Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
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Le rôle du Bomber Command dans l’offensive conduisit donc des jeunes gens d’un courage
exceptionnel à brûler vifs plusieurs milliers de civils, hommes, femmes et enfants. La première
moitié de cette phrase est parfaitement conforme au métarécit britannique de la Seconde Guerre
mondiale, contrairement, de toute évidence, à la seconde. La confusion a été aggravée par le refus
du gouvernement de l’époque de faire savoir à l’opinion publique que des populations civiles étaient
délibérément visées. Le général d’aviation sir Arthur Harris, commandant en chef du Bomber
Command à partir du 23 février 1942, réclama pourtant que l’on reconnaisse publiquement et
clairement les objectifs qu’on lui avait fixés : « détruire des villes allemandes, tuer des travailleurs
allemands et perturber la vie de la collectivité civilisée à travers toute l’Allemagne. » 10 Préférant
éviter la controverse, le ministère de l’Aviation rejeta sa demande.
Les médias britanniques, tacitement complices du gouvernement, adoptèrent la même ligne.
Cependant, la couverture dithyrambique assurée par la presse et par la radio ne pouvait pas laisser
le public dans le doute : il s’agissait de toute évidence d’une politique de « bombardement de zone »
– une attaque contre des villes entières – qui provoquait, pour reprendre les propos enthousiastes du
porte-parole de la RAF et commentateur de la BBC John Strachey, « des destructions telles que nous
n’en avons jamais vues en Grande-Bretagne. » Le nombre de morts, malgré des estimations
rarement exactes, n’était jamais minimisé. En même temps, on affirmait à la population britannique
que l’offensive alliée n’était pas seulement nettement plus puissante que le Blitz allemand contre la
Grande-Bretagne, mais aussi nettement plus morale, et que si la Luftwaffe cherchait à terroriser et à
tuer des civils, ce n’était pas le cas de la RAF. 11 Ces ambiguïtés ont jeté sur ces opérations une
ombre persistante qu’avait parfaitement anticipée Harris lorsqu’il prophétisait que le refus du
ministère de reconnaître la réalité de la politique menée « conduira[it] inéluctablement à de
déplorables controverses quand les faits ser[aient] intégralement et universellement connus. » 12
L’évolution de la mémoire britannique de la campagne de bombardements depuis 1945 peut se
diviser approximativement en trois périodes : une relative équanimité entre la guerre et le début des
années 1960 ; deux décennies de scepticisme entre cette dernière date et le début des années 1980
; et enfin, depuis, la lente progression de l’acceptation et de la commémoration. Ces divisions
restent cependant approximatives et inégales et, parce que la mémoire fonctionne à des niveaux
très divers, elles sont loin d’être uniformes.
Aux deux extrêmes : État, bandes dessinées et maquettes
Le contraste le plus accusé apparaît peut-être aux deux extrêmes des niveaux de mémoire que nous
avons identifiés. Au sommet de l’État, la campagne de bombardements a plutôt tenu de la source
d’embarras. En revanche, pour les petits Britanniques qui ont grandi dans les années 1960 et 1970,
elle a été glorifiée à travers de nouveaux produits créés pour le marché des très jeunes
consommateurs.
« La plupart des gens », a fait observer Noble Frankland, un des deux historiens officiels de la
campagne de bombardements, « avaient été très satisfaits du Bomber Command pendant la guerre
et jusqu’à ce qu’elle soit pratiquement gagnée ; ils ont ensuite fait volte-face et ont trouvé que ce
n’était pas une très belle façon de faire la guerre. » 13 Ses remarques s’appliquent parfaitement au
gouvernement britannique. Dès le 28 mars 1945, dans une note adressée aux chefs d’État-major
britanniques, le Premier ministre Winston Churchill cherchait à désavouer la politique de
bombardements qu’il avait soutenue jusque-là et plus particulièrement l’attaque contre Dresde, six
semaines auparavant. Le Bomber Command a été largement exclu des célébrations de la Victoire
en Europe ; aucune médaille n’a été frappée en son honneur ; Harris n’a pas été élevé à la pairie et
n’a pas obtenu non plus d’autre forme d’hommage de la part du gouvernement élu le 26 juillet 1945.
14 L’exposé rédigé par Harris lui-même, Despatch on War Operations, a été retouché par le
ministère de l’Aviation, il a été archivé et est resté inaccessible au public pendant un demi-siècle. 15
L’officielle British Bombing Survey (Enquête britannique sur les bombardements) achevée en 1946,
un projet moins ambitieux dans l’ensemble que son vaste pendant américain, concluait que les
attaques de zone britanniques avaient été « indéniablement excessives » ; ce rapport a attendu lui
aussi un demi-siècle avant d’être publié. 16 Le gouvernement a, il est vrai, autorisé en 1961 la
publication d’une volumineuse histoire officielle de la campagne, dont nous parlerons plus en détail
ci-dessous ; mais cet ouvrage n’offrait guère de motif de réconfort à ceux qui souhaitaient la
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