III de Philippe Malone, un théâtre politique mais aussi éminemment

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Gislaine DRAHY
« III de Philippe Malone, un théâtre politique mais aussi éminemment
poétique »
Entretien avec Sylvain DIAZ – Lyon, 7 février 2012
À l’occasion de ce portrait d’auteur consacré à Philippe Malone et resserré autour de III,
rencontre avec Gislaine Drahy qui met en scène cette pièce au printemps 2012 dans
différentes salles de la région Rhône-Alpes.
C’est en 1981 que Gislaine Drahy, d’abord comédienne, puis assistante à la mise en scène, a
créé à Lyon sa Compagnie, le Théâtre-Narration. Associée à la Scène Nationale de Gap
pendant huit ans, elle met au centre de son travail un rapport intime au texte et au public.
Inlassable défricheuse de textes, Gislaine Drahy a mis en place les Lundis en coulisses où, au
cours d’une journée, sont lus chaque mois les textes d’auteurs de théâtre contemporains.
Ce portrait de Philippe Malone est l’occasion de lui donner la parole, de lui permettre de
présenter son travail sur III et de témoigner de son regard de metteur en scène sur cette
écriture.
Représentations de III dans la mise en scène de Gislaine Drahy au Grand Angle de Voiron (28
février-2 mars), au Théâtre de Bourg en Bresse (6-9 mars), au Dôme Théâtre d’Albertville
(20-24 mars), au Théâtre de Vienne (4-5 avril) et au Centre Charlie Chaplin de Vaulx-en-
Velin (24-26 avril).
Plus d’informations sur ce spectacle (entretiens, vidéos, etc.) sur le site du Centre Charlie
Chaplin : http://www.centrecharliechaplin.com/spectacle_iii_163.html
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Rencontre entre un texte et son metteur en scène
Sylvain Diaz. Comment as-tu rencontré ce texte ?
Gislaine Drahy. C’est toute une histoire. Au moment où j’ai rencontré ce texte, j’étais épuisée
et lasse de ce genre de productions, si difficiles à tenir dans les conditions actuelles du théâtre.
J’avais décidé d’une forme de repli... C’est ce texte-là qui m’a fait revenir sur cette décision
qui n’en était pas une il s’agissait plus d’un état de fait que d’une décision. C’est ce texte
qui m’a redonné le goût de l’aventure collective.
Je l’ai découvert un peu par hasard, dans le cadre des Lundis en coulisses – pas tout à fait par
hasard à vrai dire : nous avions déjà lu des textes de Philippe Malone ; cette écriture me
passionnait vraiment. Mais en même temps, j’avais avec III une réelle difficulté. Je lisais le
texte mais j’avais l’impression de ne pas réussir complètement à l’entendre, dans tous les sens
du terme. J’avais besoin de la levée des voix pour le rencontrer. C’est cette rencontre qui a eu
lieu un matin de février il y a quatre ans, au cours d’un Lundi en coulisses. Des acteurs, au
hasard, se lèvent pour aller lire le texte. On devait être 25 à assister à la lecture et, au fur et à
mesure que les acteurs lisaient, on n’arrêtait pas de se regarder, de se pincer parce qu’on se
disait : « C’est incroyable ! Ce texte est fait pour nous. » À l’époque, le texte nous parlait
évidemment de l’élection de Sarkozy… D’une réalité collective qui nous atteignait chacun
intimement. Mais le plus surprenant peut-être, c’est que le texte semblait fait pour ces acteurs-
là. Dans leur bouche, à travers le plaisir de leur découverte, tout prenait sens, tout prenait
forme. Et je découvrais à quel point la pièce était tout à la fois violente et drôle. Pleine de
sauvagerie et d’humour. Je me suis dit qu’on avait une chance incroyable : lire un texte si
saisissant, si immédiatement efficient qu’il faut absolument lui donner place et voix et corps.
Et justement, il venait de prendre corps dans le corps de ces acteurs… L’aventure est née de
là.
S.D. La distribution aujourd’hui est-elle la même qu’il y a quatre ans ?
G.D. Non, ce n’est pas exactement la même. En quatre ans, il se passe forcément des choses
dans la vie privée des gens, comme dans la vie des groupes. La disponibilité des uns et des
autres n’est pas évidente à tenir sur un parcours aussi long, et pourtant… Trois des cinq
acteurs du groupe de départ sont bien là : Liliane David (La Mère), Pierre Germain (Norfolk)
et Christian Scelles (Richard). Une des comédiennes, qui jouait Anne, nous a quittés très vite ;
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le rôle a principalement été travaillé par Emma Mathoulin qui nous a rapidement rejoints dans
l’aventure… Et assez récemment, il y a eu un départ, et une rencontre : l’arrivée inattendue
d’un acteur, Nicolas Rappo, qui m’a permis de revisiter le rôle de Buckingham. Pour moi,
c’est la vie normale d’un travail de création. On pourrait presque dire que malheureusement,
quand on travaille sur un temps court, on se met à l’abri de ces « accidents de parcours » qui
se révèlent souvent féconds… Dans le mode de travail que nous avons adopté, on a fait le pari
des rencontres, du fragile, du vivant…
« III raconte la vacuité, le gouffre de nos sociétés »
S.D. Pour toi, III, ça raconte quoi ?
G.D. III raconte le pouvoir quand on l’a sans projet, quand on l’a sans autre vouloir. C’est
l’histoire d’un homme qui hérite d’une toute puissance absolue mais qui n’a d’autre projet que
d’en faire l’épreuve, et qui, expérimentant, grâce à la soumission des autres, l’absence de
limites opposées à l’arbitraire de la situation, ira jusqu’à provoquer les pires désastres, et bien
sûr le sien. III raconte la vacuité, met en scène un univers complètement autocentré et
totalement vide. Un présent vidé d’avenir, comme de passé. Ça raconte donc le gouffre, qui
est, je trouve, celui de beaucoup d’individus dans notre société mais qui est, de manière très
métaphorique, le gouffre même de notre société, du capitalisme actuel.
© Émile Zeizig
Photo de répétition
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S.D. Tu disais tout à l’heure qu’il y a quatre ans, le texte résonnait avec l’élection de Sarkozy.
Tu trouves toujours le même écho dans le texte avec la préparation de l’élection
présidentielle ?
G.D. Je suis très heureuse que ce projet nous ait accompagnés durant tout le quinquennat…
Qu’il m’ait permis à chaque instant de me reposer la question de Badiou, De quoi Sarkozy est-
il le nom ? Mais ce qu’il y a de fascinant, c’est qu’au fur et à mesure qu’on replongeait dans
le texte – parce qu’on a fait plusieurs sessions de travail, parfois distantes de six mois, de huit
mois –, on avait l’impression que ça nous parlait de l’actualité brûlante du moment. Quand on
l’a découvert, c’était l’élection de Sarkozy ; plus tard, c’était l’affaire Bettencourt ; à un autre
moment, les émeutes de la faim, plus récemment les « printemps arabes »… Le texte évoquait
à chaque moment l’actualité la plus récente, alors qu’il vient de beaucoup plus loin dans le
temps (il a été écrit il y a plus de cinq ans…). On a l’impression qu’il y a quelque chose dans
l’écriture de Philippe qui reste suffisamment ouvert pour accueillir les éléments de l’actualité
les plus vibrants, les plus violents, les plus imprévisibles. Pour revenir à ta question, disons
qu’au début, c’était plutôt la première partie du texte, l’accession au pouvoir, qui nous faisait
penser à Sarkozy ; aujourd’hui, j’aimerais penser que c’est la deuxième partie, le
renversement, la chute, qui sont en lien avec notre actualité.
S.D. Même si la chute aboutit à la mise en place de Buckingham qui met à son profit la
Révolution ?
G.D. À quoi aboutira la chute de Sarkozy ? La question reste ouverte. Nous, nos
représentations, cette saison, s’arrêteront juste avant le deuxième tour des élections. La
réponse appartient à beaucoup plus de gens que nous.
S.D. Tout à l’heure, tu disais que tu trouvais cette écriture violente à la lecture, que tu l’avais
découverte drôle à la lecture à voix haute. Tu dirais que c’est une pièce comique, tragique ? Je
parle de tragique parce que Philippe Malone dit lui-même que sa pièce l’est, les personnages
étant lucides face à leur situation.
G.D. III est une pièce et comique, et tragique, et poétique, et incroyablement brutale… C’est
qu’on rejoint l’écriture de Shakespeare, dans la capacité à nouer ensemble des choses qui
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d’habitude ne le sont pas : un très haut niveau de langue et en même temps, une brutalité, une
férocité inouïe des situations ; la poésie et le cynisme. Je trouve que le grand art de Philippe,
c’est d’arriver à tout prendre dans une même pâte et à faire lever cette pâte-là dans quelque
chose qui est avant tout une magnifique machine à jouer. Si je n’arrivais pas à le lire et si ça a
pris à ce point-là fulgurance et évidence quand je l’ai entendu, c’est parce que c’est dans le
soulèvement de la langue et dans la brutalité et l’ambiguïté des situations, des oppositions, des
conflits qui sont mis en jeu qu’on entend réellement la charge. À la lecture silencieuse,
j’entendais le côté sombre de l’affaire, j’entendais une certaine poésie noire, mais il n’y a pas
que ça. Mise dans le corps des acteurs, apparaît une incandescence de cette langue, qui est
aussi très ludique. Et touche au saisissement, à l’émotion pure.
« Faire entendre le surgissement du texte dans la mise en scène »
S.D. Tu as eu quatre ans pour préparer ta mise en scène, sans que tu le saches forcément. Est-
ce qu’au fil des étapes, il y a des choses qui se sont esquissées ? Est-ce que vous avez exploré
différentes directions et qu’aujourd’hui tu sais vers où tu veux aller ?
G.D. Je dirais que j’ai eu une chance incroyable, celle de pouvoir ne pas prendre de décision
pendant longtemps, de ne pas avoir à avoir d’idées sur les choses. Au départ, mon travail
consistait à créer les situations d’expérimentation souvent en public. Il s’agissait de trouver
des lieux qui acceptaient de nous prendre en résidence pour des mises en espace, pour des
laboratoires. J’ai pu beaucoup observer ce qui se passait entre les acteurs et le texte et surtout
entre les acteurs, le texte et le public – un public qui était convié, d’abord, à entendre, puis, de
plus en plus, à voir ce qui se passait. Car les acteurs, d’esquisse en esquisse, s’engageaient de
plus en plus dans l’interprétation, presque naturellement. Je me suis laissée habiter, imbiber,
imprégner jusqu’à ce qu’une d’évidence se fasse jour, qui accueille et retienne toute la
puissance magique du texte. Celle-ci est si forte que c’est elle qui nous a conduits, ou
rattrapés. Il n’y a pas eu d’expérimentations formelles. On a laissé les choses se creuser
d’elles-mêmes et nous apparaître. Encore aujourd’hui, la mise en scène reste très simple :
faire entendre le surgissement du texte, dans un certain dépouillement, dans un certain
minimalisme, et favoriser la rencontre sensible avec le public qui vient nous voir, voilà à quoi
j’aspire.
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