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la nuit montrent l’urgence de la regarder non seulement comme un complément du jour — 
parfois un substitut, dans ses formes extrêmes —, mais comme générant une multiplicité 
d’espaces, de temps et de modes de pensée spécifiques. Comprendre comment on pense la 
nuit, comment on pense dans la nuit, et quelles sont les capacités cognitives exercées, 
différentes de celles qui sont mobilisées le jour, voilà, entre autres, les tâches que s’assigne 
l’anthropologie. On observe alors que les unités spatiales et temporelles diurnes sont 
transposées en « mesures nocturnes » : l’espace est dilaté ou rétréci par les perceptions et 
l’expérience, et traduit dans des concepts et des comportements (par exemple les propriétés 
attribuées à des lieux « privés », « publics », « secrets », « intimes », « interdits » etc. dont le 
statut change au cours du cycle circadien). La psychophysiologie met d’ailleurs elle aussi 
l’accent sur la variabilité et l’élasticité des espace-temps perçus et vécus dans différents 
contextes. 
Le sommeil lui-même n’échappe pas à cette malléabilité ; il a été libéré des conditions 
dites « naturelles » : on ne se couche plus guère avec les poules pour se lever dès potron-
minet. Les experts indigènes eux aussi modifient volontairement les cycles du sommeil des 
apprentis chamanes, ouvrant l’accès à des états de conscience altérés. Témoins aussi les faits 
d’activité rituelle, de guerre, de travail, de fêtes (cérémonies, initiations, rave parties, etc.), 
occasions pour lesquelles, et selon l’urgence, les psychotropes retardent le sommeil tandis que 
les somnifères le favorisent. Le sommeil et sa gestion ne sont donc pas des universaux 
intouchables, ils sont aussi objets de contraintes et de stratégies déployées par les acteurs, et le 
déterminisme physiologique est culturellement aménagé. En scrutant les habitudes et les 
croyances de mères florentines et napolitaines à propos du sommeil de leur enfant avant et 
après la naissance, les neurophysiologistes expliquent le contraste entre les configurations 
différentes du sommeil de leurs nouveaux nés7. En sont aussi les témoins des diverses 
interventions relatives à ce temps consacré au repos : apprentissage des veilles, injonctions 
aux enfants, actes à portée persécutrice, militaire, répressive, ce qui relève de la violence 
individuelle ou de ce qui fait intervenir la nuit comme un des paramètres de l’action politique. 
Autre point fascinant abordé par les neurophysiologistes et touchant en même temps au 
formatage culturel du sommeil et aux croyances qui y sont attachées, l’activité cérébrale dans 
cet état d’absence périodique de conscience et de vigilance permet de poser des hypothèses 
fortes sur les relations entre le savoir et la part nocturne de ses sources, de sa conservation, ou 
de sa transformation.  S’ils analysent de façon de plus en plus fine les réseaux 
extraordinairement complexes existant entre les nombreuses et différentes sortes de 
mémoires, les anthropologues doivent de leur côté montrer que chaque société dispose de tout 
un corpus de savoirs et d’imaginaires portant sur les liens entre l’apprentissage et la nuit, et 
sur les interactions entre humains, entités surnaturelles, rêves et savoirs, seulement alors 
possibles. A partir de cette corrélation se  construisent des ensembles mnémotechniques 
sophistiqués, et des procédés d’utilisation ou d’oblitération de la mémoire. 
Du  travail nocturne, l’abondante littérature sociologique nous donne, à l’aide de 
statistiques et de questionnaires, les différents décors, les dramatis personnae, les costumes de 
la hiérarchie, le script ou sous un autre terme, les scénarios. Sur cet essentiel canevas, 
l’ethnographe de terrain sonde les reins et les cœurs des acteurs, analyse les inférences sous le 
discours, et tente d’atteindre le niveau profond où le rôle social s’ancre dans la culture ou 
plutôt, dans nos sociétés globalisées, dans les cultures. Pour ne prendre qu’un seul exemple, 
l’hôpital est le cas emblématique du travail de nuit et nombreuses sont les études  qui 
                                                             
7 Toselli, M., P.  Farneti et P. Salzarulo.  1998.  Maternal representation and Care of Infant sleep, Early 
development and parenting, 7 : 73-78.