être de la bonne taille.

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ÊTRE DE LA BONNE TAILLE.
JOHN BURDON SANDERSON HALDANE.
A TRADUCTION DANS CONFÉRENCE d’un texte traitant de biologie
— même si ce texte a été écrit pour un large public, et a été publié
dans une revue généraliste — demande quelques éclaircissements. Non que la biologie soit ici mal considérée (encore qu’il y aurait à
dire sur la façon dont elle est généralement envisagée et pratiquée
aujourd’hui) ; mais on sait que qui trop embrasse mal étreint et qu’un
exercice fécond de la pensée suppose certains choix. Or, comme ses lecteurs le savent, Conférence ne s’inscrit pas dans le sillage de Nature ou
Science. Cela étant, ce n’est pas directement que nous sommes arrivés
au texte du grand généticien britannique J.B.S. Haldane (1892-1964) ici
proposé, mais par l’intermédiaire d’un homme singulier, Leopold Kohr.
Kohr, en partie parce que ses idées contredisent le mondialisme et le
sans-frontiérisme ambiants, en partie parce qu’il était un homme sans
prétentions et ne se mettait jamais en avant, est demeuré peu connu,
sinon dans des cercles restreints ; et quand son nom est évoqué, c’est souvent à travers l’influence qu’il a pu exercer sur l’économiste anglais
Ernst Friedrich Schumacher, auteur en 1973 d’un essai à succès dont le
titre est devenu un slogan : Small Is Beautiful. Cependant, comme Ivan
Illich l’a souligné dans une conférence prononcée en hommage à Kohr,
sa pensée va bien au-delà d’une simple apologie du petit. « Kohr reste
aujourd’hui un prophète parce que même les théoriciens du small is
beautiful n’ont pas encore découvert que la beauté et le bien ne sont pas
une affaire de taille, en dimensions ou en intensité, mais une question de
L
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proportions. […] Bien peu ont saisi le cœur de son propos : l’importance
qu’il accorde à la proportionnalité. S’inspirant de lui, beaucoup sont
allés jusqu’à chérir tout ce qui est petit1. » Il est bien certain que dans le
monde actuel, en proie au gigantisme, aux excroissances monstrueuses,
à la mondialisation compulsive, le sens des proportions doit pousser partout à la réduction d’échelle. Pourtant, cet aspect circonstanciel ne doit
pas faire oublier le principe directeur : non pas l’apologie du petit en
tant que tel, mais la recherche, en toutes choses, de la taille la plus
appropriée pour l’épanouissement de la vie humaine.
L’Anschluss, en 1938, a conduit Kohr à quitter l’Autriche où il était
né, en 1909, dans la petite ville d’Oberndorf. Il n’en a pas moins gardé,
toute sa vie, la conviction que l’unité de distance pertinente pour organiser une société saine était de l’ordre de celle séparant Oberndorf de
Salzbourg, la capitale du Land, située à vingt-deux kilomètres2. Afin
d’étayer son propos — pour chaque chose humaine, il existe une juste
mesure —, Kohr n’a pas hésité à recourir à l’analogie avec la nature.
De fait, une des idées qui se dégage des études morphologiques menées
en biologie par D’Arcy Thompson ou J.B.S. Haldane est que la taille
des organismes n’est pas une donnée indépendante de leur organisation. Au contraire, un certain type d’organisation ne saurait se déve1
« The Wisdom of Leopold Kohr », 1994. Une traduction française de cette
conférence est disponible dans le recueil de textes d’Ivan Illich intitulé
La Perte des sens (trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004).
2
Kohr, dans son exil, est devenu citoyen américain. De 1943 à 1955, il a
enseigné l’économie et la philosophie politique à l’Université de Rutgers (New Jersey) puis, de 1955 à 1973, a été professeur d’économie et
d’administration publique à l’Université de Porto Rico. Aux grands programmes de développement, déracinant les populations et détruisant
leurs modes de vie, il a opposé sa théorie et sa pratique du développement endogène. C’est sur ses conseils qu’en 1967, la nouvelle république d’Anguilla refusa de livrer ses côtes aux sociétés hôtelières américaines et au projet portuaire d’Aristote Onassis, qui prétendaient
« développer » l’île. Kohr est revenu en Europe en 1973 et, après avoir
encore enseigné quelque temps au pays de Galles, a vécu à Gloucester
où il s’est éteint en 1994.
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lopper sainement qu’à l’intérieur de certaines dimensions. Certes, la
science moderne refuse toute force conclusive au raisonnement par
analogie, et le passage de la biologie à la réflexion sur les sociétés
humaines ne doit pas être pratiqué sans précautions. Aussi bien, ne
faut-il pas se méprendre sur le sens de la comparaison à laquelle Kohr
a pu avoir recours. Dans l’Iliade, Homère compare la résistance des
lignes grecques, devant les assauts troyens menés par Hector, à celle
qu’oppose un rocher aux vagues énormes de l’océan (chant XV, 615621). Cependant, le rocher ne peut donner une image parlante d’un
comportement humain que si ce rocher est préalablement perçu de
façon anthropomorphique : « l’immobilité de la falaise contre laquelle
viennent se briser les vagues est interprétée comme une résistance, de
la même façon que l’homme résiste fermement dans le danger ». Il n’y
a donc pas simple transfert du registre des éléments naturels à celui
des comportements humains, mais mise en relation réciproque — à la
façon anthropomorphique de considérer le rocher face à la mer
répond la façon « pétromorphique » qu’a l’homme de considérer sa
résistance aux assauts de l’ennemi. Comme le résume Bruno Snell,
auquel nous avons emprunté cet exemple homérique : « [L’homme] ne
prend conscience de son comportement qu’en interprétant le rocher en
fonction de l’être humain, ce qui lui permet de trouver l’expression
adéquate pour le décrire. Pour comprendre les comparaisons, il est
fondamental de se souvenir que l’homme ne se perçoit et ne se comprend lui-même qu’à travers cet écho3. » Ainsi faut-il envisager la place
de la biologie dans la réflexion de Kohr sur les sociétés humaines : non
pas ce dont on prétendrait déduire ce qui doit être, mais ce qui nous
permet de saisir, par analogie, certains aspects de notre situation. À ce
titre, le texte qui suit peut se révéler hautement instructif. Haldane se
risque lui-même, à la fin de son article, à formuler quelques considérations politiques. Si un mot critique nous est permis : ce n’est pas sur ce
3
La découverte de l’esprit – La genèse de la pensée européenne chez les
Grecs, trad. Marianne Charrière et Pascale Escaig, Combas, Éditions de
l’Éclat, coll. Polemos, 1994, pp. 269-270.
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terrain qu’il est le meilleur. Pour prolonger la réflexion mieux vaut,
alors, se tourner vers Leopold Kohr ou Ivan Illich.
Olivier Rey.
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Être de la bonne taille 4.
Les différences les plus évidentes entre les divers animaux
sont des différences de taille mais, pour une raison ou une autre,
les zoologistes ont accordé à ces dernières une attention singulièrement réduite. Dans un épais manuel scolaire de zoologie que
j’ai sous les yeux, je ne trouve nulle part mentionné que l’aigle est
plus grand que le moineau, que l’hippopotame est plus gros que
le lièvre — bien que quelques indications soient données du bout
des lèvres à propos de la souris et de la baleine. Et pourtant, il
serait facile de montrer qu’un lièvre ne saurait avoir les dimensions d’un hippopotame, ni une baleine celles d’un hareng. Pour
chaque animal il existe une taille adéquate, et une grande variation de taille entraîne nécessairement un changement de forme.
Pour prendre l’exemple le plus flagrant, considérons un
homme de taille gigantesque, haut de dix-huit mètres [soixante
pieds] — à peu près la taille des géants Pape et Païen tels qu’ils
figuraient dans l’édition illustrée du Voyage du Pèlerin de mon
enfance5. Ces monstres n’étaient pas seulement dix fois plus hauts
que Christian, mais aussi dix fois plus larges et dix fois plus épais,
de sorte que leur poids total était mille fois le sien, soit environ
quatre-vingts ou quatre-vingt dix tonnes. Malheureusement, leurs
os avaient une section transverse qui valait seulement cent fois
Titre original : On Being the Right Size. Cet article a été publié pour la
première fois en mars 1926 dans Harper’s Magazine, et repris dans Possible Worlds and Other Essays, Harper and Brothers, London, 1927.
5
Référence à l’œuvre de John Bunyan, The Pilgrim’s Progress from This
World to That Which Is to Come (1678), dont la première partie raconte le
voyage de Christian vers la Cité céleste. Les géants Païen et Pape y
apparaissent comme des allégories du paganisme et du catholicisme
romain, persécutant la vraie religion (c’est-à-dire, selon Bunyan, la religion réformée). [Les notes sont du traducteur.]
4
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celle des os de Christian, si bien que chaque centimètre carré de
ces os de géant avait à supporter dix fois le poids porté par un os
humain. Étant donné que le fémur humain se brise sous un poids
équivalent à dix fois le poids d’un homme, Pape et Païen se
seraient cassé la jambe au premier pas. Sans doute est-ce pour
cela que, sur l’image dont j’ai souvenir, ils étaient assis — mais
l’admiration vouée à Christian et à Jacques, le tueur de géants6,
s’en trouve aussi amoindrie.
Pour en venir à la zoologie, supposons qu’une gazelle, gracieuse petite créature aux longues pattes, devienne de plus en
plus grande. Ses os se briseront, à moins que l’augmentation de
taille ne s’accompagne de l’une ou l’autre de ces évolutions : les
pattes se raccourcissent et grossissent, comme chez le rhinocéros,
de sorte que chaque unité de masse a à peu près la même épaisseur d’os pour la soutenir ; ou alors, le corps se comprime, et les
pattes s’allongent en oblique pour accroître la stabilité, comme
chez la girafe. Je mentionne ces deux animaux parce qu’ils se
trouvent appartenir au même ordre que la gazelle, et sont l’un
comme l’autre des réussites du point de vue mécanique, très
rapides à la course.
La pesanteur, une simple contrainte pour Christian, était un
fléau épouvantable pour Pape, Païen et Désespoir7. Pour une souris, ou tout animal plus petit qu’une souris, elle est pratiquement
sans danger. On peut laisser tomber une souris dans un puits de
mine de mille mètres de profondeur : quand elle atteint le fond
elle reçoit un léger choc et se remet à trotter, pourvu que le sol
soit assez souple. Un rat est tué, un homme fracassé, un cheval
explose. Cela parce que la résistance de l’air au mouvement est
Jack the Giant Killer est un conte publié en Angleterre au début du
siècle, situé à l’époque du roi Arthur et narrant les exploits d’un
garçon qui, par son courage et son astuce, vient à bout d’une série de
géants.
7
Autre géant du Pilgrim’s Progress, qui enferme et tue les chrétiens
dans son château du Doute.
6
XVIIIe
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proportionnelle à la surface de l’objet. Lorsqu’on divise la longueur, la largeur et la hauteur d’un animal par dix, son poids est
divisé par mille, mais sa surface seulement par cent, ce qui fait
que le rapport entre la résistance à la chute et la force de gravitation est multiplié par dix.
Un insecte, de ce fait, ne craint rien de la pesanteur : les
chutes sont pour lui sans danger, et il n’a pas grande peine à s’accrocher au plafond. Il peut aller jusqu’à s’appuyer sur des pattes
aux formes aussi élégantes et fantastiques que celles du faucheux.
En revanche, il existe une force aussi redoutable pour un insecte
que l’est la pesanteur pour les mammifères : la tension superficielle. Un homme qui sort d’un bain porte sur lui un film d’eau
épais d’environ un demi-millimètre, pesant au total à peu près
une livre. Une souris trempée doit porter l’équivalent de son
propre poids en eau. Une mouche trempée, elle, a à soulever plusieurs fois son propre poids et, comme chacun sait, une mouche
qui a été mouillée par de l’eau ou un autre liquide se trouve en
très mauvaise posture. Un insecte qui cherche à boire court un
danger aussi grand qu’un homme qui, dans sa quête de nourriture, se penche au-dessus d’un précipice. Si jamais l’insecte
tombe sous l’emprise de la tension superficielle de l’eau — c’està-dire, se retrouve mouillé — il est probable qu’il restera tel jusqu’à mourir d’asphyxie. Quelques insectes, comme les coléoptères dulçaquicoles8, ont trouvé le moyen d’échapper à la
mouillure ; mais la majorité d’entre eux doivent se tenir à distance
respectable du liquide qu’ils absorbent au moyen d’une longue
trompe.
Bien entendu, les grands animaux terrestres connaissent leurs
propres difficultés, de nature différente. Ils sont obligés de propulser leur sang à des hauteurs qui dépassent celles d’un homme
et, par conséquent, ont besoin d’une pression artérielle supérieure
et de vaisseaux plus résistants. Si beaucoup d’hommes meurent
8
Insectes aquatiques tels les dytiques.
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d’accidents vasculaires, cela est encore plus vrai des éléphants ou
des girafes. En fait, les animaux de toutes sortes rencontrent des
difficultés spécifiques liées à leur taille. Un petit animal typique,
disons un ver microscopique ou un rotifère9, a une peau lisse à travers laquelle l’oxygène qui lui est nécessaire peut pénétrer, un
intestin rectiligne à la surface suffisante pour absorber la nourriture, et un unique rein. En multipliant ses dimensions par dix
dans toutes les directions, son poids est multiplié par mille, de
sorte que si le nouveau ver entend utiliser ses muscles aussi efficacement que son frère miniature, ses besoins quotidiens en nourriture et oxygène seront multipliés par mille, et il rejettera mille fois
plus de déchets. Mais si sa forme est inchangée, sa surface sera
seulement cent fois supérieure, ce qui signifie que dix fois plus
d’oxygène devra traverser chaque millimètre carré de peau par
minute, dix fois plus de nourriture devra traverser chaque millimètre carré d’intestin. Quand peau et intestin atteignent leurs
limites d’absorption, un moyen doit être trouvé d’augmenter leur
surface. Par exemple, une partie de la peau pourra s’évaginer en
forme de touffes qui donneront des branchies, ou s’invaginer pour
donner des poumons, qui augmenteront la surface d’absorption
de l’oxygène en rapport avec la corpulence de l’animal. La surface
des poumons humains, par exemple, est de l’ordre de cent mètres
carrés. De façon similaire l’intestin, au lieu d’être rectiligne et
lisse, s’enroulera et se couvrira de plis et de villosités, tandis que
d’autres organes gagneront eux aussi en complexité. Les animaux
les plus évolués ne sont pas de plus grande taille que les moins
évolués parce qu’ils sont plus complexes, ils sont plus complexes
parce qu’ils sont de plus grande taille. La même chose est vraie
pour les plantes. Les plantes les plus simples, comme les algues
9
Classe de vers dont la plupart sont aquatiques et mesurent quelques
dixièmes de millimètre, devant leur nom aux deux couronnes ciliées
qui entourent leur bouche et qui, en battant, peuvent donner l’impression de deux roues tournantes.
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vertes qui croissent dans les eaux stagnantes ou sur l’écorce des
arbres, sont de simples cellules de forme sphérique. Les plantes
plus évoluées augmentent leur surface en poussant vers l’extérieur
des feuilles et des racines. L’anatomie comparée est pour une large
part l’histoire du combat pour accroître la surface relativement au
volume. Certaines des méthodes employées se révèlent efficaces
dans certaines limites, mais incapables d’être utilisées au-delà. Par
exemple, alors que les vertébrés transportent l’oxygène depuis les
branchies ou les poumons jusqu’au reste du corps par l’intermédiaire du sang, les insectes apportent l’air directement à chaque
portion de leurs tissus au moyen de fins tubes en culs-de-sacs
appelés trachées, ouverts en une multitude de points de la surface
[les stigmates]. Bien que, par leurs mouvements respiratoires, les
insectes puissent renouveler l’air dans la partie du système trachéal qui donne sur l’extérieur, l’oxygène doit pénétrer les
branches plus fines [trachéoles] par simple diffusion. Les gaz
n’ont pas de difficulté à se diffuser ainsi sur de très petites distances, de l’ordre de quelques fois la distance moyenne parcourue
par une molécule entre deux collisions avec d’autres molécules.
Mais quand un voyage aussi long — du point de vue d’une molécule — qu’un demi-centimètre a été accompli, le processus se
ralentit. Il en résulte que les parties du corps d’un insecte éloignées de plus d’un demi-centimètre de la surface seraient toujours à court d’oxygène. On comprend, dès lors, qu’il n’existe
presque aucun insecte qui ait plus d’un demi-centimètre d’épaisseur. Les crabes terrestres sont construits sur le même plan général que les insectes — tout en se montrant beaucoup moins agiles.
Cependant, ils disposent comme nous d’un système sanguin pour
transporter l’oxygène, ce qui leur permet de devenir beaucoup
plus gros que n’importe quel insecte. Si les insectes avaient trouvé
un procédé pour faire circuler l’air à travers leurs tissus au lieu de
le laisser seulement les pénétrer, ils auraient très bien pu devenir
aussi gros que des homards, même si d’autres motifs les auraient
empêché d’atteindre la taille d’un homme.
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Des considérations du même ordre s’appliquent au vol. Un
principe élémentaire de l’aéronautique stipule que la vitesse de
décrochage d’un aéroplane d’une forme donnée varie avec la
racine carrée de sa longueur : si ses dimensions sont multipliées
par quatre, il doit voler deux fois plus vite. Dans le même temps,
la puissance nécessaire requise pour atteindre cette vitesse
minimale augmente plus rapidement que le poids de la
machine. De sorte que le grand aéroplane, qui pèse soixantequatre fois plus que le petit, a besoin de cent vingt-huit fois sa
puissance pour se maintenir en l’air10. En appliquant le même
principe aux oiseaux, on s’aperçoit que la limite de taille les
concernant est vite atteinte. Un ange dont les muscles ne développeraient pas davantage de puissance par unité de masse que
ceux d’un aigle ou d’un pigeon aurait besoin d’une poitrine faisant saillie de plus d’un mètre pour accueillir les muscles mouvant les ailes, tandis que, pour économiser du poids, ses jambes
devraient se réduire à de simples échasses. En fait, ce n’est pas
d’abord en battant des ailes qu’un grand oiseau comme l’aigle
ou le milan se maintient en l’air, mais en tirant parti des courants ascendants. Et même ce procédé devient de plus en plus
difficile à mettre en œuvre au fur et à mesure que la taille s’accroît. Si tel n’était pas le cas, les aigles pourraient devenir aussi
gros que des tigres, et aussi redoutables pour l’homme que des
avions ennemis.
Examinons maintenant quelques avantages attachés à une
grande taille. Un des plus flagrants est qu’elle permet de conserver la chaleur. Tout animal à sang chaud perd, au repos, la même
10
Le raisonnement est ici difficile à suivre, d’une part parce qu’il n’est
pas précisé dans quelle mesure « la puissance nécessaire requise pour
atteindre cette vitesse minimale augmente plus rapidement que le
poids de la machine », d’autre part parce que le surcroît de puissance
exigé par un doublement de la vitesse n’est pas non plus indiqué. Reste
que la conclusion générale est correcte : la puissance à développer par
unité de poids pour voler croît avec la taille.
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quantité de chaleur par unité de surface cutanée11, ce qui
engendre un besoin en nourriture proportionnel à la surface et
non au poids. Cinq mille souris pèsent autant qu’un homme, mais
la somme de leurs surfaces et de leurs consommations respectives
en nourriture et oxygène sont environ dix-sept fois supérieures.
En fait, une souris absorbe chaque jour à peu près le quart de son
poids en nourriture, l’essentiel de cet apport servant à maintenir
sa température. Pour la même raison, les petits animaux ne peuvent pas survivre dans les pays froids. Dans les régions arctiques
on ne trouve ni reptiles ni amphibiens, ni petits mammifères. Le
plus petit mammifère vivant au Spitzberg est le renard. Les petits
oiseaux doivent migrer pour passer l’hiver, et les insectes meurent, bien que leurs œufs puissent survivre au gel six mois ou
davantage. Les mammifères qui s’en tirent le mieux dans ces
régions sont les ours, les phoques et les morses.
De même, l’œil demeure un organe assez inefficace tant qu’il
n’atteint pas une certaine taille. Le fond de l’œil humain sur
lequel se projette une image du monde extérieur, comme sur le
film d’un appareil photographique, est composé d’une mosaïque
de cônes et de bâtonnets, dont le diamètre est légèrement supérieur à la longueur d’onde moyenne des ondes lumineuses incidentes. Chaque œil est pourvu d’environ un demi-million de ces
éléments, et pour que deux objets puissent être distingués l’un de
l’autre, leurs images respectives doivent tomber sur des cônes ou
des bâtonnets différents. Il est évident qu’avec des cônes et des
bâtonnets moins nombreux et plus gros, nous verrions moins distinctement : s’ils étaient deux fois plus larges, deux points
devraient être deux fois plus éloignés pour que nous puissions les
discerner à une distance donnée. En revanche, si leur taille était
diminuée et leur nombre accru, nous n’en verrions pas mieux
11
Abstraction faite des grandes différences induites par l’effet isolant
des fourrures, des couches graisseuses, de la vasoconstriction superficielle, etc.
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pour autant car il est impossible de former une image dont la
définition irait en deçà de la longueur d’onde de la lumière12.
C’est pourquoi un œil de souris n’est pas une réplique à échelle
réduite d’un œil humain. Ses cônes et bâtonnets ne sont guère
plus petits que ceux de sa contrepartie humaine, ce qui fait qu’il
en compte beaucoup moins — et qu’à deux mètres de distance
une souris serait incapable de faire la différence entre le visage
d’un homme et un autre. Pour être d’un quelconque usage, les
yeux des petits animaux doivent être beaucoup plus grands, proportionnellement à leurs corps, que les nôtres. D’un autre côté,
les grands animaux n’ont besoin que d’yeux relativement petits, et
ceux de la baleine ou de l’éléphant ont une taille qui n’excède que
légèrement celle des yeux humains. Pour des raisons beaucoup
plus complexes, le même principe général vaut pour le cerveau.
En comparant le poids des cerveaux pour un ensemble d’animaux
très similaires comme le chat, le guépard, le léopard et le tigre, on
constate que lorsque le poids du corps est multiplié par quatre,
celui du cerveau ne fait que doubler. Les animaux de grande
taille, qui doivent avoir des os proportionnellement plus gros,
peuvent faire des économies sur le cerveau, les yeux et certains
autres organes.
Ce qui précède donne un minuscule échantillon des raisons
qui font que pour chaque type d’animal il existe une taille optimale. Néanmoins, bien que Galilée ait démontré le contraire il y a
plus de trois cents ans13, les gens continuent de croire que si une
puce avait la taille d’un homme, elle aurait une détente verticale
12
Sauf à élargir le spectre perçu du côté de l’ultraviolet, ce que font
certains insectes et oiseaux. Cela étant, des contraintes organiques
interdisent d’aller trop loin dans cette voie.
13
D’une manière générale, l’article de Haldane doit beaucoup aux
remarques formulées par Galilée dans ses Discours et démonstrations
mathématiques concernant deux sciences nouvelles, publiés en 1638 (les
deux sciences nouvelles en question sont la résistance des matériaux et
la dynamique).
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de plusieurs centaines de mètres. En réalité, la hauteur qu’un animal peut atteindre en sautant est moins proportionnelle à sa taille
qu’elle n’en est indépendante. Une puce peut s’élever d’une
soixantaine de centimètres, un homme d’environ un mètre cinquante. Sauter à une hauteur donnée nécessite, en négligeant la
résistance de l’air, une dépense d’énergie proportionnelle au
poids du sauteur. Mais si les muscles du saut représentent une
fraction constante du corps de l’animal, l’énergie développée par
unité de masse musculaire est indépendante de la taille — sous
réserve que cette énergie puisse être exprimée suffisamment rapidement chez le petit animal. Il s’avère que les muscles des
insectes, bien qu’ils puissent se contracter plus vite que les
nôtres, sont moins efficaces, sans quoi une puce ou une sauterelle
pourraient faire des bonds d’un mètre quatre-vingts de haut.
S’il y a une taille optimale pour chaque animal, il en va exactement de même pour chaque institution humaine. Dans la démocratie grecque, tous les citoyens étaient à même d’écouter les orateurs s’exprimer à leur tour et de voter directement les lois. Leurs
philosophes en concluaient qu’une cité de taille limitée était la
plus grande échelle concevable pour un État démocratique. L’invention anglaise de la démocratie représentative a permis d’envisager une extension du système démocratique à l’échelle de la
nation, et cette possibilité s’est trouvée pour la première fois réalisée aux États-Unis, puis en bien d’autres endroits. Avec le développement de la radiodiffusion il est redevenu possible pour
chaque citoyen d’écouter des orateurs représentatifs exposer
leurs opinions politiques, et l’avenir verra peut-être l’État national renouer avec la forme grecque de la démocratie14. Même le
14
Haldane a lui-même écrit, plus haut : « Si les insectes avaient trouvé un
procédé pour faire circuler l’air à travers leurs tissus au lieu de le laisser
seulement les pénétrer, ils auraient très bien pu devenir aussi gros que
des homards, même si d’autres motifs les auraient empêchés d’atteindre
la taille d’un homme. » Parallèlement, le développement des moyens de
faire circuler discours et informations peut éventuellement permettre à
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referendum n’a été rendu praticable que par l’institution de la
presse quotidienne.
Au biologiste, le problème du socialisme apparaît avant tout
comme un problème d’échelle15. Les socialistes extrémistes voudraient gérer chaque nation comme une entreprise intégrée. Je ne
crois pas que Henry Ford trouverait grande difficulté à diriger
Andorre ou le Luxembourg sur un modèle socialiste. Le personnel
de ses usines est déjà plus nombreux que les populations de ces
contrées. On peut concevoir qu’une association de Fords — à supposer qu’on puisse les trouver —, ferait de Belgique Ltd ou de Danemark Inc. une affaire rentable. Cependant, bien qu’il soit évidemment possible, au sein des plus vastes États, de nationaliser certaines
industries, j’ai autant de mal à me représenter un Empire britannique ou des États-Unis complètement socialisés qu’à imaginer un
éléphant faisant des galipettes ou un hippopotame sautant des haies.
John Burdon Sanderson HALDANE.
(Traduit de l’anglais par Olivier Rey.)
la démocratie de type grec de s’exercer à une échelle dépassant celle de
la cité antique, mais d’autres facteurs entrent en ligne de compte qui
interdisent de dépasser une certaine taille. Montesquieu, dans De l’esprit
des lois, a particulièrement insisté sur l’influence de la taille d’une société
sur la façon dont celle-ci est susceptible de s’organiser. Les grandes
démocraties actuelles ressortissent bien davantage, dans la terminologie
de Montesquieu, au type monarchique (improprement nommé, car bien
davantage caractérisé par une multitude de pouvoirs se limitant les uns
les autres que par le pouvoir d’un seul), qu’au type démocratique ou aristocratique tel que certaines cités antiques ou de la Renaissance italienne
l’incarnèrent. (Pour Kohr, aucune société humaine, sous quelque forme
que ce soit, ne peut vivre correctement au-delà d’un maximum absolu de
douze à quinze millions de membres.)
15
Il est à noter que Haldane se disait lui-même marxiste, et était un
sympathisant du parti communiste de Grande Bretagne auquel il adhérera en 1942 (le statut hégémonique accordé à la théorie génétique de
Lyssenko en URSS est l’un des facteurs qui l’amèneront à quitter le
parti en 1950).
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