PHENOMENOLOGIE DE L`ACTION SOCIALE

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PHENOMENOLOGIE DE
L'ACTION SOCIALE
© L'Harmattan 1999
ISBN : 2-7384-7694-5
Thierry BLIN
PHENOMENOLOGIE DE
L'ACTION SOCIALE
A partir d'Alfred Schütz
Préface de Patrick Watier
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) — CANADA H2Y 1 K9
Du même auteur:
- Phénoménologie et sociologie compréhensive. Sur
Alfred Schütz. Préface de Michel Maffesoli, Paris,
L'Harmattan, "Dossiers de sciences humaines et sociales",
1996.
- Eléments de sociologie phénoménologique d'Alfred
Schütz. Introduction et traduction par Thierry Blin, Préface de
Michel Maffesoli, Paris, L'Harmattan, "Logiques Sociales",
1998.
Pour Emmanuelle,
ma compagne.
PREFACE
Je fus assez surpris pendant mes études de découvrir
qu'il pouvait y avoir un point de vue subjectif en sociologie;
bien entendu, il faut s'entendre sur le terme, mais cela ne
pouvait qu'intriguer et exciter ma curiosité dans un
environnement et un milieu qui résonnaient de mises en garde
rituelles contre ce mal absolu. Depuis que le théorème de
Thomas, les travaux de Berger et Luckmann ont été plus
largement diffusés l'expression étonne moins, mais après ce
premier pas, voilà que l'on est confronté à une autre énigme pour ne pas dire provocation - que penser de l'expression
d'attitude naturelle? Tout n'est-il pas historico-social, affaire de
culture? Vers quel en deçà des bouleversantes découvertes de la
sociologie ne risquons-nous pas de tomber, une
phénoménologie constitutive de l'attitude naturelle a-t-elle un
sens alors que nos disciplines excellent à montrer que toute
attitude naturelle est culturelle et sociale? Tout se passe comme
s'il fallait mettre entre parenthèses, un taken for granted, un
sens commun de l'époque, pour réinterroger les apports
possibles d'une sociologie phénoménologique qui mettrait au
centre de son analyse les relations au monde vécu, l'activité
sociale et les différents modes d'auto donation des objets. Ce
projet de constitution d'une phénoménologie de l'activité retient
Thierry Blin depuis un certain temps, et grâce aux ouvrages,
présentation et traduction d'articles de Schütz qu'il a déjà
publiés, le terrain d'une telle approche commençait ces derniers
temps à être mieux balisé.
L'ouvrage qu'il propose aujourd'hui vient approfondir
et développer les thèmes jusqu'alors abordés et les conditions
auxquelles une phénoménologie de l'action sociale est possible
sont précisées. L'auteur présente les enjeux théoriques d'une
telle approche et les difficultés conceptuelles et
épistémologiques auxquelles elle se trouve confrontée. Si A.
Schütz sert de fil directeur, T. Blin montre selon quelle
appropriation, qui est aussi une transformation des thèses de
M. Weber et d'Husserl, cette approche devient réalisable, avant
d'insister sur la durée, les ordres d'existence, les milieux dans
lesquelles nous sommes insérés (Gurwitsch). T. Blin se
7
confronte aussi aux apories d'une conception de la conscience
par rapport à l'intersubjectivité et s'appuyant sur M. MerleauPonty et M. Maffesoli propose une solution originale à la
question de l'intersubjectivité.
Un aspect fondamental de la perspective développée par
l'auteur porte sur la caractérisation du monde vécu, telle
qu'énoncée par A. Schütz : "le monde est conçu comme un
champ d'action et d'orientation organisé autour de notre
personne, relevant des projets de vie, un monde plein de sens
qui est aussi le champ pour les actions des autres et de leur
point de vue organisé autour de leur personne ici et maintenant
de manière analogue à nous (...) Le monde, interprété comme
champ possible d'action pour nous tous : ceci est le premier et
le plus primitif principe d'organisation de mon savoir du
monde extérieur en général".
La compréhension, autre mot dont certains se
gaussaient comme si les affaires humaines ne supposaient pas
une connaissance particulière de ce dont il s'agit lorsque des
individus participent à des réunions sociales, reçoit également
des développements conséquents. T. Blin montre bien à ce
propos l'importance de la socialité et il se réfère à une raison
sensible (M. Maffesoli), ou aux apports d'une sociologie
figurative (P. Tacussel). Bien entendu, de telles références
impliquent que l'on questionne la conception cognitiviste et
psychologique de Schütz. Que l'on parle de socialité ou
d'intersubjectivité, d'ambiance ou d'intimité, dans les deux
registres nous sortons d'une conception de la conscience qui
n'entrerait pour ainsi dire qu'après coup en relation avec une
autre conscience, et évitons le solipsisme d'une conscience
privée. Je n'entrerai pas dans le commentaire des analyses
fouillées et érudites de T. Blin, mais signalerai que son
ouvrage prend place et rang dans plusieurs débats actuels : le
premier concerne le rôle du savoir ordinaire. Il faut à mon sens
prendre très au sérieux ce que Weber appelait familiarité avec la
tâche qui journellement s'impose à nous, à savoir comprendre
les activités de nos contemporains. C'est me semble-t-il un des
points de départ d'A. Schütz lorsqu'il tentera de reprendre les
fondations d'une sociologie compréhensive et de défendre le
point de vue de l'interprétation subjective en sociologie, qui,
on l'aura saisi, n'est pas une analyse qui laisse libre cours à un
8
subjectivisme débridé. Thomas Luckmann le soulignera à
nouveau plus tard, les faits sociaux sont objectifs comme le
sont les faits des sciences physiques, mais la différence tient au
fait que l'objectivité des uns est le produit de l'activité
humaine, alors que l'objectivité des autres est conçue comme
indépendante de cette activité. Ceci me conduit à ma seconde
remarque, car T. Luckmann commentait, ce faisant, une
tradition qui avait toujours insisté sur la constitution
symbolique des faits sociaux. Je dis cela car j' ai parfois
l'impression que se rejoue à nouveau de nos jours, sous
d'autres termes une pièce que nous avons déjà vu entre
philosophie critique de l'histoire, recherches herméneutiques et
phénoménologiques d'une part, théoriciens des sciences
sociales et philosophie du langage de l'autre. Le débat HempelDray redécouvrait le débat fin et tournant de siècle sur les lois,
la causalité, la place du savoir nomologique, de la
compréhension, de l'unicité ou non des données historiques,
qui avait fait le fonds de la Methodenstreit; et de nos jours les
débats entre cognitivistes et philosophes du langage, !a
distinction proposée entre faits bruts et faits institutionnels par
J.R. Searle (par exemple) semblent se faire indépendamment
de toute référence à la lignée qui va de W. Dilthey à A. Schütz,
en passant aussi par E. Cassirer. Il apparaît alors d'autant plus
crucial de consacrer une étude aux travaux d'A. Schütz qui a
oeuvré au sein de cette tradition. Il me semble qu'on parvient
alors à une meilleure évalutation des apports et limites de ces
nouvelles approches. La conception de l'acteur et son rapport à
l'environnement constituent un troisième point d'ancrage dans
l'actualité pour les analyses de T. Blin : comment penser le
contexte et l'immersion dans le contexte, quels sont les
perspectives d'un "situationnisme méthodologique", les
relations du flux de conscience à la mémoire individuelle et
collective.
La sociologie phénoménologique de l' activité est
constitutionnellement liée à la compréhension et nous sommes
amenés à supposer l'existence d'un savoir ordinaire par lequel
les individus construisent et reconstruisent le sens de leurs
activités, et de celles qu'ils observent ou auxquelles ils
participent. Analyser les conditions de la compréhension dans
la vie quotidienne est crucial, puisque la compréhension, avant
9
d'être une méthode des sciences sociales, est le mode de
pensée selon lequel les individus prennent connaissance de la
réalité sociale. "Le fait, que nous estimons donné dans la
pensée quotidienne, le savoir actuel ou potentiel du sens des
activités humaines et de leurs produits,est précisément ce que
les sciences sociales cherchent à montrer, lorsqu'elles parlent
de la compréhension comme d'une technique of dealing with
human affairs. La compréhension n'est pas une méthode des
sciences sociales, mais la forme d'expérience, dans laquelle la
pensée quotidienne prend connaissance du monde (vécu)
social. (...) Il faut distinguer entre :
1) la compréhension comme forme d'expérience du savoir
quotidien.
2) Comme problème épistémologique.
3) Comme méthode particulière des sciences sociales" (1).
Une des caractéristiques fondamentales de cette forme
d'expérience, ainsi que T. Blin le souligne d'entrée de jeu
repose sur l'hypothèse de la réciprocité des perspectives entre
deux acteurs, à savoir l'interchangeabilité des points de vue et
la congruence des relevances. L'interchangeabilité suppose que
chaque acteur assume que l'autre assume que s'ils changeaient
de position, ici et maintenant, chacun verrait le monde de la
même manière typique que précédemment, la congruence que,
quelles que soient leurs particularités biographiques, les
interactants ont bien sélectionné de la même manière empirique
les conditions de la situation, dit en d'autres termes sont
d'accord sur ce qui se passe ou ont défini la situation de
manière concordante. A. Schütz considère que le problème
épistémologique central pour toute science sociale se résume à
la question suivante : "Comment des sciences des contextes
significatifs subjectifs sont-elles possibles?", et selon lui il n'y
a pas d'autre réponse que la réduction de tout objet social à
l'activité humaine qui l'a créé et en deçà, aux motifs dont elle
provient. "Nous voulons comprendre (...) les phénomènes
sociaux, et nous ne pouvons les comprendre indépendamment
de leur placement à l'intérieur du schème des motifs humains,
1 A. Schütz, "Notizbücher", in: A. Schütz, Th. Luckmann, Strukturen der
Lebenswelt, Frankfurt, Suhrkamp, T. II. p. 300.
10
des moyens et des fins humaines, des projets humains, - bref à l'intérieur des catégories de l'action humaine" (2).
Une telle approche débouche sur une remise en cause
du modèle sociologiste de l'action et de l'ensemble
d'hypothèses implicites qui sous tendent la représentation de
l'action. A. Cicourel s'appuyant sur Schütz en donnera la
description suivante : "la méthode traditionnelle du sociologue
est de doter son modèle d' acteur de la possibilité d'attribuer des
significations, mais seulement après avoir présupposé que ces
attitudes et ces normes intériorisées constituent des guides
automatiques pour la prise d'un rôle. L'intériorisation des
normes est supposée conduire à l'application automatique de
certaines règles dans les situations appropriées" (3). Mais
lorsque le sociologue fait l'hypothèse que ce qu'il observe est
le résultat de normes intériorisées, il oublie que son accès à ce
qu'il voit, entend, saisit, passe par des procédés interprétatifs
qui sont ceux-là mêmes qui ont cours dans la vie ordinaire, et
que c'est grâce à eux qu'il est dans une situation de
communication avec son "objet d'études". Le sociologue utilise
une connaissance tacite pour rendre compte du groupe ou des
individus qu'il étudie, et cette connaissance, cette utilisation de
procédés interprétatifs, proviennent de "sa propre appartenance
à la société et non pas de sa formation professionnelle ou des
connaissances acquises dans sa recherche". On retrouve en ce
point ce que Simmel n'a eu de cesse de rappeler et plus
précisément dans sa digression "Comment la société est-elle
possible" : la société pour exister suppose que les éléments qui
la constituent la connaissent et la reconnaissent, non pas
comme s'ils la connaissaient de l'extérieur, comme celle qu'un
observateur peut prendre de phénomènes se déroulant dans le
monde physique, mais comme membres de l'ensemble social.
Simmel précise qu'il vaudrait mieux parler de savoir que de
connaissance, la société suppose un savoir au moins pratique
que les sujets individuels utilisent pour créer des relations entre
eux. Dès lors, la reconnaissance de l'existence des procédés
interprétatifs qui sont aussi utilisés par les individus conduit à
2 A. Schütz, "The problem of rationality in the social world", in Collected
papers II, Nijhof, La Haye, 1976, p. 85.
3 A. Cicourel, La sociologie cognitive, Paris, P.U.F., p. 57.
11
admettre que le chercheur doit aussi s'appuyer sur "ce que tout
le monde sait" ou sur sa capacité à jouer le rôle de membre
compétent de la culture ou de la société qu'il étudie (4), et
débouche sur la situation irritante (plus ou moins selon les
tempéraments et les humeurs) suivante : le sociologue dit ce
que tout le monde sait, ce n'est que parfois qu'il sait ce que
tout le monde dit, pour reprendre une formulation que Simmel
appliquait à la philosophie.
T. Blin a le grand mérite de proposer une lecture précise
et informée de l'oeuvre d'A. Schütz, sans masquer pour autant
les problèmes qui se posent à une telle conception. L'ouvrage
prend en charge des questions laissées pendantes ou dont la
résolution est discutable et T. Blin grâce à sa bonne
connaissance des travaux phénoménologiques peut guider le
lecteur vers de nouveaux horizons; il propose une nouvelle
composition dans laquelle les éléments du paysage schutzéen
se trouvent redistribués autour des formes de relations sociales
et des ordres symboliques d'existence.
P. Watier
Directeur du Laboratoire de sociologie de
la culture européenne
UPRESA 7043-CNRS
4 Ibid, p. 70 et 88.
12
INTRODUCTION
Alfred Schütz (5) livre avec son premier ouvrage publié,
Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt (1932), les clés d'une
fondation. Cette fondation a pour moteurs essentiels les legs
issus de la tradition compréhensive, et plus précisément
weberienne, et de la tradition phénoménologique, et plus
particulièrement husserlienne, legs auxquels s'ajoute la
présence affirmée des conceptions bergsoniennes en matière de
temporalité vécue (6). Le cadre initiateur de ce débat a pour
enjeu le renouvellement, l'interrogation de la conception
weberienne d'une sociologie qui serait compréhensive et donc
interprétative (7). Schütz déclare en ce sens que "la grande
contribution de Max Weber en sa verstehende Soziologie
(sociologie compréhensive) est d'avoir donné les principes
d'une méthode qui tente d'expliquer tous les phénomènes
sociaux au sens le plus large (et donc les objets des sciences
culturelles) par rapport à la 'signification recherchée' que
l'acteur associe à son action. Il a en même temps livré, dans sa
théorie de l'idéal-type et de ses lois de formation, les
caractéristiques principales du style méthodologique de ces
sciences" (8). En quel sens et selon quelles voies s'avère-t-il
nécessaire de réanimer la méthode weberienne?
5 Alfred Schütz (Vienne, 1899 - New York, 1959) publia son principal
ouvrage en 1932: Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt: Eine Einleitung
in die verstehende Soziologie (Vienne, Springer-Verlag, 1960; traduction
anglaise sous le titre The Phenomenology of the Social World,
Northwestern University Press, 1967, traduit par George Walsch et
Frederick Lehnert, introduit par George Walsch. Cet ouvrage sera
désormais cité sous la forme The Phenomenology. Der sinnhafte Aufbau
der sozialen Welt, sera cité sous la forme Aufbau).
6 Voir Henri Bergson, Essais sur les données immédiates de la conscience,
Paris, PUF, collection "Quadrige", 1927, 181 p.
7 Voir Economie et société, Paris, Plon, 1971, traduction de l'allemand
par J. Freund, P. Kamnitzer, P. Bertrand, E. de Dampierre, J. Maillard Pt
J. Chavy, sous la direction de J. Chavy et d'E. de Dampierre, pp. 3 et s.;
et Essais sur la théorie de la science, "Essais sur quelques catégories de la
sociologie compréhensive" (1913), Paris, Plon, 1971, traduction et
introduction par Julien Freund.
8 "La phénoménologie et les sciences humaines", Le chercheur et le
quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, collection "Sociétés", traduction
de l'anglais par Anne Noschis-Gilliéron, postface et choix de textes: Kaj
Noschis et Denys de Caprona, préface de Michel Maffesoli, 1987, p. 191.
15
L'essence de l'activité compréhensive a pour condition de
performabilité l'élection d'un centre de gravité logique et
ontologique intimement lié à la nature de son objet. En d'autres
termes, cette perspective épistémologique repose sur la mise en
exergue du point de vue d'une subjectivité agissante en tant que
celle-ci est, en ce sens qu'il s'agit d'une condition ontologique
indispensable à son existence (9), avant toute mise en sens
scientifique, productrice d'une mise en sens initiale.
C'est donc une exigence de scientificité qui conduit à
l'élection des structures de signification ordinaires comme
moment princeps de l'exhibition du sens. Toute la difficulté
tient dès lors dans le passage de ces structures subjectives de
prestation de sens animées par une rationalité que Schütz
qualifierait de "pragmatique" (c'est-à-dire à une rationalité
pénétrée par la sécurité, la recherche de la prévisibilité pratique
du déroulement de l'action), à un ordre formel de rationalité
(10). C'est en ce sens qu'il faut entendre la fameuse assertion
La suite du texte précise "mais ces méthodes ne deviendront pleinement
intelligibles, me semble-t-il, qu'à travers les recherches d'une
phénoménologie constitutive de l'attitude naturelle".
9 "Verstehen est donc avant tout non pas une méthode utilisée par le
chercheur en sciences sociales, mais la forme expérientielle particulière
selon laquelle la pensée courante s'approprie le monde socio-culturel par la
connaissance", Le:hercheur et le quotidien, "Formation du concept et de la
théorie dans les sciences sociales", op. cit., p. 75. "La compréhension
avant d'être une méthode particulière de pénétration des faits sociaux, est
une condition ontologique de l'existence de la société", Patrick Watier, La
sociologie et les représentations de l'activité sociale, Paris, Méridiens
Klincksieck, "Sociétés", 1996, p. 123. Sur la relation
ontologie/épistémologie, voir Patrick Tacussel, Mythologie des formes
sociales. Balzac et les Saint-Simoniens ou le destin de la modernité. Paris,
Méridiens Klincksieck, "Sociétés", 1995, p. 10.
10 D'où la centralité de la problématique suivante: "Comment est-il
possible de former des concepts objectifs et une théorie objectivement
vérifiable des structures de signification subjectives?", On Phenomenology
and Social Relations, Chicago et Londres, The Chicago University Press,
collection "The Heritage of Sociology", 1970, écrits choisis, édités et
introduits par Helmut R. Wagner (ouvrage désormais cité sous la forme
On Phenomenology), p. 275.
16
schùtzéenne selon laquelle "les objets de pensée construits per
le chercheur en sciences sociales afin de saisir la réalité sociale,
doivent être fondés sur des objets de pensée construits par le
sens commun des hommes vivants quotidiennement dans le
monde social. De la sorte, les constructions des sciences
sociales sont, pour ainsi dire, des constructions du second
degré, c'est-à-dire des constructions des constructions faites
par les acteurs sur la scène sociale, dont le chercheur doit
observer le comportement et l'expliquer selon les règles
procédurales de sa science" (11). Les formes de rationalité
élues par le sociologue, les "règles procédurales de sa science",
induisent que ces constructions de constructions se manifestent
comme étant d'une autre nature que les constructions
premières, du fait du changement de perspective, du fait de la
mutation du "schème analytique" usité.
Le choix de l'inscription dans cette tradition tient à une
exigence de scientificité articulée à une "théorie de l'origine de
la société" assignant le lieu de cette origine dans l'espace de la
subjectivité agissante. L'origine de la société, son lieu de
production, l'espace de son avènement repose sur un
subjectum en tant que celui-ci se donne et rencontre un monde
par son action. Cette subjectivité animée par une praxis (un
faire) ne se livre pas, dans son essence phénoménologique, en
tant qu'individualité contingente, elle désigne l'essence du
genre sujet dans ses déterminations eidétiques (12). Par là11 Le chercheur et le quotidien, "Formation du concept et de la théorie
dans les sciences sociales", op. cit., p. 79.
12 Husserl propose dans Expérience et jugement la définition suivante de
la procédure eidétique et de son objet: ''Il apparaît alors qu'à travers cette
multiplicité de figures successives il y a une unité, que dans ces variations
libres d'une image originelle, par exemple d'une chose, un invariant reste
nécessairement maintenu comme la forme générale nécessaire, sans
laquelle quelque chose comme cette chose, prise comme exemplaire de son
espèce, serait d'une manière générale impensable. Cette forme se détache à
l'intérieur de l'exercice de variation volontaire, et, la nature de ce qui
différencie les variantes nous restant indifférente, elle se donne comme un
contenu absolument identique, un quid invariable selon lequel se
recouvrent toutes les variantes: une essence générale" (Paragraphe 87 a),
traduit par Denise Souche-Dagues, avant-propos de Ludwig Landgrebe,
Paris, PUF, collection "Epiméthée", 1970, p. 414.
17
même, trois catégories apparaissent comme éléments
structurateurs étroitement intriqués de cette origine: la
conscience, la temporalité et la signification. Le point de
déploiement de ces trois perspectives se situe précisément dans
le cadre de cette subjectivité agissante. La subjectivité agissante
est celle qui par son action est dans un monde (social), et dont
l'ouverture au monde (condition ontologique d'une étude
intentionnelle) est de part en part pénétrée par un êtretemporalisé.
La compréhension, outil méthodologique susceptible
d'être propre au sociologue interprétant, apparaît,
premièrement, comme une structure structurant la perception
quotidienne du monde social en tant que mode de rencontre de
l'altérité co-productrice de signification. De la même façon, la
typification scientifique recourant à la production de "types du
cours de l'action" ou de "types personnels" en matière
d'interprétation de contemporains ou de prédécesseurs, trouve
une première amorce dans la typification quotidienne. Il existe
donc des niveaux, une processualité des notions de
compréhension et de typification, se déployant diversement
selon les formes de rationalité (scientifique ou pratique)
qu'elles engagent (13).
Le fondement ultime, le fondement premier de la
production de signification repose sur un sujet, une conscience
donatrice de sens, et plus précisément, chez Schütz, sur un
ego. Ce fondement est premier en ce sens qu'il produit la mise
en forme signifiante initiale du réel, sur laquelle opère la greffe
interprétative. En outre, ce sujet est sujet encontrant une réalité
sociale, c'est-à-dire intersubjectivée.
Quelles sont les structures fondatrices de l'identité
polymorphe de cet agir? Ces structures vont se manifester en
tant qu'elles découlent de modes de la donation de sens
subjective portant sur cet événement subjectif que constitue
l'expérience vécue. Le recours à la problématique husserlienne
resurgit en ce lieu en ce sens qu'il va s'agir d'exhiber, dans le
cadre d'une description eidétique, les structures du monde
13 Il faudra, en outre, et d'un point de vue plus strictement
épistémologique, s'interroger sur les relations à établir entre idéaltypification scientifique et eidétique husserlienne.
18
social en tant que structures de conscience, en tant que
structures propres à une subjectivité agissante et interagissante.
L'essence princeps de l'avènement de la signification
subjective de l'agir subjectif repose sur des modalités de
performabilité de ce retour sur soi par soi, de cette
performabilité de l'auto-exhibition du sens vécu. La
signification subjective émerge donc post hoc. La condition
essentielle d'accomplissement de ce retour réflexif repose sur la
viabilité du processus mnésique. More negativo, ceci implique
pour Schütz que les humeurs, états, sensations
kinesthésiques... en tant qu'ils s'évanouissent dans le cours du
flux de temporalité vécue soient perdus du point de vue de la
production linguistique de sens réalisée dans le cadre d'un
retour réflexif (mnésique) sur soi.
L'être-temporel de l'agir a, en outre, pour conséquence
que l'acte de prestation de sens concerne deux formes
différentes de l'agir selon qu'il s'agit d'assigner du sens à un
comportement ou à un acte. Le comportement, intimement lié à
la durée vécue (dont il faudra interroger la structure) comme
écoulement non problématique (du fait de l'acquisition d'un
stock de connaissance permettant de gérer une situation
qualifiée d'"allant de soi"), n'implique pas de projection
préalable d'un projet d'action (sa dimension de futurité repose
sur une "protention"), à l'encontre de l'acte dont la production
est l'achèvement d'un projet d'action, et dont l'entame
productive repose sur l'extraction subjective de la durée vécue
par l'interrogation d'alternatives projectuelles.
Un thème schützéen nodal concerne donc le passage des
expériences de conscience "pré-phénoménales" engoncées dans
des flux de conscience, à leur constitution signifiante dans le
cadre d'unités intentionnelles. Le recours à une description des
structures de conscience n'implique-t-il cependant pas de faire
retour sur les structures même de l'immédiateté vécue afin d'en
dégager l'essence in situ, modifiant conséquemment le procès
de monstration des structures signifiantes? Ceci implique,
notamment ,d'entendre ce sens non en tant qu'il est le produit
d'une réflexion egologique sur un produit écoulé, mais de
s'atteler au rendu de ce que Aron Gurwitsch nomme la
"croyance inexplicite et muette à l'existence" dans les structures
de son immédiateté (médiée par des sédiments cognitifs,
19
existentiels...) (14), et à la mise en évidence de ce que Maurice
Merleau-Ponty (en tant que cette mise en évidence prolonge le
questionnement gurwitschéen) décrit sous le chapitre des
rapports vivants et concrets établis avec l'environnement
mondain, ou sous celui de la réinstauration de l'efficace
corporelle dans le mouvement de l'agir (15)?
La doctrine phénoménologique postule donc que la
signification émerge dans le cadre de l'activité de conscience
d'une subjectivité donatrice de sens. Comment, dans ce cadre
épistémologique, le rendu de l'environnement signifiant, des
contextes de signification et d'expérience en tant que contextes
pour et par des consciences, s'opérera-t-il? Ces contextes sontils dans leur identité signifiante, le produit de l'activité de
synthèse egologique, le produit de la monothétisation des
vécus polythétiques de ce contexte, comme le soutient Schütz?
Que signifie pour une conscience que d'encontrer un "champ
thématique"? L'essence de la contextualité n'implique-t-elle pas
que ce contexte se donne structurellement sur le mode d'une
totalité, d'une forme pré-structurée et inductrice de par sa
structure propre, c'est-à-dire sur un être-figé de la temporalité
(et donc dans le cadre d'une temporalité qui ne soit pas stricto
sensu celle relevant d'un vécu subjectif particulier) de ce qui se
donne, sur une intersubjectivation passée d'ordres contextuels
transcendant l'agir subjectif? La contextualité objectivée
n'induit-elle pas également une prise en considération de
l'espace en tant que structure dotée d'une structuration
signifiante, c'est-à-dire l'espace en tant que s'y dessinent les
traces de legs signifiants, de l'espace en tant que "milieu"?
L'eidétique des structures de ce donné signifiant pré-organisé
(se donnant sous la forme d'un champ), en tant que dimension
co-extensive au déploiement de systèmés d'actions, conduira à
s'interroger sur l'entendement d'une forme non-egologique de
conscience en distinguo d'une conception de la subjectivité
entendue comme étant essentiellement, dans ses actes,
14 Voir d'Aron Gurwitsch la Théorie du champ de la conscience, Desclée
de Brouwer, collection "Textes et études anthropologiques", 1957,
traduction Michel Butor, p. 321.
15 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard, collection "Tel", 1945, 531 p.
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