Or c'est l'inverse qui se produit : la Liberté guidant le peuple est accablée d'injures.
« Dieu qu'elle est sale ! «(Journal l'Avenir : 9 juin 1831), « Dévergondée »( Auguste Jal, critique du
salon), « La plus ignoble courtisane des plus sales rues de Paris !» (Journal des Artistes, 8 mai
1831). « Est-ce qu'il n'y avait que de la canaille à ces fameuses journées-là ? » (Journal la Tribune,
17 mai 1831).
Le procès commence :
Accusé n° 1 : cette femme est effectivement plus proche de la poissarde que de la déesse : les
seins à l'air, rouge de sueur, bronzée par le soleil de juillet, ...à moins que ce soit de la crasse ou de
la poudre à canon. En outre, pas très féminine ni gracieuse. Même musculature, même geste
énergique que ce gladiateur grec, et avec les poils aux aisselles par-dessus le marché !
Des comparaisons aident à mieux comprendre le choc du public. Depuis la Révolution française,
les allégories de la Liberté trônent comme des statues de déesses en majesté, belles, sereines et
célestes. Même quand elle s'adresse aux hommes, l'allégorie ne se mêle pas à eux. La règle est
simple : l'allégorie d'une idée positive doit toujours être idéalisée.
Et quand à la fin du XIX
e
siècle, le sculpteur français Auguste Bartholdi réalise une statue
monumentale de la Liberté offerte aux Etats-Unis, il respecte cette règle.
Parfaitement statique, couronnée d'un diadème, la Liberté tient la table de la loi et le flambeau de
la Vérité éclairant le monde. C'est une Liberté universelle, rationnelle et pacifique ; exactement
l'inverse de celle de Delacroix : chauvine, crasseuse, débraillée et dangereuse, elle incarne toutes
les dérives politiques.
Et les complices ne sont pas mieux lotis :
Accusé n° * 2 : individu dangereux
Accusés n° 3 et 4 : jeunes délinquants en situation de port illégal d'armes. Pour le reste, le peintre
ne cherche pas à séduire : pavés gris, poutres calcinées, ombres profondes. Pieds sales, ongles
noirs, poils pubiens. La violence omniprésente... et les détails macabres achèvent de nous
inquiéter.
Plutôt qu'un grand peuple, on voit la « populace », masse dangereuse et incontrôlable guidée par
une furie armée jusqu'aux dents !
Le tableau est si ambigu qu’on a l'impression que le peintre se contredit lui-même.
Alors, la question reste entière : Delacroix fait-il l'éloge ou la caricature de la démocratie ?
Les intentions : Delacroix courtisan ?
Pour comprendre les intentions de Delacroix, il est indispensable de se demander, qui est-il
vraiment ? A 32 ans, Delacroix ne ressemble pas à ses contemporains. Il n'avait rien du peintre
rebelle et incompris. La réalité est que Delacroix est un artiste reconnu, élitiste et élégant, soutenu
depuis 8 ans par l'administration Royale et les mécènes princiers. En 1830 il a vu les combats de
ses fenêtres, pendant 3 jours. Paris était sous la mitraille et les fusils.
Réactionnaire Delacroix ? Sûrement pas : un tel régime aurait fait perdre sa clientèle la plus
prestigieuse et aristocratique, car dans tous les esprits la République est encore synonyme de
terreur et de guillotine.
C'est donc avec soulagement qu'il voit dans l'ordre établi, incarné par Louis Philippe d'Orléans,
un très bon client qui va le choyer en achetant le nouveau tableau pour 3000 Francs Or, le décore
de la Légion d'honneur et lui passe des commandes prestigieuses, on peut voir ses tableaux [ au
Palais Bourbon : Assemblée Nationale] et au [ Palais du Luxembourg : le Sénat]. Une toile
comme celle-ci coûte cher. En la peignant, Delacroix savait que seul le gouvernement pourrait
l'acheter. A t-il peint pour flatter Louis Philippe ?
Au sommet de la composition il place le drapeau tricolore que Louis Philippe vient justement de
rétablir comme étendard officiel. La restauration avait interdit ce drapeau créé sous la Révolution
Française. En effet, le blanc couleur de la monarchie est encadré par le rouge et le bleu couleur de
Paris. Ils symbolisent le partage équilibré du pouvoir entre le Roi et la Nation. Mieux, ils
symbolisent aussi la Nation réconciliée avec son Histoire. Le drapeau Tricolore était celui de la
Révolution mais aussi celui de Napoléon, sans oublier que Delacroix était un fanatique de
l'Empire.
Un petit retour en arrière pour mieux comprendre :
Pendant que son père servait comme Ambassadeur et son frère aîné s'illustrait sur les champs de
bataille, le petit Eugène apprenait à vénérer l'Empereur au Lycée Impérial à Paris.