1 Il existe plusieurs types de textes qui ont pour but de répondre à des questions controversées. Le texte d’argumentation, la dissertation comparative et la dissertation critique suivent la progression des épreuves finales des trois cours de philosophie au collégial. Le texte d’argumentation ayant déjà été examiné dans le chapitre 5 de L’art du dialogue et de l’argumentation, nous examinerons ici les deux autres. Quel que soit le type de texte que nous avons à écrire, rappelons que la méthode de l’argumentation rationnelle s’applique toujours. Nous devons analyser et évaluer, en suivant les critères de la rationalité, les positions des philosophes présentées dans notre texte. De la même manière, lorsque nous avons à développer notre position personnelle, il faut prendre soin de respecter les critères de la rationalité et d’éviter les sophismes. La maîtrise de l’art de l’argumentation est donc très utile dans les deux autres cours de philosophie au collégial et même à chaque occasion de votre vie où vous avez à présenter des idées. La dissertation comparative ous voilà rendus au deuxième cours de philosophie. Selon le devis ministériel, nous aurons à comparer des conceptions philosophiques modernes et contemporaines de l’être humain et à nous prononcer à leur sujet. Heureusement, les habiletés que nous avons développées dans le cours Philosophie et rationalité nous seront d’un grand secours. Elles contribueront à la réalisation des activités de ce deuxième cours et, ce faisant, nous mettront dans une meilleure disposition pour recevoir de nouvelles connaissances théoriques et pousser plus loin notre réflexion. Pour réaliser une dissertation comparative, nous devrons, dans un premier temps, faire un commentaire critique des conceptions étudiées sur un thème touchant l’être humain; par exemple sur l’opposition entre la nature et la culture ou entre la liberté et le déterminisme. Et, dans un second temps, il s’agira de prendre position; ce sera l’occasion d’élaborer notre conception personnelle de l’être humain et de la situer par rapport aux conceptions des philosophes. Examinons donc, pour chacune des étapes de la dissertation comparative, de quelle façon il convient d’user de notre savoir en argumentation. Le commentaire critique Le commentaire critique se subdivise lui‐même en quelques opérations qui, partant du compte rendu, peuvent suivre un ordre distinct selon les auteurs et les thèmes que nous comparons. L’ordre qui suit nous servira de modèle. Toutefois, dans la mesure où nous recevrions des directives différentes, nous n’aurions qu’à intervertir ou à combiner les opérations. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 2 Le compte rendu de la pensée des auteurs Faire un commentaire critique nécessite que nous débutions par rendre compte le plus fidèlement possible des positions théoriques des différents auteurs, quel que soit, au départ, notre sentiment à leur égard. Il s’agit donc de transposer dans nos propres mots la pensée des auteurs, sans en trahir le sens et tout en respectant l’utilisation qu’ils font de concepts. La méthode d’analyse (au moyen de légendes) et de synthèse (au moyen de schémas) que nous avons étudiée au chapitre 3 est tout désignée comme étape préalable en vue de réaliser avec réussite, soigneusement et sans rien oublier d’essentiel, un compte rendu. Voyons comment il faut s’y prendre à partir d’un article paru dans le journal Le Devoir où sont opposées deux conceptions de la vie réussie. Évidemment, les textes d’auteurs que nous aurons à lire dans nos cours seront plus longs; il se peut aussi que nous ayons à utiliser nos notes de cours. Cela laisse supposer que les prémisses des argumentations seront plus difficiles à trouver et les liens établis entre elles plus difficiles à discerner. Toutefois, l’exercice reste le même, et il nous serait d’autant moins utile, dans des textes plus complexes, de nous y soustraire si l’on veut en présenter les principales caractéristiques de la façon la plus juste et complète. Un salaud peut­il avoir une vie réussie ? Québec ­­ En notre époque où «tout est relatif», où «c'est ton opinion et je la respecte», définir avec précision les critères d'une «vie réussie» se révèle être une mission impossible. Auparavant, on s'entendait peut­être plus facilement, la vie réussie étant celle qui avait respecté des règles transcendantes: l'harmonie du cosmos chez les Anciens; la volonté de Dieu chez les chrétiens; le sacrifice pour la nation chez les premiers modernes. De nos jours, tout est relatif, certes, mais certains consensus semblent se dégager, du moins si l'on se fie à notre sondage: la grande majorité des répondants, 68 %, estiment que la vie familiale et amoureuse est ce qui importe le plus dans une vie réussie. C'est sans doute ce qui pousse les politiciens, ici et ailleurs, à vouloir de plus en plus exhiber des rapports familiaux exemplaires, «réussis». Stephen Harper est un hockey dad de banlieue, martèlent les stratèges conservateurs, voulant faire oublier la froide poignée de main à ses enfants, devant l'école, un matin de 2006. Quant à Sarah Palin, candidate républicaine à la vice­présidence américaine, c'est une hockey mom à la fertilité non bridée, qui a marié son amour de collège. Redoutable comme un pitbull à rouge à lèvre, elle se montre prête à défendre la nation comme s'il s'agissait de sa propre maisonnée, et ses concitoyens, comme ses enfants. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 3 Aux yeux de Luc Ferry, philosophe français et auteur de Qu'est‐ce qu'une vie réussie? (Grasset, 2002), l'accent actuellement mis sur la vie amoureuse et familiale n'a rien de surprenant. Le phénomène prend sa source dans l'individualisme moderne né à la Renaissance, époque à partir de laquelle la «vie privée» et «l'amour» deviendront graduellement, pour la plupart des humains, les principales «sources du sens». On y invente la vie privée et la cellule familiale. L'amour devient électif et procède donc d'un choix. Avant, «le bon mariage est le mariage de raison, non le mariage d'amour», note Ferry, évoquant le sociologue Edward Shorter, dans L'Homme‐dieu ou le sens de la vie (Grasset, 1997). Avant, «l'intimité n'existait pas». En ville comme à la campagne, l'immense majorité des familles vivaient dans une seule pièce, «ce qui excluait, de facto, la possibilité d'une quelconque forme de "privacy"». Et avant, enfin, l'amour parental était loin d'être une priorité. «Montaigne, notre grand humaniste, avouait ne pas se souvenir du nombre exact de ses enfants morts en nourrice!», souligne Ferry. Si la contre­culture des années 60 a voulu dédramatiser l'éclatement de la cellule familiale, elle a par ailleurs renforcé l'importance du privé, explique Luc Ferry. «Le privé est politique», clamaient les idéologues de 68. Ainsi se développe l'idée que «le centre de notre vie est bien davantage dans le privé que dans la vie publique». Par conséquent, opine le philosophe, «aujourd'hui, ce n'est plus pour la vérité, peut­être même pas pour la justice ni pour la beauté que l'individu est prêt à mourir. Les seuls êtres pour lesquels il peut, le cas échéant, risquer sa vie, ce sont les êtres aimés, les proches.» Laisser ces derniers ou les négliger pour aller accomplir son destin, pour aller réaliser son «potentiel» devient par conséquent un scandale. Et c'est peut­être ce qui explique les faibles 6 % recueillis, dans le sondage Léger­Le Devoir, par le facteur «travail» à la question sur ce qu'il y a de plus important dans la vie. Le cas Gauguin Une telle attitude annule tout certificat de «vie réussie». Prenons Paul Gauguin, qui décida de quitter sa femme et ses cinq enfants pour aller à Tahiti, «car il avait le sentiment que c'est là que sa vocation de peintre pourra s'accomplir». Le cas est soulevé par Monique Canto­Sperber dans sa conversation avec Comte­Sponville. «On pourrait considérer cela, même s'il a réussi à devenir un grand peintre, comme une décision immorale», dit­elle. Moral, le mot est lâché. Faut­il être moral pour réussir sa vie? Stoïciens et épicuriens s'entendaient sur une chose, souligne André­Comte Sponville: «Le bonheur et la vertu vont forcément ensemble, autrement dit, un salaud ne peut pas être heureux.» Mais Comte­Sponville, philosophe moderne, n'est pas d'accord: «Je crois que c'est faux. Je crois qu'un salaud peut être heureux et qu'un brave homme, L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 4 un homme de coeur, un homme vertueux peut être atrocement malheureux. Une fois qu'on a compris cela, qu'il n'y a pas de "souverain bien", qu'on a compris que le bonheur et la vertu ne sont pas nécessairement en harmonie, il reste à chercher l'un et l'autre dans leurs différences et dans la tension qu'ils supposent. C'est vrai que, parfois, un peu plus de vertu se paiera d'un peu de bonheur. Ou qu'un peu plus de bonheur se paiera d'un peu de vertu. Ça fait partie du tragique de notre condition.» Vie réussie ou sensée ? Du reste, pour plusieurs, l'expression même de «vie réussie» pose de grands problèmes. Le philosophe Jean Grondin, de l'Université de Montréal, dit ne pas l'aimer. «Elle est trop mercantile, comme si la vie était une transaction que l'on pouvait passer par profits et pertes», note celui qui a publié Du sens de la vie, chez Bellarmin, en 2003. Il rappelle que Schopenhauer se plaisait à dire que la vie était «une affaire qui ne couvrait pas ses frais». Elle comporte trop de dimensions pour qu'on la réduise à un tel verdict. La «réussite», si l'on veut envisager la vie sous cet angle, a un caractère inévitablement relatif: «Elle dépend des ambitions et des priorités de chacun: certains veulent être des écrivains reconnus ou des inventeurs de génie, d'autres veulent simplement être de bons pères de famille.» Une autre chose agace Jean Grondin dans cette formule: «Elle ne peut s'appliquer aux vies qui ont été tragiquement interrompues ou brisées, comme il y en a tant, ni à celles qui sont en proie à la misère extrême et qui n'ont pas le temps, ni le loisir de se poser cette question et qui doivent se contenter de survivre», ce qui est le cas de la majorité des habitants de la planète, ajoute­t­il. En somme, Jean Grondin préfère plutôt parler d'une «vie sensée, d'une vie qui a eu la clairvoyance de reconnaître un sens à sa vie et, à mon sens, ce sens est toujours celui d'une vie qui n'est pas centrée sur elle­même et qui se soucie peu de sa "réussite". Pour le dire le plus simplement du monde: il faut faire le plus grand bien possible et bien faire ce que l'on a à faire. L'important n'est pas ici d'avoir réussi, mais d'avoir fait son possible», plaide­t­il. La confusion Aux yeux de Grondin, on confond trop souvent «bonheur» et «vie réussie». La quête du bonheur est universelle, estime­t­il, puisque nous voulons tous être heureux. En revanche, l'obsession de la vie réussie n'est pas le fait de tous. «La recherche du bonheur sait que notre bonheur ne peut être qu'imparfait ou approximatif, compte tenu du caractère tragique de l'existence, qui tient à l'incompréhensibilité de la mort et du mal. Comme le disait Umberto Eco (comme d'autres avant lui, d'ailleurs) dans un entretien récent, celui qui se dit parfaitement heureux est un crétin. Quant à la vie réussie, j'ai un peu le sentiment L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 5 qu'il s'agit d'un "ou bien, ou bien": on réussit ou on ne réussit pas. Cela est trop tranché.» Au fond, «réussir dans la vie» a le mérite d'être plus clair, note Jean Grondin. Car l'expression renvoie directement à des personnes qui ont «accompli quelque chose, qui se sont fixé des objectifs et qui les ont atteints ou surpassés, et dont l'oeuvre suscite l'admiration». La formule convient d'ailleurs particulièrement bien au monde des affaires. «Je ne m'en offusque aucunement, car ses critères sont clairs: Bill Gates, Ted Turner, Donald Trump [...] ont réussi dans la vie, ça oui. Mais ont­ils réussi leur vie? Aucune idée.» Source : Antoine Robitaille. « Un salaud peut‐il avoir une vie réussie ? », Le Devoir, 13‐14 septembre 2008. Établissons d’abord la légende et le schéma d’André Compte‐Sponville. Légende Schéma (C) : Une vie est réussie dans la mesure où l’on se considère heureux. (1) : Un salaud peut être heureux et un homme vertueux atrocement malheureux. (2) : Il n’y a pas de souverain bien. (3) : Le bonheur et la vertu ne sont pas nécessairement en harmonie. (4) : Il existe une tension entre le bonheur et la vertu. (5) : Un peu plus de vertu se paie parfois d’un peu de bonheur. (6) : Un peu plus de bonheur se paie d’un peu de vertu. (7) : La condition humaine est tragique. Ensuite, établissons la légende et le schéma de l’argumentation de Jean Grondin. Légende (C) : Il ne faut pas confondre bonheur et vie réussie. (1) : L’expression « vie réussie » pose de grands problèmes. (2) : L’expression est trop mercantile. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 6 (3) : La réussite dépend des ambitions et des priorités de chacun. (4) : La réussite ne peut s’appliquer aux vies qui ont été tragiquement interrompues ou à celles qui sont en proie à la misère extrême. (5) : Il faut préférer l’expression « vie sensée », l’important n’étant pas d’avoir réussi. (6) : La quête du bonheur est universelle. (7) : L’obsession de la vie réussie n’est pas le fait de tous. (8) : Le bonheur ne peut être qu’imparfait. (9) : L’existence a un caractère tragique qui tient à l’incompréhensibilité de la mort et du mal. (10) : Soit on réussit sa vie, soit on ne la réussit pas. (11) : Réussir dans la vie n’est pas réussir sa vie. Schéma : Enfin, écrivons un compte rendu des deux argumentations, lequel constituera la première partie du travail à remettre. Compte rendu de l’argumentation d’André Compte­Sponville Compte­Sponville soutient qu’une vie est réussie dans la mesure où l’on se considère heureux. Il postule que le souverain bien n’existe pas et que le bonheur et la vertu ne sont pas nécessairement en harmonie. En effet, un salaud peut être heureux alors qu’un homme vertueux peut être atrocement malheureux. De là découle qu’il existe une tension entre le bonheur et la vertu : un peu plus de vertu se paie d’un peu de bonheur et un peu plus de bonheur se paie d’un peu de vertu. C’est là, selon lui, ce qui fait le caractère tragique de la condition humaine. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 7 Compte rendu de l’argumentation de Jean Grondin Selon Jean Grondin, il ne faut pas confondre bonheur et vie réussie. L’expression « vie réussie » pose en effet de grands problèmes. L’expression est, avant tout, trop mercantile. La réussite d’une vie dépend aussi des ambitions et des priorités de chacun et ne peut s’appliquer aux vies qui ont été tragiquement interrompues ou à celles qui sont en proie à la misère extrême. En second lieu, l’important n’étant pas d’avoir réussi, l’expression « vie sensée » est préférable. En effet, alors que la quête du bonheur est universelle, l’obsession de la vie réussie n’est pas le fait de tous. De plus, alors que le bonheur ne peut être qu’imparfait en raison du caractère tragique de l’existence humaine qui tient à l’incompréhensibilité de la mort et du mal, on peut dire que soit on réussit sa vie, soit on ne la réussit pas. Il ne faut pas oublier, ajoute Grondin, que réussir dans la vie n’est pas réussir sa vie. La comparaison des idées À la suite de la présentation des conceptions étudiées, il faut procéder à une comparaison des idées concernant le thème donné. Plus précisément, il faut faire ressortir leurs ressemblances et leurs différences. Lorsque la limite imposée à la longueur du texte ne permet pas l’exhaustivité, il faut aller à l’essentiel et s’en tenir aux idées les plus générales. Reprenons notre exemple et discernons les similitudes et les oppositions qui s’y trouvent. Les similitudes Selon toute vraisemblance, les positions s’opposent presque point par point. Les seules similitudes que nous pouvons relever étant que, pour les deux philosophes, avoir une vie réussie dépend des aspirations de chacun et que l’existence humaine a un caractère tragique. Les oppositions Mais Compte­Sponville fait de la vie réussie une fin en soi qu’il relie à la recherche du bonheur. De son côté, Grondin dissocie vie réussie et bonheur. Il ne croit pas qu’avoir une vie réussie soit un projet valable pour tous alors que, selon lui, la recherche du bonheur est universelle. Pour Comte­Sponville, ce qui est tragique dans la condition humaine, c’est que le bonheur ne dépend aucunement de la vertu et qu’il est loisible à chacun de définir son propre bien. Pour Grondin, ce qui est tragique dans la condition humaine, c’est que notre incompréhension de la mort et du mal fait obstacle au bonheur parfait. Enfin, alors que pour Comte­Sponville il n’y a pas de souverain bien et que, par conséquent, il est légitime de laisser tomber la vertu pour obtenir le bonheur, Grondin pense que, si l’on veut être heureux et réussir sa vie, l’essentiel est d’avoir une vie sensée plutôt que de chercher à réussir dans la vie. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 8 La comparaison de la valeur des argumentations La réussite du travail accompli jusqu’ici dépend en grande partie de l’attention que nous avons mise dans l’analyse des argumentations. L’opération qui suit relève davantage de l’aspect critique de la dissertation. Nous devons ici peser le pour et le contre, c’est‐à‐dire évaluer de façon rationnelle les contenus et les raisonnements de chacune des argumentations, voir s’il y a complémentarité ou antagonisme, décider de quel côté sont les meilleures solutions. Cela, en prenant en compte l’époque à laquelle écrivent les auteurs (surtout s’ils écrivent à des époques éloignées l’une de l’autre), la perspective qu’ils prennent pour aborder le problème (scientifique, politique, psychologique…) et, selon cette perspective, le but qu’ils visent. Il serait malheureux que, pour réaliser cette étape du travail on contrevienne aux critères de la rationalité et qu’on juge de la valeur des argumentations un peu comme le ferait celui qui n’a reçu aucune formation à cet égard et qui ne peut se référer qu’à ses sentiments et aux opinions communes. En fait, tout se joue ici. Notre texte sera d’un niveau supérieur et nous ferons preuve d’autonomie intellectuelle dans la mesure où nous dépasserons le combat d’opinions pour participer au débat rationnel. Pour cela, nous n’avons d’autre choix que de nous rapporter aux critères d’acceptabilité, de pertinence et de suffisance1 qu’il convient de considérer comme les instruments de la raison dans sa recherche de vérité. Poursuivons notre exemple en comparant la valeur des argumentations. Ce qui pour Comte­Sponville justifie qu’une vie est réussie si l’on se considère heureux est le principe relativiste qu’il n’existe pas de souverain bien. Mais la première prémisse de son argumentation constitue­t­elle une raison suffisante pour dire qu’il n’y a pas d’harmonie entre bonheur et vertu ? Et d’ailleurs, est­il vrai qu’un salaud peut être heureux et un homme vertueux malheureux ? Un homme vertueux, s’il est vraiment vertueux, ne devrait­il pas trouver son bonheur dans la vertu ? À tout le moins, Comte­Sponville aurait pu nous dire ce qu’il entend par bonheur. Il nous semble néanmoins que les recherches des psychologues vont plutôt en sens contraire et qu’à moins de n’avoir aucun surmoi, celui qui vit sa vie en salaud ne peut se sentir complètement bien dans sa peau. Comte­Sponville tire de son principe, la prémisse (2), et de son corollaire, la prémisse (3) le fait qu’il existe une tension entre le bonheur et la vertu et que cela constitue la tragédie de l’existence. Mais cela nous semble une preuve insuffisante, car s’il n’y a pas de souverain bien, pourquoi faudrait­il considérer que la condition humaine est tragique ? D’ailleurs, n’y a­t­il pas là contradiction ? De son côté, Jean Grondin justifie la séparation entre bonheur et vie réussie en montrant qu’il serait plus juste de lier au bonheur la recherche d’une vie sensée. 1 Voir le chapitre 4 de L’art du dialogue et de l’argumentation. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 9 Les arguments qu’il avance pour montrer que l’expression de vie réussie est inadéquate et qu’il faille la remplacer par celle de vie sensée sont, d’après nous, suffisants pour nous convaincre de sa thèse. En effet, si le caractère tragique de l’existence humaine tient à des aspects fondamentaux de sa nature qui font obstacle à la possession d’un bonheur parfait ; si malgré cela même les plus démunis ne peuvent se passer de rechercher le bonheur ; il est clair qu’entre la recherche trop égoïste et trop matérielle de réussir dans la vie et la recherche d’un sens à donner à sa vie et à la vie en général, il faut, comme humain, choisir la seconde. Compte tenu que nos deux débatteurs sont nos contemporains et qu’ils considèrent tous les deux la question sous l’angle de l’éthique, à notre avis, Jean Grondin apporte de meilleures réponses à la question de la vie réussie et il soutient sa thèse de façon beaucoup plus rigoureuse et nuancée. La prise de position Le moment est maintenant approprié pour faire valoir nos accords et désaccords avec les thèses que nous avons présentées et évaluées. Il peut parfois être surprenant, lorsque le commentaire critique a été exécuté avec sérieux, de constater combien par rapport au thème abordé nous avons acquis de nouvelles connaissances et que, sous l’effet de leur éclairage, nos opinions se sont complexifiées pour le mieux. C’est donc à notre tour de nous prononcer en tenant compte de ce que nous avons appris auprès des philosophes. Que nous tranchions en faveur de l’une ou l’autre des thèses présentées ou que nous en élaborions une autre en empruntant ici et là les idées les mieux défendues, nous devons fournir des arguments personnels qui justifient nos choix. Remarquons qu’il se pourrait que, malgré que nous ayons reconnu que l’un des philosophes a beaucoup mieux défendu sa position, nous gardions des réticences à son endroit et que nous restions plus enclins à donner notre accord à la thèse opposée. Dans ce cas, il faudra d’autant plus user de bons arguments qui viendront suppléer à la faiblesse de ceux avec lesquels l’auteur à qui nous donnons notre préférence devait la soutenir. C’est un défi que nous nous donnons et que nous accomplirons avec plus d’assurance si, pour élaborer nos arguments et ne pas être facilement réfutés, nous prenons soin de respecter les critères de la rationalité ; bien entendu, nous éviterons aussi d’employer des sophismes. Pour nous aider à prendre position et à construire de bons arguments, on peut s’efforcer de réfléchir aux avantages et aux désavantages qu’on voit dans chacune des positions et en rendre compte de notre mieux. Pour cela, on peut tenter d’appliquer les théories à des situations réelles (peut‐être même proposer une mise en situation) et envisager les conséquences qui en découleraient. Il est également permis de faire part de nos indécisions mais, là encore, on ne peut éviter de dire pourquoi. Il faut autant qu’on le peut tout justifier. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 10 Évidemment, aucun enseignant ne nous demandera d’être l’égal des grands philosophes. Il s’agit plutôt de faire preuve de réflexion rationnelle et personnelle, et de montrer que nous utilisons et tentons de perfectionner nos connaissances acquises en argumentation pour traiter de problèmes fondamentaux. Comment donc pourrions‐nous prendre position concernant une vie réussie ? Disons d’abord qu’à la lumière de l’évaluation des argumentations, nous accordons notre préférence à la thèse de Jean Grondin même si, au départ, il n’était pas clair pour nous que nous pouvions dissocier bonheur et vie réussie. De nos jours, trop de gens identifient leur bonheur à la réussite de leurs intérêts personnels sans avoir conscience que c’est un privilège qui n’a rien à voir avec le mérite personnel. Comme le disait une autre philosophe, Simone de Beauvoir, on ne peut être libre si notre liberté ne tient pas compte de la liberté des autres et si les réalisations économiques ne profitent pas à tous les humains. Nous trouvons enfin que rechercher à tout prix de réussir dans la vie est signe d’un grand malaise et que nous aurions beau être matériellement confortables, cela ne nous rend aucunement plus dignes dans cette vie, ni ne nous donne l’éternité. L’introduction et la conclusion de la dissertation comparative À moins d’indications contraires (on se réfèrera alors aux pages 94 et 95 du chapitre 5 de L’art du dialogue et de l’argumentation), dans l’introduction de la dissertation comparative, on peut simplement formuler le problème qui sera discuté et décrire les étapes qu’on se propose de franchir pour lui apporter des réponses. Il faut bien entendu nommer les philosophes dont nous présenterons les thèses et donner de brèves informations à leur sujet, par exemple l’année et le lieu de leur naissance, l’année de leur décès (s’il y a lieu), leurs préoccupations intellectuelles (cela peut se faire à partir de leurs œuvres), les événements exceptionnels qui ont eu cours dans leur vie (si c’est le cas). Il faut éviter de faire une introduction trop longue. Le développement des arguments intéresse davantage vos lecteurs. Comme il se doit, il faut conclure en rappelant le problème qui a été discuté et les thèses des philosophes que nous avons confrontées, accompagnées très brièvement de leurs arguments principaux. Mais, ce qui est au cœur de la conclusion, c’est la position que nous avons défendue avec un résumé des raisons de notre choix. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 11 La dissertation critique ans le dernier cours de philosophie, nous aurons à rédiger une dissertation critique dans laquelle nous devrons porter un jugement sur des problèmes éthiques et politiques contemporains. Les exigences seront portées à un niveau supérieur tant sur le plan de notre réflexion théorique, la tradition ayant toujours considéré la philosophie pratique comme la plus complexe des disciplines philosophiques, que sur le plan de l’argumentation, la dissertation critique étant celle qui demande à la fois une plus grande appropriation personnelle des idées des philosophes et un jugement plus aiguisé à leur égard. Jusqu’ici, nous avons appris les rudiments du texte d’argumentation et de la dissertation comparative. Nous verrons maintenant que ces rudiments sont tous des habiletés préliminaires au jugement autonome et critique nécessaire à la réalisation d’une dissertation critique. De manière générale, deux façons d’atteindre l’objectif visé par le cours Éthique et politique peuvent être exigées. À des fins essentiellement de clarté, nous les nommerons la dissertation dirigée et la dissertation personnelle. Il est à noter que, dans l’un et l’autre cas, l’introduction nécessite l’établissement d’une problématique en bonne et due forme. À ce sujet, il faut consulter les pages 94 et 95 du chapitre 5 de L’art du dialogue et de l’argumentation. La dissertation dirigée Nous appelons ici «dissertation dirigée» une dissertation pour laquelle il est demandé de présenter des théories éthiques et politiques étudiées en classe et de les appliquer à un problème contemporain qui peut relever d’un champ d’études particulier. Évidemment, comme il s’agit d’une dissertation critique dans laquelle il faut faire preuve d’autonomie intellectuelle, l’application des théories à un dilemme éthique devra être suivie d’une prise de position personnelle justifiée rationnellement. Par exemple, il est fréquemment demandé de prendre position à l’égard d’un problème éthique en prenant d’abord appui sur les réponses qu’apporteraient un point de vue utilitariste et le point de vue de la morale du devoir kantienne. Dans ce cas, pour réaliser notre dissertation, il faut suivre les étapes de la dissertation comparative, tout en tenant compte d’une nouvelle exigence, c’est‐à‐dire l’application de ces théories au dilemme porté à notre examen. On commencera donc par faire un compte rendu des éléments de la théorie utilitariste et des éléments de la morale du devoir qui sont pertinents dans la résolution du dilemme, puis par dire comment, de part et d’autre, on résoudrait le problème. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 12 Ensuite, après avoir comparé les idées et leurs conséquences, on doit procéder à l’aspect critique de la dissertation; premièrement en évaluant de façon comparative les argumentations et, deuxièmement, en développant notre prise de position personnelle. Comme on peut le remarquer, il s’agit toujours de faire valoir notre habileté à analyser, à évaluer et à argumenter selon les règles de l’argumentation rationnelle. Toutefois, une importance plus grande est accordée ici au jugement critique et à l’élaboration d’arguments personnels. Pour ce faire et, dans la mesure où le dilemme à régler touche un problème actuel qui nous concerne en tant que citoyen ou peut‐être même en tant que futur professionnel, il faut se considérer dès maintenant comme la personne ressource qui doit trancher la question. Notre évaluation des argumentations et notre prise de position seront beaucoup plus nuancées et réfléchies si nous nous sentons directement concernés et acceptons de jouer le rôle de celui ou celle qui est moralement ou politiquement responsable de la résolution du dilemme qui est porté à notre examen. La dissertation personnelle Dans ce type de dissertation, nous avons l’occasion d’explorer librement toutes les avenues d’une question morale ou politique en tentant de la résoudre de façon originale. Il faut donc faire preuve d’autonomie et de créativité intellectuelles. Toutefois, pour dépasser la banalité des opinions communes, la résolution d’une telle question nécessite que nous nous soyons d’abord instruits de théories déjà existantes la concernant. Même lorsqu’il est demandé explicitement d’aborder la question à partir de théories déterminées, au fil du développement de notre thèse personnelle, il faut faire référence à autant d’auteurs que nous le jugeons bon soit pour approfondir et enrichir nos arguments, soit pour comparer ou opposer leurs idées tout en adoptant certaines de ces idées et en réfutant certaines autres. Évidemment, il ne s’agit pas seulement de faire étalage de notre érudition. Notre dissertation ne pourra être qualifiée de critique si, lorsque nous utilisons les idées des philosophes qui ont déjà traité la question, nous nous contentons simplement de les citer au passage. Il faut, au contraire, accompagner ces idées d’au moins quelques justifications qu’elles ont reçues et montrer pourquoi elles méritent l’approbation ou la désapprobation. Autrement dit, on ne peut éviter d’en faire une évaluation rationnelle, ce qui nécessite, par ailleurs, que nous les ayons d’abord bien comprises au moyen d’une analyse rationnelle. Finalement, que ce soit pour la formulation de nos arguments ou pour l’évaluation des théories de philosophes, et parfois leur réfutation, les critères de la rationalité restent toujours les mêmes que ceux que nous avons étudiés quand nous apprenions à faire un texte d’argumentation. Néanmoins, comme nous avons maintenant une expertise plus grande, l’originalité de notre démarche se fera sentir dans notre façon d’agencer les idées des philosophes, dans la façon de les citer et dans celle de diviser notre texte selon l’importance que nous accordons à chacun de nos arguments; nous pourrions, par exemple, L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc. 13 diviser en paragraphes différents un argument qui contient une ou plusieurs conclusions intermédiaires. La conclusion de la dissertation critique La conclusion de la dissertation critique sert à résumer les étapes qui ont été parcourues, les difficultés qui ont été surmontées et les arguments qui ont été avancés. La thèse défendue doit être rappelée et parfois reformulée d’une façon plus nuancée qui tient compte de la réflexion où nous ont conduits les problèmes qui composent la question principale. De même, on pourra présenter une ou d’autres questions qui sont apparues tout au long de notre démarche et dont la résolution éclairerait davantage le domaine de recherche dans lequel s’insère l’objet de notre argumentation. À retenir.... ……………………………………………… … … . .... ..... La dissertation comparative. La dissertation comparative est composée d’un commentaire critique des conceptions étudiées et d’une prise de position. Le commentaire critique se compose d’un compte rendu fidèle des positions théoriques des auteurs. La méthode d’analyse (légendes) et de synthèse (schémas) est l’étape préalable à la réalisation de ce compte rendu. Ensuite, il faut comparer les idées concernant le thème donné en faisant ressortir leurs ressemblances et leurs différences. Enfin, on doit évaluer les raisonnements de chacune des argumentations. Une fois le commentaire critique terminé, il s’agit d’effectuer notre prise de position en fournissant des arguments rationnels qui justifient nos choix. La dissertation critique. Dans la dissertation dirigée, il est demandé de présenter des théories éthiques et politiques et de les appliquer à un dilemme moral contemporain. On entamera cette dissertation par un compte rendu des éléments théoriques pertinents pour la résolution du dilemme. On procède ensuite à l’aspect critique de la dissertation en évaluant de façon comparative les argumentations présentées et en développant notre position personnelle. La dissertation personnelle nous donne l’occasion d’explorer librement une question morale ou politique plus générale en tentant de la résoudre de façon autonome. L’établissement de la problématique, qui sert d’introduction à la dissertation dirigée et à la dissertation personnelle, soulève les problèmes inhérents à la question à débattre. L’art du dialogue et de l’argumentation S’initier à la pensée critique pour le cours Philosophie et rationalité © 2009 Chenelière Éducation inc.