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L’horreur et la gloire : Le «Bomber Command» dans les
souvenirs britanniques après 1945
Par rapport à la plupart des autres pays d’Europe, le Royaume-Uni cultive une mémoire positive et
assurée de la Seconde Guerre mondiale. Dans sa forme la plus simple, le récit se présente sous la
forme suivante : les Allemands ont déclenché cette guerre et les Britanniques, avec leurs alliés, l’ont
gagnée. Aussi préjudiciable qu’elle ait pu être pour les relations entre la Grande-Bretagne et les
autres États européens à partir de 1945, cette vision des choses s’est révélée remarquablement
tenace. 1 Les Britanniques se sont ainsi vu épargner la « mémoire désunie de l’Italie » 2, aussi bien
que le syndrome de Vichy dont a souffert la France3, et même la controverse des historiens qui a
agité l’Allemagne ; les souvenirs britanniques prédominants de la Seconde Guerre mondiale sont
homogènes, simples et patriotiques.
L’offensive alliée de bombardements contre l’Allemagne et plus particulièrement le rôle joué par le
Bomber Command, le commandement des bombardiers de la Royal Air Force (RAF), fait tâche dans
ce paysage serein. Les souvenirs laissés par le Bomber Command tranchent en effet sur les autres,
tant par leur complexité que par leur versatilité. Ils sont complexes parce qu’ils concernent des
questions épineuses par définition – l’efficacité et la moralité des bombardements stratégiques
pendant la Seconde Guerre mondiale – et parce qu’ils ont mis en œuvre sous diverses formes de
multiples « niveaux » de mémoire – officielle, universitaire, populaire, locale. D’où l’impossibilité de
voir naître un mythe national cohérent de la campagne de bombardements, comparable (par
exemple) au mythe britannique du Blitz, les raids allemands contre des villes britanniques en
1940-1941. 4 Les souvenirs de l’offensive de bombardements sont également versatiles parce qu’ils
ont présenté d’importantes variations au fil du temps.
Deux séries de chiffres permettent de résumer la nature de l’offensive. Rappelons tout d’abord que
les équipages du Bomber Command comprenaient environ 125 000 hommes, dont 69,2 % de
Britanniques, les autres étant originaires du Commonwealth ou de pays européens sous occupation
allemande. Sur ces effectifs, 47 305 hommes furent tués au combat ou trouvèrent la mort pendant
qu’ils étaient prisonniers de guerre, 8 195 périrent dans des accidents, 8 403 rentrèrent chez eux
blessés et 9 838, également blessés pour beaucoup d'entre eux, devinrent prisonniers de guerre.
Autrement dit, 59 % de la totalité de ceux qui servirent dans ces équipages furent victimes de la
guerre, parmi lesquels 47 % furent tués. 5 Faisant partie des hommes les mieux formés de l’armée,
les aviateurs étaient bien placés pour connaître les risques qu’ils couraient ; cela ne les empêcha pas
d’être tous volontaires.
Une seconde série de chiffres, plus troublante, concerne les pertes dues au Bomber Command. Les
Alliés larguèrent sur le continent européen quelque 2,5 millions de tonnes de bombes, soit
nettement plus que les 75 000 tonnes larguées sur le Royaume-Uni par la Luftwaffe. Un peu plus de
la moitié de ces bombes avait l’Allemagne pour cible, le cinquième la France, et un septième l’Italie.
6 Dans les années d’après-guerre, on a estimé que les bombardements alliés avaient fait 600 000
morts dans la population civile allemande. Bien qu’inférieure, l’estimation plus récente faisant état
de 380 000 morts reste très élevée. 7 Il faut ajouter à ces chiffres au moins 60 000 Italiens tués, et
un minimum de 57 000 victimes pour la France8, ainsi que plusieurs milliers de morts dans de plus
petits pays, dont la Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche et la Bulgarie. Le Bomber Command largua 53
% de ses pièces au-dessus de l’Allemagne (contre 47 % sur l’ensemble de l’Europe) et chercha, par
des bombardements de zone, à détruire des villes entières, au lieu de se concentrer sur des cibles
de précision comme le faisait théoriquement l’aviation de l’US Army. Les incendies dévastateurs
provoqués par les bombes incendiaires du Bomber Command tuèrent plus de 34 000 civils à
Hambourg en juillet 1943, 5 600 à Kassel en octobre 1943, au moins 7 500 à Darmstadt en
septembre 1944, 25 000 à Dresde et 17 600 à Pforzheim en février 1945, ainsi qu’entre 4 000 et 5
000 à Würzburg en mars 1945 : soit près de 100 000 morts pour la seule demi-douzaine des raids les
plus meurtriers. 9
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Le rôle du Bomber Command dans l’offensive conduisit donc des jeunes gens d’un courage
exceptionnel à brûler vifs plusieurs milliers de civils, hommes, femmes et enfants. La première
moitié de cette phrase est parfaitement conforme au métarécit britannique de la Seconde Guerre
mondiale, contrairement, de toute évidence, à la seconde. La confusion a été aggravée par le refus
du gouvernement de l’époque de faire savoir à l’opinion publique que des populations civiles étaient
délibérément visées. Le général d’aviation sir Arthur Harris, commandant en chef du Bomber
Command à partir du 23 février 1942, réclama pourtant que l’on reconnaisse publiquement et
clairement les objectifs qu’on lui avait fixés : « détruire des villes allemandes, tuer des travailleurs
allemands et perturber la vie de la collectivité civilisée à travers toute l’Allemagne. » 10 Préférant
éviter la controverse, le ministère de l’Aviation rejeta sa demande.
Les médias britanniques, tacitement complices du gouvernement, adoptèrent la même ligne.
Cependant, la couverture dithyrambique assurée par la presse et par la radio ne pouvait pas laisser
le public dans le doute : il s’agissait de toute évidence d’une politique de « bombardement de zone »
– une attaque contre des villes entières – qui provoquait, pour reprendre les propos enthousiastes du
porte-parole de la RAF et commentateur de la BBC John Strachey, « des destructions telles que nous
n’en avons jamais vues en Grande-Bretagne. » Le nombre de morts, malgré des estimations
rarement exactes, n’était jamais minimisé. En même temps, on affirmait à la population britannique
que l’offensive alliée n’était pas seulement nettement plus puissante que le Blitz allemand contre la
Grande-Bretagne, mais aussi nettement plus morale, et que si la Luftwaffe cherchait à terroriser et à
tuer des civils, ce n’était pas le cas de la RAF. 11 Ces ambiguïtés ont jeté sur ces opérations une
ombre persistante qu’avait parfaitement anticipée Harris lorsqu’il prophétisait que le refus du
ministère de reconnaître la réalité de la politique menée « conduira[it] inéluctablement à de
déplorables controverses quand les faits ser[aient] intégralement et universellement connus. » 12
L’évolution de la mémoire britannique de la campagne de bombardements depuis 1945 peut se
diviser approximativement en trois périodes : une relative équanimité entre la guerre et le début des
années 1960 ; deux décennies de scepticisme entre cette dernière date et le début des années 1980
; et enfin, depuis, la lente progression de l’acceptation et de la commémoration. Ces divisions
restent cependant approximatives et inégales et, parce que la mémoire fonctionne à des niveaux
très divers, elles sont loin d’être uniformes.
Aux deux extrêmes : État, bandes dessinées et maquettes
Le contraste le plus accusé apparaît peut-être aux deux extrêmes des niveaux de mémoire que nous
avons identifiés. Au sommet de l’État, la campagne de bombardements a plutôt tenu de la source
d’embarras. En revanche, pour les petits Britanniques qui ont grandi dans les années 1960 et 1970,
elle a été glorifiée à travers de nouveaux produits créés pour le marché des très jeunes
consommateurs.
« La plupart des gens », a fait observer Noble Frankland, un des deux historiens officiels de la
campagne de bombardements, « avaient été très satisfaits du Bomber Command pendant la guerre
et jusqu’à ce qu’elle soit pratiquement gagnée ; ils ont ensuite fait volte-face et ont trouvé que ce
n’était pas une très belle façon de faire la guerre. » 13 Ses remarques s’appliquent parfaitement au
gouvernement britannique. Dès le 28 mars 1945, dans une note adressée aux chefs d’État-major
britanniques, le Premier ministre Winston Churchill cherchait à désavouer la politique de
bombardements qu’il avait soutenue jusque-là et plus particulièrement l’attaque contre Dresde, six
semaines auparavant. Le Bomber Command a été largement exclu des célébrations de la Victoire
en Europe ; aucune médaille n’a été frappée en son honneur ; Harris n’a pas été élevé à la pairie et
n’a pas obtenu non plus d’autre forme d’hommage de la part du gouvernement élu le 26 juillet 1945.
14 L’exposé rédigé par Harris lui-même, Despatch on War Operations, a été retouché par le
ministère de l’Aviation, il a été archivé et est resté inaccessible au public pendant un demi-siècle. 15
L’officielle British Bombing Survey (Enquête britannique sur les bombardements) achevée en 1946,
un projet moins ambitieux dans l’ensemble que son vaste pendant américain, concluait que les
attaques de zone britanniques avaient été « indéniablement excessives » ; ce rapport a attendu lui
aussi un demi-siècle avant d’être publié. 16 Le gouvernement a, il est vrai, autorisé en 1961 la
publication d’une volumineuse histoire officielle de la campagne, dont nous parlerons plus en détail
ci-dessous ; mais cet ouvrage n’offrait guère de motif de réconfort à ceux qui souhaitaient la
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réhabilitation de la campagne de bombardements. 17
La distance prise par les autorités à l’égard de cette offensive trouve un écho dans la politique de
commémoration. Le Battle of Britain Day, le Jour de la Bataille d’Angleterre, le 15 septembre, célèbre
l’exploit du Fighter Command qui avait réussi à faire obstacle à l’offensive de la Luftwaffe contre la
RAF ; il n’existe pas d’équivalent pour le Bomber Command. Aucun fond public n’a financé la statue
de Harris, inaugurée en 1992, ni le mémorial du Bomber Command ouvert dans Green Park, à
Londres, vingt ans plus tard. La réticence officielle à célébrer cette campagne de bombardements
peut s’expliquer par la répugnance à laquelle Frankland faisait allusion, et à la nécessité perçue
d’entretenir de bonnes relations avec la République Fédérale d’Allemagne dans le contexte de la
guerre froide puis, à partir de 1961, du rapprochement britannique avec l’Europe. Les réactions
hostiles à l’inauguration de la statue de Harris observées à Cologne et dans d’autres villes
allemandes18 donnaient à penser que malgré la participation de la famille royale aux cérémonies en
question, les gouvernements anglais avaient d’excellentes raisons de garder leurs distances.
« Oublier », titre du dernier chapitre du récit historique populaire de Patrick Bishop Bomber Boys,
semble donc s’appliquer à merveille au gouvernement. 19 On ne saurait en dire autant de la culture
des écoliers. Ceux-ci se sont vu offrir, dans les bandes dessinées de la génération d’après-guerre et
les maquettes d’avions très précises en plastique bon marché à monter soi-même commercialisées à
partir des années 1950, une célébration continue de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle la
guerre de bombardements occupait une place en vue.
La bande dessinée britannique a connu un âge d’or dans les années 1950, proposant aux lecteurs
environ 32 pages hebdomadaires de bandes dessinées. Certaines étaient humoristiques, d’autres
consacrées à l’aventure et à la guerre. Les histoires de guerre plus ambitieuses dominaient plusieurs
séries bimensuelles de petit format, comme la revue Commando de Thomson ou l’Air Ace Picture
Library de Fleetway. Certains hebdomadaires s’écoulaient à deux millions d’exemplaires ;
Commando, toujours publié, tirait à 750 000 exemplaires par an dans les années 1970. 20 Un des
hebdomadaires les plus populaires, et le plus dominé par les récits de la Seconde Guerre mondiale,
était The Victor, publié entre 1961 et 1992. 21 Une de ses spécialités était « l’histoire vraie de
soldats » sur deux pages, la première et la quatrième de couverture, qui s’achevait fréquemment
par une mort héroïque, comme celle du lieutenant d’aviation Mansell au-dessus de Cologne en mai
1942 ou celle de Lamy après le raid de la France Libre sur Chevilly-Larue en octobre 1943. 22 The
Victor contenait aussi un feuilleton fleuve mettant en scène un personnage imaginaire, « le plus
grand pilote de la Seconde Guerre mondiale », Matt Braddock, aux commandes d’un bombardier.
Dans les bandes dessinées, la « mémoire » est inévitablement déformée. Tous les raids visent des
objectifs précis, jamais des villes entières. Tous les équipages sont compétents et n’hésitent pas à
diriger un Lancaster droit contre la DCA à 1 000 pieds. Braddock et les autres pilotes imaginaires
sont des as de l’aviation qui violent les règles et défient l’autorité ; ils redoutent plus d’être interdits
de vol pour indiscipline que de se faire descendre par l’ennemi. Quant aux civils allemands, ils sont
invisibles (comme ils l’étaient, il est vrai, pour les équipages de bombardiers). 23
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La lecture de The Victor pouvait inciter les garçons attirés par la guerre à s’intéresser aux maquettes
d’avions. Le premier modèle réduit à monter d’Airfix – un Spitfire, bien entendu – est sorti en 1953 ;
il serait suivi, dans les années 1960, par toute la gamme de bombardiers moyens et lourds des
aviations britannique et américaine. 24 Les maquettes d’Airfix étaient assez bon marché pour que
les garçons les achètent avec leur argent de poche et les plus petites pouvaient être montées par un
enfant de 7 ans ; les préados pouvaient passer ensuite à des modèles réduits réalistes, à peindre
soigneusement. Le contact tactile qu’offrait une maquette augmentait la fascination qu’exerçaient
les Lancaster et Fortresses, qui – bien qu’obsolètes dès 1945 – jouaient un rôle capital dans la
séduction que les histoires d’aviation exerçaient sur les jeunes garçons.
Ainsi, alors que les gouvernements britanniques auraient préféré oublier le Bomber Command, une
génération de jeunes garçons d’après-guerre fut invitée à célébrer une version idéalisée de ses
exploits sur papier et en plastique. Bien qu’en l’an 2 000, la concurrence des divertissements
électroniques ait sonné le glas de la majorité des hebdomadaires de bandes dessinées et porté un
rude coup aux ventes d’Airfix, ils continuent à séduire un public plus âgé et nostalgique. La « picture
library » de Commando existe toujours, et les deux tiers de ses lecteurs ont plus de 15 ans. 25 À
l’occasion de son cinquantenaire, The Victor a sorti en 2010 un volume commémoratif contenant six
histoires de Braddock et une introduction d’un ancien et illustre membre des forces spéciales, Andy
McNab. 26 Quant au catalogue d’Airfix, il offre le choix entre cinq maquettes différentes de
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