ÊTRE DE LA BONNE TAILLE.
JOHN BURDON SANDERSON HALDANE.
LA TRADUCTION DANS CONFÉRENCE d’un texte traitant de biologie
— même si ce texte a été écrit pour un large public, et a été publié
dans une revue généraliste — demande quelques éclaircisse-
ments. Non que la biologie soit ici mal considérée (encore qu’il y aurait à
dire sur la façon dont elle est généralement envisagée et pratiquée
aujourd’hui) ; mais on sait que qui trop embrasse mal étreint et qu’un
exercice fécond de la pensée suppose certains choix. Or, comme ses lec-
teurs le savent, Conférence ne s’inscrit pas dans le sillage de Nature ou
Science. Cela étant, ce n’est pas directement que nous sommes arrivés
au texte du grand généticien britannique J.B.S. Haldane (1892-1964) ici
proposé, mais par l’intermédiaire d’un homme singulier, Leopold Kohr.
Kohr, en partie parce que ses idées contredisent le mondialisme et le
sans-frontiérisme ambiants, en partie parce qu’il était un homme sans
prétentions et ne se mettait jamais en avant, est demeuré peu connu,
sinon dans des cercles restreints ; et quand son nom est évoqué, c’est sou-
vent à travers l’influence qu’il a pu exercer sur l’économiste anglais
Ernst Friedrich Schumacher, auteur en 1973 d’un essai à succès dont le
titre est devenu un slogan : Small Is Beautiful. Cependant, comme Ivan
Illich l’a souligné dans une conférence prononcée en hommage à Kohr,
sa pensée va bien au-delà d’une simple apologie du petit. « Kohr reste
aujourd’hui un prophète parce que même les théoriciens du small is
beautiful n’ont pas encore découvert que la beauté et le bien ne sont pas
une affaire de taille, en dimensions ou en intensité, mais une question de
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proportions. […] Bien peu ont saisi le cœur de son propos : l’importance
qu’il accorde à la proportionnalité. S’inspirant de lui, beaucoup sont
allés jusqu’à chérir tout ce qui est petit1. » Il est bien certain que dans le
monde actuel, en proie au gigantisme, aux excroissances monstrueuses,
à la mondialisation compulsive, le sens des proportions doit pousser par-
tout à la réduction d’échelle. Pourtant, cet aspect circonstanciel ne doit
pas faire oublier le principe directeur : non pas l’apologie du petit en
tant que tel, mais la recherche, en toutes choses, de la taille la plus
appropriée pour l’épanouissement de la vie humaine.
L’Anschluss, en 1938, a conduit Kohr à quitter l’Autriche où il était
né, en 1909, dans la petite ville d’Oberndorf. Il n’en a pas moins gardé,
toute sa vie, la conviction que l’unité de distance pertinente pour orga-
niser une société saine était de l’ordre de celle séparant Oberndorf de
Salzbourg, la capitale du Land, située à vingt-deux kilomètres2. Afin
d’étayer son propos — pour chaque chose humaine, il existe une juste
mesure —, Kohr n’a pas hésité à recourir à l’analogie avec la nature.
De fait, une des idées qui se dégage des études morphologiques menées
en biologie par D’Arcy Thompson ou J.B.S. Haldane est que la taille
des organismes n’est pas une donnée indépendante de leur organisa-
tion. Au contraire, un certain type d’organisation ne saurait se déve-
CONFÉRENCE
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1«The Wisdom of Leopold Kohr », 1994. Une traduction française de cette
conférence est disponible dans le recueil de textes d’Ivan Illich intitulé
La Perte des sens (trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004).
2Kohr, dans son exil, est devenu citoyen américain. De 1943 à 1955, il a
enseigné l’économie et la philosophie politique à l’Université de Rut-
gers (New Jersey) puis, de 1955 à 1973, a été professeur d’économie et
d’administration publique à l’Université de Porto Rico.Aux grands pro-
grammes de développement, déracinant les populations et détruisant
leurs modes de vie, il a opposé sa théorie et sa pratique du développe-
ment endogène. C’est sur ses conseils qu’en 1967, la nouvelle répu-
blique d’Anguilla refusa de livrer ses côtes aux sociétés hôtelières amé-
ricaines et au projet portuaire d’Aristote Onassis, qui prétendaient
« développer » l’île. Kohr est revenu en Europe en 1973 et, après avoir
encore enseigné quelque temps au pays de Galles, a vécu à Gloucester
où il s’est éteint en 1994.
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lopper sainement qu’à l’intérieur de certaines dimensions. Certes, la
science moderne refuse toute force conclusive au raisonnement par
analogie, et le passage de la biologie à la réflexion sur les sociétés
humaines ne doit pas être pratiqué sans précautions. Aussi bien, ne
faut-il pas se méprendre sur le sens de la comparaison à laquelle Kohr
a pu avoir recours. Dans l’Iliade, Homère compare la résistance des
lignes grecques, devant les assauts troyens menés par Hector, à celle
qu’oppose un rocher aux vagues énormes de l’océan (chant XV, 615-
621). Cependant, le rocher ne peut donner une image parlante d’un
comportement humain que si ce rocher est préalablement perçu de
façon anthropomorphique : « l’immobilité de la falaise contre laquelle
viennent se briser les vagues est interprétée comme une résistance, de
la même façon que l’homme résiste fermement dans le danger ». Il n’y
a donc pas simple transfert du registre des éléments naturels à celui
des comportements humains, mais mise en relation réciproque — à la
façon anthropomorphique de considérer le rocher face à la mer
répond la façon « pétromorphique » qu’a l’homme de considérer sa
résistance aux assauts de l’ennemi. Comme le résume Bruno Snell,
auquel nous avons emprunté cet exemple homérique : « [L’homme] ne
prend conscience de son comportement qu’en interprétant le rocher en
fonction de l’être humain, ce qui lui permet de trouver l’expression
adéquate pour le décrire. Pour comprendre les comparaisons, il est
fondamental de se souvenir que l’homme ne se perçoit et ne se com-
prend lui-même qu’à travers cet écho3. » Ainsi faut-il envisager la place
de la biologie dans la réflexion de Kohr sur les sociétés humaines : non
pas ce dont on prétendrait déduire ce qui doit être, mais ce qui nous
permet de saisir, par analogie, certains aspects de notre situation. À ce
titre, le texte qui suit peut se révéler hautement instructif. Haldane se
risque lui-même, à la fin de son article, à formuler quelques considéra-
tions politiques. Si un mot critique nous est permis : ce n’est pas sur ce
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3La découverte de l’esprit – La genèse de la pensée européenne chez les
Grecs, trad. Marianne Charrière et Pascale Escaig, Combas, Éditions de
l’Éclat, coll. Polemos, 1994, pp. 269-270.
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terrain qu’il est le meilleur. Pour prolonger la réflexion mieux vaut,
alors, se tourner vers Leopold Kohr ou Ivan Illich.
Olivier Rey.
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Être de la bonne taille4.
Les différences les plus évidentes entre les divers animaux
sont des différences de taille mais, pour une raison ou une autre,
les zoologistes ont accordé à ces dernières une attention singuliè-
rement réduite. Dans un épais manuel scolaire de zoologie que
j’ai sous les yeux, je ne trouve nulle part mentionné que l’aigle est
plus grand que le moineau, que l’hippopotame est plus gros que
le lièvre — bien que quelques indications soient données du bout
des lèvres à propos de la souris et de la baleine. Et pourtant, il
serait facile de montrer qu’un lièvre ne saurait avoir les dimen-
sions d’un hippopotame, ni une baleine celles d’un hareng. Pour
chaque animal il existe une taille adéquate, et une grande varia-
tion de taille entraîne nécessairement un changement de forme.
Pour prendre l’exemple le plus flagrant, considérons un
homme de taille gigantesque, haut de dix-huit mètres [soixante
pieds] — à peu près la taille des géants Pape et Païen tels qu’ils
figuraient dans l’édition illustrée du Voyage du Pèlerin de mon
enfance5. Ces monstres n’étaient pas seulement dix fois plus hauts
que Christian, mais aussi dix fois plus larges et dix fois plus épais,
de sorte que leur poids total était mille fois le sien, soit environ
quatre-vingts ou quatre-vingt dix tonnes. Malheureusement, leurs
os avaient une section transverse qui valait seulement cent fois
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4Titre original : On Being the Right Size. Cet article a été publié pour la
première fois en mars 1926 dans Harper’s Magazine, et repris dans Pos-
sible Worlds and Other Essays, Harper and Brothers, London, 1927.
5Référence à l’œuvre de John Bunyan, The Pilgrim’s Progress from This
World to That Which Is to Come (1678), dont la première partie raconte le
voyage de Christian vers la Cité céleste. Les géants Païen et Pape y
apparaissent comme des allégories du paganisme et du catholicisme
romain, persécutant la vraie religion (c’est-à-dire, selon Bunyan, la reli-
gion réformée). [Les notes sont du traducteur.]
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