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1.2. La pauvreté du point de vue de qui ?
Dans un contexte de mesure de la pauvreté, que l'on peut définir comme une privation de
bien-être voire de bonheur, la problématique de l'utilité est double. Le premier axe de
réflexion porte sur son contenu : quelles sont les dimensions où les privations de l'individu
peuvent caractériser une situation de pauvreté ? Le deuxième concerne l'observateur, celui qui
est à même d'évaluer la situation de l'individu. C'est sur ce dernier point que nous nous
focaliserons dans cette sous-section. L'approche normative utilise la fiction de l'observateur
bienveillant, qui a pour mission d'apprécier le sort de chacun, de manière anonyme et
désintéressée. Concrètement cette démarche revient à identifier une norme sociale,
représentative de valeurs communes, permettant d'émettre un jugement objectif. On remplace
donc l'utilité, basée sur les préférences propres de l'individu, par une évaluation externe : un
individu est considéré comme pauvre s'il l'est au regard de cette norme sociale.
Néanmoins, certains d'entre nous seront tentés de définir la pauvreté comme un sentiment
propre, plutôt que comme une privation objective en ressources : un individu parfaitement
satisfait de son mode de vie, ne souhaitant aucun changement, mais répertorié parmi les
pauvres (selon la grille de lecture utilisée) doit-il être considéré comme tel ? Ces deux
arguments ont servi de matière première à une littérature récente, afin d'abandonner le cadre
standard de l'économie du bien-être, pour se tourner vers les mesures subjectives du bonheur.
Cette approche revient à interroger l'individu sur la satisfaction que lui procure son travail, sa
vie ou autre, qu'il doit ensuite reporter sur une échelle cardinale (de 0 à 10 par exemple). Pour
le contexte spécifique de la pauvreté, des seuils subjectifs de pauvreté ont été proposés (voir
Van Praag et Ferrer-i-Carbonell, 2008).
Cette approche permet d'enrichir le débat sur l'évaluation de la pauvreté. Sa particularité est
de s'appuyer sur des résultats importants issus notamment de la psychologie qui n'ont été,
pendant longtemps, que peu considérés par les économistes. Par exemple, il est aujourd'hui
admis que la croissance du PIB et du niveau de vie objectif, pendant la deuxième moitié du
20ème siècle, n'a pas entraîné un accroissement du bonheur au sein des sociétés occidentales.
Ce dernier est resté parfaitement stable (paradoxe identifié initialement par Easterlin, 1974).
Aussi, il est à noter que dans le processus d'évaluation de sa satisfaction, un individu prend en
compte les éléments de sa vie personnelle (revenu, santé, ... etc.), mais qu'il accorde un poids
tout aussi important à la comparaison de sa situation par rapport à celles d'autres personnes,
proches de lui socialement (voir Clark et al., 2008). Sur ce constat, certains défenseurs de
l'approche subjective considèrent que la seule façon d'évaluer le niveau de bien-être ou de
pauvreté d'une société est de solliciter directement l'avis des individus concernés. L'idée est
donc d'abandonner le cadre normatif de l'économie du bien-être, car fondé sur une vision
partielle voire inadéquate de la pauvreté et accusé de paternalisme. Si nous admettons sans
difficulté qu'une reconsidération de la notion de pauvreté est souhaitable, et que cette dernière
n’a pas le même sens en fonction des sociétés considérées, nous tenterons de montrer que
l'approche subjective peut paraître périlleuse d'un point de vue méthodologique.
Tout d'abord, rappelons que l'économie appréhende l'individu sur la base de ses
comportements, plutôt que sur la base de ses déclarations. L'économiste admet généralement
que les véritables préférences de l'individu peuvent être révélées par ses comportements – par