont liées dans l'actuel serpent européen (florin néerlandais et franc belge) par
rapport à la livre sterling, la lire et le franc français. En fond de tableau, l'avantage qu'en retirerait
l'Allemagne n'en est pas moins considérable. On sait, en effet, que l'appréciation continue du mark est un
handicap pour les exportations de la R.F.A., dont la moitié ont pour destination les pays de la Communauté.
Non seulement la création du système monétaire protégerait donc ces dernières, mais elle donnerait les
coudées plus franches pour la politique de leur choix aux dirigeants allemands. La relance par la
consommation intérieure que préconisent, pour des motifs différents, les syndicats et l'Amérique est
inflationniste. La relance par les exportations permet, en revanche, à l'Allemagne de rejeter la théorie des
«locomotives» comme celle de la relance concertée, en poursuivant une politique d'orientation
déflationniste. Par là, notre voisine gagnerait sur tous les tableaux.
Malheureusement, il risque de ne pas en être de même pour ses partenaires, et notamment la Grande-
Bretagne, l'Italie et la France. Dans notre pays, en particulier, tout indique que le taux d'inflation restera pour
les années prochaines significativement supérieur à celui de l'économie allemande. Or, jusqu'à présent,
l’appréciation du mark par rapport au franc corrigeait quelque peu cette différence en favorisant la
compétitivité des produits français. Que celle-ci, sous l'effet du nouveau système monétaire, se dégrade et —
pour limiter le déséquilibre du commerce extérieur — le gouvernement ne risque-t-il pas d'être amené,