Fortune du théâtre d’Alexandre Hardy: la cour et la tradition poétique à l’aube du classicisme Vincent Dupuis Département de langue et littérature françaises McGill University, Montréal October 2009 A thesis submitted to McGill University in partial fulfilment of the requirements of the degree of Vincent Dupuis ii Résumé / Abstract Le théâtre d’Alexandre Hardy (1572-1632), non seulement est d’une importance notable en ce qui concerne les transformations de la sensibilité au XVIIe siècle, mais encore discrédite à tous les niveaux ce qui doit former la psychologie de l’homme moderne. En refusant la modernité poétique, au nom de la libre inspiration héritée des poètes de la Pléiade, l’auteur s’oppose aux contraintes qui dorénavant s’exercent sur scène, et qui concernent tout autant la censure et la psychologie, que le théâtre et sa langue. En s’attaquant à la préciosité, il s’en prend à toute la cour, de manière que ses pièces éprouveront tantôt la morale de l’honnêteté, tantôt la philosophie des apparences. Ainsi le théâtre d’Alexandre Hardy, qui se veut le dépositaire d’une tradition ancestrale, repose sur une morale de la virilité, apparaissant d’autant plus désuète à la cour, qu’elle s’oppose à la grâce et à la désinvolture dont fait montre le courtisan. The theatre of Alexandre Hardy (1572-1632), is of notable importance not only with regards to the transformations of the sensibility in the 17the century, but also because it discredits on all levels that which will form the psychology of modern man. By refusing poetic modernity in the name of the free inspiration inherited from the poets of the Pléiade, the author opposes the constraints which were henceforth exerted on the stage, and which relate as much to censure and psychology as to the theatre and its language. In attacking the preciosity, he takes on the entire court, such that his plays will sometimes test the morals of honesty and at other times the philosophy of appearances. Thus the theatre of Alexandre Hardy, who presents himself as the agent of an ancestral tradition, is defined by a moral of virility, all the more obsolete at court because it is opposed to the grace and the ease displayed by the courtier. iii Remerciements Ce travail a profité des conseils et des encouragements d’un grand nombre de personnes auxquelles je souhaite exprimer ma gratitude. Mes remerciements vont tout d’abord à monsieur Normand Doiron, qui a dirigé mon mémoire et pour qui j’ai une estime sans bornes. Son enseignement, ses critiques et nos précieux échanges ont été des sources permanentes de motivation. Je lui suis reconnaissant de sa constance et de son soutien; il a relu et commenté, avec une rigueur inépuisable, les différents états de ce travail. Pour sa disponibilité et son accueil bienveillant, je le remercie encore profondément. Je remercie également le Professeur Diane Desrosiers-Bonin pour l’intérêt qu’elle a porté à mon progrès, pour sa générosité dans les projets qui m’ont plusieurs fois permis d’enrichir mes recherches. Un merci tout particulier à Anne Millaire et Guy Beausoleil, dont l’amitié à été un puissant stimulant intellectuel au cours des dernières années. Mes remerciements vont enfin au Département de langue et littérature française de l’Université McGill pour son soutien. iv Table des matières Note sur le texte………………………………………………………………………v Introduction ………………………………………………………………………….1 CHAPITRE 1 Ŕ De la cruauté sur scène : le personnage tragique …………………....9 La tyrannie des passions : l’exemple de Mariamne …………………………………10 Cruauté et folie : l’exemple de Didon se sacrifiant …………………………………16 Une morale de la virilité : l’exemple de La Mort d’Achille ………………………... 25 CHAPITRE 2 Ŕ Du pathétique : la poétique du crime …………………………….... 31 Le pouvoir ………………………………………………………………………….. 34 L’adultère ……………………………………………………………………………40 La trahison ………………………………………………………………………….. 46 CHAPITRE 3 Ŕ De la rhétorique : l’éloquence tragique ……………………………...52 La sentence et la vérité ………………………………………………………………54 Vérité et imposture …………………………………………………………………. 59 Vérité et virilité ………………………………………………………………………63 Conclusion …………………………………………………………………………...71 Bibliographie ………………………………………………………………………...76 v Note sur le texte La rareté des œuvres complètes d’Alexandre Hardy représente une première difficulté pour quiconque souhaite entreprendre une étude de son théâtre. À ce jour, seulement deux éditions sont parues : 1. L’édition originale, contenant de nombreuses erreurs d’imprimerie desquelles Hardy se serait plaint : Le Théâtre d’Alexandre Hardy, Parisien, 5 vol., Paris Jacques Quesnel (vols. I-III), 1624-1625; Rouen, David du Petit val (vol. IV), 1626; Paris, François Targa (vol. V), 1628. 2. L’édition de Stengel1, qui reprend les pièces dans le même ordre d’apparition que dans l’édition originale. Cette édition reproduit un certain nombre de fautes déjà présentes dans celle de 1624-1628 : elle est d’ailleurs reconnue depuis longtemps comme étant truffée d’erreurs. Si imparfaite soit-elle, l’édition de Stengel demeure à nos jours la référence pour le théâtre d’Alexandre Hardy. C’est à partir de celle-ci que nous travaillerons : toute indication de vers, de page ou de tome, dans l’étude qui suit, renvoie à cette édition : Théâtre d’Alexandre Hardy, éd. Edmund Stengel, 5 vol., Marburg, Elwert et Paris, Le Soudier, 1883-1884. 1 On trouvera également une réimpression de l’édition de Stengel : Théâtre d’Alexandre Hardy, 2 vols, Genève, Slatkine Reprints, 1967. Introduction Apres ces travaux glorieux, Hardy ne crains point l’envieux, Il ne peut mettre icy sa dent envenimée, Sans un aveuglement qui n’a point de pareil; On ne saurait voir d’ombre, en une renommée Aussi claire que le Soleil. TRISTAN L’HERMITE De poète à gages, Alexandre Hardy devient un des premiers dramaturges français à accéder au statut officiel d’auteur dramatique. Ses premiers pas dans le genre tragique, dès 1598, le conduisent à un succès rapide : en province d’abord, puis à Paris, vers 1620, sa plume prolifique ne tarde pas à lui valoir le titre de « Poète ordinaire du Roy ». Corneille et Scudéry, par leur reconnaissance, flatteront la prétention de Hardy à la gloire poétique; mais ces hommages, bien qu’éloquents, ne vont pas sans reproches ni moqueries. Que la raillerie à son sujet soit sur toutes les lèvres, rien ne saurait mieux le prouver que la Rancune s’adressant au poète Ragotin dans Le Roman comique de Scarron : « Vous êtes bien malheureux et nous aussi, que vous ne vous donniez tout entier au théâtre : dans deux ans on ne parlerait non plus de Corneille que l’on fait à cette heure de Hardy »2. Pareil affront se donne à lire dans un poème anonyme, relié à la suite du Temps perdu d’Isaac du Ryer3 : Excuse-moi, si je te dis, Bien que tu sois une merveille, 2 3 Scarron, Le Roman comique, Paris, Gallimard, 1985, p. 82. Isaac du Ryer (1568-1634), poète lyrique apprécié du temps d’Henri IV, père de Pierre du Ryer. 2 Que leurs beaux vers, dont tu médis, Plus que les tiens charment l’oreille. Tes vers sont un plein chant d’ordinaire et commun, Et les leurs un concert qui ravit un chacun, Mais ce n’est pas moy seulement Qui suis pour eux et qui les loue; Tous ont le mesme sentiment, Et le plus critique l’advouë : Toy mesme par ton fiel, ta rage et ta douleur, 4 Tu tesmoigne quelle est leur force et leur valeur . Aux yeux de ses contemporains, Hardy est d’un autre temps. Sa postérité s’acharnera d’ailleurs à perpétuer ce jugement. Vigoureusement martelée lors du débat sur les règles théâtrales de 1628 à 16345, cette critique ne s’atténue qu’avec la mort de l’auteur. Or, la querelle qui l’oppose aux modernistes dissimule un phénomène important : l’évolution des règles théâtrales se déroule au même rythme que les mutations de la sensibilité, dont Norbert Élias a su révéler les mécanismes6. Au rebours du traitement peu élogieux réservé à Hardy par l’histoire littéraire, au moins jusqu’au début du XXe siècle, se dégage l’idée que sa dramaturgie, sans doute davantage que celle de ses contemporains, annonce la désuétude de la « libre inspiration » défendue par les poètes de la Pléiade; les règles dorénavant s’imposent, de manière que les nouvelles contraintes qui apparaîtront sur scène concerneront tout autant la censure et la psychologie que le théâtre et sa langue. La facture singulière de l’œuvre de Hardy, tous les critiques le réitèrent, repose avant tout sur une forme de réalisme, qui exalte la crainte par l’accumulation des passions les plus outrancières. De même que l’action (« actio ») expose les excès passionnels les plus divers, de même Hardy semble entretenir une fascination pour la représentation de la 4 Cité par Émile Roy, « Un pamphlet d’Alexandre Hardy : "La Berne des deux rimeurs de l’Hôtel de Bourgogne "1628 », Revue d’Histoire littéraire de France, vol. XXII, 1915, p. 487. 5 Voir l’article de Georges Forestier, « De la modernité anti-classique au classicisme moderne. Le modèle théâtral (1628-1634) », Littératures classiques, nº 19, 1993, pp. 87-127. 6 La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1977. 3 cruauté, au point que son théâtre apparaît rapidement, au moment où l’on commence à discuter des règles, comme le contre-exemple de ce qui doit former la bienséance. Ce n’est pas sans heurter la sensibilité qu’Hardy transforme des dénouements a priori psychologiques en « exercice de style dans le genre sanglant »7. Marqué du sceau de la violence privée, schéma narratif très en vogue au début du XVIIe siècle, le réalisme de Hardy conduit à des débordements de toutes sortes. En cela, l’auteur est fort d’une double tradition. Les transgressions autorisées par l’esthétique baroque caractérisent le spectacle de la cruauté donné par Hardy, comme le fait l’héritage de Sénèque, que l’auteur fait dialoguer avec la théologie la plus sombre. C’est du reste dans le sillage des études sur la vie théâtrale de l’Hôtel de Bourgogne, entreprises par Wilma Deierkauf-Holsboer8 dans les années 1970, que l’on voit se développer un intérêt particulier pour la relecture de ce dramaturge. Les travaux de Rigal9 et de Lanson avaient déjà permis, quelque cinquante ans plus tôt, de préciser les pratiques d’écriture et de mise en scène au temps de Louis XIII. Non seulement observent-ils que la dramaturgie de Hardy maintient fermement les principes de l’art tragique de la Renaissance, mais encore, que cette filiation est vite devenue source de marginalité dans un contexte de curialisation. Les concessions de Hardy au « goût » d’un public très largement populaire, bien qu’elles n’en fassent pas ce « barbare qui […] fait déborder sur la scène l’irrégularité la plus grossière »10, le conduisent souvent, pensentils, à repousser la dignitas que les nobles sont en droit d’exiger. Les conceptions 7 Christian Biet (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVI e-XVIIe siècle), Paris, Robert Laffont, 2006, p. 393. 8 Voir Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, Nizet, 1968. 9 Alexandre Hardy et le théâtre français à la fin du XVI e et au commencement du XVIIe siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1970, [1889]. 10 Gustave Lanson, Esquisse d’une histoire de la tragédie française, Paris, Champion, 1954, p. 167. 4 dramatiques de l’auteur sont en effet plus complexes que les théoriciens du classicisme ont pu le laisser croire. Elles se forgent à la fois contre la réforme linguistique engagée par Malherbe et le mouvement d’épuration de la scène française réclamée par Chapelain, sous l’égide de Richelieu. De toutes parts, les opposants sont nombreux qui estiment que le contrôle esthétique doit être à l’image du contrôle moral. Scarron, un des premiers, témoigne de la vitesse avec laquelle des changements d’ordre éthique modifient la sensibilité de son public : « […] aujourd’hui la farce est comme abolie et j’ose dire qu’il y a des compagnies particulières où l’on rit de bon cœur des équivoques basses et sales qu’on y débite, desquelles on se scandaliserait dans les premières loges de l’hôtel de Bourgogne »11. PROBLÉMATIQUE Quelques documents d’époque, découverts et publiés par les spécialistes, semblent déjà indiquer la place que se taillera Hardy dans l’histoire littéraire. Il convient en particulier de citer le Mémoire de Mahelot12, précieux à quiconque s’intéresse à l’histoire de la mise en scène à l’époque préclassique. Ce Mémoire confirme l’arrivée de Hardy, après dix ans de pérégrinations en province13, au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, où ses pièces sont représentées presque sans interruption entre octobre 1622 et janvier 1627, selon l’estimation de Deierkauf-Holsboer14. Son répertoire semble aussi varié que son style : quinze pièces de Hardy figurent dans la liste exhaustive dressée par Mahelot, dont 11 Scarron, Le Roman comique, op. cit., p. 234. Le mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne et de la ComédieFrançaise au XVIIe siècle, publié par Henri Carrington Lancaster à Paris chez Champion en 1920, [Bibliothèque nationale (France), Manuscrit (Fonds français, nº 24330)]. 13 Nous renvoyons à l’ouvrage de Deierkauf-Holsboer, La vie d’Alexandre Hardy, poète du roi, pour tout renseignement biographique. 14 Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, op. cit., p. 10. 12 5 une majorité de comédies, toutes perdues, quelques pastorales et un petit nombre de tragicomédies, dont la seule qui nous soit parvenue est Cornélie, composée avant 1613. Nulle trace de ce qui apparaît infiniment plus estimable aux yeux mêmes de l’auteur : la tragédie à l’antique, seule « source où se puisent les louanges »15. L’absence de « vraie » tragédie est significative, pour peu que l’on considère la volonté de présenter un répertoire fait pour gagner rapidement la faveur du public16. Elle témoigne de la discordance qui éloigne sans cesse ses compositions d’un public dont le « goût » se raffine peu à peu. Ses véritables tragédies, non seulement heurtaient de plus en plus la sensibilité, mais pour l’heure se trouvaient injouables. Certes, vers la fin des années 1620, la tragédie est frappée de discrédit, alors que l’esthétique baroque domine la scène. Quelque soutenus qu’aient été les efforts de Hardy pour renouveler le genre tragique, le public préférait maintenant la tragi-comédie, dont l’écriture, plus « galante », évitait la pente des transgressions. Récemment acquis au « théâtre nouveau », le parterre réagissait conformément aux règles de bienséance, alors que, quelques années seulement auparavant, il se délectait encore du spectacle de la violence. Que des tragédies comme Didon se sacrifiant, Mariamne et La Mort d’Achille, remarquables par l’intensité des passions, ne correspondent plus à « l’humeur française », rien ne saurait mieux le prouver que Du Ryer, sous le pseudonyme de Poliarque, s’adressant au « vieux poète » : « Mais un homme qui veut apporter le fer pour emporter la pièce, qui veut feindre une plaie pour en faire une véritable s’il peut, c’est être du siècle des tyrans plutôt que du nôtre »17. 15 Théâtre, t. 5, « Au lecteur », p. 4. La première pièce à avoir été présentée serait La Folie de Turlupin, une comédie aujourd’hui perdue qui mettait en scène Legrand, un farceur célèbre de l’époque (Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, op. cit., p. 6). 17 Lettres à Poliarque et Damon, sur les médisances de l’auteur du théâtre, dans Giovani Dotoli, Temps de préfaces : le débat théâtrale en France de Hardy à la Querelle du « Cid », Paris, Klincksieck, 1996, p. 194. 16 6 D’une importance notable en ce qui concerne les transformations de la sensibilité au XVIIe siècle, Alexandre Hardy refuse la modernité poétique, et même la combattra avec acharnement aussi longtemps que durera son magistère. Son œuvre témoigne de confrontations épistémologiques profondes, qui ont pour cadre la rationalisation progressive des mœurs. À la vérité, Hardy n’a de cesse de s’en prendre à la cour; par là, il vise une figure : le courtisan; une esthétique : la préciosité; une philosophie : l’apparence. Il existe chez l’auteur une correspondance entre les personnages, la poétique et la dramaturgie Ŕ qui préside à l’organisation des chapitres de ce travail Ŕ par laquelle il répond à la société de cour en lui opposant une morale de la virilité, puisée à même l’imaginaire romain, et enrichie des modèles de noblesse de la Renaissance. La présence de Sénèque est d’ailleurs évidente dans son œuvre, on l’a longtemps justifiée par la nature du moment historique, comme si sa dramaturgie, pour ainsi dire, ne faisait que refléter sur scène le spectacle quotidien de la violence répandue par les guerres de religion. Quoiqu’il ne soit pas rare de voir se commuer une violence « publique », généralisée par le fanatisme, en une violence « particulière »18, qui trouve à s’exprimer sur scène, la filiation est plus profonde. Les deux auteurs partagent une mise en forme commune du tragique, celle du réalisme horrible. Imiter le style de Sénèque, c’est légitimer sa propre voix, affirmer son savoir, et se positionner contre les tenants de la modernité poétique, qui font, affirme Hardy, des vers tragiques une ode ou une élégie. Ainsi que les ravages des passions, chez Sénèque, entraînent un enchaînement irréversible d’empirements, les personnages de Hardy concourent à la catastrophe finale dans un aveuglément funeste. Dans Didon se sacrifiant, la douleur de la séparation atteint la folie 18 Voir à ce sujet l’étude de Carla Federici, Réalisme et dramaturgie : étude de quatre écrivains, Garnier, Hardy, Rotrou, Corneille, Paris, Nizet, 1974. 7 autodestructrice aboutissant à l’immolation finale. Dans La Mort d’Achille, la passion excessive d’Achille pour Polyxène n’a d’égale que la haine que lui vouent Pâris et ses comparses. Hérode, enfin, frustré de n’avoir pu séduire Mariamne dans la pièce éponyme, ordonne sa mise à mort. Les personnages de Hardy empruntent à ceux de Sénèque leur puissance et leur énergie, libres de toute contrainte, et constamment s’opposent, sur le plan discursif, au courtisan et au code aristocratique. Il y a ensuite l’influence des poètes de la Renaissance : de Garnier, d’abord, dont il ne cesse de faire l’éloge; mais aussi de Grévin et de Jodelle, à qui il est reconnaissant d’avoir introduit le drame classique en France. C’est au niveau linguistique que cette influence se fait le plus sentir : en promouvant la langue archaïque de la Pléiade, Hardy dépréciait la langue parlée à la cour du Roi. Car, loin qu’il vît dans cette nouvelle langue la clarté et l’élégance que tout le monde louait à présent, il y voyait le signe d’une décadence, d’une régression, qu’il fallait combattre en revivifiant le langage des provinces. Le théâtre de Hardy, non seulement défend une conception obsolète de la langue, au moment où Malherbe enseigne la grammaire à toute la France, mais encore convoque dans l’écriture toutes les ressources que la langue met à sa disposition. C’est le premier écueil sur lequel bute le lecteur moderne : une quantité excessive d’ellipses, d’inversions syntaxiques, de formules surcomposées, de néologismes et de régionalismes. Il y a enfin la parenté avec la tradition humaniste. L’influence du néostoïcisme se trouve partout chez Hardy, tout autant que l’idéal pédagogique. La faveur que connaît la sagesse stoïcienne dans son œuvre s’explique en bonne partie par le besoin d’une morale salutaire qui permette de certifier la primauté des lois de la civilisation, à une époque où le fanatisme est excité de toutes parts. « Pour un rien, écrit François Lebrun à propos de la 8 violence des mœurs au tournant du XVIIe siècle, on se bat, on se blesse, on se tue, en ville comme à la campagne, dans le peuple comme dans la noblesse »19. Or, les années pendant lesquelles Hardy compose ses plus brillantes tragédies correspondent à la période au cours de laquelle la philosophie du Portique, en accord avec les nouvelles exigences de la cour, se confond progressivement avec le mode de vie curial. L’honnêteté devient la nouvelle morale de la noblesse. La constantia à la cour prend le sens de « contenance », alors que pour Hardy elle demeure toujours une antique vertu menant à la sagesse, de sorte que le théâtre de Hardy, de point de vue des théories de Norbert Élias sur la sociogenèse, est à rebours du « dynamisme de civilisation ». Les trois tragédies qui forment le corpus de ce travail ne sont pas des « tragédies populaires », selon la classification de Forsyth20. Elles se distinguent des quelque trente pièces qu’il nous reste de Hardy par les figures mythologiques dont elles sont les sujets. Ces pièces, contrairement aux autres drames de Hardy où l’action est souvent diffuse et spectaculaire, interrogent, sur le plan du discours ou dans l’écriture même, de manière consciente ou non, la question de la « contrainte », en temps que mécanisme abstrait du contrôle de soi, qui va du simple refoulement des passions à l’abnégation sacrificielle du sujet. Ni authentiquement baroque, ni encore parfaitement classique, elles se caractérisent au final par une tension interne entre l’abondance et la rigueur, la richesse et la discipline. 19 François Lebrun, Les Hommes et la mort en Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles : essai de démographie et de psychologie historiques, Paris, Mouton, 1971, p. 418. 20 La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1533-1640) : le thème de la vengeance, Paris, Nizet, 1962, p. 78. Chapitre 1 De la cruauté sur scène : le personnage tragique La cruauté est employée sans réserve chez Hardy, parce que, plus que tout autre ressort tragique, elle sert à éprouver cette « force d’âme » qui forme le véritable visage du noble. La permanence de la violence laisse sa marque sur son théâtre, qu’un lecteur moderne pourrait croire dévolu au divertissement populaire21. Or il n’en est rien, et peutêtre même a-t-on eu tort de négliger si longtemps la nature politique du théâtre de Hardy. La cruauté prend le relais de la terreur22 comme principal ressort de l’émotion tragique, dès lors que le dilemme préside à la tragédie. Elle en est tantôt la cause, tantôt la conséquence. Les personnages de Hardy sont présentés comme incapables de camoufler au regard d’autrui leurs tiraillements, leurs intentions, leurs passions, si bien que leur ambivalence éthique trouve à s’exprimer aussi naturellement que les gens de cour savent conserver le secret. La cruauté trouve sa justification, non dans quelque décalage involontaire par rapport au nouveau decorum de cour, mais dans la foi en une noblesse héroïque, qui repose sur une forme de virilité. Les tragédies de Hardy, par les modèles de cruauté qu’elles font resurgir du passé mythologique, donnent un exemple remarquable de marginalité poétique, du point de vue de la nouvelle délicatesse de cour, qui se moque de la « tragédie à l’antique et [d]es règles sur lesquelles elle était fondée »23. 21 On se réfèrera à l’étude de Jacques Scherer, qui dresse un portrait précis du public du temps de Louis XIII, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1973. 22 Voir Normand Doiron, « Terreur et supplication : La poétique aristotélicienne de la tragédie », Poétique, n° 151, 2007, pp. 279-288. 23 G. Forestier, « De la modernité anticlassique », art. cit., p. 89. 10 LA TYRANNIE DES PASSIONS L’exemple de Mariamne La mort de Mariamne s’avère un sujet parfait pour le théâtre de la cruauté. La pièce relate les délires d’Hérode, véritable « monstre de cruauté lâchant la bride à une vengeance inconsidérée »24, et s’achève par le meurtre de Mariamne. Dès l’Argument, l’auteur fait de la mort de la reine un événement purement passionnel, suivant la longue tradition théâtrale du mythe. Quelque seize pièces, du début du XVIe à la fin du XVIIe siècle, ont imposé l’image très défavorable d’Hérode. Cependant, ce n’est pas dans les imitations récentes qu’Hardy trouve son inspiration, mais plutôt dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, historien juif du début de l’Empire romain, redécouvert à la Renaissance. Les accès de vengeance, de jalousie et surtout de fureur, qui ponctuent l’œuvre de Josèphe, correspondaient au ton qu’Hardy voulait donner à sa pièce. La parenté entre les personnages de Josèphe et ceux de Sénèque est d’ailleurs évidente; leur influence, sans doute réciproque25. Suivant la tradition mythologique, Hérode, comme Médée, présente un caractère propre à se livrer au « crime de passion, commis sous l’emprise de la jalousie »26. Le roi rassemble les traits du tyran sénéquien, chez qui inhumanité et puissance sont confondues, de même qu’il subit l’impitoyable tyrannie des passions, et la cruauté à laquelle il s’abandonne ne s’impose qu’à la suite d’un pénible et déchirant combat. Quoiqu’elle doive beaucoup à l’Antiquité, la Mariamne de Hardy emprunte également à la pièce de Lodovico Dolce (Marianna), publiée en 1565, et « considérée 24 Théâtre, Argument de Mariamne, v. 29. Les deux personnages sont presque exactement contemporains : Sénèque (4 av. J.-C. Ŕ 65 ap. J.-C.), Josèphe (37 ap. J.-C. Ŕ 100 ap. J.-C.). 26 Mariamne, éd. critique par Alan Howe, University of Exeter, 1989, p. X. 25 11 comme l’une des meilleures tragédies de la Renaissance italienne »27. C’est chez Dolce qu’Hardy rencontre le modèle de cruauté qui allait lui servir, afin de créer un « Tyran bouffi d’orgueil, & forcené d’envie » : Hérode, ce « Fléau de l’innocence, horreur du genre humain » (vv. 2-3), dont l’inconstance aura raison de tout salut. Quant à Mariamne, elle est sacrifiée, chez l’un comme chez l’autre, sur l’autel de l’innocence. La similitude serait complète, si ce n’était du dilemme, qui façonne de manière singulière la psychologie du personnage de Hardy. Chez Dolce, le jeu des forces contradictoires s’efface devant « l’apologie cynique de la tyrannie »28. La cruauté y est dépeinte à gros traits : nulle trace de l’amour qui, chez Hardy, domine par ailleurs Hérode; de même, nulle mention de la douleur que les refus répétés de Mariamne lui inspirent. Le conflit demeure extérieur et oppose deux personnages à l’identité parfaitement antagoniste. Chez Hardy, au contraire, la tyrannie s’intériorise et exerce sa domination au travers d’un dilemme qui « bourelle[…] l’esprit & la pensée» (v. 805) d’Hérode. Autant le personnage subit, impuissant, les traits d’impulsions contradictoires29, autant il apparaît reclus dans la condition abjecte de l’animal, « captif entre deux adversaires » (v. 1236). Au dilemme dramatique correspond une complexité éthique inexistante chez Dolce, et nouvelle pour l’époque. Corneille, dans son Discours de la Tragédie, ne manque pas d’en sentir l’importance. Par ailleurs, le dilemme installe une structure dramatique en deux temps, où la passion du roi contraste violemment avec son désir de vengeance. L’action alterne entre 27 « Prologues, chœurs lyriques, utilités […], présages, lamentations, tirades, récits, sentences morales, tableaux déclamatoires, rhétorique boursoufflée, paroxysme de passion, violence macabre Ŕ tous ces éléments caractéristiques du théâtre de Sénèque sont repris dans la tragédie du Vénitien », A. Howe, Introduction à Mariamne, op. cit., p. VIII. 28 Ibid., p. XVI. 29 « Maintenant celuy-ci, tantost l’autre l’emporte, / Selon qu’[elle] a donné sa secousse plus forte; / Ie sens ne plus ne moins sepaistre tour à tour / De mon cœur divisé la vengeance & l’amour » (vv. 1239-1242). 12 deux pôles antithétiques30, présentés dès la première scène sous forme d’un débat opposant clémence et châtiment. Dans le délire de la passion, les arguments de la condamnation demeurent d’abord impuissants à décourager les prétentions d’Hérode. Salomé le presse : « Et jusques à quel terme attendre qu’un meschef, / D’heure en autre survienne accabler vostre chef? » (vv. 199-200). Ils ne font au contraire qu’accroître sa passion : « Son amour plus profond au cœur vous me fichez » (v. 260). Mais l’attitude d’une reine orgueilleuse et hostile, que le soupçon d’une perfide trahison aggrave, aura tôt fait de transformer la passion d’Hérode en une vengeance insatiable. On connaît la suite : les refus répétés de Mariamne sont punis dans le sang et laissent le roi dans un désespoir inconsolable. L’amour sur le roi exerce son empire, et la vengeance n’épargne pas le tyran, elle le porte « hors de [lui]-mesme » (v. 198). La dualité éthique instaurée par le dilemme, non seulement est une forme d’opposition au projet de Chapelain d’imposer les règles sur scène, mais encore contrevient aux prescriptions des doctes. En effet, le dilemme compromet en partie la règle aristotélicienne de la permanence des caractères 31, observée par les tragiques grecs, et même par Sénèque, qui jamais n’y déroge Ŕ le dilemme chez lui se limite aux bornes de la conscience, et les personnages font tout pour le faire taire, encore que « le conflit intérieur paraît bien réel chez certains d’entre eux » 32. Ni Médée, ni Phèdre, encore moins 30 L’unité du drame en fait du reste une des pièces les plus réussies de Hardy, du point de vue classique. Aucun développement connexe ne vient brouiller le récit, comme c’est le cas dans les premières pièces de l’auteur; non plus que la répartition des trois temps du drame - passion, vengeance, remords - en cinq actes ne dilue le rôle moteur et structurant de la passion du roi. 31 « Pour ce qui est des caractères, […] le quatrième point est la constance », Aristote, Poétique, 1454a (p. 105, pour l’édition de J. Hardy, Paris, Gallimard, 1996). 32 Le respect de cette règle aristotélicienne par Sénèque, comme le souligne à juste titre Jean Jacquot, n’est pas attesté par tous les critiques : « Lors de nos travaux, la complexité psychologique de ses personnages a été affirmée par certains, contestée par d’autres. Le conflit intérieur paraît bien réel chez certains d’entre eux, et s’il prend trop aisément la forme d’un débat pour et contre, ou l’exposé d’un dilemme, il arrive qu’il 13 Atrée, ne sont assujettis à l’expression de comportements contradictoires, ou du moins, si le phénomène se produit, c’est sans que le personnage en soit conscient (ainsi Hercule remontant des Enfers sombre dans le crime en raison des desseins qu’avait conçus Junon). Mus par des forces brutes et asservissantes, qui témoignent d’une instance profonde, les personnages de Hardy ne connaissent ni le contrôle moral, ni le contrôle éthique qui forment l’habitus de l’homme moderne. L’inconstance éthique dans son théâtre se pose en négation du contrôle de soi, comme la contrainte se pose en obligation à la cour. Mais on sent que l’inconstance pour Hérode n’est qu’un passage; et la cruauté, une nécessité, afin que l’aveuglément se dissipe, et que la fatalité s’impose aux yeux du héros. La force d’âme chez Hardy correspond à l’état par lequel le personnage consent à la fatalité. La permanence des caractères Pour Hardy, la dualité des caractères est aussi une manière de discréditer la duplicité du courtisan. En offrant le reflet inversé de la contenance préconisée par la vie mondaine, l’auteur signifie son opposition aux impératifs de la nouvelle vie sociale, où « la pose et le geste » deviennent « calculés »33. Le courtisan n’est pas exempt des secousses de la passion. Il est, précise Faret dans son traité de L’honneste homme, « comme de grandes mers […] continuellement agitées »34. Il n’accède véritablement au statut d’honnête homme que s’il « accompagne toutes ses actions d’une grande prudence », de manière « [q]u’il soit toujours égal en toutes choses, & que sans se contrarier jamais soy-mesme, il forme un corps solide et aille plus loin », « Sénèque, la Renaissance et nous », dans Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris, éd. C.N.R.S., 1962, pp. 271-308. 33 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 259. 34 Nicolas Faret, L’Honneste-homme ou L’art de plaire à la court, Paris, T. Du Bray, 1630, p. 4. 14 parfaict »35. Torquato Accetto appelle cette stratégie « honnête dissimulation »36, qui veut que, dans la mise en scène de soi, l’âme et le corps se fondent en un seul être, guidé par « l’idée de modération des passions »37, qui apparaît, dans le contexte de la vie de cour, comme une parodie du néostoïcisme38. Au théâtre, il ne faut pas attendre l’époque de Racine pour rencontrer des personnages qui rassemblent les valeurs de la cour. Les héros des tragédies humanistes de Garnier, comme ceux de Jodelle, apparaissent souvent contrits par le contrôle violent qu’ils s’imposent. Les dramaturges de la Renaissance poursuivent l’idéal du courtisanphilosophe, tel que présenté dans les traités d’éducation, et tracent ainsi la voie à quantité d’autres dramaturges : « La cour devint une pépinière de philosophes, et la scène se remplit de héros déclamant des maximes stoïciennes »39. Que la scène imitât la cour, rien ne saurait mieux le prouver que les reproches de Du Ryer, dont les pièces dépassaient en succès celles de Hardy à partir de 1628 : le vieux poète, affirme-t-il d’un ton railleur, n’a guère « l’humeur courtisane »40. Quoique le théâtre baroque rompe en partie cette collusion, les personnages de Hardy accusent une sorte de manichéisme, puéril du point de vue de ceux qui ont depuis longtemps maîtrisé les convenances élémentaires de la vie sociale. Ils offrent l’image d’un « désordre psychique »41, d’un parfait « déreiglement », selon les mots de Faret, que la multiplication des contrastes éthiques poussait à son 35 N. Faret, L’Honneste-homme, op. cit. p. 106-107. L’expression est de Torquato Accetto, dans son traité De l’honnête dissimulation, paru à Naples en 1641. 37 Jean-Vincent Blanchard, L’Optique du discours au XVIIe siècle : de la rhétorique des jésuites au style de la raison moderne (Descartes, Pascal), Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 234. 38 Voir, au sujet des liens entre la cour et le néostoïcisme, l’article de Normand Doiron, « Le Portique et la cour. Néostoïcisme et théorie de l’honnêteté au XVIIe siècle », XVIIe siècle, nº 213, 200l, pp. 689-698. 39 Normand Doiron, « Poétique de la consolation classique », XVIIe siècle, n º 237, 2007, p. 795. 40 Lettres à Poliarque et Damon, op. cit., p. 195. 41 Normand Doiron, « Fou de soi. Équivoque et théâtre dans le théâtre : Les visionnaires de Desmarets », Revue d’histoire du théâtre, vol. III, 2007, p. 284. 36 15 paroxysme. C’est précisément le sens des paroles du Messager, venu annoncer à son roi la mort de Mariamne : « Son corps n’est plus qu’un tronc privé de mouvement, / […] Qui vous reprocheroit irresoult d’inconstance » (vv. 1576-1578). La cruauté est le symptôme d’une affligeante maladie : « Helas!, répond-il au Messager, tu n’as que trop mes crautez depeintes » (v. 1559). À quoi réplique Pherore : « Que vostre Majesté pour un peu se tempere, / […] Sourd, estrangé de soy, stupide, forcené » (vv. 1628-1633). De même que la métaphore médicale, chez Faret, s’intègre au vocabulaire stoïcien, de même la nature instable d’Hérode gagne rapidement sa place dans le cortège des grandes pathologies du Portique. On peut citer, entre autres exemples d’inconstance éthique dans Mariamne, Hérode suppliant aux genoux de Mariamne, qui ne ressemble nullement au tyran tel qu’il apparaît dans la suite de la pièce. Toute la scène II de l’Acte I présente un roi au discours entièrement inspiré par la passion : « Captive, je voudrois en sa place me mettre / Mon amour ne sçauroit de cruauté permettre » (vv. 181-182), déclare-t-il au faîte de son délire. Déclarations pour le moins étonnantes chez ce tyran, et qui permettent de mesurer, en opposition avec la fureur du quatrième acte (« O peste abominable ! ô Megere d’Enfer! / De vray je tarde trop à te faire étouffer », vv. 1413-1414), « le clivage de cette personnalité sous l’effet de l’amour »42. Les personnages de Hardy, au contraire des héros classiques, ne connaissent ni la pudeur, ni la prudence. Ils font montre d’une sensibilité primaire, parce que, entièrement assujettis à leurs pulsions, ils sont incapables de rationaliser le conflit qui les habite. Ce que possèdent les héros classiques que n’ont pas les personnages de Hardy, c’est la capacité de dissimuler, à l’instar du courtisan, les 42 A. Howe, Introduction à Mariamne, op. cit., p. XVII. 16 intentions les plus diverses, au profit d’une « sujétion permanente mais trompeuse »43. Certes, on peut rattacher l’inconstance d’Hérode au double visage du personnage baroque : elle est le reflet du mouvement étourdissant qui l’entoure et l’habite. Mais en un sens, leur psychologie tient plus à une forme de vérité; elle apparaît comme un état plus « naturel », qui renvoie au courtisan l’image de sa servitude. Esclave de ses passions, Hérode n’est pas plus libre que le courtisan prisonnier de ses ambitions. L’homme véritablement libre, répond Télémaque aux sages dans le roman de Fénelon44, est celui qui peut être libre dans l’esclavage même, et qui n’est soumis qu’aux dieux et qu’à sa raison. Le seul héros de cette pièce, qui corresponde vraiment à la définition du fils d’Ulysse, c’est Mariamne. Sa mort est une apologie de la constance; elle en incarne la toute-puissance même par-delà le trépas. Son caractère est une forme de négation de la duplicité courtisane. Mariamne sait souffrir dignement la cruauté, et par là donne l’exemple remarquable de la force d’âme qu’exige la véritable noblesse. CRUAUTÉ ET FOLIE L’exemple de Didon se sacrifiant Il convient de ranger parmi les tragédies de la cruauté la pièce Didon se sacrifiant, où triomphe encore une fois la mort. Comme pour tant d’autres dramaturges baroques de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, mort et cruauté sont considérées chez Hardy comme deux maillons inséparables, encore que les horreurs employées à l’élaboration de 43 44 N. Doiron, « Le Portique et la cour », art. cit., p. 691. Télémaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 150. 17 ses drames demeurent « des imitations presque fades auprès de ces autres horreurs dont le tragique spectacle se déployait au vu et au su de tout le monde »45. Dans Didon, le personnage choisit l’abnégation, comme moyen de se soustraire à la douleur, et d’embrasser la mort qui le charme. Déjà la poésie de Virgile était pathétique46. Sublime, le style émeut et occulte presque le délire qui s’empare de la reine. On n’a qu’à lire la scène de l’immolation pour s’en convaincre : « […] Que de la haute mer le Dardanien, le cruel, emplisse ses yeux de ce feu, qu’il emporte avec soi l’augure de notre mort. » Elle avait dit; et tandis qu’elle parlait encore, ses compagnes la voient s’affaisser sous le fer; elles voient l’épée écumante de sang et ses mains défaillantes. Une clameur monte vers les voûtes de l’atrium; le bruit de cette mort se déchaîne par la ville bouleversée, la Renommée conduit sa bacchanale; lamentations, gémissements, cris de femmes font frémir les demeures, l’éther résonne d’immenses plaintes; on dirait qu’à l’entrée des ennemis Carthage entière ou l’antique Tyr croulent, que les flammes furieuses roulent sur les toits des hommes et des dieux47 Jodelle ne chérit pas moins la puissance du verbe, lui qui, dans sa version de 1574, campe l’écriture dans le style oratoire, conformément aux pratiques théâtrales de la Renaissance. Puisant à l’héritage sénéquien, Hardy tire lui aussi profit du conflit animant Didon48 (entre la passion et le devoir), et compose des scènes où la violence est retournée contre 45 Essam Safty, La Mort tragique: idéologie et mort dans la tragédie baroque en France, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 11. Selon les prescriptions d’Aristote, il est nécessaire de « mettre en scène des situations qui se soldent par la mort de quelque personnage » (Poétique, 1453b). De même, Pierre Laudun d’Aigalier affirme, dans son Art poétique français de 1597, que « plus les tragédies sont cruelles, plus elles sont excellentes » (éd. Dedieu, 1909, Liv. V, p. 160). 46 Racine déclare dans sa Préface de Bérénice : « Nous n’avons rien de plus touchant dans tous les Poètes que la séparation d’Énée et de Didon, dans Virgile ». 47 « Dixerat; atque illam media inter talia ferro / Collapsam adspiciunt comites ensemque cruore / Spumentem sparsasque manus. It clamor ad alta / Atria; concussam bacchatur fama per urbem / Lamentis gemituque et femineo ululatu / Tecta fremunt; resonat magnis plangoribus aether , / Non aliter quam si immissis ruat hostibus omnis / Carthago aut antiqua Tyros flammaeque furentes / Culmina perque hominum volvantur perque deorum. », L’Énéide, Livre IV, vv. 662-672, texte établi et traduit par Maurice Rat, Paris, Garnier, 1955. 48 La datation de Didon se sacrifiant a fait couler beaucoup d’encre. Lancaster propose les années 16051615; Deierkauf-Holsboer la situe avant 1610. 18 soi, de façon que la folie triomphe en une mort sacrificielle. Mais le suicide n’est pas ce premier remède que recherche la reine. Il ne s’impose que lorsque la raison n’est plus d’aucun secours. La folie s’attaque d’abord au langage. Elle empêche que les mots consolateurs parviennent à l’âme de l’affligé. Elle soustrait le personnage au dialogue et le retient prisonnier de « virtualités conflictuelles »49 qui étouffent la parole. Parmi les nombreuses figures de rhétorique qui attestent de cette surdité, le soliloque arrive au premier rang, puisqu’il consiste en une forme de discours adressé à soi-même. Enfermée en elle-même, fuyant toujours plus la tranquillité, parce qu’insensible aux arguments d’autrui, Didon persiste dans son erreur : Cherches-tu du repos, miserable insensée, L’âme de tant de soins çà & là balancée? Incertaine de vivre encores un moment, Ores que l’infidelle est sur son partement, Ores que le barbare, apres l’Adieu funeste, Te fuit, ne plus ne moins, qu’une effroyable peste, Ores que retiré dans le creux d’un vaisseau, Possible il n’attendra le iour à fendre l’eau. (vv. 939-947) De même, à la scène première de l’Acte III, elle demeure sourde aux consolations d’Anne devant le départ imminent de son amant : « Las ! helas! que feray-ie? helas! à quel remede / Courra dorenavant l’erreur qui me possede? » (vv. 631-632). Se répondant à elle-même, et comme poussée vers l’abîme qui l’habite, elle s’effondre : « Demandes-tu, Didon, quel remede? la mort » (v. 633). Un dialogue de sourds suit entre Didon et Énée, où la reine tente en vain de mettre un terme à l’errance du fils d’Anchise. Ainsi, le désordre de l’esprit détermine le trouble de la communication, en sorte que Didon, tout au long de la pièce, parle du fond d’une cellule, coupée du jour et du monde. Son discours 49 Alan Howe, Introduction à Didon se sacrifiant, Genève, Droz, p. L. 19 n’est, la plupart du temps, que la mise en scène d’un dialogue intérieur. D’une certaine manière, les scènes où la reine est présentée aux côtés de sa sœur Anne montrent bien qu’elle refuse la conversation, qui pourtant eût pu la « destourner de la mort »50, comme elle le fit chez tant d’autres. La raison non plus que le verbe ne pénètre l’âme de Didon. Suivant la théorie stoïcienne de la connaissance, sa folie lui vient d’une fausse représentation de son malheur. La cruauté retournée contre soi-même tient plus à une forme d’aveuglement qu’à la pure vengeance. Le malheureux a ses raisons propres, que ne saurait recevoir le sage. Cette folie, maintes fois proclamée, et même par Iarbe, l’horrible prétendant 51, est une maladie pernicieuse, dont la force n’a d’égale que la « loy du destin » (v. 1162). Énée est présenté comme l’ « Unique medecin »; le seul remède est sa présence : « Elle ne meurt sinon à faute de te voir » (v. 1161). La présence du Portique est évidente52, quand bien même la folie s’empare de la reine, de sorte qu’il existe, dans Didon se sacrifiant, une espèce de démonstration par l’irrationnel des vertus de la philosophie. En fait, en même temps qu’il peint le malheur des grands, l’auteur travaille à en détourner le regard, au profit d’une virile philosophie53. En résulte un contraste frappant 50 N. Faret, « À la princesse Chrysante […] », dans N. Faret, Recueil, t. II, p. 63, cité par N. Doiron, « Poétique de la consolation classique », art. cit., p. 797. 51 « Une folle, bruslant d’execrable luxure », v. 290. 52 En témoigne le Chœur des Troyens, à l’acte IV, où la présence du stoïcisme est explicite : Quiconque entier sur le modelle De la vertu se formeroit […] Rarement le pourroit toucher Les mots qu’à fortune on impute (vv. 1547-1553) 53 Sur ce point, nous nous opposons à Jacques Morens, qui croit qu’Hardy sacrifie la pensée à la recherche du mouvement et de l’émotion; cette conclusion lacunaire masque une réalité beaucoup plus complexe où le sentiment esthétique n’est jamais préféré unilatéralement aux aspirations morales du stoïcisme. À notre avis, la problématique de la non-conformité de l’action d’une pièce aux idées qui s’y profilent Ŕ c’est aussi un reproche que l’on adressait à Sénèque Ŕ induit des conclusions qui tendent injustement à séparer les idées du discours. 20 entre le discours moral, qui appelle une forme d’ascèse, et les images réalistes et pures de la vengeance, et surtout du suicide. Comme Sénèque, le poète a sans doute « voulu nous faire aimer la liberté en nous montrant des esclaves »54 : c’est ainsi qu’il faut interpréter l’entrée en scène d’Iarbe, à la scène première de l’Acte II, alors qu’il apparaît tendu par une effroyable colère : Embrasé de fureur, de vengeance & de haine, Au pié de tes Autels, Maiesté souveraine, Puissant Olympien, je t’adresse ma vois. […] (vv. 285-288) S’ensuit, comme pour compenser la facture immodérée de sa tirade, une réflexion sur les vicissitudes de la Fortune : CHŒUR DES TROYENS L’étrange changement des affaires mondaines Ne ressemble rien plus, Que les courses des mers qui décroissent soudaines, Puis croissent d’un reflus. Or la prosperité chez celui-ci seiourne, Tantost l’autre à son tour, Au favorable vent que fortune luy tourne, Iouït de son seiour. (vv. 557-564) Cette Fortune et les passions qu’elle fait naître dans l’âme des mortels servent, sur le plan thématique, de charnière entre la souffrance et la soumission à la raison. Quels sont les mots du chœur, alors que la reine se précipite vers la mort? « […] tout l’Univers ne dépend que du sort » (v. 1898). Le discours d’Anne, effondrée sous la vue du bûcher, n’exprime pas moins la nécessité de la prudence : O serpent infernal! Monstre, que les fureurs Avorterent là bas en leurs noires horreurs, Amour, peste du monde, ennemy de nature, Qui trébuches les tiens dans la sepulture, Bourreau de l’innocence, ha! que ta cruauté, 54 « Si la conduite des protagonistes est si souvent contraire aux enseignements du philosophe, si les préceptes des personnages qui les consultent ou leur résistent sont si clairement mis en évidence, c’est sans doute que Sénèque a voulu nous faire aimer la liberté en nous montrant des esclaves, la santé en exhibant les ravages de la maladie. Il est vraisemblable qu’il ait conçut un tel dessein, qui suppose un usage plausible de la catharsis »; J. Jacquot, « Sénèque, la Renaissance et nous », art. cit., p. 32. 21 Tes meurtres iournaliers, & ta déloyauté, Nous deussent avertis d’exemples rendre sages. (vv. 19091915) Pour soutenir la valeur « exemplaire » de la folie, Hardy dispose d’un ensemble de lieux communs, puisés à même le répertoire des arguments de la consolation stoïcienne. Le temps, d’abord, est le premier des remèdes, parce qu’il finira par emporter soit la passion, soit l’affligé lui-même55. Anne le rappelle en vain à Didon, dans la scène première de l’acte III : « Le tems a triomphé de plus fortes douleurs » (v. 737). Mais la reine, pressée par l’ombre du défunt Sichée, ne pense qu’à en arrêter le cours, voyant dans le sacrifice une manière de vaincre le temps et de recouvrer la noblesse. Le deuxième argument est d’ordre éthique. C’est la constance, source d’honneur pour qui fait montre de retenue, même dans la douleur. La signification politique de cette modération est évidente : « L’inconstance messied au titre que tu portes » (v. 743), rétorque Anne face à la colère de sa sœur. À la cour, la contenance commande que la fureur se cache sous un visage imperturbable. Le lien est si évident dans cette pièce entre le contrôle de soi et les contraintes de la vie mondaine, qu’on pourrait croire son auteur converti à la nouvelle politesse. Or, il n’en est rien, puisque le mariage entre la folie et la philosophie se fonde sur une stricte obédience envers une éthique de la force d’âme, qui exclut la fausse sagesse du courtisan. En ce sens, l’analogie entre l’Hercule de Sénèque et la Didon de Hardy apparaît d’autant plus significative, que devient nécessaire, pour Hardy, d’opposer à la désinvolture une forme supérieure d’héroïsme. Le chœur, à la scène II de l’acte I, évoque celui qui, par son courage, purgea son âme des afflictions les plus dévastatrices. Comme 55 N. Doiron, « Poétique de la consolation classique », art. cit., p. 781. 22 Hercule, Didon revendique la « mâle vigueur » digne de son rang; imperturbable, elle court vers la mort « d’un bras courageux, d’un bras mâle d’effet » (v. 1521). L’honneur force l’un et l’autre à mettre fin à un trop douloureux séjour ici-bas. Didon : « […] ma cheute ie veux soudaine relever, / Et du naufrage entier mon renom preserver » (vv. 15091510); Hercule : « Choisissons maintenant une mort glorieuse, mémorable, illustre, parfaitement digne de moi »56. Face aux desseins divins, tous deux s’offrent en sacrifice : « Préparée à la mort, icy ie m’achemine, / Pour accomplir sur moy la vengeance divine » (vv. 1731-1732)57. Mais il faut, avant que de mourir, consoler ceux qui resteront, et tenter d’adoucir leur douleur; Anne, pour Didon : « Tu es seule, ma sœur, que ie regrette plus, […] / L’inviolable amitié qui nous avait unies, / Ourdira tes douleurs, par les miennes finies » (vv. 1765-1768); Alcmène, pour Hercule : « Toi aussi, je t’en conjure, cesse tes funèbres plaintes, […] fais donc trêve à tes larmes, ô ma mère : tu seras glorieuse entre toutes les mères Argiennes »58. Alors que Didon descend dans le royaume des ombres rejoindre Sichée, son défunt époux (« A toy Sichée, à toy victime ie descens, / De moymesme ie vais te faire sacrifice », vv. 1734-1736), Hercule s’élève jusqu’aux cieux olympiens, où son père lui réserve une place (« Voici déjà que mon père m’appelle et m’ouvre les cieux. Je viens, ô mon père »59). Enfin, le rapprochement est poussé jusque dans la mort. Cette dernière s’accomplit dans le feu, symbole de purification et de régénérescence : […] et il ne se hâte point d’être consumé; […] il tire de son côté et d’autre les troncs inflammables qu’une très courte 56 Sénèque, Hercule sur l’Oeta, traduit par Léon Herrmann, Paris, Belles-Lettres, 1927, vv. 1481-1483. Vers correspondant dans l’Hercule sur l’Oeta : « J’en tiens : c’en est fait : mon destin se dévoile : ce jour est le dernier de ma vie : ce sort m’avait jadis été prédit par le chêne fatidique et par le bois sacré du Parnasse […] », ibid., (vv. 1472-1473). 58 Sénèque, Hercule sur l’Oeta. vv. 1497, 1509. 59 Ibid., vv. 1725-1726. 57 23 flamme attaque et les embrase tout entiers; il cherche ceux d’où jaillit le feu le plus vif et s’y expose, intrépide et fier. Alors il couvrit de flammes son visage; sa barbe épaisse s’alluma; quand le feu menaçant gagnait déjà son visage, quand les flammes léchaient sa tête, il ne fermait pas les yeux. […]60 D’une manière analogue, les derniers mots de la reine sont empreints de courage et d’assurance : Heureuse, helas! par trop, heureuse, si sans plus, Nôtre rive eust les naux Phrigiens exclus : Nous mourons sans vengeance, il est vray, que m’importe? Mourons, ie veux aller aux ombres de la sorte (vv. 1841-1844). C’est dans le contexte de la sagesse stoïcienne qu’il faut comprendre la scène de l’immolation. Devant l’horreur d’un destin mis en pièces, seules les consolations de la philosophie arrivent à tarir les larmes d’Anne et à calmer son désespoir. Ainsi se laisse-telle aller aux premiers mouvements de la douleur : Mais approchons les bors de ce corail besson, Si quelque esprit errant, foible encor y preside, Ie le recüeilleray de mes levres bouchées (vv. 1936-1938). Mais, se ressaisissant, elle invoque la toute-puissance de la Fortune et prédit la défaite finale des impies : Tel méchant ioüira du profit, de l’honneur, Il embrassera vivant le vray corps du bon-heur, Didon le prouve assez, Didon, qui fut n’aguere, Alors que son bourreau déloyal se confere, Que la vertu se voit sus le vice opprimer (vv. 1997-2001). En accord avec l’idéal pédagogique des humanistes, la scène de la mort de Didon est conçue comme un « exemple » destiné à exercer la raison, à éprouver la constance. De même que Didon, face au malheur, éprouve une « masle conduite » (v. 1976), de même la folie induit paradoxalement « la quiétude à laquelle l’âme du sage aspire »61. Cette méthode, ou plutôt cette disposition de l’âme, se rattache à la métaphysique sénéquienne. 60 61 Ibid., vv. 1748-1755. N. Doiron, « Le Portique et la cour », art. cit., p. 695. 24 Dans le traité De la constance du sage, Sénèque fait de la virilité une condition nécessaire à l’invulnérabilité. Il s’agit de se dérober à la passion, de manière à parvenir à une libération totale de la douleur par une sujétion permanente à la raison. On sent bien dans Didon que la souffrance pave la voie à ce que les Stoïciens ont nommé l’apathie, qui n’est ni l’insensibilité ni l’abrutissement, mais bien, pour paraphraser Épictète, l’indifférence envers ce qui ne dépend pas de soi. Le véritable héros est celui qui accepte de se conformer à l’ordre du monde, quelle que soit la perte qui l’afflige. C’est folie de se faire violence, comme ce l’est de se laisser gouverner par les aléas de la Fortune. Toutefois, on ne doit confondre l’invulnérabilité avec le visage impassible du courtisan. La folie, pour Hardy qui en propose les tons les plus variés, du spectacle de la cruauté à celui du trépas, non seulement donne nerf à la représentation théâtrale, mais c’est pour lui une manière de décrier, sur le plan idéologique, ce que Norbert Élias appelle l’autocontrainte62. On ne retrouve plus, quelques années plus tard, chez Corneille, ces héros de naguère, qui ne savent pas cacher leurs passions sous le couvert des valeurs stoïciennes. Le théâtre de Hardy se limitait à rendre visible l’empire des passions; celui de Corneille, alors que l’autocontrainte est en phase d’être parfaitement assimilée, intègre jusque dans le discours les principes de l’honnêteté, parmi lesquels la désinvolture figure au premier rang. Ainsi Horace rappelle à Curiace la nécessité de la contenance : « Si vous n’êtes Romain, soyez digne de l’être, / Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître »63. Les personnages de Hardy sont tendus par un individualisme irréductible; ceux de Corneille sont présentés comme des « êtres sociaux », pour qui l’ethos du stoïcien offre 62 Voir en particulier le chapitre III Ŕ « L’étiquette et la logique du prestige » dans l’ouvrage de Norbert Élias, La société de cour, op. cit. 63 Corneille, Horace, vv. 483-484. 25 les outils précieux de la survie. Et sans doute ces derniers arborent-ils une psychologie plus « moderne », toutes complexes que sont les contraintes qui s’exercent dorénavant sur l’esprit64. UNE MORALE DE LA VIRILITÉ L’exemple de La Mort d’Achille Le sujet de la mort d’Achille, « premier & plus redoutable Capitaine des Grecs »65, fonde sa légitimité non seulement sur un goût contemporain pour le spectacle de l’agonie66, mais encore sur le projet, qui s’étend sur toute l’œuvre de Hardy, de subordonner le politique au passionnel. Dans la mythologie homérique, Achille meurt sous les remparts de Troie, avant que ne soit gagnée la guerre contre la ville de Priam. L’Argument de la pièce positionne Hardy par rapport à sa source : « Dares phrygiens & Dictis de Crete, avec plus de vray-semblance qu’Homère, ont servy de Phare à l’Auteur en ce beau sujet ». On attribue à ces auteurs, non moins fictifs que les personnages qu’ils représentent dans les poèmes homériques, deux récits célèbres de l’Antiquité, dont la connaissance demeure obscure dans l’Europe du XVIIe siècle, et qui tiennent plus à une sorte de jeu littéraire qu’à un témoignage véridique: l’Histoire de la Guerre de Troie, suivie de l’Histoire de la ruine de Troie (De excidio Trojae historia)67. 64 N. Doiron, « Poétique de la consolation classique », art. cit., p. 798. Théâtre, Argument de La Mort d’Achille, v. 15. 66 Ce « goût » est confirmé les listes d’accessoires utilisés sur les scènes parisiennes jusqu’en 1635 : « Après 1635, tout comme les têtes feintes et autres mains coupées, cet accessoire [le mannequin figurant le cavadre] disparaît du théâtre, emporté par la vague de règles qui nettoient les tragédies de tous les spectacles violents »; Fabien Cavaillé, « La rhétorique des cadavres : exercice de la pitié et construction de la piété dans trois tragédies d’Alexandre Hardy », communication prononcée dans le cadre du colloque Corps sanglants, souffrants et macabres, 12-13 et 14 juin 2008, Université d’Oslo. 67 Voir Louis Faivre d’Arcier, Histoire et géographie d’un mythe. La circulation des manuscrits du De excidio Troiae de Darès le Phrygien (VIIIe-XVe siècles), Paris, École nationale des Chartes (« Mémoires et documents de l’École des Chartes », 82), 2006. 65 26 On comprend qu’Hardy se détache de la tradition homérique, dès lors que l’amour, dans son théâtre, se substitue à la colère et à l’orgueil. Dans l’Iliade, les sentiments d’honneur et de devoir s’opposent à l’humiliation provoquée par Agamemnon. Ils sont d’ailleurs constamment alimentés par les imprécations et supplications des chefs grecs, qui craignent l’avancée des Troyens. Le héros de Hardy, que plus rien ne permet de ramener à la raison, est tout entier possédé de la passion amoureuse. Sa faute, lui rappelle Nestor, est de ne pas se connaître soi-même. La Mort d’Achille est la tragédie de l’amour, autant que de la vengeance. Ainsi que le zèle, la « furie » des fils de Priam à comploter pour éliminer le fils de Pelée inspire l’effroi, le traitement qu’on réserve à son cadavre porte la cruauté à son paroxysme. La Mort d’Achille est la tragédie de l’égarement dans la passion, de la privation de tout discernement, de l’aliénation de l’esprit dans l’imagination. Chez tous les personnages, à l’exception de Nestor, qui affiche, comme chez Homère, une sagesse toute stoïcienne, existe une correspondance entre la nature exacerbée des comportements et une cécité avouée. La vengeance, d’abord, s’y révèle dans toute son outrance. Pâris, plus que tout autre, est aveuglé par des projets machiavéliques, qui nourrissent chez lui un plaisir sadique. Entre ce « phantasme », auquel il voue une fidélité sans borne, et le fanatisme, il n’y a qu’un pas à faire : L’extremité cruelle où nous sommes rangez, Doit surseoir ces bouïllons de colere enragez; […] Il n’y a qu’un moment se scavoir contenir, Dans l’embusche attiré laisse le nous punir, Pren le plaisir de voir en sa teste abbatue La Grece regagner ses navires batus (vv. 768-782) Pâris et ses comparses, Déiphobe et Nirée, ont en commun avec Achille de vivre en se perdant dans l’imagination, qui étend son empire à mesure que la passion enivre l’âme. 27 Leur convoitise cependant diffère. Pour Achille, c’est posséder Polyxène, en dépit des obstacles que peut représenter une pareille conquête : « O proiects insensez! qu’elle vit de bon œil / L’embraseur, le fleau de sa douce patrie? » (vv. 101-102). Qu’il se précipite dans le piège qu’on lui tend, rien ne saurait mieux le préfigurer que « le voile de l’erreur » (v. 272) dont il est victime. L’illusion altère entièrement son comportement, de façon qu’elle lui fait prendre pour réel ce qui n’est qu’apparence. Autant il aime en imagination une femme qu’il croit vertueuse entre toutes, mais qui complote contre lui, autant il est prisonnier d’un « miracle apperceu » (v. 148), auquel il s’accroche désespérément. Dès le lever du rideau, Achille se dérobe à cette « mâle vigueur » qui fait de lui un héros à la vaillance invincible. Nulle part ailleurs dans la littérature française ne voit-on ce demi-dieu ainsi affligé et, qui plus est, entonnant dès les premières lignes une série de plaintes élégiaques. Il n’est pas moins éprouvé, dans l’Iliade, par la mort de Patrocle, à la différence que l’Achille d’Homère transforme rapidement sa peine en fougue vengeresse, tandis que celui de Hardy se complaît en « langoureuses pleurs » (v. 964). Son caractère donne le ton à la pièce, et révèle a contrario une morale de la virilité, telle qu’on la retrouve dans les tragédies de Sénèque. Une réplique de Pâris, s’adressant à Deiphobe, confirme le lien entre la passion amoureuse et la faiblesse du sexe féminin : « Tu n’auras grand besoin de persuasion / Vers cest effeminé que l’amour ensorcelle » (vv. 12281229). En effet, tout dans cette pièce oppose le champ sémantique de la virilité à celui de la féminité, que l’on traite sinon sous le mode de la maladie, du moins comme une imperfection de nature68. Nestor, parmi les chefs grecs redoutant les conséquences 68 Pâris affirme même que la femme est « [f]ragile quant au sexe & facile à séduire », v. 813. 28 funestes d’une telle inclination, n’hésite pas à lui rappeler en vain qu’il « déshonore sa vigueur martiale » (v.118). Achille, au fond, n’a plus d’homme que le corps. Sa noblesse se consume dans le brasier de sa passion, comme le fait sa raison agonisante. On prend pleinement conscience de la dévastation à la scène II de l’acte II, où plus aucun espoir de rémission69 ne subsiste : Ha! Cieux ne me rendez davantage idolatre N’allumez plus de feux, plus de charbons ardans, Dans le fourneau que i’ay pour elle là dedans (vv. 550-551). Cela est si vrai que même Agamemnon, déplorant la disparition du héros de jadis, blâme l’homme « [q]u’Amour aura privé de jugement et d’yeux » (v. 616). Reprenant de manière systématique l’image du feu70, Hardy donne une vision d’enfer de cette passion. Polysémique, le feu symbolise aussi le meurtre par lequel Achille doit périr. C’est à la scène suivante, la première de l’acte III, que Pâris, s’adressant à Polixene, en donne l’illustration la plus diabolique : Achille, que les Dieux aveuglent, vient s’offrir Au supplice qu’il est destiné de souffrir, Il vient griller au feu le crespe de ton aisle, Et cheoir de ton amour en la trappe mortelle (vv. 739-742). Mais il n’y aurait aucun espoir de rédemption, du point de vue moral, sans le retournement éthique que subit Achille à la scène II de l’acte IV, qui confère à la cruauté du dénouement une signification salutaire. Le cœur plein d’un « excez de bon-heur » (v. 1337), Achille s’étonne du retard de Polixene à la cérémonie marquant leur union : « Vague d’entendement & perplex je m’estonne / Que vers nous de leur part il n’arrive personne » (vv. 1329-1330). La réponse, de Pâris qui savoure cruellement sa trahison, ne 69 Comme dans la Mariamne, la métaphore médicale est présente : « Medecins appelez l’ulcere guerira / Par un medicament qui doux ne l’aigrira, / S’entend que la priere aura plus d’efficace », vv. 275-277; de même on lira : « Un mal extréme veut un remede soudain », v. 576. 70 On en dénombre de multiples variantes : « naissante flamme », v. 658; « l’ardeur de mon brasier », v. 1068; « flambeau du jour », v. 1237, etc. 29 tardera pas : « Voicy, meschant, voicy l’Espouse meritée, / Une dague émoulüe en ta gorge plantée » (vv. 1341-1342). Or, à la lâcheté du fils de Priam s’oppose un ultime relent de virilité. Nul autre outrage, en effet, n’eut convaincu Achille d’imposer « son avantage » de mâle, comme le dit Hardy. Les caractères sexuels qui prédominaient depuis le début de la pièce s’inversent: « Coüard, effeminé auras-tu le courage? » (v. 1345). Le dialogue qui suit entre Ajax et Achille, « honteusement massacré de coups » (v. 1392) confirme la transformation du héros : AJAX Invincible en ta vie, usant d’un masle effort, Acheve le surplus, triomphant de la mort. ACHILLE Paris le déloyal, le faussaire, l’infame, Qui mâle par le front a le reste de femme, Impourvueu, désarmé, me surprend, me saisit, Aidé de son germain, les coups mortels choisit. (vv. 14271432) Sous le coup de la cruauté, Achille échappe à l’hypocrite illusion. En vérité, ce dénouement permet d’introduire sur scène le point de vue qu’Hardy entend propager, et de redonner au héros les attributs nécessaires à renforcer la position morale qu’il doit incarner. Quant au tragique, qui apparaît bien avant que ne s’évanouisse l’imagination, et avec elle, l’amour frénétique éprouvé envers Polyxène, il s’impose définitivement sur la scène. Ainsi les effroyables desseins des Troyens, puis la révoltante agonie où se désespère Achille finissent par lui permettre de recouvrer la lucidité : Forcé de mon destin, forcé d’une furie, La prudence au besoin me defaillit perie, Conduit en mes desseins d’une aveugle insensé, Ie venois accomplir le pact encommencé […]. (vv. 1405-1408) En fait, la véritable portée du caractère d’Achille est de nature politique, puisqu’à un second niveau, l’auteur le répète lui-même, c’est à toute la cour qu’il s’en prend : 30 « […] le vray stile tragique, affirme-t-il, ne s’accorde nullement avec un langage trivial, avec ces délicatesses effeminées, qui pour châtouiller quelque oreille courtisane mécontenteront tous les experts du mêtier […] »71. Cette association entre les mœurs mondaines et le genre féminin n’est pas nouvelle. Elle apparaît déjà dans Le Livre du courtisan de Castiglione et est commune à l’époque d’Henri III, alors que la noblesse féodale achève de se transformer en noblesse de cour. On la retrouvera réaffirmée avec force dans les discussions entourant la réception des Hermaphrodites, publié en 1605 par le sieur Embry. Hardy s’inscrit donc dans ce contre-discours lorsqu’il vilipende la délicatesse des « esprits de cour »72 dans les préfaces de son Théâtre. Aussi Achille rassemble les traits du courtisan, puisqu’il ne porte qu’une « foible cervelle »73 Ŕ entendons « féminine cervelle » Ŕ dont il ne s’affranchit que beaucoup trop tard. Cette faiblesse de sexe au palais de Priam excite la cruauté, comme Hardy lui-même, dans ses préfaces, n’a de cesse de s’attaquer à la préciosité. À l’approche d’une fin douloureuse, « [m]iserable & honteuse » (v. 1371), Achille recouvre sa virilité; il meurt dans la dignité, écartant l’insensé qu’il fut, « […] trop credule, seduit d’une fraude damnée » (v. 1393). La figure d’Achille, à l’instar de celle de Priam d’ailleurs 74, illustre la franchise que bannit la culture des apparences; elle est imprégnée d’un idéal de générosité; pleine, encore, d’un orgueil noble que travaille à étouffer la société de cour, et qui participe de « l’incivisme politique »75 de la pièce. 71 Théâtre, t. V, p. 5. Théâtre, t. III, p. 3 73 Ibid. 74 « La foy sur les vertus pare une Royauté / Sans elle l’univers serait brigandage / Nous la devons tenir fust-ce à nostre dommage », vv. 1223-1225. 75 L’expression est de Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Genève, Droz, 1980, p. 692. 72 Chapitre 2 Du pathétique : la poétique du crime Le combat que se livrent la tragédie à l’antique et la tragicomédie révèle, parmi tant d’autres antagonismes, une crise de la sensibilité, où se lit la tension entre la fatalité et l’instabilité du monde. À la théologie la plus sombre s’oppose, au théâtre, un baroquisme Ŕ l’expression est de Raymond Lebègue76 Ŕ qui mêle surnaturel et imagination conquérante. Témoin privilégié de son époque, Alexandre Hardy intègre à sa poétique de nombreuses réflexions sur la condition humaine, et notamment sur la tragique faillite de la volonté. À l’inverse du nouveau théâtre, qui tire sa force d’une redéfinition du personnage, s’affranchissant dorénavant de la fatalité, Hardy s’appuie toujours sur l’inspiration humaniste, qui n’a jamais paru aussi surannée. En un sens, la scène s’accordait indirectement à la cour. Alors que les contraintes intérieures de la vie de cour se multipliaient, qu’au sein de cette organisation, le caractère inévitable de l’interdépendance des courtisans devenait plus marqué77, la cour se mettait à affectionner un théâtre qui contrastait nettement avec l’état d’aliénation dans lequel la noblesse se précipitait. Norbert Elias appelle ce phénomène le « romantisme aristocratique »78, qui consiste à échapper à l’inéluctabilité de sa situation en se projetant sur l’idéal chimérique d’une indépendance révolue. Comme pour le peintre de cour, chez 76 Études sur le théâtre français, Paris, Nizet, 1977. Norbert Élias a déjà remarqué que « la curialisation qui a suivi la guerre civile allait de pair avec une pacification qui imposait des restrictions rigoureuses aux usages et plaisirs guerriers des nobles, et les obligeait à un contrôle plus strict de leurs pulsions agressives », La Société de cour, op. cit., pp. 270-271. 78 Voir en particulier le chapitre VI Ŕ « Curialisation et romantisme aristocratique », de l’ouvrage La société de cour, op. cit. 77 32 qui « la nature devient une sorte de décor nostalgique »79, le poète de cour se plaît à composer des tragi-comédies, qui « figure[nt] naïvement le triomphe [des nobles] sur des obstacles extérieurs ou imaginaires »80, et qui ne présentent, somme toute, « qu’une pantomime de la volonté »81. Infiltrée de romanesque, dans la lignée de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, la tragicomédie aura la faveur de toute une génération qui savoure avec un plaisir nostalgique les tribulations d’un héros chevaleresque à la liberté irréductible, spectacle qui n’est, en réalité, que « le reflet inversé de la situation de la société de cour »82. Les pièces baroques, où l’on tue librement sans jamais tomber dans la plainte ni dans le pathétique, donne le ton à la production dramatique, dans les années précédant la fondation de l’Académie. À l’inverse, on peut dire que le théâtre de Hardy se construit en opposition au romantisme de cour. Partout le pathétique s’y oppose; à cause de l’intensité émotionnelle et visuelle qu’il convoque, du désordre qu’il instaure, des lamentations qu’il encourage, il règne en maître sur l’espace de ce théâtre. En regard de la tradition sénéquienne, qui rend vaine toute volition, le pathétique chez Hardy correspond toujours à la faillite de la volonté. Hérode, comme Achille et Didon, sont irrémédiablement voués à l’impuissance, et pour ainsi dire, prédestinés à la damnation. Loin de mener au dépassement du tragique83, impression sur laquelle nous laisse une tragédie d’Euripide ou de Sophocle, les tragédies de Hardy font se dresser les hommes les uns contre les autres84, dans un monde 79 N. Elias, La société de cour, op. cit., p. 260. J. Maurens, Études sur le théâtre français, op. cit., p. 89. 81 Ibid., p. 90. 82 N. Elias, ibid., p. 259. 83 Jean Jacquot remarque, à propos du théâtre de Sénèque : « Ce n’est guère que dans l’Hercule sur l’Oeta que nous éprouvons un sentiment de dépassement du fait tragique, d’apaisement après la crise, de grandeur affirmée à travers l’affliction et la défaite […] », « Sénèque, la Renaissance et nous », art. cit., p. 29. 84 Antoine Adam, cité. par C. Federici, dans Réalisme et dramaturgie, op. cit., p. 136. 80 33 désacralisé où la politique se substitue à cette puissance mystérieuse qu’est la Fortune 85. Nul besoin de dire que le spectacle auquel il convie le spectateur, en s’achevant sur « l’ivresse d’un malheur qui s’exalte »86, apparaît comme une négation de la fantaisie du théâtre baroque. Le pathétique, sur le plan de la poétique, est l’autre nom de la vigueur, qui définit l’esthétique de Hardy. Il s’impose comme une finitude : au travers du personnage, condamné avant même qu’il ne se défende; par la plainte, sorte de triomphe du pouvoir qui consacre l’abdication de l’individu. Aussi derrière l’événement pathétique87, ainsi que le nomme Aristote, se distingue un des fondements de la morale de Hardy : jamais un crime n’est laissé impayé. C’est le thème sénéquien du sang qui appelle le sang, qui renvoie constamment aux personnages le spectre de leur culpabilité, que nulle « volonté désespérée »88 ne saurait expier. La vengeance justicière guette les héros de Hardy, comme une malédiction destinée à châtier leur imprudence. Et leur destin serait à mettre au compte des simples caprices de la Fortune, si par ailleurs leur peine finale n’était pas considérée, à une échelle purement terrestre, comme la pénible récompense qu’obtiennent ceux qui osent braver la toutepuissance du monarque. 85 Carla Federici a déjà souligné « que les dieux sont à peu près absents et que les passions de ses personnages se déploient à une échelle purement terrestre », Réalisme et dramaturgie, op. cit., p. 136. 86 Ibid., p. 29. 87 Aristote, Poétique, 1452b, « […] l’événement pathétique est une action qui fait périr ou souffrir, par exemple les agonies exposées sur la scène, les douleurs cuisantes et blessures et tous les autres faits de ce genre », (p. 98, pour l’édition Gallimard, Paris, 1996). 88 Antoine Adam, cité par C. Federici, ibid., p. 136. 34 LE POUVOIR C’est dans la scène II de l’acte I de la Mariamne, qui rappelle la situation initiale de l’Octavie de Sénèque, qu’entre en scène Hérode, exerçant d’emblée son indomptable liberté tyrannique. Comme Néron, qui se moque de la Fortune (« Il n’est rien que ma Fortune ne me permette »89), il se montre au faîte de sa puissance. Dans son arrogance, il se recommande d’Hercule (« Et pour un million ie represente Hercule », v. 258), et fait de sa criminelle prise de pouvoir une conquête parmi d’autres nobles travaux dignes « des plus braves guerriers » (v.76). Nommément, il s’estime de la même race, du même sang : I’ay de mesme indomptable aux travaux presentez, Tous obstacles franchy, toutes difficultez, Pour atteindre les feste envié d’un Empire, Où premier ie me suis de ma race fait luire, Malgré fortune adverse, & ceux de qui le sang Vouloit de genereux me disputer ce rang […]. (vv. 82-88) Dès l’ouverture, le roi est présenté, selon les mots de l’Ombre d’Aristobule, comme celui qui « Abuse[…] impudens de la faveur des Cieux » (v. 67). Il tient pour vertu ce qui, aux yeux du sage, est un vice odieux : « l’estime exagérée de soi-même, l’enflure qui met audessus de tous »90. Si sa gloire équivaut à de sinistres exploits, sa faute est celle de la démesure, qui le fait sombrer dans l’inhumanité monstrueuse. Sans quelque « moyen scélérat ou criminel »91, jamais Hérode, ni Néron, n’auraient accédé au trône. Des manières de s’élever à la principauté décrites par Machiavel dans son traité Le Prince, il emprunte la moins louable, pour ne pas dire la plus infâme. Le chapitre VIII, en particulier, intitulé « De ceux que leurs crimes ont fait 89 Sénèque, Octavie, texte traduit par Léon Herrmann, Paris, Belles-lettres, 1927, v. 451. Sénèque, De la vie heureuse, dans Les Stoïciens, Paris, Gallimard, « coll. Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 732. 91 Machiavel, Le Prince, Paris, Gallimard, 1980, p. 69. 90 35 princes »92, semble se rapporter fidèlement à la méthode employée par Hérode. On en trouve d’évidentes traces dans sa première tirade, qui consiste en un plaidoyer pour une terrifiante « raison d’État » : En matière d’estat les preceptes meilleurs, […] Prevoyans n’espargnons amis ny parentelle, Qui sa part avec nous du Royaume querelle (vv. 99-102) En apparence, Hérode, par l’affermissement de sa puissance, s’autorise une liberté totale et entière. De ce point de vue, l’assassinat de la famille royale apparaît comme un gage d’immunité pour celui qui n’a plus à redouter les lois des hommes. C’est ce que confirme l’Eschanson, s’adressant à Salomé, sœur du roi, et remarquable par sa perfidie : « De nos conditions la disparité grande / […] Vous exempte du joug redoutable des loix (vv. 609611). Son affranchissement de l’humaine condition serait total, si ce n’était de l’attitude hostile de Mariamne, qui porte ombrage à sa « grandeur » (v. 150), et qui affirme, dans une pièce donnant à voir les limites de la volonté, la primauté des lois et de la civilisation. Fièrement la reine oppose sa vertu à la vanité du roi. Daigne-t-elle lui adresser la parole, c’est pour mieux l’insulter, et surtout dresser contre lui sa constance. Elle s’exhorte à l’apathie stoïcienne, comme un remède destiné à calmer les accès de rage dont elle est continûment la proie. De sorte que, aspirant à la raison, elle apparaît infiniment plus sage qu’Hérode, dont l’esprit demeure irrémédiablement obscurci par la passion. « Frustré » de son « principal bien » (v. 155), le roi donne la preuve de son erreur, lorsqu’il admet : « Cuidant tout posseder, je ne possede rien. » (v. 156) 92 Machiavel donne l’exemple d’Agathocle de Sicile, qui « devint roi de Syracuse, ayant été auparavant non point de simple de condition, mais de la plus vile et de la plus basse » (Le Prince, op. cit., p. 69), exemplum reconduit dans le personnage d’Hérode, « Né d’ignobles parens, estranger inconnu, / Presque de la charuë au trône parvenu » ( vv. 467-468). 36 Cependant, la leçon de morale appelle aussi l’interprétation politique. La Nourrice, la première, sait percer la toute-puissance d’Hérode. Elle sait que son orgueil aura raison de lui, puisque, comme Néron93, il est « [c]oupable du mépris vers la grandeur divine » (v. 446), et s’autorise impunément l’usage de la violence. La rencontre du thème de l’hybris avec le vocabulaire juridique suggère la relation de concurrence qui existe dans Mariamne entre la puissance archaïque de la Fortune et celle de l’État, confirmée entre autres par quelques réflexions sur le droit monarchique. Dans la tragédie profane, l’un remplace l’autre. Pour Hardy, Hérode est l’État, mais un État jeune encore, qui apparaît au stade primaire de son évolution et qui est en lutte constante pour la consolidation de son hégémonie. Pherore le confirme, craignant la ruine de son prince, et avec elle, celle de « l’Estat » (v. 1430). Peu s’en faudrait dans cette pièce que « monarchie » rime avec « tyrannie ». De même que la volonté s’incline devant les vicissitudes de la Fortune, de même l’individu abdique devant les nouvelles contraintes sociales. Or, cette pièce constituerait une apologie de la monarchie si Hérode n’était à son tour victime de la violence. Le roi lui-même est happé de plein fouet par le ressac de l’inflexible raison d’état, qui dorénavant détient seule le monopole de la violence. Sa peine finale signale le caractère irréversible des transformations politiques. L’œuvre se retourne contre son créateur, et assoit par là sa permanence et sa pérennité. « Nul rival demeuré, nul discord intestin » (v. 136) n’entravent l’étendue de l’État. Hérode, qui jamais ne fait montre de la magnanimité qu’exige son rang, n’y échappe pas; il apparaît comme un pantin dont les ficelles sont tendues par les mouvements d’une machine qui le 93 « Je serais bien sot de craindre les dieux, puisque j’en fais! », Octavie, v. 449. 37 domine. Nulle mieux que Salomé, dans une tirade où elle déplore l’imprudence de son frère, n’associe aussi clairement la cour du roi à la scène, sur laquelle chaque personnage joue un rôle, et par là atteste de son aliénation : Ah! que vostre prudence au grand besoin sommeille, […] Maitrise des boüillons d’une jeunesse folle, Sur le theatre humain joüant un moindre rolle On vous excuseroit; mais Monarque vieillard, […] Icy vous offusquez le clair de vos vertus (vv. 205-215) Dans un théâtre qui expose plus que tout autre les dérives de l’étatisme naissant, l’éclatante défaite d’Hérode est le symbole de la décadence du monde. À l’opposé, la mort de Mariamne est une victoire. Du fond de son cachot, la reine, « enferrée », vit et proclame sa liberté : « Libre ie veux mourir ainsi que je fus née » (v. 1017). Libre, elle le demeure en effet, du point de vue de Hardy qui en fait une icône de la résistance, une « farouche rebelle » (v. 117) qui se bat contre l’affirmation du pouvoir royal. Sa liberté est celle du sage qui « sait détourner de soi les choses extérieures »94; c’est celle, encore, du dissident qui se définit par la déviance et qui surtout refuse d’abdiquer, de devenir l’« Esclave d’une horrible & dure tyrannie » (v. 1200). À ce compte, Mariamne se range aux côtés des derniers rebelles contre lesquels Richelieu livre une guerre sans merci. Le blâme est son arme, que ne peut souffrir le prince, et qui contrevient à l’éloquence royale : le Roy, dit-on, « [n]e peut moins recevoir de douleur que de blâme » (v. 1440). Mariamne appartient, aux yeux de la cour, à une époque révolue, qui ne connaît rien de la philosophie des apparences, ni de la morale de l’honnêteté. Sa vertu cautionnait sa licence. Devenue obsolète, elle exige maintenant la mort, par laquelle elle se met une dernière fois à l’épreuve. Imperturbable, elle 94 Sénéque, De la constance du sage, dans Les Stoïciens, op. cit., p. 660. 38 s’achemine droite vers les Parques, de manière que personne ne doute « [q]ue Mariamne meure autre que magnanime. » (v. 1408) L’image de l’emprisonnement, qui n’est pas sans évoquer la cour elle-même, vient confirmer le renversement de situation à l’œuvre dans la pièce. Déjà Phérore, dès la scène II de l’Acte I, prévenait en vain son roi contre la chute imminente : « Vostre asseurance pend d’une estroite prison » (v. 180). Mais il faut attendre l’ultime confrontation entre Hérode et Mariamne pour que, dans un bref moment de lucidité qui contraste avec la frénésie qui le domine dans toute la pièce, le monarque reconnaisse sa propre captivité : « Hé! quelle liberté ne t’ay-je pas donnée, / Maitresse de mon âme & de mes volontez » (v. 1018-1019). On ne pourrait traduire plus clairement l’opposition permanente entre liberté philosophique et liberté effective, qui jamais ne se réunissent dans aucun personnage, parce que, suivant la poétique de Hardy, l’une exclut nécessairement l’autre. Ces deux termes se définissent par leur négativité réciproque, comme la contrainte est exactement l’envers du libre arbitre. Ainsi Hérode cultive-t-il l’illusion de sa liberté. Quant à Mariamne, elle saisit, dans ses toutes premières répliques, la signification de cette vérité, et annonce la commutation à venir : MARIAMNE Rarement le Tyran paisible s’éjouit, De son rapt execrable, & longuement joüit, Rarement exempté de sa peine fatalle, Par le cours naturel au sepulchre il devalle. (vv. 479-482) Ici, c’est la « prison de la mort » (v. 1461) : juste châtiment pour celui dont l’héroïsme dément demeure interdit devant la grandeur de l’empire. Ailleurs, ce sera la prison morale, qui, de l’intérieur, aliène la conscience. Aussi la passion effrénée d’Hérode pour Mariamne, son avidité insatiable, son imprudence exemplaire, sont autant de 39 barreaux qui constituent son cachot. Et la claustration apparaît d’autant plus pathétique qu’Hérode jamais n’en soupçonne les insidieux effets. Jamais le roi ne discerne, sous l’ombre des murs qui l’entourent, la vérité des passions. Une réplique de Phérore confirme la condition à laquelle il est réduit : la femme, dit-il, commande à l’homme asservi, et le « [r]etient […] d’ordinaire en prison » (v. 820). En regard de la morale de la prudence sous laquelle se place Mariamne, l’emprisonnement est l’expression d’une inévitable damnation. Trop tard, Hérode en prend horriblement conscience, lorsque la mémoire des crimes perpétrés soudainement lui est restituée : O terre! Englouty moy dans tes caves boyaux, Ouvre le plus profond de tes gouffreux abysmes, Et y plonge ce corps chargé de tant de crimes (vv. 1562-1564) Ce passage de la liberté tyrannique à la captivité s’opère sous le mode du tragique, dans ce que la situation peut revêtir de plus classique : un moment où l’homme prend douloureusement conscience de la fatalité qui pèse sur sa condition. Et la Fortune sur laquelle réfléchiront les moralistes de la seconde moitié du XVIIe siècle est bien cette même Fortune contre laquelle luttaient les personnages de Hardy. Si ce n’est que Mariamne comprenait encore qu’elle n’était qu’une expression du pouvoir de l’État. Aux moralistes classiques, la Fortune Ŕ ou l’État Ŕ apparaît comme une puissance anonyme, invisible, insaisissable. Seule, elle décide de la destinée; inflexible, elle rend illusoire tout exercice de la force et de la volonté; fatale, elle condamne au pathétique quiconque s’obstine désespérément à quitter le poste qui lui a été assigné par la nature, et qui n’a pas compris qu’être véritablement libre, c’est « être quelqu’un contre qui la Fortune ne peut rien »95. 95 Sénèque, De la constance du sage, dans Les Stoïciens, op. cit., p. 654. 40 L’ADULTÈRE Nul mieux que Palinure, dans la Didon se sacrifiant, n’exprime le blâme que s’attire celui dont le courage cède à l’assaut de l’amour, lorsque, s’adressant pour la première fois à Énée, il le met en garde contre les charmes de Didon : l’homme, dit-il, Cédant aux passions, d’excusable n’a rien; Sa vertu disparuë à l’approche du vice, Montre qu’il a peché de certaine malice (vv. 112-114) Cet argument ne fait que confirmer Énée en son opinion : turbulent, l’amour ébranle la tranquillité que recherche l’âme et est une « faute […] commune au vulgaire des hommes » (v. 102). Quant à sa consommation, elle est d’autant plus condamnable qu’elle corrompt la matière, de manière que le venin de l’amour contamine absolument l’âme et le corps. Il n’est guère étonnant, dans ces circonstances, que l’adultère, qui ajoute la trahison à la souillure, soit considéré comme un crime cardinal. Il ne faut pas croire Achate, quand, usant de ruses afin de convaincre son prince de quitter Carthage, il banalise l’offense : Quoy? n’as-tu point oüy que Iupiter se moque, Des sermens pariurez de l’amant qui l’invoque, Qu’exemplaire luy-mesme à l’infidelité, Tels crimes sont touiours suivis d’impunité (vv. 129-132) C’est bien exactement le contraire : aucun personnage n’ignore le danger de tant d’impiété. Non moins que l’hybris, l’adultère provoque la colère des dieux. Énée redoute les conséquences de l’erreur, de l’« accident » qui l’a trop longtemps retenu au chevet de la reine. Didon elle-même, dès sa première réplique, clame sa culpabilité : « Un iuste repentir du vœu que i’ay faussé / Tient un glaive pendant sur ma teste haussée » (vv. 155156). Le pathétique dans Didon se sacrifiant ne tient pas tant à la faute qu’au caractère obsessif de la culpabilité qui en découle. 41 Autant Énée s’écarte de sa destinée, lui qui erre dans un « Dedale d’erreurs » (v. 889), autant Didon, jour après jour, s’égare un peu plus. Le passé, surtout, la hante, et lui fait perdre tout discernement96. Sans cesse sa traîtrise, dont elle ne pressent que trop bien les funestes conséquences, lui revient en pensées et touche l’écueil de sa folie. Traîtrise que néanmoins elle persiste à aggraver par ses demandes répétées. Une première fois elle implore vainement Énée d’abandonner le dessein, commandé par Jupiter, de fonder en terre d’Italie une nouvelle Troie. Elle se traîne, pitoyable, à ses pieds, jure de l’« adorer comme un Dieu » (v. 778), de demeurer à jamais dans son ombre, de lui servir d’esclave. Anne, son émissaire, n’est pas moins insistante. Par tous les moyens elle essaie de reporter l’arrêt inexorable. Didon, brûlant d’impatience97, repousse plus que ne retient Énée, et le précipite plus avant vers la fuite. Achate ne pourrait mieux résumer la faute tragique de la reine : « […] ô que c’est sa ruyne, / Vouloir obstinément » (vv. 445-446). De toutes parts abondent les mauvais présages, qui inspirent à Didon la peur et lui fournissent un « suiet legitime de craindre » (v. 178). Au travers d’un songe prophétique, Sichée, son défunt mari, la harangue: Esperes-tu long tems ô Didon forcenée, Arrester en mon lit ce vagabond Énée? Faire long tems pallir de honte le Soleil, Pour ton crime adultère à nul autre pareil? (vv. 161-164) De la tête, où il menace de s’abattre, le fer tranchant passe à la poitrine. Dans Didon, le songe a pour fonction de faire surgir de l’intérieur le sentiment de la faute, ou du péché, selon la morale chrétienne. Il assure la permanence de la culpabilité et du remords98. Mais 96 « Ie consacray Sichée à tes manes heureux, / Ha! ce nom ramenteu me livre des alarmes / Dignes de ma folie, & dignes de mes larmes », vv. 750-752. 97 « Pardonne pitoyable, à mon impatience », v. 996. 98 Il est donc faux de prétendre, comme le fait Louis Marmin dans son article « Une exposition en action : le phénomène de l’apparition de l’ombre dans le théâtre de Hardy », que « le songe apparaît […] toujours 42 encore, il devient sous la plume de Hardy l’expression de la fatalité, non pas telle qu’elle s’incarne dans les Écritures sous les traits d’un Dieu vengeur de l’injustice, sorte de Juge du monde, mais bien telle que la concevront plus tard des dramaturges comme Racine : intériorisée dans les confins de l’âme. Pour Didon, le songe est ce gouffre au-dessus duquel elle reste suspendue du début à la fin : c’est l’enfer, monde des suppliciés. Ce lieu, qui risque à tout moment de l’engloutir, appartient aux ombres errantes99. Hérité de la conception païenne du royaume des morts, il se double du vocabulaire chrétien de la souffrance et du châtiment. Car le songe communique à son destinataire l’impossibilité de l’absolution. La reine déchue se rend bien compte que les ténèbres l’ont depuis longtemps emporté sur sa volonté, lorsque, des profondeurs révélées, elle entend la voix tonitruante de son mari, appelant sa mort telle une Furie : DIDON Deia l’affreuse mort chemin par mes veines. Sichée à haute voix, reproche de l’enfer, Mes impudiques feux que ie deusse étouffer, (vv. 1017-1018) Elle est à nouveau pétrifiée, au réveil d’une deuxième « [n]uit infernale », où l’ombre de Sichée réitère la malédiction : « que ton ombre / M’a donné de terreur, & m’augure d’encombre! » (vv. 1291-1292). C’en est plus que ne peut souffrir une pauvre mortelle. Apercevant « la fin tragique de [s]es jours » (v. 1297), elle en accélère comme irrésolue la course, dans l’espoir d’échapper à l’insoutenable impasse dans laquelle elle s’enfonce. C’est ce qu’elle signifie à sa sœur Anne, lorsqu’elle la presse de retenir une dernière fois son amant : « Hâte-toy, ie n’ay plus de ressource » (v. 975). comme superflu dans la dramaturgie de Hardy et le premier souci est d’en annuler l’effet sur ses victimes », dans Mentalità francese nel Seicento, Bari, Adriatica, et Paris, Nizet, 1991, pp. 375-398. 99 « Un songe où ie pensois en lieux vagues errer, / De leur Dedale obscur ne pouvant me tirer », vv. 12931294. 43 Déterminée à mourir, enfin, Didon se présente suppliante à Sichée, à la fin de l’acte III : Sichée mon Soleil, qui luis entre les ombres, Donne à l’infinité de mes cruels encombres, Derechef ta mercy ie reclame à genous, Donne-moy des témoins de l’adultère absous, (vv. 1471-1474) Au refus de surseoir davantage à sa fin se joint une acceptation plus calme de la mort. C’est la victoire de la piété sur la volonté. En Didon dès lors se rassemblent le consentement aux forces des « Elements » (v. 1537) et l’amour de la liberté retrouvée. La reine, en vertu du sentiment religieux qui l’unit à son défunt mari, recouvre sa « pure innocence » (v. 1538). Le supplicié, comme les dieux, répond favorablement à tel pitoyable spectacle. Du point de vue du christianisme, Didon implore le pardon, en retour duquel elle obtient enfin miséricorde : Sichée l’appelle « Vien, haste-toy Didon, de ta grace asseurée » (v. 1579). La supplication, puis le sacrifice expiatoire, sont dans Didon des rites sacrés qui assurent le salut de la reine et la soustraient à l’impasse. Cependant, le rituel se charge aussi d’insérer « le drame intime dans le cadre de l’histoire politique »100. À une échelle profane, la position du suppliant s’avère une image tout indiquée pour illustrer la condition à laquelle est réduite la vertu républicaine face à la monarchie conquérante. Le Messager, dans l’épilogue, jette le blâme sur Didon, elle qui n’a pas su se ranger du côté des vainqueurs : Voilà que le mépris de mon Prince t’apporte, Iarbe préféré, tu ne fusses pas morte! Iarbe un grand Monarque, enflammé du renom, […] Union suffisante à rendre l’univers Sous un ioug tributaire en ses peuples divers (vv. 2011-2019) 100 A. Howe, Introduction à Didon se sacrifiant, op. cit. p. 63. Voir aussi Michèle Ducos « Passion et politique dans les tragédies de Didon », dans Énée et Didon, Paris, éd. R. Martin, pp. 97-106. 44 Ailleurs, Thérodomante encense Iarbe avec emphase, y allant d’épithètes obséquieuses et d’éloges hyperboliques : « Gloire de l’univers, invincible Monarque » (v. 317). Iarbe est un demi-dieu, que tous servent avec un « zele parfait » (v. 364). Le personnage même serait nettement superflu, si par ailleurs il ne conférait à la pièce sa dimension politique. La prompte mort se double d’un suicide philosophique, qui assure une liberté éternelle, « [a]ux dépens d’un Empire » (v. 1994) De même, « l’execrable proiet » (v. 1358) d’Énée est de fonder une cité dont la vocation à l’imperium est manifeste. Belliqueux sera son Empire, car Jupiter a voulu qu’il domine le monde. À l’inverse, Carthage maintient tranquillement la paix à l’intérieur de ses frontières. Dans L’Énéide, Virgile évoque le règne long et prospère de Didon : à Carthage, dit-il, « [o]n élit des magistrats, et des juges, et le sénat vénérable »101. Le peuple y adore le souverain, parce qu’en toutes choses il agit guidé par la vertu. C’est l’âge d’or des cités-républiques : stade de la juvénilité politique, en opposition avec la maturité de l’Empire, qui partage avec la France « une destinée commune »102. Ainsi, comme l’enfant parvient nécessairement à l’âge adulte, la fatalité fait tragiquement tomber Didon et hisse Énée au commandement du monde. Mais cela ne se fait pas sans une pathétique résistance. Didon entrevoit déjà avec rage les batailles à venir, lorsqu’elle exhorte, vengeresse, la faveur des dieux : Faites s’il atteignoit la rive souhaitée, Si ce chef scelerat par l’arrest du destin Souscrit de Iupiter, voit l’Empire Latin, Exorable donnez à Didon qui vous prie, Que d’un peuple ennemy la guerriere furie, […] L’afflige, le poursuive en l’horreur des batailles (vv. 13681375) 101 Virgile, L’Énéide, op. cit., livre 1, v. 426. N. Doiron, « L’éclatante défaite de la fille de Caton », publication électronique dans Publifrum (Italie) Femmes illustres / Donne illustri, en hommage à Rosa Galli Pellegrini, 2005. 102 45 Si, sur le plan personnel, Didon évite les supplices infernaux, elle ne réussit pas à rescaper sa ville, qui croulera sous les feux de Rome impitoyable. La métaphore militaire, une dernière fois avant l’immolation, scelle le lien qui unit le sort personnel de la reine au destin de son peuple. « [C]onquise » (v. 1507), elle laisse derrière elle une « ville orpheline » (v. 1511). Son « courage » (v. 1512) au front n’aura pas été suffisamment hasardeux pour assurer la « victoire » (v. 1451). « En mains des ennemis » (v. 1514), enfin, elle se remet, acculée dans ses derniers retranchements. À cette reine déchue, la gloire et les honneurs reviennent tout entier d’avoir pour un moment braver la puissance de Iarbe et le dessein d’Énée. Sa douleur n’en est que plus vertueuse; son combat, encore plus noble, et digne de l’épopée. Didon, pour Hardy sans doute qui en admire le courage, se range aux côtés de Porcie et des autres martyrs de la République. Toutefois, du point de vue de la cour, elle n’est qu’une simple victime de la fatalité. Elle aura beau supplier en vain Jupiter, invoquer, comme le font les héros d’Homère, la protection des dieux, elle appartient à une époque révolue, « [q]ui comme le Soleil, roule perpétuelle » (v. 1980). Sa chute, comme sa mort, sont imminentes, car au XVIIe siècle Didon incarne plus que jamais le symbole d’un pouvoir voué à disparaître. Si, pour les uns, Didon fait montre de pathétique en cultivant l’impiété de son adultère, elle ne l’est que davantage, pour les autres, en refusant de se soumettre à la nouvelle noblesse, qui pourtant l’eut « combl[ée] d’une grandeur heureuse » (v. 2015). 46 LA TRAHISON « Toujours la trahison rapporte un mauvais fruit » (v. 411) : illustre est le châtiment d’Achille pour avoir préféré la galanterie à l’honneur guerrier. En regard des modèles de « vigueur martiale » (v. 118) que prônent les chefs grecs dans la pièce, en regard de l’héroïsme placé au service de la communauté, en regard encore de la raison d’État telle qu’elle se forge au début du XVIIe siècle, qui pourchasse toute dissidence pour mieux l’anéantir, le personnage de Hardy apparaît comme un trouble qui menace l’État jusque dans ses fondements mêmes. Il n’a de cesse d’exercer son « indomptable » (v. 125) liberté contre les impératifs de la victoire. Sur le plan éthique, d’abord, Achille se libère du joug d’Agamemnon, qui rassemble les traits du monarque dont l’« autorité » est « suprême » (v. 598). Comme dans l’Iliade, il rejette l’obéissance qu’un vassal doit à son seigneur et, par là, proclame son indépendance : « Mes libres actions n’admettent de censeur » (v. 135). Et son comportement apparaît comme une douce vengeance pour celui dont les exploits légendaires restent sans mention ni profit : Mes travaux n’ont receu que moleste, qu’ennuy, Qu’affront dessur affront, ingrate recompense. (vv. 192-193) Agamemnon ne se rend pas aux raisons d’Achille et cherche par tous les moyens à endiguer sa passion. Mais il aura beau admonester le plus brave de ses guerriers, « reprimender devant tous sa manie » (v. 617), son éloquence échoue à le retenir au camp. Même Nestor, qui le prie d’obtempérer, le menaçant d’une « eternelle infamie » (v. 122), ne fait qu’avancer sa désertion. Au plan littéral, l’amour qu’éprouve Achille constitue un délit martial. Le héros lui-même indique son crime, dans une réplique à caractère dénégatoire : « Parmy le nombre espoix / Quelqu’un hurle toûjours d’une mutine voix » 47 (v. 1320). En cela sa faute n’est pas différente des autres héros de Hardy. Achille cultive l’illusion d’une liberté irréductible et troque paradoxalement la servitude de l’État pour la servitude de la passion, sorte d’abnégation qui consiste ici en un moyen de se dérober aux nouvelles contraintes extérieures. Cet héroïsme sacrificiel, pour les chefs grecs qui en craignent les répercussions, non seulement est déplorable, mais encore il est désuet, tous l’affirment sans détour. Aussi Ménélas s’étonne encore qu’il puisse : Seul d’une opinion s’obstiner de la sorte (v. 701) À la scène III de l’Acte II, Agamemnon revient au devoir qui lui incombe de réprimer toute tentative d’affranchissement. Seul Achille peut sauver sa campagne du naufrage total. Il est dans la nature des rois d’exécrer la déloyauté. C’est ce que tente de faire comprendre Deiphobe à Achille, lorsqu’il lui montre avec ambiguïté que : Priam de longue-main sçait regner en Monarque, Exemplaire marquant les mutins de sa marque. (vv. 1321-1322) En leurs qualités de monarque Agamemnon et Priam ici se confondent : le premier exerce sa domination par le truchement de l’autre. Tous deux disposent de la force requise au maintien de l’ordre. Et à la désobéissance civile, on ne peut que faire la guerre. Agamemnon, non sans quelque déchirement, exprime clairement la nécessité : « Porté du bien public i’entame une querelle » (v. 614). L’adjectif qu’il choisit (« public ») ne pourrait mieux illustrer les transformations que subit la notion de communauté, qui dans ce contexte signifie davantage la collectivité, entendue comme la masse Ŕ on retrouve l’expression « orde populace » (v. 1326) Ŕ placée sous la férule de l’État 103. Quant à la « querelle », c’est celle qui vise à neutraliser les remous causés par la passion avilissante. 103 On retrouve encore le même terme, lorsqu’Achille assure Nestor de l’innocence de sa passion : « Flammes en mon endroit de glace auparavant / […] Deffendent le public d’aucun mal résulté », vv. 147152. 48 De même, Ménélas y va d’un plaidoyer pour « l’utilité commune » (v. 629), à laquelle doit se contraindre Achille, sous peine de représailles. En accord avec le vocabulaire d’une nouvelle politique, la res publica prime sur les intérêts particuliers. On ne s’étonnera guère, de ce point de vue, que le mot « enfraindre » rime maintenant avec « craindre » (vv. 681-682). Si Achille est « puni d’avoir trahi par son amour sa patrie »104, il l’est tout autant de s’être moqué de la supériorité du monarque. Par ailleurs, Achille apparaît comme un personnage qui n’a pas encore assimilé les rudiments de la pudeur105 essentielle à la « vie publique », et qui par là expose constamment son infériorité. La courtoisie vers laquelle il tend révèle la défaite de la complaisance, au sens où Furetière la définit : « Complaire, dit-il, c’est se rendre agréable à quelqu’un en déférant à ses volontés et à ses sentiments »106. Ainsi elle se donne pour première règle le contentement, dût-il conduire à des débordements bruyants. Norbert Élias a bien vu les dangers de révéler ainsi sa propre faiblesse : l’« impuissance absolue »107 qui en découle est le parfait revers du visage tranquille dont fait montre le courtisan. De sorte que le tragique dans La mort d’Achille ressort à l’incapacité pour le personnage d’accorder les affections personnelles aux exigences de l’existence sociale. Achille est le personnage qui échoue à complaire. Chez Hardy, déjà, la complaisance se présente comme un concept inhérent à celui d’honnêteté. Le Péléide le confirme, alors qu’il tente de rassurer Nestor sur ses projets : Tenez-le indubitable, Adieu, ie vay penser Du moyen de complaire à tous, & me forcer. (vv. 199-200) 104 C. Federici, Réalisme et dramaturgie, op. cit., p. 116. Voir en particulier le chapitre V Ŕ « La pudeur et la gêne », de l’ouvrage de N. Élias, La dynamique de l’Occident, op. cit. 106 Dictionnaire universel, « Complaire », La Haye, A. et R. Leers, 1690, p. 450. 107 N. Élias, La dynamique de l’Occident, op. cit., p. 263. 105 49 On croirait presque lire Faret, qui fait de la contrainte un terme clé de la vie sociale 108. Or, loin qu’il cherche à domestiquer sa passion, il s’y vautre grossièrement, comme font les enfants qui n’ont aucune notion d’« économie pulsionnelle », pour reprendre les termes d’Élias109. La contrainte se révèle encore un mécanisme inconnu pour Achille. La langue, d’abord, première ressource de la complaisance, trahit les transports dont il est l’esclave : Me prendre en qualité de perfide, ou d’enfant? Ha! telle question la response defend. Puériles, les craintes d’Achille sont liées à l’extérieur. Il parle ainsi, choquant la bienveillance, et Ménélas, qui l’interroge sur ses desseins, ne peut que déployer un arsenal rhétorique fait de civilités pour l’assurer de sa bonne foi : L’un ny l’autre croyez, ne nous vient en pensée, Oculaires tesmoins de la vertu passée, Sans plus une rumeur éparse qui se suit, Le charme qui souvent les plus sages seduit : Ionct la peur que l’on a d’une perte si grande, Dispense l’assemblée à semblable demande. (vv. 661-666) Dans cette scène qui appartient au genre judiciaire, le caractère d’Achille s’oppose à celui des autres chefs grecs, dont le verbe est aussi codifié que la conduite : apparente harmonie qui contraste avec l’impétuosité orgueilleuse du fils de Thétis. Pour Achille qui n’en soupçonne pas un seul instant l’importance, la contrainte n’est pas un automatisme; il l’exerce plutôt maladroitement et, par là, déroge à la morale du détachement et de la dissimulation. Ajax et Agamemnon ne le voient que trop bien : AJAX L’impatient nous fuit coleré sans résoudre, Ses deux yeux comme esclairs, avant-coureurs d’un foudre […] AGAMEMNON 108 « Pour définir la "complaisance" à laquelle est tenu le courtisan, Faret se servait effectivement du mot "contrainte"», N. Doiron, « Le Portique et la cour », art. cit., p. 692. 109 N. Elias, La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 263. 50 Luy-mesme s’est trompé, s’il nous pense deceus, Sa forte passion traverse toute feinte […] (vv. 705-709) C’est parce qu’il n’arrive pas à se contraindre Ŕ à « feindre » suivant le vocabulaire de la cour110 Ŕ qu’il n’accède jamais au statut d’homme courtois. Les premières répliques qu’il adresse à Polyxène le montrent maniant en amateur les rudiments de la galanterie : Mieux appris aux effects, Deesse, ne presume D’entendre un long discours, ce n’est pas ma coustume, Outre mon naturel, ma forte passion, La langue beguayante oste à la fonction (vv. 925-928) C’est le discours de l’enfant, qui exprime tout avec transparence, et qui n’a pas encore appris que l’éloquence est un moyen de prestige qui a tout pour plaire. Achille lui-même constate le ridicule dont il se couvre, ne sachant trop comment user de politesse : « D’homme ie ne me sens qu’un stupide rocher » (v. 931). Quoiqu’il dise, il demeure un guerrier, et jamais ne se transforme en amant. Il est « Pareil au Lyonceau qui brûle genereux / De courir à sa proie […] » (vv. 1703-1704); cette condition est d’autant plus pathétique qu’elle ne le fait à aucun moment abdiquer. Au lecteur seul il révèle cette faiblesse, qui le fait douter de son courage : Que veux-tu plus Amour déchirer ma poirtrine? Rendu ie me soumets à ta force divine, […] Des mortels comparez ie m’estimois plus fort (vv. 477-480) La faute d’Achille est d’avoir trahi avec ostentation ses désirs, d’avoir dévoilé avec « franchise » (v. 1025) ses plus profondes motivations. C’est encore, et peut-être tout simplement, de ne pas se transformer en un de ces « êtres politiques » tels que les modèle la cour. La machination de Pâris, puis sa vengeance effroyable, ne font que répondre de l’insoumission au nouveau decorum de la vie publique. L’innocence de l’enfance, dont se pare Achille et qui chez lui justifie l’immodération et la gaucherie, est 110 Dans une réplique d’Agamemnon, à la dernière scène, le mot « feint » rime avec « contraint », vv. 16191620. 51 le dernier refuge d’une liberté qu’il défendra sans répit contre d’incessantes attaques. Combat perdu à l’avance, selon Nestor, qui dès le départ en avait entrevu l’issue : Prophete il m’en souvient, tombez sur ce discours, Que ie luy annonçay la borne de ses jours, Que ie luy annonçay ce furtif Hymenée Devoir fallacieux clorre sa destinée. (vv. 1655-1658) Du point de vue de Hardy, le meurtre d’Achille révèle le visage sombre et impitoyable de la cour, qui finit par dompter le dernier orage qui la menaçait. Certes, avoue Agamemnon, en pleurant Achille : Les fureurs de l’âge à son courage jointes, Désiroient que par fois on rabatit leurs pointes (vv. 1625-1626) Mais jamais telle erreur ne dût méritée pareille cruauté. Agamemnon le confirme au travers de l’hommage qu’il lui destine, qui mêle les arguments de la consolation à ceux de l’éloge politique111. Achille est celui qui résiste là où « maints ont degeneré » (v. 1715). Il est ce héros chez qui le corps reflète parfaitement l’âme en une puissante et redoutable unité, forme de pureté qui le préserve de l’iniquité moderne, mais qui, aux yeux de ses ennemis, exige la mort. Ulysse sans doute trahit plus que tout autre l’opinion de Hardy, lorsque, épris d’une sourde tristesse, il déplore la fin du Péléide : Mort assez glorieuse, emplissant de regrets, Comme père commun, le courage des Grecs. Mort qui le fait revivre en exemple donné De tant de hauts exploicts, que Mars a couronnés Mort que deust envier tout homme valeureux, N’estoit que son sujet semble trop malheureux. (vv. 1675-1680) 111 Agamemnon, de par sa qualité de chef, assure cette fonction : « Il faut contre le sort malin s’évertuer, / Quelqu’un digne du grade ores substituer, / Le commettre en sa place, & remparer la perte, / Au moins mal que permet l’infortune soufferte », vv. 1695-1698. Chapitre 3 De la rhétorique : l’éloquence tragique Les préfaces du Théâtre de Hardy et plus encore les pamphlets qu’il rédige contre ses détracteurs112, sont de véritables traités de style qu’il faut situer dans le contexte du débat sur les règles théâtrales de 1628 à 1634113. L’auteur y livre un vibrant plaidoyer en faveur de la poétique ronsardienne, de sa langue, savante et gnomique, qu’il tente d’imiter. La préface du troisième tome de ses œuvres s’ouvre sur une « Apologie […] de ce grand Ronsard » et se termine sur un éloge des œuvres d’Homère et de Virgile; la langue française, « pauvre d’elle-même » 114 , n’a pas les ressources pour atteindre le sublime des langues grecque et latine. On sent bien qu’à travers ces textes, Hardy travaille à asseoir l’auctoritas qui lui fait défaut, afin d’imposer ses vues sur l’éloquence. Rares sont ceux qui ont insisté aussi clairement sur le « rapport étroit et complexe »115 qui unit la dramaturgie à la rhétorique, et qui pour l’essentiel fonde son esthétique. À peine Laudun d’Aigaliers mentionne-t-il quelques figures propres à la tragédie (prosopopée, hypotypose, sentence), qu’il n’apprécie qu’en regard de leurs seules vertus ornementales116. En poussant la nécessité d’accorder l’art poétique à l’art oratoire, Hardy se distingue encore de ses adversaires modernistes, qui préfèrent les jouissances visuelles 112 En particulier le pamphlet La Berne des deux rimeurs de l’Hôtel de Bourgogne, en apologie contre leur imposture, reproduit dans G. Dotoli, op. cit., pp. 201-214. 113 Voir en particulier le chapitre II Ŕ « Six années de débats (1628-1634) : De la modernité anti-classique au classicisme moderne », dans l’ouvrage de Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques : essai sur la tragédie française, Paris, Presses Universitaires de France, 2003. 114 Théâtre, t. III, p. 4-5. Marc Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie dans l’Illusion comique de Corneille », XVIIe siècle, nº 8081, 1968, p. 109. 116 « Il faut qu’en la Tragédie les sentences, allégories, similitudes, et autre ornements de poésie […] y soient fréquentes », L’Art poëtique françois, Livre cinquiesme, p. 204. 115 53 à celles médiatisées par le verbe. À son public, il donne les moyens de reconnaître son théâtre comme un art de la parole, lorsque, déplorant les « extravagances fabuleuses » de ses contemporains, il confond l’acteur avec le rhéteur : […] un grave mélange de belles sentences qui tonnent en la bouche de l’acteur et résonnent jusqu’en l’âme du spectateur : voilà selon ce que mon faible jugement a reconnu depuis trente ans pour les secrets de l’art […]117 Déjà la tradition humaniste avait défini une nouvelle théâtralité, qui rompait avec les jeux dynamiques des mystères. À la fluidité s’opposait dorénavant un certain statisme, tributaire de l’introduction au cœur même du drame de la rhétorique, qui disputait le mysticisme au didactisme. On retournait aux sources antiques, aux orateurs surtout, qu’on se piquait d’imiter. Garnier le premier, suivi de Jodelle et de Montchrétien, a conféré à ses personnages les qualités dont se pare l’orateur idéal118, défini par Cicéron et Quintilien. Suivant cet héritage, Hardy poursuit au théâtre un idéal éthique, celui du « vir bonus dicendi peritus » Ŕ l’homme de bien qui parle bien Ŕ qui n’a d’autre mission que « l’édification des bonnes mœurs »119. L’auteur s’adresse à l’homme vertueux, tandis que le poète de cour s’adresse à l’honnête homme, qui ne s’amuse que de « l’apparence extérieure de ces inventions bisarres & chimériques à la mode »120. Pour Hardy, il appartient « aux esprits solides, & capables d’asseoir un jugement définitif »121 d’apprécier la qualité de son œuvre. 117 Théâtre, t. V, p. 4. Sa vertu, d’abord, puis son « impartialité fondée sur la maîtrise des passions et le désintéressement absolu », Marc Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie classique», Revue d’Histoire du Théâtre, nº 76, 1972, p. 249. 119 Théâtre, t. V, p. 5. 120 Ibid. 121 Théâtre, t. III, p. 4. 118 54 LA SENTENCE ET LA VÉRITÉ Plus encore que le chœur, qui tend progressivement à disparaître dans le théâtre de Hardy, la sentence permet au poète d’inscrire son théâtre dans le style déclamatoire des grands maîtres dont il s’estime l’héritier. Mais il a fallu pour cela qu’il retourne à son objet premier : instruire (docere) Ŕ modeler les esprits, disent les traités de rhétorique Ŕ par le biais d’une vérité reçue ou générale. En effet, considérer la sentence, chez Hardy, comme un simple artifice ornemental du discours, ce serait lui prêter une fonction « impropre à sa gravité fondamentale »122 et faire comme ces « rimailleurs d’aujourd’hui »123 qui la réduisent à la pointe et au mot d’esprit124. Le sérieux la définit donc, mais surtout la vérité, qui correspond souvent à l’expression d’une antique sagesse. La sentence n’est pas une maxime à l’usage de la vie sociale125; c’est une loi « absolue » destinée à la vie morale. La vigueur qui caractérise la sentence sert à élucider le mystère de l’émotion tragique. Au-delà du principe de conduite dont elle fait la promotion, la formule lève le voile sur un constat de fatalité. Elle permet pour un moment de dissiper l’aveuglément qui s’empare des personnages et d’imposer à leur yeux une vérité de condition. Pour Achille, la Fortune se manifeste sous les traits de l’Amour, cet autre esclavage contre lequel il eût fallu lutter. Ménélas ajoute sa voix à celle de ses pairs, pensant trouver dans le verbe la meilleure conjuration qui soit : Amour, de tes beaux faicts a voulu triompher, 122 Bernard Beugnot, « La sentence : problématique pour une étude », dans Pierre Corneille, Actes du colloque organisé à Rouen 2-6 octobre 1984, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 434. 123 Théâtre, t. IV, p. 3. 124 C’est aller à l’encontre de l’opinion de ses prédécesseurs immédiats, dont Scaliger et Laudun, qui « s’accord[aien]t à faire de la sentence un des principaux ornements du discours, spécialement dramatique », B. Beugnot, art. cit., p. 436. 125 Chez La Rochefoucault, elle accède au statut d’art littéraire autonome. 55 Amour, de ces appas a voulu t’étoufer, Amour, de ton amour se dixma les premices, […] Ha! peste ruineuse. Ha! funeste poison. (M. A., vv. 1647-1650) Même au-delà de la mort, le mot s’attache à ce malheureux fils de Pelée, qui en incarne la plus illustre victime. C’est le discours pathétique, avec les procédés qu’on lui reconnaît (répétitions, emphase, lamentations), faits pour émouvoir, qui toujours chez Hardy se doublent du discours sententiaire. De quoi discutent les rois grecs, suivant la mort d’Achille ? « Il faut contre le sort malin s’évertuer » (M. A. v. 1695), dit Agamemnon, parlant avec autorité et abandonnant le passage obligé du pathétique pour ne plus jamais y revenir. Le temps n’est plus aux larmes. Il n’est plus à la déploration mais bien à la vérité; plus au particulier, mais au général. La langue en premier rend compte de ce changement de decorum. Chacun y va de sa réflexion sur les vicissitudes de la Fortune, et les enseignements qu’il faut en tirer. Tous s’expriment désormais selon une forme gnomique, comme s’il fallait suspendre provisoirement l’action126 pour envisager le futur avec plus de clairvoyance. Car la tâche leur incombe maintenant de trouver un nouveau chef : Quelqu’un digne du grade ores substituer, Le commettre en sa place, & remparer la perte, Au moins mal que permet l’infortune soufferte. (vv. 16961698) Au discours sententiaire succède ici le discours politique, teinté des principes de conduite nouvellement formulés. Ainsi, nul doute que la sentence dans cette scène revêt une double fonction; dramatique : sur les personnages, elle a l’effet d’une force dynamique qui oriente vers l’action127 ; pédagogique : aux spectateurs, elle révèle une 126 Beugnot dit de la sentence qu’elle est « suspens provisoire de l’action, contemplation fragile et momentanée qui se prolongera en réflexion, […] image de certitude », « La sentence », art. cit, p. 437. 127 B. Beugnot, « La sentence », op. cit., p. 435. 56 vérité éternelle dans l’ordre de la condition humaine, que la conclusion du drame vient sanctionner. Par là s’introduit le docere. La valeur morale de la sentence est par ailleurs bien souvent indissociable de sa valeur esthétique. Il arrive qu’une vertu « dégradée par le temps et la faiblesse humaine » se dissimule derrière un lieu commun128. Auquel cas, le travail d’actualisation de la vertu passe par la magie évocatrice des figures. Les images chez Hardy recèlent des vérités générales, que l’auteur tente de raviver en les accommodant aux circonstances du temps : L’étrange changement des affaires mondaines Ne ressemble rien plus, Que les courses des mers qui décroissent soudaines, Puis croissent d’un reflux. (Didon, vv. 557-560) Suivant l’imagination stoïcienne, l’instabilité règne à la cour, comme sur une mer agitée, la vague menace à tout moment d’engloutir le navire. La tranquillité que recherche l’âme ne se trouve point dans les aléas de la vie publique. Celui qui y poursuit le salut vit dans l’illusion la plus totale. C’est la morale de la constance, qui incite au détachement, seul moyen de parvenir à la liberté intérieure. L’âme du sage est victorieuse d’elle-même, de ses passions, du désordre que ces passions introduisent en elle et dans le monde. On voit comment l’image Ŕ l’imago dans le vocabulaire rhétorique Ŕ offre au spectateur une réalité fictive qui s’accorde à sa culture. Plus l’image est forte, plus elle s’imprimera dans la memoria et plus son pouvoir suggestif sera efficace. On s’imagine sans peine l’acteur, revêtu du manteau de la dramatis persona, scandant ces vers, et les marquant par les intonations qu’exige la figure : L’homme n’a de certain parmy l’incertitude, 128 Selon Fumaroli, les lieux communs appartiennent à la mémoire collective, sur laquelle s’appuie l’inventio : l’invention, dit-il, « consiste d’abord non pas à inventer, mais à trouver dans le réceptacle de la mémoire collective une imago qui s’inscrive dans le dessein de l’œuvre […] », « Rhétorique et dramaturgie », art. cit., p. 234. 57 Que l’horreur du tombeau, Tout le reste suiet à la vicissitude, Est une ampoule d’eau. (Didon, vv. 565-568) L’effet sententiaire appelle ici une image de certitude, qui se décline sous le mode du péremptoire. La sentence ainsi proférée rattache l’horreur d’un récent passé national, à la pratique d’une ascèse spirituelle; le pessimisme qui en découle, aux sources théologiques de la vérité. La parenté spirituelle et poétique avec Sénèque est évidente. À l’homme vertueux, le chœur dévoile les secrets de la virtus. À l’homme prudent, la sentence fait craindre les funestes ressorts par lesquels chacun passe de vie à trépas. Ainsi la constance, cette « action relevée de la vertu »129, s’oppose à la désinvolture, qui camoufle au courtisan sa véritable fin. C’est le sens que possèdent ces vers, lorsque le chœur, dans Didon, réfléchit sur « l’imbecille nature humaine » (v. 1531) : Quiconque entier sur le modelle De la vertu se formeroit, Et qui n’empruntant rien que d’elle, Iamais ne s’en éloigneroit (vv. 1547-1550) La sentence est donc un lieu où coïncide tout à coup connaissance philosophique et connaissance de soi. Dans sa folie, Hérode ne se sent pas concerné, lorsque Phérore l’interpelle : O forte passion que tu aveugles l’homme! (Mariamne, v. 193) Le mot est lâché, mais aucun ne reconnaît qu’il s’applique à lui. Et pourtant, tous les personnages de cette pièce sont dominés par des passions. La vérité semble planer audessus d’une scène où chacun s’enfonce plus profondément dans l’aveuglement de sa fureur. Quand Salomé et Pherore affirment que leur roi se « laisse […] vaincre aux vices combattus » (v. 216), ils laissent le soin au lecteur de retourner l’argument contre eux. Le mot « passion » pour Hérode recouvre l’idolâtrie, l’admiration outrée qu’il voue à 129 Théâtre, t. I, p. 3. 58 Mariamne; pour ses conseillers, un intarissable désir de vengeance, qu’ils finissent par assouvir à force de calomnies et de tromperies. Et à bien des égards, la fureur de l’un n’est rien à côté de la passion des autres, qui froidement la dissèquent. Aussi, en même temps qu’ils définissent le mal dont Hérode est la proie, les perfides eux-mêmes se révèlent. Hérode, Salomé et Pherore ont en commun tous les trois de cultiver une passion qui les détourne constamment des grâces de la vie intérieure. Cet état de trouble perpétuel fait obstacle à la réunion salutaire de la philosophie et de la connaissance de soi. Dans ce cas, la sentence n’est vraiment significative qu’aux yeux du spectateur, pour qui elle s’accorde parfaitement aux personnages et à leurs tragiques destinées. Ce n’est pas le cas d’Achille, chez qui la conciliation opère miraculeusement à la fin de la pièce. De la prudence que requiert la sagesse, le héros prend soudainement conscience, s’effondrant sous la dague de Pâris : Forcé de mon destin, forcé d’une furie, La prudence au besoin me defaillit perie, Conduit en mes desseins d’une aveugle insensé (M. A., vv. 1405-1407) C’est un « cœur innocent » (v. 1425) qui s’exprime et qui parvient à la conscience en même temps qu’à l’âge adulte. Le forcènement d’Achille, emporté par une folle ardeur amoureuse, est un prolongement terrifiant de l’irrationalité propre à l’infantile condition. Que cette sortie de l’enfance soit douloureuse, rien ne saurait mieux le prouver que la honte qu’il éprouve face à Ajax : La Parque d’un costé, & de l’autre la honte, Defendent opposez que je te raconte (vv. 1401-1402) Les masques maintenant sont tombés, le mur de l’illusion est abattu, les visages se découvrent. Signe de la transformation du personnage : on ne trouve des sentences dans 59 son discours qu’à la suite de l’attentat dont il est victime, comme si l’événement non seulement faisait jaillir la vérité sur scène, mais encore dans le verbe. En fin de compte, la sentence apparaît comme la forme linguistique de la virilité, topique centrale dans la dramaturgie de Hardy. À l’opposé, l’équivoque Ŕ ou ce qu’il appelle la pointe130 et la « prose rimée »131 Ŕ signale la contamination du langage par la préciosité de cour. Cette polarité renvoie à une conception de l’éloquence, qu’on aurait tort de croire isolée, à une époque où la rhétorique préside à toute parole publique. Déjà Amyot, quelques décennies auparavant, parlait dans son Projet d’éloquence royale destiné à Henri III, d’une sorte d’ « éloquence mâle », qu’il distinguait du discours affecté des flatteurs. De sorte que le théâtre de Hardy, en appelant une définition tant du corps que de l’esprit, de la morale que de la parole, atteste de la prégnance de la topique de la virilité, qui perdurera du reste tout au long du XVIIe siècle. VÉRITÉ ET IMPOSTURE Dans un théâtre qu’Hardy présente lui-même comme le plus « grave […] de tous les autres Poëmes »132, la place du personnage vertueux est unique, parce qu’il incarne la vérité, qu’à tout instant l’imposture menace d’engloutir. Sans cesse il oppose son sentiment personnel à la doxa, couverte du voile de l’erreur. Son discours est un « coin enfoncé dans l’opinion pour la faire éclater »133. Un des exemples les plus convaincants est la façon dont s’opposent, jusque dans le verbe, les personnages dans Mariamne. 130 Beugnot fait la distinction : sentences et réflexions se « distingu[ent] de la "pointe" dont le brillant marque bien quelque vivacité d’esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement », « La sentence », art. cit., p. 436. 131 Théâtre, t. III, p. 4. 132 Théâtre, t. V, p. 4. 133 B. Beugnot, « La sentence », art. cit., p. 438. 60 Continuellement, les vers de Mariamne répondent à ceux d’Hérode en leur disputant une vérité antinomique, suivant l’habitude des Anciens de diviser le discours sententiaire en deux camps. Ainsi l’opinion d’Hérode, figure par excellence de l’imposteur : En matière d’estat les preceptes meilleurs, Gardons la piété, hormis ce point ailleurs, Prevoyant n’espargnons amis ny parentelle, Qui de sa part avec nous querelle. (vv. 99-102) s’écroule devant la conviction de Mariamne : Rarement le Tyran paisible s’éjouit, De son rapt execrable, & longuement joüit, Rarement exempté de sa peine fatalle, Par le cours naturel au sepulchre il devalle. (vv. 479-482) Au combat d’éloquence qu’Hardy mène contre ses adversaires modernistes correspond, à l’intérieur même du drame, un duel entre la victime et l’usurpateur134 ; cette fois-ci, se sont les personnages qui s’affrontent au cœur d’une joute oratoire Ŕ d’une « disputatio ». Or, derrière la structure naïve du débat, derrière les effets rhétoriques de la sentence, que tout spectateur est à même de reconnaître (brièveté et densité de l’expression, facture oraculaire), une trame d’ordre éthique se découvre, qui procède de la valeur des personnages. Chez Mariamne existe une correspondance parfaite entre la vertu du comportement et la valeur axiologique supérieure du discours, lequel demeure invariablement rivé à une vérité absolue. À l’opposé, le discours d’Hérode n’est rien d’autre qu’une vérité pratique qui s’accorde à la cruauté de celui qui l’énonce. La mort de Mariamne est la preuve qu’aucune vérité ne s’établit sans martyr et elle est, au fond, 134 Ceci n’est qu’une preuve de plus venant confirmer l’hypothèse de Marc Fumaroli, voulant que l’Europe moderne soit profondément imprégnée de l’art oratoire, qui se « diffuse dans tous les ordres de l’activité sociale et artistique », et qui assure la « cohérence interne » de toute une civilisation, « Rhétorique et dramaturgie », art. cit., p. 224. Voir sur le même sujet L’Âge de l’éloquence : rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980. 61 nécessaire pour que s’impose l’évidence aux yeux du spectateur, que le destin pathétique d’Hérode ne fait qu’accentuer. On s’étonne de voir comme Hardy reprend sans cesse cette dichotomie vérité/imposture. Deux vers de Salomé, qui dans toutes les tragédies de Hardy figure au rang des personnages les plus scélérats, renvoient encore à l’opposition symbolique de l’homme vertueux et de l’honnête homme qui constamment trompe par des discours mensongers : L’ordinaire des grands est de cacher au cœur Vers leurs moindres sujets l’aiguillon de rancœur (vv. 663664). Il ne faut pas croire qu’en l’élevant à la sentence, Hardy cautionne la philosophie des apparences. Le mensonge s’incarne en Salomé. À l’inverse, Mariamne conserve sa pureté et toujours préfère l’éloquence vertueuse aux charmes d’une parole enjôleuse, qui eux n’ont que l’apparence du vrai. Mariamne se dévoile au travers de son discours, au contraire du courtisan qui s’en sert comme d’un masque servant à réduire toutes « paroles en effet »135. Que répond-elle à Hérode, lorsqu’il la presse d’avouer le complot dont Salomé l’accuse? En vostre haine assez coupable ie m’accuse, Quel besoin d’imposture? abregez les ennuis De celle qui ne voit au monde que des nuits (vv. 958-960) Ailleurs, dans La Berne, le poète condamne encore plus nettement l’ambivalence des courtisans, qui jamais ne daignent « recherche[r] [l]es mots les plus significatifs, & propres à l’expression d’une chose »136. De même, Hardy discrédite la dissimulation, moyen de parvenir à la domination de l’autre par la maîtrise de soi. Les opinions ne 135 136 Théâtre, t. I, p. 3. Théâtre, t. III, p. 4. 62 manquent pas qui forment le « non-dit » du discours de Mariamne Ŕ Beugnot parle de « discursivité latente »137. De sorte qu’il est permis de parler, comme des moyens de parvenir à instruire (docere), d’une rhétorique de la suggestion, qui tient à l’emploi de mots-clefs, « vérité », « imposture », au rapport qu’entretiennent ces mots avec ceux qui les prononcent, bref, au pouvoir révélateur de ces mots que la qualité du personnage exalte. Chez Hardy, le passage du non-dit du discours à la claire conscience revient à son insertion dans une rhétorique générale de la controverse, où le discours individuel, enchâssée dans l’opinion reçue, est suggérée au spectateur par le scandale de la vertu bafouée. À Mariamne, privée de tout, il ne reste guère plus que l’indignation et le pouvoir prophétique de la parole afin de dénoncer l’imposture qui l’accable. À la Nourrice, qui incarne la résignation : Les appas d’un Royaume autorisent le crime, La foy, la piété souvent pour moins s’opprime. (vv. 477-478) elle répond, goûtant le plaisir d’annoncer aux bourreaux leur chute finale : Ouy, la fin des meurtriers sanglante aussi doit estre, Les perfides tousiours payez de trahison. (vv. 350-351) La prédication s’inscrit ici dans un espace extradramatique qui fait entrevoir aux imposteurs le crépuscule de leur tyrannie. De sa position d’opprimée, elle tire un statut supérieur, qui s’accorde avec le manichéisme de la trame dramatique. Alors même que Mariamne est au fond de son cachot, que plus personne ne l’entend, que le dernier espoir de réparation s’est évanoui, la vérité apparaît encore la seule légitimation d’une parole qui refuse de se taire. 137 B. Beugnot, « La sentence », art. cit., p. 438. 63 VÉRITÉ ET VIRILITÉ Ce qu’il convient d’appeler le « schème discursif » des tragédies de Hardy (vérité/imposture) est à nouveau formulé dans les textes liminaires de son Théâtre. On s’étonne même de la façon dont les drames du poète recoupent systématiquement la polarité axiologique qui structure ses discours sur l’art poétique. Sur le courage qu’il faut pour dénoncer la « tyrannique réformation »138 de ses adversaires modernistes, Hardy revient non sans complaisance : L’Honneur et la vérité m’obligent d’avertir le Lecteur par forme d’Apologie […] que la Poesie passe desormais chez quelque autre nation plus judicieuse […] 139. Il ne crie pas moins au scandale, lorsque, affligé par les remontrances des lecteurs concernant la facture négligée du troisième tome de son Théâtre, il accuse les imprimeurs de vouloir, eux aussi, salir sa réputation : [L]es precedents [volumes] me font rougir de la honte des Imprimeurs, auquels l’avarice fist trahir ma reputation, estant si pleins de fautes, tant à l’orthographe qu’aux vers, que ie voudrais en effacer iusques à la mémoire140. Autant les personnages de Hardy tentent de tirer un profit particulier de leur position d’opprimés, autant l’auteur cherche désespérément les moyens de conserver son autorité, qui s’érode aussi vite que le théâtre change, que les traités d’art poétique se multiplient. Plus que par ses tragédies, c’est par ses discours liminaires qu’Hardy scelle sa postérité. La querelle sur les règles théâtrales de 1628 à 1634 avait ouvert un espace de discussion; Hardy s’y avança avec force, réaffirmant violemment Ŕ trop sans doute aux yeux de ses contemporains Ŕ son autorité doctrinale. 138 Théâtre, t. III, p. 4. Ibid. 140 Théâtre, t. IV, p. 4. 139 64 Et pourtant, la réussite pour lui s’annonçait presque assurée. Entre 1626 et 1628, le poète tient un rôle d’importance à l’Hôtel de Bourgogne. Le Mémoire de Mahelot atteste qu’il y connaît un succès presque sans interruption. Or, son succès en province, puis dans la capitale, où il entend faire la fortune de la tragédie, lui vaut rapidement la fraude : dès 1626, de nombreux drames dont il réclame la paternité finissent par être connus, copiés, réécrits avec plus de pureté et clarté. Au même moment, deux jeunes avocats en parlement et poètes, Pierre du Ryer et Jean Auvray, réussissent à faire introduire leurs nouvelles créations au répertoire de l’Hôtel. Dans l’Avertissement au lecteur du cinquième et dernier tome de son théâtre, Hardy laisse libre cours à sa colère : La tragédie qui tient rang du plus grave, laborieux et important de tous les autres poèmes et que ce grand Ronsard feignait de heurter de craint d’un naufrage de réputation se traite aujourd’huy par eux qui ne virent seulement jamais la couverture des bons livres, qui, sous ombre de quelques lieux communs pris et appris en cour, se présument avoir la pierre philosophale de la poésie, et que quelques rimes plates entrelacées de pointes affinées dans l’alambic de leurs froides conceptions feront autant de miracles que de vers, en chaussant la cothurne. D’autres aussi, que l’on pourroit nommer excrements du barreau, s’imaginent de mauvais avocats devenir de bons poètes en moins de temps que les champignons ne croissent, et se laissent tellement emporter à la vanité de leur sens et des louanges que leur donne la langue charlatane de quelque écervelé d’histrion du théâtre, que de là ces misérables corbeaux profanent l’honneur du théâtre de leur vilain croassement, et se présument être sans apparence ce qu’ils ne peuvent jamais espérer avec raison, jusqu’à bâtir, s’il était possible, sur les ruines de la bonne renommée de ceux qui ne daigneroient avouer de si mauvais écoliers qu’eux141. Aussi le fiel contenu dans les attaques ad hominem de Hardy fit réagir promptement les principaux intéressés : le barreau répliqua. Du Ryer et Auvray ne tardèrent point à faire paraître, en guise de riposte, une lettre tout aussi incendiaire142, qui consacre la dimension publique de la querelle. 141 Théâtre, t. V, p. 4. Lettres à Poliarque et Damon sur les médisances de l’auteur du Théâtre, reproduites dans G. Dotoli, Temps de préface, op. cit., pp. 192-200. 142 65 Si, comme le titre même de la dernière réplique de Hardy (La Berne) l’indique, le but de Hardy fut de faire du bruit, de secouer ses amis d’importance, c’est qu’il s’était engagé dans un combat d’éloquence, dont la victoire ne serait pas déterminée par la logique, mais bien par le pathétique. C’est à l’opinion générale qu’il s’adresse, plus qu’à ces rivaux immédiats. Les textes liminaires de son théâtre sont en soi des exercices d’éloquence destinés à son public, de manière qu’on le perçoive comme l’illustre dépositaire d’une antique tradition rhétorique. Il y développe une posture Ŕ un ethos Ŕ qui permet de pénétrer plus avant dans l’analyse de sa poésie, mais surtout qui permet de comprendre le traitement peu favorable que lui réserve l’histoire littéraire. Il y a d’abord la tradition, synonyme de noblesse. Démontrer sa connaissance des Anciens, c’est légitimer sa propre voix, affirmer son savoir, et se positionner contre ces « malicieux ignorants », ces poètes de cour qui donnent dans la préciosité. Hardy prend constamment à parti ces arrivistes, dont l’ignorance des vraies sources du poème tragique devient le sujet de tous les opprobres. Il constate avec ironie que l’excellence des poètes de son temps « consiste en la profession que faisait Socrate de ne rien savoir »143. L’inventio, plus précisément, est l’objet des divergences les plus prononcées. Chez Hardy, elle s’articule autour d’un drame capable de mettre en scène des exempla saisissants, virils, pour ainsi dire, sur le modèle des tableaux sénéquiens. C’est par la cruauté, ressort tragique qu’il emprunte au tragique latin, qu’il entreprend d’émouvoir (movere) son public. Le spectacle du ravage des passions unit en un même lieu d’émotion la scène et le parterre, et par là renvoie à la fonction originelle de la représentation théâtrale. Le personnage qui terrifie, c’est Pâris, hors de lui-même, dont le 143 Théâtre, t. III, p. 4. 66 fanatisme suscite l’effroi; c’est aussi, chez Sénèque, Atrée, qui, possédé de vengeance, entame l’ordre du monde : autant de caractères qui s’éloignent de la nouvelle délicatesse du théâtre, qu’affectionne dorénavant une cour applaudissant avec transport les jolis dialogues d’amour. La résistance à la modernité poétique tient donc, chez Hardy, à une dévalorisation constante du contemporain, trait caractéristique de la parole pamphlétaire144. Elle s’accompagne d’une croyance en un « Âge d’or », toujours plus éloigné de l’humeur française contemporaine, selon laquelle « une infinité de cerveaux malfaits attribuent la perfection des choses à leur nouveauté »145. Ainsi les principes de la poésie doivent-ils tenir bon pour l’Antiquité, ou pour l’Histoire en général, seule « vraye source où se puisent les louanges »146; les altérer revient à les dégrader, à les « subvertir »147 complètement, selon les mots du poète. Or, ce que condamnent les tenants du modernisme poétique dès les années 1620, c’est l’imitation servile des Anciens148. Dans le contexte du débat sur les règles théâtrales de 1628-1634, l’imitatio devient vite un important mécanisme d’inclusion/exclusion du discours esthétique dominant. Choisir le « style du bon Sénèque » à l’aube du classicisme, c’est emprunter à l’Antiquité les matériaux d’une position paradoxale. Inversement, opter pour la légèreté de l’ode ou de l’élégie, genres privilégiés par les modernistes, c’est s’inscrire dans une doxa qui favorise 144 Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982. Théâtre, t. V, p. 5. 146 Théâtre, t. IV, p. 3. 147 « Les principes de la Poésie doivent tenir bon pour l’antiquité et ne peuvent s’altérer sans une subversion du total », La Berne, dans G. Dotoli, op. cit., p. 207. 148 « Hardy était l’un des chefs de file, avec Mlle de Gournay et Claude Garnier, des partisans de Ronsard, et se voulait dans son écriture même l’héritier de la langue, du style et des conceptions poétiques de la Pléiade; au premier rang de ces conceptions : l’imitation des anciens », G. Forestier, « De la modernité anticlassique au classicisme moderne », art. cit., p. 90. 145 67 les « extravagances fabuleuses »149, ou, pis encore, c’est imiter ces « joueurs de luth, qui font beaucoup pour eux de ne toucher que quelques simples accords, qu’ils savent passablement mal »150. En même temps qu’elle est une preuve d’érudition, cette « conception ancienne » de la poésie sert visiblement des fins très ponctuelles. Elle constitue l’outil de légitimation principal de sa défense. Comme l’écrit Émile Roy, « il n’y a pour lui qu’une seule poésie, la vieille, celle du divin Ronsard, la sienne qu’il ne se lasse pas de vanter dans ses préfaces Ŕ en même temps qu’il dénigre celle des autres »151. Il y a ensuite la langue : parmi les nombreuses critiques formulés par ses adversaires modernistes, celles qui concernent les questions relatives à l’elocutio arrivent au premier rang. En effet, les conceptions linguistiques du poète sont aussi marginales que le sont ses conceptions dramatiques152. Lors même qu’il défend sans relâche la science des poètes de la Pléiade, Guez de Balzac se charge d’enseigner à toute la France une nouvelle rhétorique, que le premier juge vide et affectée, impersonnelle et pauvre d’elle-même. Le véritable poète a le droit de puiser dans le langage des provinces, de maîtriser la langue et de lui imposer des mots. La langue de Hardy n’est pas encore la langue polysémique des poètes baroques, encore moins la langue épurée des disciples de Malherbe. Elle reste fortement attachée à la tradition humaniste, qui voyait dans le pathétique un moyen de conférer aux mots « une certaine majestueuse gravité »153. Ses vers sont pleins des « secrets de la philosophie », ils tentent de ressusciter les valeurs 149 Théâtre, t. V, p. 5. Théâtre, t. III, p 3. 151 É. Roy, « Un pamphlet d’Alexandre Hardy », art. cit., p. 502. 152 Présentées ici séparément, conceptions dramatique et linguistique sont dans les faits inextricablement liées : « […] il devait être clair pour quelques-uns [contemporains] que les deux aspects étaient liés et que la réforme malherbienne ne parviendrait à s’imposer à l’ensemble du champ littéraire qu’à condition que l’on parvînt à disqualifier toutes les conceptions dramatiques du vieux dramaturge », G. Forestier, Passions tragiques, op. cit., pp. 30-31. 153 La Berne, dans G. Dotoli, Temps de préfaces, op. cit., p. 213. 150 68 antiques, les vertus héroïques égarées dans le monde de la nouvelle cour. Chez Hardy, le discours tragique fait la conjonction des ressources les plus élevées de l’elocutio Ŕ simplicité, énergie, pathétique Ŕ comme des utilités les plus nobles du poème dramatique. À l’élégance des modernistes s’oppose l’éloquence « pédantesque » de la langue de Hardy, pour qui, pensent les premiers, la quantité compte plus que la qualité. Utilisant la figure d’Aristarque154, poète de cour de l’antiquité grecque, l’Auteur du Théâtre condamne l’effronterie de ces « méchants orfèvres dont les quelques chatons sans artifice et sans valeur » ne sont propres qu’à contenter la vue « des petits enfants »155. Que la poésie nouvelle soit dépourvue de simplicité et d’énergie Ŕ deux qualités esthétiques au centre de cette première Querelle des Anciens et des Modernes Ŕ rien ne saurait mieux le prouver que le discours que tiennent certains théoriciens à propos de la tragi-comédie, genre le plus en vogue à la fin des années 1620 : « La poésie, écrit Ogier, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n’est faite que pour le plaisir et pour le divertissement »156. On devine qu’il en va de l’abandon, à tout le moins provisoire, des qualités stylistiques inhérentes au genre tragique, de façon que l’on prive complètement l’âme de son corps157. Or, qui aborde le théâtre complet de Hardy ayant en tête la première de ces qualités (simplicité) est frappé par la facture souvent obscure de la syntaxe, qui, ponctuée d’ellipses et d’inversions, ne semble obéir à d’autre loi que la fantaisie de l’auteur. Au vrai, il ne faut pas se méprendre sur la définition du mot « simplicité » dans ce contexte, 154 « Je scay, Lecteur, que mon Histoire Ethiopique, toute monstrueuse des fautes survenues en sa premiere impression, fit faire une mauvaise consequence de mes autres ouvrages à certains Aristarques, & nommément à ces frélons qui ne servent qu’à devorer le miel des escrits d’autruy, ne pouvants d’euxmêmes rien mettre dehors, que l’aiguillon de la medisance », Théâtre, t. 1, p. 4. 155 Théâtre, t. I, p. 3. 156 Ogier, cité par G. Forestier, Passions tragiques, op. cit., p. 35. 157 Théâtre, t. V, p. 5. 69 qui n’indique en rien la clarté et l’harmonie rencontrées dans la prose d’un Guez de Balzac. Le mot est synonyme de « gravité » : il s’oppose aux « pointes » et aux « paroles affectées » qui font d’une « mouche un éléphant »158. On comprend d’ailleurs, eu égard à la polarisation idéologique qui anime son discours, l’importance de s’identifier au style simple, qui correspond à la vérité. Mais cette pétition de principe, dans les faits, demeure confinée au discours, et jamais ne prend forme dans l’écriture dramatique de Hardy. Vanter la simplicité est d’abord et avant tout un moyen d’attaquer la préciosité. Autre exemple d’incompatibilité entre le discours théorique et l’écriture dramatique : l’énergie, qui pour Hardy entretient des rapports étroits avec la dispositio du poème tragique. La souffle du verbe, qui s’accroît et s’accélère à mesure que s’intensifie le drame, s’accorde au respect de l’unité d’action. Le vers, dit-il, « demande une égalité partout »159, comme le poème doit éviter de s’égarer dans des « extravagances fabuleuses ». Du point de vue scénique, la langue et l’action doivent partager la même énergie; elles sont deux maillons inséparables, seuls capables de solliciter ce que Hardy appelle le « jugement » du spectateur. Derrière cet argument, c’est bien la tragi-comédie qui est visée, parce qu’elle est avant tout associée au genre romanesque, qui ne cesse de cultiver la « confusion et multiplicité monstrueuse d’actions principales »160. Mais c’est encore, plus précisément, la tragicomédie telle que la pratiquent les disciples de Malherbe qu’il attaque, eux qui font s’exprimer le personnage avec une langue « spirituelle », qui ne dit rien « & détrui[t] plutôt qu’[…]édifi[e] les bonnes mœurs », eux qui, encore, ignorent les secrets de la véritable écriture dramatique. 158 Théâtre, t. I, p. 3. Théâtre, t. I, p. 3. 160 Chapelin, cité par G. Forestier, Passions tragiques, op. cit., p. 38. 159 70 Pour Hardy, la vérité exige le combat. Mais ce qu’il considère comme viril est perçu comme une faute grave de decorum à la cour. Détester les courtisans, honnir les jeunes poètes, mépriser les réformateurs, y compris Malherbe : tout cela représente plus de contre-sens qu’il n’en faut pour s’assurer la gloire poétique. Du temps de Richelieu, déjà, son hostilité est vue comme une marque d’irrationalité, voire de folie, qui imposera en définitive l’image de l’aveugle, qui ne voit ni le changement dans l’art de bien dire, ni dans celui de plaire. Au vrai, le point de vue de Norbert Élias permet de comprendre l’oubli partiel dans lequel tombera le théâtre d’Alexandre Hardy : « les explosions pulsionnelles et émotionnelles de l’individu, écrit-il en parlant du mécanisme de l’autocontrainte, entraînent le déplaisir, la perte de l’indépendance vis-à-vis des autres ou, pis, l’effondrement de l’existence sociale »161. Le ton souvent mordant des discours de Hardy sur l’art dramatique montre que le poète ne parvient à la maîtrise de l’émotivité, non plus dans le monde que sur la scène. Dans un contexte de mouvement et de transformation, la figure auctoriale, rangée aux côtés du personnage, de la poétique et de la dramaturgie, s’impose comme le dernier constituant d’un tout cohérent, qu’il faut interpréter Ŕ et c’est ce qui confère à son théâtre une puissante originalité Ŕ comme une résistance au processus de civilisation. Ce qui change, à l’époque où Hardy compose son théâtre, c’est l’expression générale de l’individualité, et les transformations apparaissent d’autant plus profondes que son théâtre ne cesse de s’opposer aux nouvelles structures de la société. 161 N. Élias, La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 243. Conclusion Dans les sociétés monarchiques, où l’inégalité sociale est beaucoup plus marquée que dans les sociétés démocratiques modernes, les mutations de la sensibilité sont sans doute plus faciles à repérer, parce qu’elles se manifestent d’abord au sein d’une caste privilégiée, qu’on appelle la cour. Mais cela ne signifie pas nécessairement que les transformations s’opèrent rapidement : le raffinement de la sensibilité Ŕ ou l’esthétique de la préciosité Ŕ et l’émulation qu’une nouvelle politesse suscite ne sont pas qu’un phénomène de mode. De même, on ne peut expliquer le discrédit dans lequel tomba le théâtre de Hardy à partir de 1628 par les changements dans le « goût », terme qu’il est du reste difficile d’employer dans un sens esthétique à cette date. Du point de vue de la sociogenèse, la préciosité apparaît comme l’aboutissement d’un long apprentissage du contrôle de soi, que le contexte particulier de la cour pousse à l’extrême. Nous avons tenté de démontrer, en prenant le théâtre de Hardy comme point d’appui, que l’esthétique de la galanterie ne s’est pas imposée à la cour sans quelques difficultés, et que le contre-discours que portait Hardy, même dans les années 1620, demeurait suffisamment percutant pour qu’on prît la peine d’y répondre publiquement. Aussi aurait-on tort de croire que l’action de son théâtre se développe à l’écart des faits historiques, en marge de l’actualité. Au contraire, sa dramaturgie répond de diverses façons aux enjeux sociaux de l’époque, et l’on peut dire que son théâtre apparaît d’autant 72 plus marqué par la temporalité, que les réflexions sur la tradition et la modernité y foisonnent. Étudier l’œuvre de Hardy, ce n’est pas seulement circonscrire et analyser une coupure épistémologique, c’est embrasser et intégrer à l’interprétation de sa poésie les lentes transformations de la sensibilité, la place de la tradition, comme l’attrait de la nouveauté; c’est, enfin, dresser un état du discours social, et puiser dans le vaste « répertoire »162 des topiques présidant à la composition dramatique. Il est une topique de la composition de son théâtre qui constitue un motif dramatique récurrent, et qui apparaît comme la pierre angulaire de la morale de Hardy : la virilité, terme préféré à la « masculinité », parce qu’il permet de désigner, outre les attributs du sexe masculin, les qualités des êtres humains qui, peu importe leur sexe, incarnent les véritables héros. Que les pièces de Hardy fassent la promotion de la force d’âme et de la constance, la valeur des personnages le prouve assez, eux qui sont toujours animés de la vérité ou corrompus par l’imposture. Pour un dramaturge voyant dans la virilité une forme supérieure de noblesse, combien d’autres la dénaturent, combien de jeunes gens entrent au théâtre par le portail de la galanterie, savants de toutes les fantaisies modernes, mais ignorants des utilités fondamentales du poème dramatique! Sans parler des personnes de haut rang, des princes, de toute la cour, qui dorénavant vivent retranchés du monde, et pour qui le moindre spectacle de violence heurte la sensibilité. Au fond, la virilité, comme nous l’avons nommé, n’est que l’autre nom de la 162 « […] appelons "discours social" non pas ce tout empirique, cacophonique à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchainement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible Ŕ le narrable et l’opinable Ŕ et assurent la division du travail discursif », Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, coll. « L’univers des discours », 1989, p. 13. 73 virtus, cette force et cette énergie morale que possèdent les héros qui savent souffrir la cruauté, qui consentent à éprouver leur patience, qui n’ont d’autre guide que la vérité. Plus grave encore, le mot virtus lui-même a changé de sens, sous l’influence principalement de Machiavel; il s’est adapté à la cour. Mais au moment où Hardy compose son théâtre, l’ancienne virilité latine est un idéal que le héros perdu défend seul, face à la cour. On trouve, au centre de la polémique qui oppose Hardy à ses adversaires modernistes, une deuxième topique qui gouverne sa pensée et son œuvre : la vérité, qui ne désigne ni le vrai, ni le vraisemblable, mais bien un modèle absolu de savoir aux allures platoniciennes. Le poète est moqué par une génération qui ne voit plus dans ses vers le miel des Anciens, et le plus douloureux est que ceux qui le raillent sont ceux qui tantôt l’avaient porté aux nues. Ainsi Hardy voit la trahison partout. Il refusera à ses anciens émules le talent que tous reconnaissent, n’ayant de cesse de dénoncer leur ignorance. La poésie nouvelle ne l’émerveille d’aucune manière, parce qu’elle prend racine dans la décadence moderne et qu’elle s’affranchit de toute référence à l’Antiquité. Dans cet intervalle entre la tradition et la vérité se pose la question de l’autorité et de la légitimité : quel poète est assez digne de restituer sur scène les valeurs antiques, à une époque où elles se confondent de plus en plus avec les nouvelles valeurs de l’honnêteté? Pour Hardy, le savoir classe et rehausse, tandis que la méconnaissance des vraies sources du poème est l’attribut des imposteurs, qui n’ont de cesse de profaner le Théâtre. Cependant, le théâtre de la première moitié du XVIIe siècle ne correspond pas à la vision polarisée de Hardy, qui est, à bien des égards, celle d’un polémiste, voire d’un querelleur. L’auteur semble avoir du théâtre de son temps une vision déformée par ce 74 manichéisme, qui prend aux yeux de ses contemporains le visage de l’orgueil. Certes, on dut admirer l’érudition qui émane de son œuvre, mais on dut aussi réprouver ses positions à l’endroit de la cour, de même que ses résistances face à l’ordre qui devait régner désormais dans la langue. Et surtout, on dut vouloir se défaire, à un âge où la société et les rapports humains se complexifient, de ceux qui dogmatisent et qui n’ont à la bouche que le mot de vérité. Du reste on constate, à la lecture d’un corpus hétéroclite et dispersé en apparence, qu’Hardy porte un soin particulier à doter ses œuvres d’une certaine orientation discursive, qui tient à la correspondance entre l’auteur et ses personnages, sa poétique et sa dramaturgie163. Son théâtre ne se présente pas en théâtre de l’ambiguïté, encore moins de la duplicité, comme on pourrait dire que l’est le théâtre baroque : il rejette brutalement les modèles sociaux, moraux et esthétiques de son époque. Les personnages, s’ils ne sont pas dominés par des passions incontrôlables, indignes du code aristocratique, font montre d’une antique sagesse et combattent l’avilissement mondain. Les pièces sont écrites sur un style élevé et d’un ton emphatique, quand elles ne multiplient pas les formules sentencieuses, ennemies de la conversation. Vestige de la culture latine, ou de la fable noire médiévale, le crime occupe toujours une place prépondérante sur scène : on le fomente, on le joue, on s’en afflige; tous semblent animés du spectacle de l’horreur. Cette cohérence interne, ce discours dissonant, oppose à la culture de cour une réflexion sur les vicissitudes de la condition humaine. Le tragique, chez Hardy, va de pair avec l’inconstance et la précarité des choses, qui gouvernent la fragilité de la vie. 163 Du moins, cela vaut pour ses tragédies, aux côtés desquelles les tragicomédies pastorales et comédies paraissent beaucoup moins régulières. 75 Ce sont les ingrédients d’un théâtre puissant et sans doute trop peu connu. Et pourtant, le regard critique que pose Hardy sur les hommes et leurs passions, l’art de mettre en scène la démesure et d’en appeler incessamment à l’émotion du spectateur, l’efficacité des portraits sur fond de cruauté, l’alliance habile du corps et de la parole, la richesse des affrontements idéologiques inhérents à l’œuvre, tout cela représente plus d’intérêts qu’il n’en faut pour réserver au dramaturge une place légitime dans l’histoire littéraire. Alors se révèle dans ses qualités propres Alexandre Hardy, parisien, poète du Roy, digne successeur des poètes de la Pléiade, précurseur de Corneille et des classiques. Bibliographie I. 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