Le Traité Transatlantique et ses jumeaux

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Le Traité Transatlantique et ses jumeaux
ALENA, CAFTA, TISA, CETA… et bien sûr TAFTA :
Assauts idéologiques des firmes transnationales et des élites et scientifiques complices contre les
systèmes légaux nationaux, les normes sanitaires et phytosanitaires, l’intégrité du pouvoir judiciaire,
et pour la protection de la propriété privée et des activités des multinationales.
Cet article est le résumé vulgarisé d’un mémoire majeur de recherche écrit en toute indépendance au sein du
Cercle Géopolitique de la Fondation Dauphine. Dans ce mémoire, je mettais en évidence deux axes majeurs en
étudiant un grand nombre d’études préliminaires (ex-ante) ou d’impacts (ex-post) autour du TAFTA, mais aussi
de l’ALENA et du DR-CAFTA (accords nord-américains). D’une part les limites, erreurs, et malhonnêtetés
méthodologiques devraient invalider les résultats des études optimistes et ouvrir sur des moratoires en attendant
que la diversité des méthodes permette une estimation réaliste. D’autre part les enjeux centraux du TAFTA
étaient soulignés, ainsi que l’ensemble des raisons (économiques, politiques et méthodologiques) qui devraient
nous rendre au minimum sceptique quant à la pertinence d’un tel traité. Dans cet article, je traite essentiellement
des critiques de fond contre le TTIP, et je laisse en dernière partie de l’article les critiques techniques et
méthodologiques sur les études (cf. le point 4, Annexe technique).
1. Introduction
Les traités de libre-échange sont le nouvel outil favori des décideurs de ce monde pour faire de la politique sans
s’encombrer de l’avis des peuples. Depuis les années 80, nous sommes entrés dans une nouvelle ère de
régulation du capitalisme, le « néo-libéralisme ». La spécificité de cette forme de capitalisme est double : d’une
part les avancées politiques des capitalistes ne se font plus de concert, stratégiquement, avec « leurs » EtatsNation, mais à leur détriment (et non à celui des élites politiques elles-mêmes qui profitent largement du
nouveau système, entre conflits d’intérêts et évasion fiscale massive). Comme nous le verrons, le néo-libéralisme
n’espère pas développer le marché par des accords multilatéraux entre les Etats, comme jadis l’ONU ou
l’Organisation Mondiale du Commerce, mais bien en affaiblissant les Etats et en les mettant seuls en balance
face aux multinationales (en témoigne la récente décision de l’Union Européenne de laisser aux Etats le choix
d’accepter les OGM, les plaçant seuls dans le rapport de force face aux géants type Monsanto...). D’autre part, le
néo-libéralisme a déconnecté la possession et la gestion de l’entreprise ; les PDG ne sont plus les actionnaires
majoritaires, et nous voici dans une nouvelle phase économique : celle de la destruction de l’industrie pour
satisfaire l’avidité actionnariale.
Le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP ou TAFTA) est négocié dans l’ombre par les chargés
d’affaires et la Commission Européenne (non-élue) depuis 2013. Doublé par la signature en 2014 du
Transpacific Partnership entre les USA et plusieurs pays asiatiques (pour un total de 40% de la richesse
mondiale), le TTIP n’en reste pas moins d’actualité. Inscrit dans un contexte stratégique d’ensemble tourné vers
la signature d’accords de commerce régionaux (ou ACR, par opposition aux accords multilatéraux comme
l’Organisation Mondiale du Commerce ou OMC), le TTIP n’en est que la face transatlantique et industrielle. Audelà de ce traité gigantesque, l’Union Européenne s’implique ailleurs ; sont en ce moment négociés le TISA, un
accord de libéralisation des services entre la majorité des gros exportateurs de l’OMC qui sera un pas de plus
vers la destruction des systèmes nationaux de santé et d’éducation ; mais également le CETA, un accord de libreéchange entre l’UE et le Canada finalisé qui n’a plus qu’à être ratifié et qui est une version avant l’heure du
TTIP. Jugement des Etats devant des tribunaux extra-judiciaires si leurs politiques amoindrissent la rentabilité
des investissements étrangers (les fameux tribunaux ISDS, pour Investors-to-State-Dispute-Settlements), guerre
aux fameuses « barrières non-tarifaires » ... Tout y est. Il s’agit donc de bien comprendre que les traités de libreéchange sont un pur outil politique des lobbys capitalistes, l’ultime technique pour contourner le pouvoir
législatif démocratique, et que les chargés d’affaire en usent à outrance. Il faudra se lever et repousser ses projets
un à un pour proclamer chaque fois à nouveau notre attachement aux valeurs démocratiques et à notre
patrimoine, ainsi qu’à l’équité de sa distribution.
Le TTIP est un énième projet de réforme tentaculaire et bilatéral du commerce mondial, un élément de la
mosaïque des attaques stratégiques des néo-libéraux contre les systèmes légaux nationaux par ces « chevaux de
Troie commerciaux ». Mosaïque composée, au sein des pays, des projets de loi type « Loi Macron » ou « Loi El
Khomri » en France par exemple, et prenant la forme de projets de traités commerciaux entre les pays. Ces
projets sont ambitieux, ils veulent supprimer « toutes les barrières au commerce » (CDI et salaires minimums
sont dans le viseur), et ils sont nombreux. En parallèle à l’offensive des géants de l’industrie via le TAFTA, le
TISA est aussi négocié en secret et en représente le volet tertiaire ; pour n’en dire que quelques mots, c’est un
accord de libéralisation massive des services à l’échelle mondiale, engageant notamment les Etats à ne jamais
revenir à des niveaux de régulation antérieurs à 2015… Le bélier TAFTA n’est lui pas en reste comme vous le
verrez, en permettant par exemple aux multinationales de violer le contrat social en forçant les Etats, devant des
tribunaux d’experts privés du commerce, à payer pour appliquer des politiques sociales ; en outre, l’objectif
central du traité est la suppression des « NTB », ces fameuses « barrières non-tarifaires » au commerce
comme l’interdiction de laver le poulet avec du chlore en Europe, ou encore le SMIC...
Depuis les années 1990, les modes de diffusion du libre-échange ont changé ; les Etats ayant pris conscience de
la difficulté d’aboutir à des consensus et de traiter de certains sujets dans les institutions multilatérales comme
l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ils ont pour la plupart effectué un « virage stratégique »
consistant à négocier les libéralisations commerciales directement de pays à pays. Ces accords bilatéraux, ou
encore Accords de Commerce Régionaux (ACR) se substituent donc peu à peu aux tables multilatérales.
Aujourd’hui, les ACR sont un outil politique de premier plan, utilisés notamment pour définir des standards
communs entre pays signataires. Depuis le 17 juin 2013, la Commission Européenne a reçu du Conseil de
l’Union Européenne un mandat de négociations pour établir un partenariat de libre-échange transatlantique avec
les Etats-Unis (aussi appelé Transatlantic Trade and Investment Partnership ou TTIP). Cet accord est d’un enjeu
inédit, puisque les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, et les Pays-Bas comptent à eux seuls
pour plus de 25% des exportations mondiales en 2013 d’après l’OMC, et pour plus de 28% des importations
mondiales. Dès lors, au-delà des effets que cet accord aura sur plusieurs des plus grosses économies de la planète
et donc sur la conjoncture mondiale, il constituerait probablement la nouvelle base des standards internationaux
concernant le commerce et l’investissement et serait ainsi la base des accords bilatéraux futurs signés de par le
monde. La négociation de ce traité intervient dans une conjoncture macroéconomique difficile pour l’Union
Européenne, minée par les crises de dettes souveraines et les politiques d’austérité appliquées à leur suite. Le
TTIP apparaît donc comme une stratégie de croissance par les exports, dont nous tenterons de juger la
pertinence. Plus précisément, l’enjeu intrinsèque du traité est, comme nous le verrons, l’abaissement des
« Barrières non-tarifaires » (ou NTB en anglais) au commerce et à l’investissement. C’est de cette nature plus
politique du TTIP, puisque les NTB peuvent englober des normes techniques, sanitaires ou encore sociales,
qu’est née une vive opposition de la part d’acteurs de la société civile contre la signature d’un tel traité. Alors
que les études économiques officielles commandées par la Commission Européenne sont des plus optimistes,
une pièce de théâtre titrée « Traversée dangereuse à bord du TAFTA » fait le tour de la France (TAFTA est un
autre acronyme pour le TTIP) ; tandis que Cecilia Malmström assure en conférence à Dauphine que
l’uniformisation des normes se fera par le haut et n’entravera pas les marges de manœuvres des Etats pour les
politiques sociales et environnementales, Patrick Le Hyaric publie un ouvrage titré « Dracula contre les peuples,
qu’est-ce que le marché transatlantique ? » ; enfin alors que les chefs d’Etats de l’UE ont dans leur ensemble,
malgré des réserves, donné leur accord à la conclusion d’un TTIP, la Commission Européenne juge utile de
publier un document titré « The top 10 Myths about TTIP : Separating facts from fiction » répondant point par
point aux critiques les plus fréquentes émanant de la société civile par des engagements quant au contenu des
négociations.
Le point essentiel à saisir est le suivant : il est bien possible que le TAFTA ne soit pas signé, ou qu’il ne soit pas
ratifié par le Parlement Américain ou Européen... Mais nous faisons face à une stratégie globale, incessante,
qui vise à faire de la politique en évitant l’aval des peuples par des traités négociés entre lobbys. Que le
TAFTA passe ou non n’est qu’anecdotique ; il reviendra sous une autre forme, comme l’AMI est revenu,
comme le TISA remplace aujourd’hui le GATS (accord multilatéral sur les services). C’est donc face à
une logique que nous devons lutter, celle qui veut que la rentabilité fasse la politique, celle qui lutte contre
la démocratie, l’autonomie et les biens communs. Et si nous repoussons le TAFTA, cette victoire doit
avant tout nous donner la force de lutter contre la prochaine engeance néo-libérale, quel que soit son sigle.
2. TAFTA : un classique des traités au service des multinationales
La lecture du mandat donné à la Commission Européenne, et en particulier des points soulignés et retranscris
dans le mémoire, permet de bien comprendre les controverses nombreuses au sein de la société civile (des partis
politiques contestataires aux ONG comme Attac en passant par les médias d’opposition). En effet, le mandat
semble indiquer clairement les priorités du Traité Transatlantique (TTIP) :
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L’objectif de cet accord n’est pas la baisse des tarifs douaniers, déjà relativement faibles entre l’Europe
et les Etats-Unis (entre 5 et 7% d’après l’European Center for International Political Economy, ou
ECIPE), mais bien l’harmonisation des normes et le retrait des barrières techniques au commerce et des
barrières non-tarifaires.
Les deux paragraphes les plus longs et précis (23 et 25) ne concernent en effet pas les réductions
tarifaires, mais la protection des investissements (notamment par la mise en place des ISDS) et la
suppression des BNT (notamment par redéfinition du cadre sanitaire et phytosanitaire des parties). A la
lecture du mandat, il semble que les trois priorités des négociations soient la convergence des
limitations techniques et non-tarifaires au commerce (entendez harmonisation vers le bas des
systèmes sociaux), la protection et la promotion maximale des investissements étrangers
notamment contre toute forme d’expropriation (renforcer la protection des patrimoines), et enfin
la mise en place de procédures de règlement des différends ambitieuses (violer le contrat social
pour motif de rentabilité).
Il s’agira d’un accord « profond » s’il est signé, puisqu’il devra « être contraignant à tous les niveaux de
gouvernance » et laisse les parties libres de discuter de clauses relatives à tout secteur relié au
commerce selon leurs désirs. Seuls le secteur audiovisuel et les sanctions pénales sont exclues des
négociations a priori.
Semblent exclues également toutes ambitions de compenser les effets sociaux du traité ; plus largement
rien de contraignant ne semble au programme en termes de mobilités des personnes, de réductions des
inégalités, d’exigences écologiques ou en termes de respect des normes du travail...
Les craintes exprimées par la société civile :
Les craintes de la société civile (à l’instar du dossier du Monde Diplomatique de Juin 2014 : « Tafta : Les
puissants redessinent le monde »), ou du moins ses appréhensions peuvent sembler justifiées. En effet, les
objectifs du mandat touchent à des points très sensibles :
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La légitimité de l’Accord est censée être fondée sur le partage de valeurs communes, or le
comportement politique et géopolitique des Etats-Unis s’oppose régulièrement aux valeurs
européennes : maintien du camp de Guantanamo, non-ratification des conventions fondamentales de
l’OIT, non-ratification du protocole de Kyoto, exploitation des gaz de schistes, espionnage politique de
grande ampleur, vétos concernant l’application des droits de l’Homme à l’ONU… On peut donc
comprendre les craintes de la société civile face à un accord visant à faire converger les réglementations
non-tarifaires sur la base de valeurs communes, puisqu’une harmonisation qui tendrait plus vers les
standards américains (notamment en termes de produits chimiques autorisés dans l’alimentation, de
réglementation du travail, de conception de la santé publique et de l’éducation ou encore d’exploitation
des gaz de schistes, de remise en cause des marchés d’émissions carbonées que refusent les EtatsUnis…) pourrait s’opposer aux valeurs proclamées en Europe ou aux standards actuels. Plus
globalement, l’appréhension de la société civile vient aussi de l’amplitude de la gamme de domaines
potentiellement couverts par le traité, mais également du fait que la Commission Européenne qui
négocie ce traité n’est pas une institution démocratiquement élue. Enfin, les performances de
l’économie américaine sont également un facteur de crainte pour l’Europe en cas d’ouverture accrue à
la concurrence. La diversité culturelle, dont l’importance est proclamée dans le mandat, pourrait être
menacée par une concurrence accrue notamment dans le domaine alimentaire : une pénétration plus
profonde des firmes américaines sur le marché européen signifiant également une diffusion accrue des
modes de consommation américains.
Dans une période d’augmentation continue des inégalités, notamment en termes de patrimoine, la
priorité du traité donnée à la protection contre les expropriations peut sembler s’opposer à des objectifs
légitimes de redistribution. De plus, la promotion et la protection ambitieuse de la liberté des capitaux
semblent s’opposer à des réclamations populaires et politiques légitimes quant à la régulation et la
taxation des marchés financiers. Plus globalement, englués dans un endettement massif et une
conjoncture économique plutôt médiocre depuis 2008, les européens se posent légitimement la question
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de savoir si la priorité politique doit être une nouvelle libéralisation commerciale, alors que les produits
américains sont déjà très largement présents dans le paysage européen, plutôt qu’une refonte
structurelle de l’Europe (comme en atteste la relative progression des partis eurosceptiques qui font de
l’opposition à la signature du TTIP un de leurs principaux arguments).
Le point qui cristallise peut-être le plus de craintes est la volonté plusieurs fois réitérée dans le mandat
de mettre en place un mécanisme de règlement des différends ambitieux. Les tribunaux d’arbitrage
investisseurs/états, qui ont par exemple par le passé permis à Philip Morris de s’attaquer à la législation
anti-tabac australienne, constituent une insertion d’une tierce partie dans le contrat social : les
investisseurs. Le contrat social qui lie l’Etat et les citoyens, la protection en échange de l’impôt, est
redéfini par la mise en place des ISDS : en effet, les décisions politiques souveraines engageant les
gouvernements envers les peuples pourront être freinées et pénalisées dans l’intérêt de la rentabilité des
investissements étrangers. Il est légitime de s’interroger sur la pertinence de l’insertion de la protection
des investisseurs comme troisième base du contrat social après la raison d’Etat et l’intérêt souverain des
peuples.
Au-delà l’opportunité économique que représenterait le TTIP d’après la Commission, comme nous le verrons, il
semble donc la signature du TTIP ne soit pas acquise, d’une part au vu de l’exigence du Sénat américain quant à
la ratification des accords (cf. Protocole de Kyoto) et d’autre part au vu des réticences et craintes européennes,
en particulier sur l’adéquation des valeurs entre les deux blocs. On note par exemple que le paragraphe 31 exige
un engagement significatif des parties dans l’adoption des standards internationaux, or le Sénat américain est
depuis longtemps réticent à la ratification de certaines normes fondamentales de l’Organisation Internationale du
Travail.
Il est important de préciser, avant de présenter quelques menaces potentielles avancées dans les médias français,
que les craintes au sujet du TTIP sont nécessairement d’ordre hypothétiques : d’une part, l’accord n’est pas
encore signé et on ne peut donc que conjecturer le contenu de l’accord. D’autre part, le mandat de la CE est clair
sur le fait que l’accord ne doit pas contraindre la souveraineté des pays à mener les politiques sociales ou
environnementales qui leur semblent appropriées, bien que cela soit en butte au fonctionnement fondamental des
ISDS, qui permettent justement aux investisseurs de s’attaquer aux réglementations souveraines. Cela fait partie
des différentes craintes avancées dans le débat public, en France notamment :
 Pour Jean-Paul Carré, journaliste de Mediapart, les principales raisons de vouloir stopper le TTIP sont
de deux ordres : d’une part le mandat indique que les négociations doivent se faire sur la base des
standards internationaux, or, notamment concernant l’alimentaire, les standards européens sont souvent
plus élevés que les standards internationaux, et pourraient donc être considérés comme des barrières
non-tarifaires illégales (en France par exemple, sur les niveaux de pesticides, les additifs toxiques, les
OGM…). D’autre part, la mise en place des ISDS représente à ses yeux un risque majeur pour les
services publics et leur accessibilité pour tous : possibilité pour les assurances privées d’attaquer les
CPAM pour concurrence déloyale, pour les sociétés d’intérim d’attaquer Pôle Emploi pour concurrence
déloyale, pour la gestion publique de l’eau et de l’énergie d’être attaquées pour entrave au commerce,
pour les sociétés d’enseignement privé de contester les subventions à l’enseignement publique…
 L’alliance STOP TTIP, regroupant plus de 480 organisations européennes (surtout des ONG), dénonce
elle : le fait que les négociations soient secrètes et que 92% des 590 rencontres entre la CE et des
représentants de lobbys concernent des lobbys d’entreprises privées, le fait que ce soient les impôts des
peuples qui financent les amendes infligées par les ISDS et qu’un recours ne soit pas possible ce qui
viole les principes de l’Etat de droit, affiche un certain scepticisme quant au fait que les tribunaux ISDS
n’empêchent pas les réglementations souveraines dans le champs environnemental (et donne l’exemple
des 3,7 milliards d’euros obtenus par Vattenfall contre l’Etat Allemand pour l’arrêt de deux centrales
nucléaires vétustes) ; l’alliance STOP TTIP dénonce également un viol démocratique dans le fait que
les projets de lois soient d’abord soumis à des comités d’experts plutôt qu’à des Parlements élus, pointe
la menace de destructions massives d’emplois dans l’agriculture et l’électro-industrie au vu des
performances des Américains dans ces domaines, dénonce des pressions subies par les Etats-Membres
pour tolérer des pratiques à risque comme la fracturation hydraulique pour obtenir le gaz de schiste (et
note l’engagement de Chevron dans la promotion des ISDS), et souligne enfin la nature parfois
contradictoire des règlementations européennes et américaines sur les produits alimentaires et
médicaux, qui empêchent d’avance l’élévation des standards pour les Européens, et promettent dans le
meilleur des cas une conservation des standards actuels.
 Enfin, dans un dossier titré « Grand Marché Transatlantique : Les puissants redessinent le Monde », le
Monde Diplomatique de Juin 2014 rappelle par l’intermédiaire de Lori Wallach (directrice de Public
Citizen’s Global Trade Watch) et Wolf Jäcklein (Confédération Générale du Travail) les principales
menaces pesant sur les peuples de chaque côté de l’atlantique :
Côté américain : Lori Wallach indique dix menaces. 1) le démantèlement des réglementations
financières américaines, avec l’exigence des négociateurs européens de rediscuter la règle Volcker qui
limite les activités spéculatives ainsi que la régulation publique américaine des assurances. 2) le risque
de commercialisation de lait contaminé quand 28 des 29 cas d’encéphalopathie spongiforme bovine
relevés en 2011 par l’OMS provenaient de l’UE. 3) Aggravation de la dépendance au pétrole car le
lobby BusinessEurope (dont fait partie British Petroleum) veut interdire les crédits d’impôts pour les
carburants de substitution. 4) des médicaments moins contrôlés, car les lobbys pharmaceutiques
européens veulent que l’US Food and Drugs Administration considère comme reconnu tout
médicament préalablement reconnu par une autorité européenne. 5) Le renchérissement des
médicaments des deux côtés, car la Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PHRMA)
milite pour l’impossibilité gouvernementale de négocier des baisses de prix des soins pour les
programmes de santé publique. 6) Vie privée : diverses entreprises américaines réclameraient la
facilitation de l’accès aux données personnelles. 7) Pertes d’emplois liées aux disparitions des règles de
préférence nationale pour les commandes publiques. 8) Monsanto fait pression pour supprimer
globalement l’obligation d’étiquetage des produits à base d’OGM (Organismes Génétiquement
Modifiés). 9) Toys Industries of Europe a reconnu une exigence supérieure règles sanitaires américaines
sur les jouets pour enfants, et entend uniformiser ces exigences autour du modèle européen. 10)
Démantèlement du pouvoir souverain, notamment par la mise en place des ISDS qui contraindront les
politiques sociales. Fanny Rey, dans l’article « Veolia assigne l’Egypte en Justice » paru le 11 juin 2012
dans Jeune Afrique, rappelle que l’une des seules victoires du peuple égyptien durant les printemps
arabes avait été l’augmentation du salaire minimum de 41 à 72 euros par mois ; une augmentation
suffisante pour que le groupe français Veolia attaque l’Egypte le 25 juin 2012 devant le Cirdi, centre
international pour le règlement des différends relatifs à l’investissement, sorte de tribunal ISDS intégré
à la Banque Mondiale.
Côté européen : Wolf Jäcklein indique neuf menaces. 1) Le risque d’érosion des droits des travailleurs
en cas d’harmonisation du droit du travail sur la base de la législation américaine, qui n’a ratifié que
deux des huit conventions fondamentales du travail de l’OIT. 2) Dégradation de la représentation et de
l’information des salariés : le traité visant à faciliter l’établissement de filiales de l’autre côté de l’océan,
et les législations sur l’information et la consultation des salariés restant elles limitées aux frontières, un
nombre accru de travailleurs échappera à ces dispositifs. 3) Un allègement des standards techniques : en
effet, aux Etats-Unis, c’est essentiellement le consommateur qui est protégé. En Europe, le principe de
précaution prévaut encore, et les normes européennes couvrent également de la santé jusqu’aux
conditions de travail. Le risque vient donc d’une harmonisation des normes sur les bases américaines,
ou même simplement sur les standards internationaux. 4) Restriction maintenue de la mobilité des
hommes : alors que la promotion de liberté du capital apparaît plusieurs fois dans le mandat, aucune
mention n’est faite du droit fondamental à la liberté de circulation des personnes. 5) Une absence de
sanction contre les abus sociaux : alors que les sanctions sont précisément prévues concernant les viols
du droit des investisseurs, les sanctions concernant les violations des droits sociaux sont soit floues soit
inexistantes, en particulier concernant le respect des engagements environnementaux. 6) La définition
des services publics à conserver sous forme de liste négative (la norme est le service privé) indique la
volonté primordiale de privatiser tout ce qui peut l’être, de mettre le maximum de services publiques
sous l’empire de la concurrence ; ceci allié à la création des tribunaux ISDS qui viendront condamner
les politiques sociales coûteuses pour les investisseurs fait ressembler le TTIP à un cheval de Troie
contre l’Etat-Providence. L’article évoque « la soumission des Etats à un droit taillé pour les
multinationales ». 7) Risque d’accroissement du chômage : d’une part en cas de crise de secteurs
confrontés à une concurrence américaine trop efficace (e.g le secteur des boissons), d’autre part car les
règles exigeant un « contenu local » dans les réponses aux appels d’offres publiques sont nombreuses
aux Etats-Unis et quasi-inexistantes en Europe. Il risque donc d’y avoir un accès accru des firmes
américaines aux marchés publiques européens non-compensé par un tel accès accru des firmes
européennes aux marchés américains. 8) Données personnelles : dans un contexte de données stockées
en « cloud », une libéralisation des services maximale pourrait-elle permettre de définir le droit
applicable à ces données ? 9) Le renforcement de la protection de la propriété intellectuelle, au cœur du
mandat de la Commission, pourrait menacer les libertés sur internet, les libertés des auteurs dans le
choix de la diffusion de leurs œuvres, ou encore renforcer toujours plus la mainmise des grands groupes
pharmaceutiques en limitant l’accès aux génériques.
3. Conclusions au sujet des études sur le TTIP alias TAFTA
L’Europe doit-elle se méfier du Traité Transatlantique ? A l’aune des différents points soulevés dans le mémoire
vulgarisé ici, nous pouvons donner une réponse à cette question : eu égard aux lourdes faiblesses
méthodologiques des Modèles d’Equilibre Général Calculable (ou MEGC, méthode principale utilisée par les
économistes orthodoxes pour estimer les effets d’une politique économique), aux divergences entre évaluations
ex-ante et ex-post, et aux résultats de l’étude basée sur le modèle des Nations Unies (l’étude de J.Capaldo), il y a
en effet des raisons pour l’Union Européenne de se méfier, que les études optimistes laissent sans réponse. Nous
rappelons ici brièvement ces motifs d’inquiétudes développés plus abondamment dans le mémoire :
Du point de vue des résultats eux-mêmes :
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L’étude optimiste du CEPR sur les gains d’exports et de revenus aboutit tout de même à ce que
l’expansion commerciale vers les Etats-Unis se fasse aux dépens du commerce intra-européen. A
l’heure des bouleversements climatiques et économiques, relier son destin à un partenaire lointain qui
nous vend déjà la plupart de nos téléphones, plutôt qu’à un voisin semble insouciant. L’étude du CEPR
conclue d’ailleurs tranquillement qu’une « faible » hausse des émissions de CO2 est à attendre du TTIP.
Je suis d’accord avec J.Capaldo quand il dit qu’une stratégie de croissance par les exports n’est pas la
solution pour l’Europe, pour les raisons avancées de manque de soutien de la demande agrégée et ses
effets néfastes mais également parce que la relocalisation des flux sera une urgence de plus en plus
pressante au XXIe siècle, à l’instar de l’impératif de décarboner nos économies… Par ailleurs la même
étude optimiste du CEPR n’est également pas gênée le moins du monde par la légère augmentation de
la pression sur les ressources naturelles que devrait occasionner ce nouveau traité...
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Quant à l’étude de Capaldo de la Tufts University, elle est pessimiste sans appel : 600.000 emplois
détruits en Europe, baisse du PIB, augmentation de l’instabilité financière croisée avec une dépendance
accrue à l’économie américaine… Mais également une baisse des exports, du salaire réel, du revenu
fiscal ou encore de la part des salaires dans le PIB… Faire confiance à la critique de Capaldo des
MEGC et adopter les résultats de son GPM n’inciterait pas tant à la méfiance… Qu’au refus pur et
simple de négocier le TAFTA. Or les MEGC raisonnent sans chômage, sans politiques d’austérité,
présupposent que les emplois créés remplacent directement ceux détruits, « invoquent » 20% d’effets de
ruissèlement sur le reste du monde…
Les précédents des tribunaux ISDS n’incitent globalement pas à croire que l’intégrité du
processus démocratique sera respectée, eu égard à la plainte d’entreprises européennes contre
l’augmentation du salaire minimum en Egypte après les printemps arabes. Du point de vue de la
préservation du contrat social, il semble qu’il y ait des raisons de se méfier. 12,4 milliards d’euros
seraient en jeu dans différentes plaintes portées à des tribunaux d’arbitrage entre investisseurs et Etats
de l’ALENA, l’une d’elles portant sur une politique d’énergie renouvelable, une autre sur l’interdiction
d’un produit toxique.
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En outre, l’impératif de faciliter la liberté des capitaux inscrit dans le mandat n’est certainement
pas une priorité dans un contexte d’instabilité économique globale. Alors que le trading haute
fréquence et autres jouets spéculatifs s’amusent à déstabiliser des marchés aussi vitaux que ceux des
biens de première nécessité, et que la pression populaire pour une taxation des transactions financières
est toujours aussi forte, l’Europe semble définitivement avoir choisi de faire passer le progrès
économique par la défense de la liberté maximale des investisseurs et la mobilité de leurs fonds, en
témoigne les impératifs de renforcement des protections contre l’expropriation ou les tribunaux ISDS,
ou le fait que 92% des réunions préparatoires avec des lobbys aient été organisées avec des lobbys
d’entreprises privées. Cependant, aucune référence n’est faite dans le mandat pour à la facilitation de la
mobilité humaine... Rappelons également que la liberté des capitaux est inscrite dans la charte des droits
fondamentaux de l’UE ; et qu’ainsi l’UE a dû violer sa propre loi en imposant à Chypre un contrôle des
capitaux il y a quelques années. En signant toujours plus de traités limitant leurs capacités de réaction et
leurs pouvoirs, les Etats-Nation Européens s’obligeront de plus en plus à briser leurs propres lois.
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La convergence des normes devant se faire sur la base des standards internationaux d’après le mandat, il
est ainsi envisageable que des normes plus exigeantes en Europe (alimentaire, sanitaire…) soient
abaissées car elles constitueraient des obstacles illégaux au commerce. En réalité, ce traité n’a
d’intérêt pour les USA que si l’UE abaisse ses normes, plus exigeantes.
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Les partenaires d’accords passés avec les USA déchantent le plus souvent ; Patrick Coad a souligné
dans son étude relative au DR-CAFTA les graves problèmes posés par la persistance des subventions
américaines à son agriculture (explosion des prix des céréales, dépendance alimentaire et déficits
commerciaux accrus) et par le niveau décevant d’IDE reçus par les partenaires des Etats-Unis dans ce
traité. La balance commerciale d’El Salvador avec les Etats-Unis s’est dégradée de 350% en un an après
la signature. Dans les deux décennies suivant la signature de l’ALENA, le Mexique s’est classé 18eme
sur 20 pays d’Amérique Latine en termes de croissance du revenu d’après le CEPR, et l’émigration vers
les Etats-Unis a explosé.
Les délocalisations ont coûté cher aux Etats-Unis après l’ALENA ; jusqu’à un million d’emplois
d’après certaines études, et un déficit commercial de 177 milliards de dollars avec ses deux partenaires
en 2013.
-
Rappelons de plus que le Transnational Institute, un institut de recherche international dédié à la
promotion de la justice et de la démocratie, a publié en octobre 2013 un article titré « A brave new
transatlantic partnership » et qui met en évidence au moins deux risques non-évoqués jusqu’ici : le
TTIP pourrait accroître les inégalités au sein de l’Europe ; en effet les Etats-Unis ont pour secteur
offensif le secteur défensif de l’Europe périphérique, à savoir l’agriculture. La compétitivité américaine
dans le domaine pourrait bien nuire à cette périphérie et à sa convergence économique vers le centre.
-
Plus de protection des brevets pourrait notamment mener à couper l’accès de certains patients à
des médicaments génériques, et renchérirait la santé Europe.
En outre le TNI note que ces gains de revenu minimes dans le meilleur des cas se feront nécessairement
en accroissant encore la pression sur les ressources.
Il semble finalement que, sans réponse face à l’essoufflement de la croissance mondiale, les élites
transatlantiques préfèrent chercher des « leviers de croissance cachés » en s’attaquant aux systèmes de normes et
en accroissant précarité, inégalités et pression sur les ressources et le climat. Pour toutes ces raisons, et avant de
voir les critiques quant à l’idéologie mal dissimulée derrière la méthodologie douteuse des études optimistes,
nous devons sans aucun doute nous opposer au TAFTA, au TISA et au CETA, ainsi que les versions intranationales du dogme néo-libéral que sont les lois Macron ou El-Khomri. Une des conclusions importantes de
mon mémoire est également l’exigence impérieuse de refonte de la théorie économique et de ses méthodes.
Lionel Pelisson, 2016
4. Annexe Technique : Faiblesses méthodologiques des méthodes
économiques orthodoxes, en particulier des Modèles d’Equilibre Général
Calculable (MEGC) :
A) De la faiblesse des études économiques ex-ante et ex-post en général :
Ces remarques portent sur la critique d’un corpus d’études d’impacts autour des traités DR-CAFTA (accord
signé en 2009 entre les USA et cinq pays d’Amérique Centrale) et ALENA (accord signé en 1994 par les USA,
le Canada et le Mexique). Il est avant tout frappant de noter que les études pessimistes émanent essentiellement
de sources « militantes » ou « non-gouvernementales », et utilisent des méthodes économiques peu
conventionnelles (statistiques descriptives plutôt que modélisation), et tendent à se porter sur une gamme de
variables plus vaste (allant par exemple jusqu’à regarder spécifiquement l’évolution du prix d’un aliment de
base). En fait, ces méthodes constituent un probable « régrès » du point de vue des économistes universitaires : le
propre de l’économie moderne est d’essayer de se passer des évolutions nominales (ou « réelles ») des variables,
pour mettre en avant les corrélations et révéler les mécanismes économiques fondamentaux. Mais c’est
probablement ici que se joue l’écart parfois si grand entre la vision de la réalité des économistes institutionnels et
les études militantes : les biais des méthodes économiques modernes déforment les résultats et tendent à
surestimer les effets vertueux des traités, notamment grâce à la lourdeur de certaines hypothèses de bouclage,
tout en laissant de côté un certain nombre de variables qui elles intéressent les peuples au plus haut point (prise
en compte des emplois détruits par la concurrence accrue, volatilité économique, répartition des gains…).
-
Les deux types d’analyses économiques institutionnelles privilégiées, régressions économétriques
et MEGC, posent tous deux de lourds problèmes méthodologiques : l’économétrie présente toujours
pour principale faiblesse l’existence des variables omises pouvant invalider le résultat, un problème
insoluble au vu de la complexité des interactions économiques jouant simultanément sur la plupart des
variables étudiées dans la discipline. L’économétrie pose également des problèmes de définition du sens
des causalités : elle calcule des corrélations, pas des causalités. Cette lacune est à l’origine de nombreux
débats théoriques, notamment celui sur le cercle vertueux croissance/gouvernance : par une méthode de
raisonnement par l’absurde, Kaufmann et Kraay ont contredis en 2001 dans Growth Without
Governance l’idée plutôt acceptée et empiriquement soutenue (e.g. Gradstein 2003 : Growth and
Governance) dans le milieu économique d’un feedback positif de la croissance sur la gouvernance :
dans des situations de capture de l’Etat, il est possible que l’accroissement du revenu ne fasse que
conforter la position de l’élite captivante. D’autres critiques fondamentales peuvent être adressées aux
méthodes économétriques comme les Moindres Carrés Ordinaires, en particulier l’hypothèse
d’homoscédasticité des erreurs, nécessaire à la validité des résultats, en particulier lors d’une loglinéarisation, quand la stabilité de la variance des erreurs est loin d’être toujours vérifiée dans les
données. Par ailleurs, les problèmes d’endogénéité sont un autre facteur de biais, en cas de corrélation
entre certains variables explicatives et les erreurs. On peut également souligner l’utilisation de la loi
normale pour confirmer la validité des coefficients, et qui pose une lourde hypothèse sur la distribution
des données (par exemple si on voulait étudier le revenu américain, qui semble bien plus suivre une loi
de puissance qu’une loi normale) : plus globalement, la volonté intrinsèque aux MCO d’établir des
relations linéaires quand les relations entre variables peuvent être d’un autre ordre appauvrit leur
pouvoir explicatif.
-
De lourdes hypothèses posées dans les MEGC utilisés pour le CAFTA et l’ALENA devraient
inciter à prendre leurs résultats avec précaution, voire avec scepticisme :
o 1) hypothèses des spill-overs (effets de ruissèlement) de 20% du volume commercial
supplémentaire qui préfigure de l’effet vertueux de l’accord sur le reste du monde, hypothèse
de l’IFPRI d’une hausse de 25% des IDE vers El Salvador avec le DR-CAFTA (+0,8% en
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réalité), hypothèse d’amélioration de la balance commerciale américaine avec l’ALENA dans
le MEGC de l’US Chamber of Commerce (contredit par les faits) …
2) « les ménages consomment et possèdent les firmes » ou les ménages représentatifs qui
gomment toutes les questions de répartition (et donc des mécanismes économiques
fondamentaux pour les keynésiens qui peuvent inverser les résultats),
3) les hypothèses sur les formes de demande et d’offre agrégées contredites par les travaux
empiriques (Steve Keen) et théoriques (Sonnenschein-Mantel-Debreu) depuis des décennies
mais toujours utilisées. Plus clairement, cela signifie que lorsqu’on passe à l’échelle sociétale,
les mécanismes d’offre et de demande agrégées et ainsi la possibilité d’un équilibre calculable
ne sont pas valables. Sans ces hypothèses mensongères, il serait impossible de faire tourner un
MEGC...
4) Comme l’écrit Steve Keen, « imaginez des sismologues travaillant sur des modèles ou les
séismes ne peuvent arriver » : les MEGC calculent des équilibres, présupposant ainsi d’une
nature contestable de l’économie… De plus, les crises sont traitées comme des phénomènes
exogènes, indépendants, alors qu’elles sont parties intégrante de la logique de marché…
5) Ces hypothèses facilitent l’obtention du résultat (ici optimiste), en particulier en
raisonnant en termes d’agents représentatifs et en gommant toute question de distribution,
question pourtant primordiale pour les peuples... et pas que. Tous les effets keynésiens
fondamentaux sont évincés par la réflexion en termes d’agent représentatif... Et finalement
toutes les questions politiques, car celles-ci ne portent pas tant que la quantité de valeur
produite que sur sa distribution. Au titre des hypothèses peu crédibles notons : l’hypothèse
fondamentale d’amélioration de la balance commerciale américaine dans les travaux du
Peterson Institute sur l’ALENA, sans prévoir le phénomène de délocalisations ; le modèle de
l’IFPRI concernant le DR-CAFTA, ne prenant pas en compte la compétitivité subventionnée
de l’agriculture américaine, qui, n’a pu prévoir que le maïs augmenterait de 87% pour les
salvadoriens dans les mois suivants la mise en œuvre du traité, ce qui est violent pour les
populations. En outre, l’étude de l’IFPRI prévoyait une croissance régulière des exports
salvadoriens vers les Etats-Unis quand ceux-ci ont chuté après l’accord, ou encore posait
l’hypothèse d’une hausse des IDE américains vers le pays de 25% grâce au traité quand ceuxci ont « bondi » de … 0,8%.
Les MEGC cristallisent des décennies de recherche économique, dont la validité
théorique peut être, et a souvent été, contestée. Ces modèles peinent également à prendre en
compte les effets de détournements commerciaux qui peuvent jouer sur la conjoncture du pays
étudié (chute du commerce vers les pays tiers à un accord de libre-échange), et échouent à
prendre en compte l’évolution de la structure économique mondiale (en témoigne l’effet
délétère et imprévu de l’expansion commerciale chinoise sur les exports mexicains après
l’ALENA). En fixant de nombreuses variables qui, en réalité, pourront aussi bien exploser que
s’effondrer, et en faisant, entre autres, des hypothèses sur les formes des fonctions de
production et de demande, les économistes présupposent une stabilité nécessairement
bénéfique à des effets vertueux de la libéralisation. Enfin, le caractère quantitatif de la
recherche économique dominante pose problème quand il s’agit d’évaluer les barrières nontarifaires et les impacts sur les domaines concernés : les études se posent rarement la question
des impacts environnementaux (dont on connaît le coût hors-norme à long-terme et qui n’est
jamais intégré aux coûts inhérents à la politique étudiée), de la légitimité démocratique des
tribunaux de règlement des différends, des mœurs ancrées chez chaque peuple qui configurent
les habitudes de consommation et l’attachement aux normes, les effets qualitatifs (sur la santé
par exemple) de l’augmentation des échanges et de l’harmonisation des normes (et ce point est
crucial dans le cadre du TTIP, comme l’illustre le débat autour de l’autorisation de la
ractopamine en Europe, un stimulant pour la croissance de la viande animale proscrit dans la
majorité des pays du monde). En tout état de cause, à l’instar de l’étude optimiste du CEPR
concernant le TTIP, l’étude des barrières non-tarifaires pluridimensionnelles passe, selon
l’économie dominante, par leur uniformisation et leur conversion en équivalents monétaires, ce
qui efface la pertinence d’un débat qualitatif sur la nature de ces barrières.
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Les variables d’intérêt ne sont pas les mêmes selon le point de vue : les économistes institutionnels
observent le plus finement possible l’effet d’une libéralisation sur l’investissement, la croissance, les
imports et exports, ou encore la consommation agrégée, des variables traditionnelles du champ
économique universitaire et théorique. Les études descriptives critiques se portent sur des questions
moins macroéconomiques, de l’ordre des conditions de vie concrètes des populations. Y sont à
l’honneur les effets sur l’emploi, les prix des aliments de base, le type d’emplois créés plus que la
quantité créée, les salaires réels, la pauvreté, les migrations ou les inégalités. C’est un peu comme si les
études portant sur les variables d’économie internationale étaient optimistes, celles sur variables
d’économie du développement pessimistes. De plus, ces dernières, ne s’attachant pas à déterminer un
résultat validé par un protocole théorique, sont plus libres de se porter sur les barrières non-tarifaires, en
constatant directement par exemple les attaques portées contre les législations sociales ou
environnementales. Ces effets d’ordre tout à fait pratiques et conjoncturels ne peuvent être pris en
compte dans des modèles macroéconomiques prospectifs, qui pourraient au mieux aboutir à une
augmentation des échanges grâce à l’harmonisation, ou l’affaiblissement, des normes, et donc à des
effets nettement vertueux sur le revenu. Enfin, l’utilisation régulière de données « moyennées » masque
la réalité de certaines questions : en particulier, les études prospectives de la Commission Européenne
pour le TTIP précisent le surcroît de revenu par tête supposé permis par le TTIP, comme si les gains de
revenu étaient également, « moyennement », distribués. Que penser d’une telle promesse quand Saez a
montré qu’entre 2009 et 2012, environ 95% du revenu supplémentaire créé aux Etats-Unis était revenu
aux 1% les plus riches ?
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Un article publié en mai 2014 par J.Grumiller de l’OFSE (Austrian Foundation for Development
Research) et titré : « Ex-ante versus ex-post assessments of the economic benefits of Free-Trade
Agreements : Lessons from the North American Free Trade Agreement (NAFTA) » constitue une
sérieuse mise en garde face à l’optimisme des études ex-ante. Grumiller ne prétend pas y critiquer
stricto sensu la méthodologie des études qu’il cite, mais bien mettre en avant la surévaluation des études
ex-ante vis-à-vis des études ex-post.
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1) Dans un premier temps, l’auteur répertorie les résultats des études ex-ante les plus souvent citées
pour défendre l’ALENA. Comme le souligne l’auteur, ce sont des résultats éminemment optimistes.
Malgré les très nombreuses spécifications et cadres théoriques différents, aucune étude ne semble
indiquer le moindre effet négatif de la signature de l’ALENA sur les revenus, salaires, et niveaux
d’emploi américains, canadiens ou mexicains.
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2) Dans une deuxième partie, l’auteur souligne le caractère bien plus pessimiste des études ex-post :
o Caliendo et Parro (2014) mettent en évidence une perte de revenu de l’ordre de 0,06% pour le
Canada depuis la signature de l’ALENA à cause de l’abaissement des barrières tarifaires, bien
qu’établissant une hausse, bien que faible, du salaire réel dans les trois pays. En revanche
Hanson (2003) ne trouve aucun effet sur les salaires mais une corrélation avec la montée des
inégalités.
o Romalis (2007) ne trouve aucun effet de l’ALENA sur le revenu canadien et américain, et un
effet dépressif sur le revenu mexicain de l’ordre de 0,3% du PIB, ce qui viendrait confirmer
Weisbrot et al. (2004) qui établissaient que l’ALENA avait ralenti la croissance mexicaine.
o D’après Scott (2011), 791000 emplois ont été créés par les exports américains au Mexique,
tandis que 1,474 millions d’emplois étaient détruits aux Etats-Unis à cause des imports depuis
le Mexique.
o Salas (2006) estime à un million le nombre d’emplois détruits au Mexique dans le secteur du
maïs. Quant aux IDE, ils ont selon lui essentiellement servi à acheter des actifs déjà existant et
n’ont pas permis de faire décoller l’économie mexicaine.
o D’après Sandra Polaski (2006), dans « Les effets de l’ALENA sur l’emploi », les salaires réels
des trois pays signataires ont stagné ou décru après la conclusion de l’accord. D’après Polaski,
le découplage constaté entre croissance de la productivité et croissance des salaires résulterait
de la perte de pouvoir des syndicats consécutive de la signature de l’ALENA. Polaski explique
aussi que les gains de productivité ont détruit énormément d’emplois, notamment dans
l’agriculture mexicaine, et que « les emplois créés dans les manufactures d’exports ont à peine
tenu
-
le
rythme
des
emplois
détruits
dans
l’agriculture
par
les
imports ».
3) La conclusion de Grumiller est claire : il existe un écart profond entre les résultats des études ex-ante
et les résultats des études ex-post, et « la simulation d’un futur incertain sur la base d’hypothèses
questionnables est problématique dès que ces modèles servent à justifier des politiques économiques :
l’expérience de l’ALENA révèle la faible crédibilité des résultats de simulations ». Rappelant que, bien
que les modèles aient été perfectionnés, la méthodologie basale n’a globalement pas changé et que les
études sur le TTIP présentent des méthodologies très proches, l’auteur de l’OFSE appelle les
législateurs à prendre ces études avec le « scepticisme approprié ».
B) De la faiblesse des études économiques spécifiques aux négociations autour du TTIP :
-
L’étude de Jérôme Capaldo de la Tufts University est un révélateur de l’arnaque que sont les
études officielles. L’étude rappelle que la base scientifique pour la signature de l’accord est constituée
des papiers du CEPR, d’Ecorys 2009, de celui du CEPII et enfin de celui du Bertelsmann Institute, qui
sont les quatre articles optimistes les plus souvent mis en avant. La Commission Européenne a
commandité les études du CEPR et d’Ecorys, et a complètement accepté et présenté les résultats du
CEPR.
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Première aberration scientifique : le CEPII, Ecorys et le CEPR ont utilisé des MEGC basés sur
le « GTAP » développé par la Purdue University et ont utilisé la même base de données
(GTAP database). Sans surprise donc, ces études trouvent quasiment exactement les mêmes
résultats émerveillés, basés sur le même modèle et les mêmes données...
Une première faiblesse de ces modèles, d’après Capaldo, est de considérer qu’à la
libéralisation, les firmes les plus compétitives récupèrent les ressources et le travail libérés par
les secteurs souffrant de la compétition. Pour que cela arrive, et donc qu’il n’y ait pas création
massive de chômage, il faudrait que les secteurs compétitifs s’étendent aussi vite que les moins
compétitifs ne se contractent. Il faudrait également que les facteurs ne soient pas spécifiques et
puissent être réemployés dans un autre secteur immédiatement. En réalité on observe souvent
une contraction plus rapide des secteurs peu compétitifs que l’expansion des autres et
l’apparition d’un chômage frictionnel, et un problème d’adéquation et de requalification de la
force de travail comme observé en Europe depuis plus d’une décennie. En sommes, les études
de l’Union Européenne raisonnent comme s’il n’y avait aucun chômage en Europe
(hypothèse de plein-emploi), et que le traité ne créait aucun chômage même transitoire…
Une autre critique fondamentale, déjà envisagée plus haut, est que les gains ne sont pas répartis
de façon uniforme dans l’économie, comme peut le faire penser une présentation en « revenu
supplémentaire par ménage » ; il y a des gagnants et des perdants et il est possible que cette
inégalité soit néfaste à l’économie. D’après Capaldo, dans la pratique, la plupart des transitions
à la libéralisation s’accompagne par une baisse de la demande domestique dommageable à
l’économie, car les emplois traditionnels sont à la fois les plus touchés et ceux qui soutiennent
le plus la demande domestique. On peut y voir une analogie avec la considération d’une
propension à consommer inégale selon les catégories sociales. En d’autres mots la répartition
du gain importe au moins autant pour estimer les effets macroéconomiques que le gain luimême, dans une optique keynésienne.
La plupart des MEGC sous-estimeraient les effets de diversion commerciale en fixant les ratios
d’exports des pays de période en période, les ajustements politiques dynamiques résultant des
décisions d’autres partenaires commerciaux ne peuvent pas être pris en compte, sauf les
baisses commerciales mécaniques liées au boom des échanges entre deux signataires étrangers
d’un ACR.
La stratégie choisie par ces études pour estimer des effets potentiels influencerait grandement
le résultat : le fait de considérer les NTB comme des coûts au commerce uniquement, que l’on
pourrait réduire directement sans autre conséquence, est fallacieux ; en effet ces NTB sont
entre autre constituées de normes techniques et sanitaire dont la suppression peut elle aussi
avoir un coût, ne serait-ce que d’ajustement ; on retrouve là ce qui a été écrit plus haut, à savoir
comment prendre compte les conséquences financières, par exemple sur la santé, du retrait de
certaines normes ? Combien va coûter, et qui va payer, l’uniformisation des standards de
sécurité pour les véhicules motorisés ? Dans toutes les études, il faut au moins une suppression
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de 25% des NTB estimées pour générer des gains visibles, ce qui correspond à des réformes
massives éventuellement coûteuses pour l’économie et/ou pesant sur la demande agrégée.
Un point non-soulevé par les études optimistes, et qui est lié en droite ligne avec leur manque
de prise en compte de la conjoncture européenne, est que l’expansion du commerce avec les
Etats-Unis se fera aux dépens du commerce intra-européen. Ce faisant, l’Union Européenne
sera bien plus dépendante de la conjoncture externe, en l’occurrence nord-américaine, et plus
susceptible de voir des crises en émanant s’y propager. Pour Capaldo, ce ne serait pas
forcément dramatique si l’UE était capable de mener des politiques contra-cycliques efficaces ;
or comme le rappelle l’économiste, l’UE manque institutionnellement d’une autorité fiscale
centrale, et le traité de Maastricht notamment limite la capacité d’expansion fiscale des Etats.
L’étude du Bertelsmann Institute appuie plus fort que les autres sur ce problème en prédisant
une hausse des exports bilatéraux comprise entre 60 et 80% entre l’UE et les Etats-Unis, et une
baisse du commerce intra-européen comprise entre -25 et -41%.
Capaldo critique ensuite l’hypothèse forte des spill-overs ou « ruissèlements », posée par le
CEPR comme le CEPII. Il rappelle que Raza et al. (2014), en utilisant les pourcentages
calculés par le Bertelsmann Institute sur des données des exports de l’UE vers le monde entier,
ont estimé que les exports globaux de l’UE devraient en fait baisser avec le TTIP. D’ailleurs,
Felbermayr et al. (2013) du Bertelsmann Institute avaient mis en avant un effet potentiellement
néfaste du TTIP sur les pays non-signataires, notamment eu égard aux expériences
MERCOSUR et ALENA. Le fait de poser l’hypothèse de spill-overs positifs et forts serait
donc une téléologie.
L’essentiel des contestations se porte sur les attaques contre les barrières non-tarifaires ; en les
traitant de façon indifférenciées en équivalents-coût au commerce devant baisser de 25%, les études
passent sur le cœur du problème : c’est justement la nature qualitative et non quantitative des NTB qui
importe à la société civile ; l’intégrité de son processus démocratique ; l’indépendance de son pouvoir
politique ; le principe de précaution ; la qualité de vie européenne ; la préférence nationale (une idée
tout à fait populaire et que les traités veulent briser)… De plus, l’estimation des BNT par enquêtes
auprès des firmes est tout à fait discutable, et tous les résultats des modèles dépendent de cette mesure ;
et plus discutable encore est l’hypothèse que les BNT puissent être supprimées au quart sans
occasionner le moindre coût pour la collectivité…
La malhonnêteté des défenseurs des traités a déjà été constatée par le CEPR, des erreurs
bienheureuses de la Banque Mondiale qui sont responsables de la plupart des effets vertueux trouvés
dans les études (notamment au sujet de l’ALENA), aux diverses études contredites par les faits du
Peterson Institute, en passant par les 4000 emplois promis par Chrysler avant l’ALENA changés en
7000 suppressions de postes...
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En outre, la présentation régulière des gains attendus en gains de revenus moyens par ménage est
une promesse intenable et les perdants à l’accord s’en souviendront. Seule l’hypothèse de l’agent
représentatif étant à la fois ménage et capitaliste justifie une présentation si illusoire, alors qu’elle
gomme toute possibilité de calculer les effets réels de la politique en termes de répartition des gains.
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