Document 1 : L’acceptation de sa mort, le passage de la mort générale et impersonnelle, à “ma” mort, est
une étape délicate de la thanatosophia.
Ce qui vaut pour tous les hommes, paraît-il, vaut pour l'un d'eux. Mais lorsque ce «l'un
d'eux» est moi-même, une soudaine conversion s'impose ; un abîme doit être franchi. [...]
Il y a donc une expérience privilégiée dans laquelle la loi universelle de mortalité est
vécue comme un malheur privé et une tragédie personnelle ; et inversement cette
malédiction personnelle, confidentielle et quasi inavouable de la mort propre n'en reste
pas moins, pour celui qui en réalise l'effectivité et l'imminence, une nécessité d'ordre
général. Qu'est-ce à dire, sinon que la mort représente une sorte d'objectivité subjective ?
Du point de vue de la première personne, c'est un événement dépareillé et un absolu ; du
point de vue de la troisième, c'est un phénomène relatif. [...] Pour ce qui est de la mort en
troisième personne, on peut discourir à discrétion sur le décès de X ou de Y, disserter à
volonté sur la mort de l'indifférent : avant cette mort, pendant cette mort, après cette mort,
tout loisir est laissé à notre réflexion ; celui qui, à volonté, précède l'événement, ou survit
à l'événement, ou se fait de l'événement le témoin et le contemporain, celui-là englobe
l'événement comme un objet immuable; mais c'est qu'en fait la banale troisième
personne est personne intemporelle autant qu'impersonnelle. [...]
En première personne, au contraire, c'est le futur qui est le temps privilégié : je suis
toujours en effet, et par définition même, avant ma propre mort; le pendant, et a fortiori
l'après, me sont obstinément refusés. [...]
Ainsi la mort joue à cache-cache avec la conscience : où je suis, la mort n'est pas ; et
quand la mort est là, c'est moi qui n'y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir ; et
quand la mort advient, ici et maintenant, il n'y a plus personne. Vladimir Jankélévitch (1903-1985)
La mort (1966)
Document 2 : L’acceptation de la mort d’autrui est souvent plus problématique que pour soi. Car pour soi,
l’acceptation de la mort n’a de sens qu’avant sa mort. La mort résout de fait cela. Par contre, pour les
vivants, ceux pour qui l’autre est mort, c’est pour eux que se pose la question de l’acception ou de la non-
acceptation de la mort. C’est pour les vivants que la mort est, ou n’est pas, un scandale. Et cela, dans une
durée qui est bien plus longue que le moment de la mort de la personne concernée.
Car comment pourrais-je imaginer ma mort, sinon en sortant de moi-même et en me
considérant comme si j'étais non moi-même, mais un autre ?
On ne meurt pas... Chaque être est seul au monde. Cela paraît absurde, contradictoire,
d'énoncer une phrase pareille. Et pourtant, il en est ainsi... Mais il y a plusieurs êtres
comme moi... Non, on ne peut pas dire cela. Pour dire cela, on se place à côté de la
vérité en une sorte d'abstraction. On ne peut dire qu'une chose : Je suis seul.
Et c'est pour cela qu'on ne meurt pas.
A ce moment, courbé dans le soir, l'homme avait dit : « Après ma mort, la vie continuera.
Il y aura tous les détails du monde qui occuperont paisiblement les mêmes places. II y
aura toutes les traces de mon passage qui peu à peu mourront, mon vide qui se
refermera. »
Il se trompait. Il se trompait en parlant ainsi. Il a emporté toute la vérité avec lui. Pourtant
nous, nous l'avons vu mourir. Il est mort pour nous, pour lui non. Je sens qu'il y a là une
vérité effroyablement difficile à atteindre, une contradiction formidable, mais j'en tiens les
deux bouts, cherchant à ilions quel balbutiement informe traduirait cela. Quelque chose
comme : « Chaque être est toute la vérité...» Je reviens à la parole de tout à l'heure : On
ne meurt pas puisqu'on est seul; ce sont les autres qui meurent. Et cette phrase qui se
répand en tremblant à mes lèvres, à la fois sinistre et radieux, annonce que la mort est un
faux dieu. Henri Barbusse
L’enfer
Association ALDÉRAN © - Conférence 1513-007 : “L’acceptation de la mort, pour soi et pour nos proches” - 21/02/2015 - page 4