Chikungunya, La Réunion et Mayotte, 2005-2006 : une - Fun-Mooc

Santé publique
2007,volume 19, SupplémentN°3, Mai-Juin,pp. S165-S195
Correspondance:
A.FlahaultInserm-UPMC UMR-707 (pièce 807)27,rueChaligny,75571ParisCedex12,
France.
Chikungunya, La Réunion etMayotte,
2005-2006 :une épidémie sanshistoire?
Chikungunya, La Réunion and Mayotte,2005-2006:
an epidemicwithout astory?
Antoine Flahault(1),GillesAumont(2),VéroniqueBoisson (3),
XavierdeLamballerie (4),FrançoisFavier(5),DidierFontenille (6),
Bernard-AlexGaüzère(7),Sophie Journeaux (8),VincentLotteau(9),
Christophe Paupy(10),Marie-Anne Sanquer(11),Michel Setbon (12)
(1) Présidentde la cellule decoordination desrecherches sur la Dengue etle Chikungunya, Inserm-UPMC,
EHESPParis.
(2)Santéanimale Inra, Tours.
(3)Réanimation GHSR, Saint-Pierre, La Réunion.
(4) Virus émergentUniversitéAix-Marseille.
(5) CIC-EC Inserm-GHSR-CHD-URMLR, La Réunion.
(6)Entomologie IRD, Montpellier.
(7)Réanimation CHD, Saint-Denis, La Réunion.
(8) Médecine générale SainteMarie, La Réunion.
(9) Immunologie Inserm,Lyon.
Résu:La mondialisation,lapression démographique,l’accroissementde lamobilité, des
échangescommerciaux, de l’urbanisation, de la déforestation,leschangements climatiques,
l’érosion de la biodiversité,lesconditionsdevie extrêmes(pauvreté,famine,guerre) sont
autantde facteurs qui favorisentl’éclosion d’épidémiesde maladiesinfectieusesémergentes
ou ré-émergentes,tout particulièrementleszoonoses.Lesconséquences savèrent souvent
imprévisiblesetdévastatrices,sur lesplanshumain dabord, maisaussi économique,
politique et social. Cesépidémiespeuventen effetdéstabiliseren l’espacede quelquesmois
leséconomiesetle tissu industriel, commercial ou touristiquede nationsquin’y sontpas
préparées.Parallèlementàla dengue etàsesformesgraves(hémorragique etchoc) qui
progressentde manière inexorable dansleszonesintertropicales,émerge une autre
arbovirose,le chikungunya, quiaétérapportée pour lapremière foisen 2005 et 2006 dans
lesîlesde l’OcéanIndien (entre30 et 75 % de lapopulation desîlesontétéatteintesen 2005
et 2006) etgagne le continentIndien, SriLanka, l’Indonésie,la Malaisie,lesMaldivesavec
plusieurs centainesde milliers,voirede millionsde personnesatteintes.La souche virale
responsable,originairedAfrique orientale, a gagné le continentIndien et semble supplanter
actuellementles souchesasiatiquesquiycirculaientil yaplus detrenteans.Lespersonnes
infectéesparle virus chikungunyapeuventconnaîtredes séquellesinvalidantes, desarrêts
detravail prolongésetdescomplicationsparfoisgraves récemmentreconnuesà La Réunion
età Mayotte. Siaucune nation n’est àl’abridetelsévénements,lesconséquencesde
l’émergencedune épidémie infectieusesontéthiquementdautantplus inacceptables
qu’ellesfrappent souventlespays lesplus pauvresduglobe. Les virus,lesbactéries,lafaune
sauvage etlesmoustiquesvecteurs ne connaissentpasde frontres.Proposerlamise en
placedevéritablesboucliers sanitairesn’est pas seulement unactede nécessairesolidarité
etdurgence humanitaire,maisc’est aussicontribueràundéveloppementdurable et
équitable pour l’ensemble de lapopulation mondiale. Cedocumentrelate lesdifférentes
actionsconduitesdurantl’année 2006 pour documenterl’épidémie etinciteretpromouvoir
desactionsderecherche,missionsassignéesàla cellule nationale diligentée parle Premier
Ministre le 20 mars 2006.
(10)Entomologie IRD, Yaoundé, Cameroun.
(11) Santé publiqueDASS, Mayotte.
(12)Sociologie CNRS, Aix-en-Provence.
A.FLAHAULT
etal.
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Santé publique
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Introduction
En février 2006,une épidémie dechikungunya dune forte intensité est
survenueàl’île deLa Réunion,undépartementfrançaisd’outre-merde
785 000 habitants avecune estimation de 47 000 cashebdomadairesau
momentdupicépidémique,et 266 000 casmoinsde 18 moisaprèsla
détection dupremiercas,soitprèsde38 % de lapopulation atteinte. Cette
épidémie dechikungunyan’étaitpascessairementlaplus forte jamais
enregistrée dansle monde,maiscertainementlapremièreàsurvenirdans un
pays trèsdéveloppé comme l’île deLa Réunion,véritable portede la France
dansl’OcéanIndien [3].La découverte quecette maladie pouvaitêtreassociée
de fon exceptionnelle – àune morbiditésévère et une mortalitédirecte et
indirecte; son ampleur,maisaussi la crisesociale etpolitique qu’elle a
générée dans une région fortementdéveloppée de la bande inter-tropicale,a
conféréà cette épidémie une valeur de modèle pour l’étudedesmaladies
émergentesetleur retentissement.Uncasdune épidémie présentantde
fortes similarités– maisdune moindreampleur – étaitceluide l’épidémie de
maladie deRoss River survenue en Australie entre 1991 et 2000 [7].
Chikungunya : une maladie connuedanslespays en développement
Les taux dattaquerapportésdanslalittérature étaient souvent trèsélevés
danslamaladie dechikungunya, maisproviennentd’étudesancienneset
fragmentaires,etde pays aux infrastructures sanitairespeudéveloppées.
Cependant une discussion bien documentée dansl’ouvrage deFields([5],
chapitre « alphaviruses») rapporteuntaux deséroconversion de31 % en un
anà Bangkok en 1962 ; de 15 % (chezlesmoinsde30 ans) et 28 % (chezles
plus de30 ans)à Vellore,en Inde,en 1964;et une épidémie à Ibadan
(Nigeria) en 1969,oùlaséroprévalencedépassait 70 %dans toutesles
classesdâge. Lors decettedernière épidémie,si le taux deséropositivité
Summary:Many triggering factors foronsetof emerging infectious diseasesare now
recognised, suchas:globalisation, demographicincrease,population movements,
internationaltrade,urbanisation,forest destruction, climatechanges,loss in biodiversity,
andextreme life conditions suchaspoverty,famine andwar.Epidemic burden isoften
leading todisasters,in termsof human losses, aswell aseconomic, political or social
consequences.These outbreaksmayjeopardizewithin afewweeksormonths,industry,
trade,or tourism. While dengueandits most severe forms(hemorrhagic andshock
syndrome) is spreading all over the tropicalworld, anotherarbovirosis, chikungunya disease
dramatically spread in IndianOcean islands where30 to75% of population were infectedin
2005and2006, andthen extendedits progression towardsIndia, SriLanka, Indonesia,
Malaysia, Maldivesislands with morethanamillion people infectedwiththe East-African
strain,replacing the formerAsianstrain whichwasknownto prevail morethan30 years ago
in India.Patients experiencesequelaewithdisability,work loss, andrarely severe outcome
recentlyidentifiedin La Réunion and Mayotte (Frenchoverseas territories). Nocountry,no
part of the worldmayconsideritself asprotected against such events.However,
consequencesof emerging orre-emerging diseasesare moreandmoreunacceptable when
theyimpact the poorest countriesof the world.Viruses, bacteria, aswell as wild animals,
birds,orarthropodsare not stoppedbyborders.Itis time now to promotebarriers against
infectious diseases,including prevention, anticipation, diseasesurveillanceandresearch.
Thisisnotonlyforhumanitarianreasons, but also forcontributing toasustainable
development with equity for worldwide population. Thisreport presents comprehensive
actions taken in 2006 for tracing the epidemic andmobiliseresearch, asrequestedtothe
task forceset upby the Prime MinisterbyMarch20,2006.
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antérieur étaitinconnu,le taux dattaqueaprobablementététrèsélevé,
puisque laséropositivitéavoisinaitles80%chezlesenfants âsde2à
3ans.Calisherdans son chapitredeEncyclopediaof Virologyécrivait
égalementque localementlaquasi-totalitédune population pouvaitêtre
touchée et séroconvertie lors dune épidémie [1], mais sansapporterde
références.Enfin, LarasK
et
coll
.
[8]mentionnentàpartirdedeux rapports
HaksohusodoS, 1990etSlemonsRD, 1984 – qu’en 1983, dansle centrede
l’île deJavaen Indonésie,était survenueune épidémie dechikungunya dont
le taux dattaqueavaitétéde70 à90%.
Emergencede lamaladie en Franced’outre-mer
Lespremiers travaux publiés relatifsàl’épidémie actuelle de l’OcéanIndien
rapportent une fortesécheresse etde forteschaleurs survenuesauKenyaà
partirde janvier 2004[4], notamment sur les régionscôtres.Sixmoisplus
tard, une enquêtedeséroprévalence indiquaitque75 % de lapopulation de
LamuetMombasa avaitétéatteinte parle virus chikungunya à lasuitedune
épidémie de forteampleur.Lesfacteurs climatiquesontpossiblement
contribuéaudéclenchementgénéralde l’épidémie dansl’ensemble de la
région,maislarelation causale resteà démontrer.L’épidémiologie
moléculairedecette épidémie conduite parlesdifférenteséquipes[2,9,
12,13] confirme que lamême souche a circudansl’ensemble de larégion
de l’OcéanIndien àpartirdudébut de l’année 2005 (avecuntaux dattaque
surieur à63 % en GrandeComore), avantd’êtredétectée en Inde
continentale àpartird’octobre2005, après 32 ansdabsencedecette
arbovirose[13].Fin 2006, de nouveaux foyers étaientidentifiésen Malaisie et
en Indonésie (Figure 1).
Dimensionsépidémiologiquesde lamaladie :
dispositifsd’estimation des risquesen temps réels
Profil épidémiologiquede lamaladie
De mars 2005àlafin septembre2006,l’Institut deVeille Sanitaire (InVS)
estimaità266 000 le nombredecasdechikungunya à l’île deLa Réunion
(785 000 habitants). Parmi lescasâsde plus de 10ans,273 personnes
avaientétéatteintesde formes sévères(avecmise en jeudupronosticvital
immédiat), dont59 % étaientâgéesde65ansetplus,etl’infection parle
virus chikungunya avaitétéconfirmée chez 246d’entre elles.Cent undeces
cas sévèresprésentaientdesco-morbiditéset 27 %decescasconfirs
sévères sontdécédés.De plus,une transmission materno-fœtale aété
rapportée 47fois(confirmée pour 40cas, dont un nouveau-né décédé). Fin
septembre2006,248 certificats portantlamention « chikungunya» parmi les
causesdirectesouindirectesdedécèsavaientététransmisàl’Inserm. Lâge
dianaumomentdudécèsétaitde79ans(de0à102 ans),etle sex-ratio
(homme/femme) de0,95. Endatedu 6 juin 2006,l’InVS etl’Inserm ont
conduit une analyse évaluantlasurmortalité (toutescausesdedécès) entre
décembre2005 etavril 2006,simultanémentàlasecondevague épidémique,
atteignant un maximumde mortalité en excèsde + 34,4 % en vrier 2006, au
momentdupic d’incidence[6].La mortalitédirectementdueau virus du
chikungunyaaprobablementétébeaucoup plus rare (comme dansle casde
A.FLAHAULT
etal.
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lagrippe oula canicule),que lasurmortalité indirectesurvenantchezdes
personnes souffrantparailleurs dautresaffections sous-jacentes sévères.
Parailleurs,l’Europe enregistraitde nombreux casd’importation (807 cas
rapportésen France,117auRoyaume-Uni fin septembre2006,sourceInVS
et[10]),laissantcraindre lasurvenue futuredecas,voirede foyers
autochtones,ycomprisdansdes régions septentrionalesduglobe oùAedes
albopictus poursuit saprogression inexorable.
Un modèle aux conséquencesépidémiologiquesprochesdecellesdune pandémie
de grippe àl’échelle dune région
Aucours dupremier trimestre2006,lasituation deLa Réunion ressemblait
au scénario que prévoientde nombreux experts dansle casdune pandémie
grippale en métropole :un important taux dattaque (30 à40%de lapopu-
lation générale) et un excèsde mortalitédetoutescauses surieur ouégal
à10% entre janvieretmars (34,4 % en vrier 2006),soitdesniveaux voi-
sins,voiresurieurs en proportion à ceux liésàla canicule daoût 2003 (excès
de mortalitéde 15 000 décès),et très surieurs à ceux attribuéschaque
année àlagrippe saisonnière (oùl’on enregistre en moyenne 4 % d’excèsde
mortalitéaucours desmoisépidémiques, avec6 000 décèsen excèsattri-
buablesàlagrippe,en France). La différence notable avecun processus épi-
démique grippal est l’absencedecontagiositédirectedesmalades.En effet,
latransmission du virus en cause étant vectorielle aréduitainsi,en partie,
lescontraintesde laprise en charge sanitaire. Ajoutéaux conséquences sa-
nitaires,l’impactéconomiquedirectetindirectde l’épidémie dechikungunya
Figure 1 : Cartede laprogression de l’épidémie dechikungunya d’origine est-africaine en
2004-2006 (arrêtée en février 2007 sourcesOMS, ProMED, ICEID, Cellule Chik).
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aété majeur sur l’île etpourraitconstituer un « laboratoire » d’étudede l’im-
pactdune forte épidémie en pays développé. L
Oxford Economic Forecasting
Group
aestimé entre 1 % et 6 % laperteduPIB causée par une prochaine
pandémie grippale dansle monde[11].Paranalogie eten rapportantrapi-
dementetgrossrementceschiffresàl’île deLa Réunion dontle PIB était
de 9317millionsd’eurosen 2004,l’épidémie actuelle conduiraità despertes
de l’ordre 100 à600 millionsd’euros.Pour mémoire le tourisme quiaété par-
ticulièrementaffecté etqui occupaitavantla crise le tiers desparts de marc
du secteur dansl’OcéanIndien etle deuxième rang aprèsl’île Maurice,
représentait 360 millionsd’eurosavantla crise épidémique,et sa chute
seraitestimée en octobre2006 d’environ 60 %à La Réunion.
Estimerl’ampleur du risque: deux approchesthodologiquespour estimer
le taux dattaque parlaséroprévalence
Faceàl’émergenceduchikungunya à La Réunion età Mayotte,en l’absence
dedonnées venantde l’OcéanIndien en février 2006 (lesdonnées relatives
aux forts taux dattaqueconstatésauKenyaen juin 2004 etaux Comores
en janvier 2005 ontétérenduespubliquesen mars 2006),en l’absence
d’estimation de laproportion de formesasymptomatiquesde l’infection,il
Figure2: Courbede l’incidence (graphe duhaut,l’axedesordonnéesest logarithmique) et taux
dereproduction (graphe dubas)de l’épidémie dechikungunya, La Réunion 2005-2006, daprès
lesdonnéespubliéesparl’InVS etla CIRE deLa Réunion (
daprèsPierre-YvesBoëlle etcoll.
Investigating transmission in atwowavesepidemicof Chikungunyafever, Réunion Island.
VectorControl Diseases,2007,sous presse
).
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