ABAAD An academic peer--reviewed journal published by DATIPA Special issue January 2014 Du printemps arabe (Citoyens et non sujets) ــــــــــــــPr. Boukhari ri Hammana Al Umran Al Bashari, Ibn Khaldûn le Montesquieu de l’Orient ــــــــــــــPr. Mohammedi Riahi Rachida ISSN ………………………. Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ An academic peer-reviewed journal published by DATIPA Editor in chief : Director of journal : Dr. Bouchiba Mohamed Pr. Bouarfa Abdelkader Editorial committee : Dr. Belhamame Nadjatte Dr. Megharbi Zine El Abiddine Dr. Kassoul Tabet Dr. Balboula Mostapha Scientific committee : Pr. Abdellaoui Mohammed (Université d’Oran) Pr. Boukaf Abdelrrahmane (Université d’Alger) Pr. Boukrelda Zouaoui (Université d’Oran) Dr. Adala Abdelkader (Université de Mascara) Pr. Bouzid Boumediene (Université d’Oran) Pr. El Hocine El Zaoui (Université d’Oran) Pr. Omar Zaoui (Université d’Oran) Dr. Rezki benaoumer (Université d’Oran) Consultative committee : - Pr.Abdelrrazak Guessoum - Pr.Boukhari Hammana - Pr.Kamal Boumnir (Université d’Alger) (Université d’Oran) (Université d’Alger) - Pr.Abdelmadjid Dahoum - Pr.Bouamrane Cheikh - Pr.Moussa Abdellah (Université d’Alger) (Université d’Alger) (Université de Saida) - Pr.Almilad Zaki - Pr.Hassan Hanafi - Pr.Zaroukhi Ismail (Royaume d’ArabieSaoudite) (Egypt) (Université de Constantine) - Pr.Amar Talbi - Pr.Feghrour Daho - Pr.Aissa Ali Yakoub (Université d’Alger) (Université d’Oran) (Syrie) Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ All correspondence should be addressed to editor in chief Email: [email protected] General remarks : 1. The arrangements of approved papers in the journal’s issues are subject to journal’s own technical and scientific norms; 2. Articles not approved for publication will not be retuned; 3. All opinions expressed in this journal are those of their authors, and do not represent the views of, and should not be attributed to the journal. Editions ………………………….…….. …………………………………………….. Dépôt légal : …………...……………… ISSN : ………………………..…………. Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ Publication Rules : 1. Article might be written in Arabic or either in English or French 2. The Journal publishes original research studies with novelty, scientific 3. Article should not be part of a published paper or part of a thesis 4. Submit a summary (10 lines) in English or French, when writing in a foreign language summary should be in Arabic 5. The article should have no more than 18 pages. 6. Write the article according to the following technical requirement : - Font size : 14 –Paper size (16/24) - Page Margins: Top: 2.5 cm; Bottom: 2.5 cm; Left: 2.5 cm; Right: 2.5 cm. 7. References are to be mentioned at the bottom of the page, and set list in a separate page arranged according to the following formula : 8. The name of the author, his name, the title of the book, the name of the investigator, publisher, place of publication, edition number, date of printing, page. Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـContents ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ *************** 1. Du printemps arabe (Citoyens et non sujets) ............. 06 Pr. Boukhari Hammana (Université d’Oran) 2. Al Umran Al Bashari, Ibn Khaldûn le Montesquieu de l’Orient ………………………………………………........... Pr. Mohammedi Riahi Rachida (Université d’Oran) 12 Du printemps arabe ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) Du printemps arabe ( ـــــــCitoyens et non sujets) ـــــــ Pr. Boukhari Hammana∗ A tous les martyrs du Printemps Arabe, printemps que nous espérons plus florissant et plus prometteur que ne le veulent et le prédisent les chantres des automnes. B.H. *** Face à l’émergence, politique, de plusieurs partis islamistes dans le monde arabe, à la faveur des premières élections libres, dans l’histoire moderne de nombreux pays arabes, auxquelles ont donné lieu « le printemps arabe » et les révoltes, ou « révolutions » qui, depuis 2010, jusqu’à ce jour, n’ont cessé de jalonner, la vie des pays concernés, emportant avec elles dictateurs et tyrans, les avis restent différents. Certains y ont vu, les prémices d’une nouvelle carte géopolitique du monde arabe ? D’autres, par contre, n’y ont perçu, «qu’ « une révolution dans le vide »1 l’occasion, pour les ennemis du monde ∗ Université d’Oran, Département de Philosophie. 1 Shlomo Ben Ami : le Printemps Arabe, Une révolution dans le vide, Le Quotidien d’Oran,30 Aoùt , 2012. 6 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ Arabe et Musulman, et leurs alliés inconditionnels, les USA, et à leur tête Israël, d’aggraver, encore une fois, la faillite des partis d’opposition et, leur leadership aidant, leur arriération et leur désintégration ? Loin de partager, ou de réfuter, de tels avis, nous pensons qu’une chose est du moins certaine : l’accès, direct , ou indirect, de ces partis au pouvoir dans plus d’un pays arabe printanier, n’a été possible que grâce à cette démocratie, occidentale, qu’ils ont si longtemps vilipendée, « parce que n’ayant, selon certains de leurs doctes leaders, au même titre que d’autres formes de démocraties, aucun lien avec l’Islam et sa conception de la liberté »1 Aussi, loin d’amener ces partis, comme ils l’affirmaient auparavant, à qui voulait les entendre, à adapter et à adopter, sans se renier, cette démocratie et ses principes essentiels, qui constituent les fondements de l’état moderne, un tel accès n’a fait, bien au contraire, selon leurs adversaires parmi les jeunes révoltés, en particulier, et parmi les Occidentaux qui les ont soutenus, que les inciter davantage à la renier. L’on comprend, dès lors, le projet politique de ces partis islamistes, dont l’objectif déclaré, notamment depuis la faillite du panarabisme, après la débâcle militaire arabe face à Israël, en Juin 1967, est de supplanter, voire d’éradiquer, cette démocratie, ainsi que l’état moderne, auquel elle sert de support, et ce au nom de la restauration d’une Khilafat, idyllique où la Chariâ, (loi religieuse), remplace la constitution, la Choura, (concertation « mutuelle »),la démocratie, le sujet le citoyen, la sujétion, l’indépendance et la suzeraineté, la citoyenneté. 1 A.AOUDA : L‘islam et notre situation politique, (en arabe), 1981,(Sans lieu d’édition). 7 Du printemps arabe ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) Oublieux, que l’Islam, au même titre que les autres religions révélées, n’a eu, (et n’aura), de sens et d’avenir que grâce à sa capacité d’entrer en contact avec l’Homme et de lui proposer, face aux multiples défis qui constituent la trame de sa vie, des solutions adéquates, fondées, d’une part, sur sa vision spécifique de ce dernier , de son vécu, quotidien, et de ses aspirations à la liberté, à la dignité, et au progrès, d’autre part.1 D’où l’opposition de l’Islam, -pour qui « le pouvoir n’est pas une potence sur les hommes »2, « mais une délégation pour gérer leurs affaires »3, à toute forme de gouvernement théocratique4, et en premier lieu à la Khilafat, dont l’origine remonte à la Perse xerxienne, Cette Khilafat, -qui n’a fonctionné, tout au long de près de quatorze siècles, de façon adéquate et conforme à l’islam et à ses principes, que durant les derniers vingt ans de la vie du Prophète,(qsdssl),-et bien moins durant celle de ses compagnons, bien guidés-,ne fut pas moins, selon certains intellectuels musulmans contemporains5, l’une des causes de l’arriération intellectuelle , politique scientifique et sociale du monde arabo-musulman aussi bien que « de cette hostilité que l’Occident n’a cessé de témoigner à son encontre »6. 1 Boukhari HAMMANA : Patrimoine culturel arabo-musulman et démocratie, in Ecrits Philosophiques, Dar El-Roudouane, Oran, Algérie, 2010,pp,178-80. 2 Coran, sourate,88, versets, 21-22. 3 A.Kawakibi : la nature de l’absolutisme, diverses éditions, (en arabe). 4 Med Abdouh, in M . Amara, Œuvres Complètes, dar al-kitab al arabi, le Caire,(en arabe),(sans date), pp,104-105. 5 D . E. Afghani,M.Abdou, A.Kawakibi,T.Ben Achour , A.I.Badis . A. Abderrazek, Allal el-Fassi, K. Mohamad Khaled,. M.Ashmawi, M. Amara, H .Hanafi, N.Hamed Abou Zid , e t c. 6 A.I.B. Badis : Revue Achihab, T,2,Vol ?13,Janvier, 1939, PP,468-70. - 9Déclaration des ministre arabes de l’intérieur,Tunis, 26 Septembre,2012. 8 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ Le reste, près de quatorze siècles, ne fut, à quelques exceptions près, (comme le prouve l’exemple des régimes qui, ici et là, se prétendent musulmans), que despotisme et absolutisme, moyenâgeux. Aussi, loin de dénier, surtout, au nom de cette démocratie occidentale, en l’occurrence, -transformée souvent, en lit de Procuste-,aux islamistes le droit de faire de la politique, et encore moins, celui d’accéder, démocratiquement, au pouvoir, nous ne désapprouvons pas moins leur lecture, erronée, notamment de l’Islam politique, aussi bien que des nouveaux et multiples défis auxquels les musulmans, et en premiers lieu les pays printaniers, sont aujourd’hui confrontés . Car, face aux multiples et graves problèmes et soubresauts que connait actuellement ce Printemps, (aggravation des crises économiques, du chômage, de la criminalité, de la violence tribale et vengeresse, de l’insécurité, de la pauvreté, des disparités régionales et des tribulations de la démocratie, dans ces pays printaniers, notamment en Libye, en Tunisie et en Egypte, e t c.), nous croyons que ce qui est aujourd’hui plus important que la revendication de l’état islamique, c’est la préparation des conditions cognitives, spirituelles, scientifiques, économiques, politiques, culturelles, civiques et sociales indispensables à une vie musulmane, et humaine libre, tolérante et solidaire, que l’islam fut, et reste, le premier à réclamer. Aussi, est –ce, à travers, la capacité de ces partis islamistes, de relever de tels défis et de résoudre, démocratiquement et efficacement, de tels problèmes, qu’ils prouveront, croyons-nous, que leur poussée politique, n’est pas, comme l’affirment certains, « le fruit d’un complot de l’Amérique et d’Israël, et de leurs agents, 9 Du printemps arabe ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) notamment parmi certaines monarchies pétrolières arabes1, contre le monde arabo-musulman », pas plus qu’elle n’est, comme l’assurent d’autres, «l ’annonce d’un long hiver intégriste »2, mais qu’elle est l’annonciatrice de l’ épanouissement et de l’éclosion des bourgeons de ce même Printemps , C’est de la sorte que les islamistes contribueront à transformer ce Printemps,- qui reste, « non à refaire »3, mais à redynamiser et à préserver, en permanence, contre les dérives et les complots, au même titre que les germes d’espérance démocratique qu’il a semées, et qui « tiendront, désormais, pour l’ensemble du monde arabe, de «lieu référentiel, durant les années ,voire les décennies à venir »4. Voilà pourquoi, nous pensons que les islamistes sont appelés, aujourd’hui, plus que jamais, à procéder à une interprétation nouvelle et renouvelante de l’Islam. Religion« du juste milieu »5, l’Islam a toujours fait de la la préservation du bien, non seulement des musulmans mais de l’Humanité toute entière, l’un de ses objectifs principaux. C’est à travers une telle interprétation que l’Islam sera plus en contact avec le vécu des musulmans, en ces débuts de ce vingt et unième siècle, celui de l’instantané, de la mondialisation des biens et des services, du capital et de la disparition rampante de la souveraineté au profit du marché, de la quête de sens, et des multiples et marquants progrès scientifiques et techniques, jamais connus, jusqu’ici. 1 Le quotidien d’Oran,01, Novembre, 2012. Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Coran : Sourate,2,Verset,143. 2 10 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ Les Islamistes sauront- ils être, à la hauteur de ces défis ? Feront-ils de leur accès au pouvoir, si décrié et si redouté, un exemple de liberté, de «bonne gouvernance », d’alternance, de démocratie, politique, sociale et culturelle, de droit, de justice, de « vivre ensemble », de tolérance, de probité et de bien -être ? Nous l’espérons vivement 11 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) Al Umran Al Bashari, Ibn Khaldûn le Montesquieu de l’Orient Pr. Mohammedi Riahi Rachida ∗ On a souvent tendance de faire d’Ibn Khaldoun une sorte de monument historique. Grâce à l’esprit de la collection « philosophes de tout les temps », on peut, enfin, s’efforcer de faire du khaldûnisme tel qu’il est en fait : une pensée vivante et féconde. *** Avec Ibn Khaldoun, l’histoire devient une discipline ayant son objet propre, ses méthodes particulières et ses lois ; elle peut prétendre au titre de « science ». Considérer l’histoire comme une science à part entière, ayant un objet ou des objets précis et des méthodes propres, est une conception révolutionnaire dans la pensée humaine. On considéra l’histoire comme une science parce qu’elle suit les processus soumis à des lois. La providence ne gérant plus l’histoire, en maître absolu, il devient nécessaire de rechercher les lois qui déterminent les ∗ Université d’Oran, Département de Philosophie. 12 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ structures économiques et politiques des sociétés humaines. Celles-ci évoluent en fonction de celles-là, et inversement. Et puisque les choses se passent ainsi, il s’avère fonder nécessaire, pour discerner dans les récits la vérité de l’erreur, de fonder la règle sur l’appréciation du possible et l’impossible et de n’admettre un renseignement historique qu’après justification, c’est-à-dire qu’après l’examen de l’accord du récit avec la réalité des données. Cela revient à « examiner la société humaine, c’est-à-dire la civilisation ». D’un côté, il faut distinguer ce qui est dans la société humaine « inhérent à son essence et à sa nature et, d’un autre côté, ce qui est accidentel et dont on ne doit pas tenir compte »1. Ibn Khaldûn ne veut rien donner sûr s’il n’arrive d’abord à l’enchaîner à un ensemble ordonné, dans une vue globale. Ce faisant, notre auteur prend conscience de l’originalité de sa méthode2 : « J’ai discuté, avec grand soin, les questions qui se rattachent au sujet de cet ouvrage ; j’ai mis mon travail à la portée des érudits et des hommes du monde (…) ; j’ai suivi un plan original, ayant imaginé une méthode nouvelle d’écrire l’histoire et choisi une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un système tout à fait à moi »3. Toujours est-il que la pensée historienne d’Ibn Khaldoun (1332-1406) a été reconnue en Occident, à l’époque même de Hegel et avant ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, non seulement comme une pensée historienne supérieure à celle d’Hérodote mais comme une véritable philosophie moderne de l’histoire, ses 1 Ibn Khaldûn, les Prolégomènes historiques, trad de Slane, Paris, 1863, tome 1, p 77. 2 Lahbabi M A, Ibn Khaldûn, 1968, éditions Seghers, Paris, p 12. 3 Ibn Khaldûn, Les Prolégomènes, Préface, p 8. 13 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) Prolégomènes Historiques sont datées de la fin du XIVe siècle. Ainsi, dans un long article paru à Paris en 1825, voici ce que l’allemand Schulz avait conclu sur Ibn Khaldoun : « cet homme, dit Schulz, « s’est obligé luimême de ne pas mettre la main à l’histoire qu’il se proposait d’écrire, avant qu’il n’en eût posé des fondements aussi solides que ceux que nous admirons dans ses Prolégomènes, ou dans son introduction à la connaissance de l’histoire. (…) formes des vœux que pour le public ne tarde plus à connaître ce que déjà l’on possède en Europe des Œuvres d’un philosophe qui, à juste titre, a été surnommé le Montesquieu de l’Orient »1. Dès le début du XIXe siècle, Ibn Khaldoun donc y était sans équivoque reconnu comme un penseur originale de l’histoire comparable à Montesquieu ; encore que nous pensons avec Yves Lacoste qu’Ibn Khaldoun, de par la scientificité de sa conception de l’histoire est incontestablement plus profond que Montesquieu. Pour Lacoste, en effet, « les œuvres des auteurs historiens, même s’il s’agit de celles des plus grands, Thucydide, Saint Augustin ou même Machiavel ou Montesquieu, traduisent des conceptions de l’Histoire qualitativement beaucoup moins riches que celles d’Ibn Khaldoun »2. Quoi qu’il en soit, dans la période berlinoise de Hegel, Ibn Khaldoun est si célèbre qu’on le surnomme « le Montesquieu de l’Orient » par Schulz ou « le Montesquieu 1 Schulz F., Sur le grand ouvrage historique et critique d’Ibn Khaldoun, in Journal Asiatique, tome VI, Paris, Dondey-Dupré, 1825, p 300. Précisons, toutefois, que l’intérêt en Occident pour Ibn Khaldoun date de la fin du XVIIe siècle. C’est en 1697 que B. d’Herbelot publie le premier article en Occident sur Ibn Khaldoun, voir d’Herbelot B., Bibliothèque Orientale, Paris, Compagnie des Libraires, 1697. 1 Lacoste Yves, Ibn Khaldoun, Naissance de l’Histoire, Passé du tiers monde, Paris, Maspero, 1985, p 14. 14 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ des Arabes »1 par Hammer-Purgstall. Or, préoccupé par la connaissance de la pensée historienne précédente, profondément influencé par Montesquieu, il est impensable que Hegel ne se soit pas intéressé à ce « Montesquieu de l’Orient » qui, à la fin du XIVe siècle, affirme que « l’histoire est une branche importante de la philosophie »2 et élabore une philosophie de l’histoire universelle, caractérisée par une conception comparable à celle de Hegel lui-même, à savoir une conception cyclique, évolutive, dialectique, rationnelle fondé sur un principe rigoureux selon lequel « toute vérité peut être conçue par l’intelligence » !3 Faut-il aller plus loin et dire que la philosophie de Hegel offre sur certains de ses thèmes essentiels, avec celle d’Ibn Khaldoun, des similitudes si nettes qu’il est difficile de les attribuer au simple hasard, mais bien à une influence indirecte sinon directe d’Ibn Khaldoun sur Hegel ? C’est ce que nous allons tenter de voir rapidement un peu plus loin. Remarquons dès à présent que la pensée de Vico offre, elle aussi, de telles similitudes. C’est d’ailleurs ce qui a été souligné par M. Jules Chaix-Ruy qui, dans son livre sur Vico, affirme que « l’analogie est si nette avec certains pages de Sciences Nouvelle que j’ai pensé à la possibilité d’une influence de ce sociologue musulman sur Vico : Naples, en raison de ses contacts avec l’Espagne, et, par la Sicile, avec la Tunisie, pouvait avoir eu connaissance de Prolégomènes : mais la thèse reste à démontrer »4. 1 Hammer-Purgstall, Histoire de l’empire ottoman, trad. Dochez, Paris, 1942, tome 3, p 648. 2 Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes historiques, trad. De Slane, Paris, 1863, tome 1, p 4. 3 Ibid., p 79. 4 Chaix-Ruy J., J. B. Vico et les âges de l’humanité, Paris, Seghers, 1967, note 6, p 105. 15 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) C’est uniquement dans le domaine de la pensée historienne de Hegel, qu’il faut situer cette hypothèse encore qu’il nous est ici impossible de donner une réponse définitive à cette question. Nous pensons toutefois qu’il y a beaucoup de choses à dire sur les correspondances existantes entre la philosophie de l’histoire de Hegel et celle d’Ibn Khaldoun, entre l’Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel et les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, concernant tant leurs diverses conceptions que leur méthode. Entre la conception hégélienne de « l’esprit de peuple » et la conception Khaldounienne de « l’esprit de corps » (La « Açabyya »), il y a incontestablement plus qu’une similitude1 ; lorsque nous savons que pour Ibn Khaldoun chaque peuple particulier a « un esprit de corps » propre à lui et que « au moyen de l’esprit de corps les hommes peuvent se protéger mutuellement, repousser leurs ennemis, venger leurs injures et accomplir les projets vers lesquels ils dirigent, leurs efforts réunis (…) L’esprit de corps aboutit à l’acquisition de la souveraineté »2. Il en est de même en ce qui concerne leur conception de l’évolution historique, à savoir la conception d’une évolution cyclique, dialectique. Plus encore en ce qui concerne leur méthode critique qui englobe l’Histoire comme une science philosophique. 1 Signalons à cet égard, que le concept « Açabyya » est le pivot essentielle de la conception Khaldounienne de l’histoire. Mais ce concept est très complexe et difficile à traduire en langue européenne. Certains auteurs ont proposé des expressions plus ou moins exactes telles que « la force vitale d’un peuple », la force motrice du devenir de l’Etat », « l’esprit de corps » d’un peuple … etc. Voir : La Coste, Ibn Khaldoun, Naissance de l’histoire, Passé du tiers monde, Paris, Maspero, 1985, pp 134-137. 1 Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes, trad. De Slane, Paris, 1863, tome 1, p 291. 16 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ Comparable à Hegel de par sa formation intellectuelle et philosophique comme le témoigne ses écrits, Ibn Khaldoun l’était aussi en tant que témoin exceptionnel de la crise fondamentale de son temps : il est difficile de comprendre sa pensée de l’histoire sans la situer dans le contexte historique de la fin du XIVe siècle, dans un moment où l’Orient musulman était en quelque sorte le centre principal du savoir, où l’Espagne était encore sous domination arabe. Ibn Khaldoun a vécu luimême un certain temps en Espagne. Il n’y a donc point un Ibn Khaldoun « miracle » : celui-ci n’est que le fils de son temps, même si certains le considèrent, non point arbitrairement cependant, comme l’ancêtre des positivistes, le fondateur de la sociologie moderne ou encore, de par sa pensée économique et historique, le précurseur de Marx1. Quant à nous, nous pensons qu’il est surtout un philosophe de l’histoire. Sa « Muquaddima » (Les Prolégomènes historiques),2 est un ouvrage centré essentiellement sur la science de l’histoire. Quoi qu’il en soit, l’homme d’Etat et écrivain célèbre, Ibn Khaldoun est un des rares intellectuels arabes qui ont vécu directement la chute de l’empire de la civilisation classique de l’Islam. Il a même vu « l’empereur sur son cheval » ! Tamerlin en personne ! L’empereur de la destruction vient, depuis peu, d’achever la mise à sac de la Bagdad des Milles et une Nuits, et se dirige vers Damas, pour la détruire elle aussi, lorsque eut lieu cette rencontre. « Triste » rencontre cependant : Prisonnier de Tamerlin, 1 Labica G., Le rationalisme d’Ibn Khaldoun, Alger, Hachette., 1965 ; Lahbabi A., Ibn Khaldoun, Paris, Seghers, 1968. 2 Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes Historiques, trad. De Slane, Paris, 19631968, 3 vol. La Muquaddima ou discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, Paris, Sindbad, 3 vol, 1978. 17 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) Ibn Khaldoun contemple la chute de la partie orientale de la civilisation de l’Islam. Libéré, de retour en Egypte, c’est l’Espagne musulmane cette fois-ci qui chancelle devant la Reconquista chrétienne. C’est dans les conditions d’une profonde crise que la philosophie de l’histoire d’Ibn Khaldoun est née : impuissant, déchiré, menacé aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, de l’extérieur comme de l’intérieur, le monde musulman apparaît, pour lui, comme un monde vieillissant, inaugurant le moment de sa chute inévitable. Inévitable, parce que ce monde perd plus en plus son énergie, sa vitalité et l’espoir de gagner : « Le peuple ne veut plus cultiver la terre parce que le gouvernement lui arrache son argent, l’accable d’impôt et le force à payer des droits illégaux. Les troubles causés par l’appauvrissement des sujets et par les nombreuses révoltes auxquelles la faiblesse de l’empire donne lieu contribuent aussi au découragement général »1. Profondément croyant, Ibn Khaldoun ne veut en aucun cas admettre la possibilité de l’injustice divine : c’est sous la barrière de la religion que les Arabes ont fondé leur empire et édifié leur civilisation. Donc, c’est dans ce peuple, dans cet empire, qu’il va chercher les causes profondes du déclin dont il est le témoin attentif. Une question surgit néanmoins : pourquoi un peuple souverain, dominant et civilisé se laisse-t-il vaincre après avoir triomphé ? Voilà une question fondamentale à laquelle Ibn Khaldoun doit répondre. Or, en grand historien, il le sait bien : les Arabes ne sont pas l’unique ni le premier peuple qui, après avoir 1 Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes historiques, trad. De Slane, Paris, 1865, tome 2, p 139. 18 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ triomphé, se trouve affaibli et contraint de se retirer devant un peuple nouveau. Comment peut-on oublier les Babyloniens, les Grecs, les Perses, les Romains ? « Lorsque l’univers éprouve un bouleversement complet, on dirait qu’il va changer de nature afin de subir une nouvelle création et de s’organiser de nouveau »1.On a vite compris : les peuples ne peuvent que subir cette loi imperturbable, naturelle de la vie et de la mort. Les Arabes n’ont donc rien à faire : « Aujourd’hui, je veux dire à la fin du VIIIe siècle2, la situation au Maghreb a subi une révolution profonde ainsi que nous le voyons et été totalement bouleversée »3. C’est une « révolution silencieuse » qui se cache derrière ce bouleversement qu’Ibn Khaldoun constate à la fin du XIVe siècle dans le monde musulman. C’est là la même révolution qui fait passer le monde d’une époque à l’autre en Orient comme en Occident, puisque c’est toujours la même force invisible ; Dieu dicte le changement selon les règles bien définies : « chaque empire voit rétrécir graduellement son étendue primitive, jusqu’à ce qu’il succombe. On verra que cela a lieu pour tous les royaumes grands ou petits, selon la règle suivie par Dieu à leur égard ; puis vient la destruction »4. Autrement dit, dans cette conception purement rationnelle, il n’y a aucune place au hasard dans la succession des peuples et des empires sur la scène de l’histoire : « La victoire, dit-il, est une affaire de chance et de hasard, mais je vais expliquer ce que j’entends par ces 1 Ibid., tome 1, p 66. La fin du VIIIe siècle de l’Hégire soit la fin du XIXe siècle de l’ère chrétienne. 3 Ibid., tome 1, p 66. 4 Ibid., tome 2, p 131. 2 19 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) mots (…) La victoire tient à des causes cachées et c’est là ce qu’on le désigne par le mot hasard (…) la vérité est une puissance à laquelle rien ne résiste et le mensonge est un démon qui recule foudroyé par l’éclat de la Raison »1. On peut d’ores et déjà reconnaître une correspondance entre la dialectique Khaldounienne et celle de Hegel en ce qui concerne la conception du changement rationnel et universel dans le processus de l’évolution historique. D’autant plus qu’Ibn Khaldoun souligne d’une manière incessante l’importance de ce principe : « Les empires, dit-il, comme les individus ont une vie, une existence qui leur est propre. Ils grandissent, ils arrivent à l’âge de la maturité puis commence à décliner »2. Pour lui en effet et aussi « lorsqu’un empire a acquis sa forme naturelle (…) il tend vers sa décadence » ou encore « les accidents qui annoncent la décadence d’un empire (…) lui arrivent naturellement parce qu’ils sont tous dans la catégorie des choses qui lui sont naturelles, se produit de la même manière que tout autre accident, comme par exemple la décrépitude qui affecte la constitution des êtres vivants. La décrépitude est une de ces maladies chroniques qu’il est impossible de guérir ou de faire disparaître, car elle est une chose naturelle »3. A vrai dire, nul autre qu’Ibn Khaldoun, n’a développé, avant Hegel, une si profonde conception dialectique de l’évolution de l’humanité dans l’histoire. C’est une conception évolutive dans laquelle la transformation continuelle est aussi absolument universelle : « l’état du monde et des peuples, leurs usages, 1 Ibid., tome 2, p 83. Ibid., tome 1, p 350. 3 Ibid., tome 2, p 120. 2 20 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ leurs opinions ne subsistent pas d’une manière uniforme et dans une position invariable. C’est au contraire une suite de vicissitudes qui persistent pendant la succession des temps, une transition continuelle d’un état à l’autre » : « si nous contemplons ce monde (…) nous y reconnaissons une ordonnance parfaite, un système régulier, une liaison de cause à effet »1. Mais, ne l’oublions pas : pour Ibn Khaldoun, c’est l’homme qui fait l’Histoire. C’est lui qui en est l’être actif. C’est la raison pour laquelle l’Histoire n’est autre chose que celle de l’humanité proprement dite, celle de l’homme en société : « l’Histoire, dit-il, a pour véritable objet de nous faire comprendre l’état social de l’homme, c’est-àdire la civilisation [« Umrân al-baschari »], et de nous apprendre les phénomènes qui s’y rattachent naturellement à savoir la vie sauvage, l’adoucissement des mœurs, l’esprit de la famille et des tribus, les divers genres de supériorité que les peuples obtiennent les uns sur les autres et qui amènent la naissance des empires et des dynasties, les destructions des rangs, les occupations auxquelles les hommes consacrent leurs travaux et les efforts, telles que les professions, qui font vivre les sciences et les arts ; enfin tous les changements que la nature des choses peut opérer dans le caractère de la société »2. En bref, l’Histoire pour Ibn Khaldoun, est uniquement celle de la société humaine dans sa totalité, mais dans le sens le plus concret de la société humaine et seulement celle-ci : il n’y a de place ici ni à une histoire pré humaine ni à une autre préhistorique, mais « c’est sous le point de vue de la civilisation et de la nature de l’homme que nous voulons envisager les offices qui dépendent de 1 2 Ibid., tome 1, p 56. Ibid., tome 1, p 57. 21 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) l’empire et du sultanat ; nous ne pensons pas à nous occuper des lois [sharia : lois religieuses] qui les régissent parce que cela est en dehors de notre sujet (…) Nous voulons seulement envisager ses changements comme les produits de la civilisation agissant sur l’espèce humaine »1. Et c’est là que résident toute l’originalité et toute cohésion de la méthode d’Ibn Khaldoun : bien que croyant, il évite d’une manière surprenante d’envisager aucune explication mythique ou théologique pour sa conception de l’histoire universelle, mais uniquement une explication philosophique, purement rationnelle est fondée sur le réel, tout en sachant en cela qu’il est le fondateur de cette « science nouvelle » : « les discours, dit-il, dans lesquels nous allons traiter cette matière forment une science nouvelle (…) c’est une science qui generis car elle est d’abord un objet spécial : La civilisation et la société humaine, puis elle traite à plusieurs questions qui servent à expliquer successivement les faits qui se rattachent à l’essence même de la société. Tel est le caractère dans les sciences tant celles qui s’appuient sur l’autorité que celles qui sont fondées sur la raison »2. « J’ai suivi un plan original, ayant imaginé une méthode nouvelle d’écrire l’Histoire (…) En traitant de ce qui est relatif à la civilisation (…) j’ai développé tout ce qu’offre la société humaine en fait de circonstance caractéristique. De cette manière, je fais comprendre les causes des événements et savoir par quelle voie les fondateurs des empires sont entrés en carrière »3. « La vérité peut être conçue par l’intelligence et elle s’accorde avec la nature des choses. La recherche des 1 Ibid., tome 2, p 3. Ibid., tome 1, p 77. 3 Ibid., tome 1, p 10. 2 22 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ accidents qui dépendent de son essence est chose faisable. Il en résulte que l’examen de chaque vérité par l’esprit fait naître une science particulière »1. Mais nous pouvons d’ores et déjà constater qu’il s’agit bien d’une véritable philosophie de l’histoire : La cohérence, la complexité et le caractère purement rationnel et philosophique de sa pensée ne permet en aucun cas de la considérer ni comme une « histoire originale » ni uniquement comme une « histoire réfléchie » ou réfléchissante. D’autant plus qu’Ibn Khaldoun critique dès le début de ses Prolégomènes à l’histoire toutes les méthodes aussi bien narratives que pragmatiques de l’histoire. Pour lui, en effet, les historiens narratifs que pragmatiques « ne se sont pas donnés la peine d’apprendre le véritable but de l’Histoire »2. Leurs histoires « sont des faits dont ils laissent ignorer les causes, des renseignements dont ils n’ont pas su apprécier la nature, ni vérifier les détails »3. Par conséquent, si ses formes d’histoire ne l’intéresse que relativement, c’est précisément parce qu’elles n’ont pas l’intérieur de l’Histoire comme matière mais « l’histoire dans sa forme extérieure »4. Or, pour lui, l’historien doit connaître à fond les causes profondes des événements ; son unique but n’est ni critique, ni pragmatique, ni spéciale, mais de « faire comprendre l’état social de l’homme »5. C’est-à-dire comprendre l’Histoire en sa vérité, et cette compréhension 1 Ibid., tome 1, p 79. Ibid., tome 1, p 1. 3 Ibid., tome 1, p 14. 4 Ibid., tome 1, p 4. 5 Ibid., tome 1, p 71. 2 23 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) devient, pour la première fois, une fin en soi : « la science qui nous occupe, dit-il, n’est d’aucun avantage excepté pour les recherches historiques »1. C’est ainsi, comme l’a noté M. Lacoste, cette philosophie « n’a pas pour intention d’émouvoir, de charmer, de moraliser, de convaincre ou servir administration et gouvernement (…) Ibn Khaldoun abandonne la conception de l’utilité plus ou moins immédiate de l’Histoire que se soit dans le domaine moral ou dans celui de la politique, conception qui est liée à la fonction historienne depuis ses débuts jusqu’au XVIIIe siècle »2. Par conséquent, la pensée historienne est une pensée authentiquement philosophique fondée sur des notions générales : « l’histoire, dit-il, est proprement le récit des faits qui ont rapport à une époque ou à un peuple : mais l’historien doit d’abord nous donner des notions générales sur chaque pays, sur chaque peuple et sur chaque siècle, s’il veut appuyer sur une base solide les matières dont il traite et rendre intelligibles les renseignements qu’il va fournir »3. « Il faut que l’historien connaisse les principes fondamentaux de l’art du gouvernement, le vrai caractère des événements, les différents offertes par les nations, les pays et les temps en ce qui regarde les mœurs, les usages, la conduite, les opinions et les sentiments religieux et toutes les circonstances qui influent sur la société »4. 1 Ibid., tome 1, p 79. Lacoste Yves, Ibn Khaldoun, Naissance de l’Histoire, Passé du tiers monde, Paris, Maspero, 1985, pp 190-191. 3 Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes historiques, trad. De Slane, Paris, Imp. Imperial, 1863, tome 1, p 65. 4 Ibid., p 57. 2 24 Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ Offrant des correspondances incontestables avec aussi bien la méthode que la philosophie de l’histoire de Hegel, il est possible à notre sens qu’existe une influence des Prolégomènes historiques d’Ibn Khaldoun sur l’Introduction sur la philosophie de l’histoire de Hegel. Il est certain que cette hypothèse semble, à première vue, être une conclusion hâtive sinon naïve dans la mesure où Hegel n’a jamais évoqué l’histoire musulman, ou encore la pensée musulmane de l’histoire, pour lui nécessairement inoriginale voire inexistante. Toutefois, nous pourrons affirmer qu’il est impensable que Hegel ne connaissait pas Ibn Khaldoun et certaines de ces principales idées relatives à l’Histoire quoi qu’il soit encore impossible, dans l’état actuel de nos connaissances, de trancher définitivement la question. En fait, que Hegel ne dise rien de l’œuvre Khaldounienne n’a rien de surprenant : très connu pour le dire, Hegel ne livre que très rarement ses « secrets ». Plus encore en ce qui concerne ses devanciers surtout dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Quoi qu’il en soit, en tant que penseur original, Ibn Khaldoun, nous l’avons remarqué, était bien connu en Occident puisque surnommé « le Montesquieu de l’Orient » par de Sacy, Schulz et Hammer-Purgstall…etc ; c’est pourquoi il est étrange que Hegel n’ait pas aperçu l’importance de cette nomination, d’autant plus que celleci n’est pas une qualification sans fondement, bien au contraire, l’intérêt pour les Prolégomènes et les autres écrits d’Ibn Khaldoun est devenu de plus en plus marquant dans les écrits des célèbres Orientalistes en Occident, en France, et en Allemagne en particulier : « il y a peu d’ouvrages orientaux qui méritent autant d’être traduits en 25 Al Umran Al Bashari ... ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـJournal of ABAAD (Special issue) entier, que celui d’Ibn Khaldoun »1 a souligné HammerPurgstall dans son article publié en avril 1822 sous le titre suivant : « sur l’Introduction à la connaissance de l’histoire, célèbre ouvrage d’Ibn Khaldoun »2. Titre qui n’a pu qu’accrocher Hegel, d’autant plus que Hammer présente ce livre comme un « ouvrage philosophique, historique et politique »3 avant d’ajouter que le titre original de « l’Introduction à la connaissance de l’Histoire » d’Ibn Khaldoun, dit-il, est « De la culture en général, et de tout ce qui rapport à l’état sauvage et à l’état civilisé ; de la conquête, de l’économie des sciences des arts »4 ! Il y aurait donc à distinguer le domaine où l’historien Ibn Khaldûn applique le rationalisme et croit à son utilité, des domaines métaphysiques. Dans ceux-ci, aucun critère ne s’impose plus valablement que son contraire, et aucune contre-preuve ne vient confirmer la preuve. Là le rationalisme s’avère insuffisant. Expliquer vise à « convaincre » ; or il y a des réalités allergiques aux explications déterminant des liens de causalité. « Ainsi Ibn Khaldûn rend hommage à la mystique lorsqu’elle est authentique, tout en pourfendant l’obscurantisme des irrationalistes militants. De cette manière, les deux puissances dont dispose l’homme total et réel, la raison et la vie spirituelle, se trouvent liées par des rapports non pas de conflit, mais de complémentarité »5. 1 Hammer-Purgstall, sur l’Introduction à la connaissance de l’histoire, célèbre ouvrage arabe d’Ibn Khaldoun, in Journal Asiatique, Paris, DondeyDupré, 1822, tome 1, p 227. 2 Ibid., pp 267-277. 3 Ibid., p 267. 4 Ibid., p 267. 5 Lahbabi M A, Ibn Khaldûn, pp, 53, 107. 26