An academic peer- journal published by DATIPA

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ABAAD
An academic peer--reviewed
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Special issue
January 2014
Du printemps arabe (Citoyens et non sujets)
‫ ــــــــــــــ‬Pr. Boukhari
ri Hammana
Al Umran Al Bashari, Ibn Khaldûn le Montesquieu
de l’Orient
‫ ــــــــــــــ‬Pr. Mohammedi Riahi Rachida
ISSN ……………………….
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
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Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
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Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Contents ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
***************
1. Du printemps arabe (Citoyens et non sujets) .............
06
Pr. Boukhari Hammana (Université d’Oran)
2. Al Umran Al Bashari, Ibn Khaldûn le Montesquieu
de l’Orient ………………………………………………...........
Pr. Mohammedi Riahi Rachida (Université d’Oran)
12
Du printemps arabe ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
Du printemps arabe
‫( ـــــــ‬Citoyens
et non sujets) ‫ـــــــ‬
Pr. Boukhari Hammana∗
A tous les martyrs du Printemps Arabe,
printemps que nous espérons plus florissant et
plus prometteur que ne le veulent et le prédisent
les chantres des automnes. B.H.
***
Face à l’émergence, politique, de plusieurs partis
islamistes dans le monde arabe, à la faveur des premières
élections libres, dans l’histoire moderne de nombreux pays
arabes, auxquelles ont donné lieu « le printemps arabe »
et les révoltes, ou « révolutions » qui, depuis 2010, jusqu’à
ce jour, n’ont cessé de jalonner, la vie des pays concernés,
emportant avec elles dictateurs et tyrans, les avis restent
différents.
Certains y ont vu, les prémices d’une nouvelle carte
géopolitique du monde arabe ?
D’autres, par contre, n’y ont perçu, «qu’ « une révolution
dans le vide »1 l’occasion, pour les ennemis du monde
∗ Université d’Oran, Département de Philosophie.
1 Shlomo Ben Ami : le Printemps Arabe, Une révolution dans le vide, Le
Quotidien d’Oran,30 Aoùt , 2012.
6
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
Arabe et Musulman, et leurs alliés inconditionnels, les
USA, et à leur tête Israël, d’aggraver, encore une fois, la
faillite des partis d’opposition et, leur leadership aidant,
leur arriération et leur désintégration ?
Loin de partager, ou de réfuter, de tels avis, nous
pensons qu’une chose est du moins certaine : l’accès,
direct , ou indirect, de ces partis au pouvoir dans plus d’un
pays arabe printanier, n’a été possible que grâce à cette
démocratie, occidentale, qu’ils ont si longtemps vilipendée,
« parce que n’ayant, selon certains de leurs doctes
leaders, au même titre que d’autres formes de démocraties,
aucun lien avec l’Islam et sa conception de la liberté »1
Aussi, loin d’amener ces partis, comme ils l’affirmaient
auparavant, à qui voulait les entendre, à adapter et à
adopter, sans se renier, cette démocratie et ses principes
essentiels, qui constituent les fondements de l’état moderne,
un tel accès n’a fait, bien au contraire, selon leurs
adversaires parmi les jeunes révoltés, en particulier, et
parmi les Occidentaux qui les ont soutenus, que les inciter
davantage à la renier.
L’on comprend, dès lors, le projet politique de ces partis
islamistes, dont l’objectif déclaré, notamment depuis la
faillite du panarabisme, après la débâcle militaire arabe
face à Israël, en Juin 1967, est de supplanter, voire
d’éradiquer, cette démocratie, ainsi que l’état moderne,
auquel elle sert de support, et ce au nom de la restauration
d’une Khilafat, idyllique où la Chariâ, (loi religieuse),
remplace la constitution, la Choura, (concertation
« mutuelle »),la démocratie, le sujet le citoyen, la sujétion,
l’indépendance et la suzeraineté, la citoyenneté.
1
A.AOUDA : L‘islam et notre situation politique, (en arabe), 1981,(Sans lieu
d’édition).
7
Du printemps arabe ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
Oublieux, que l’Islam, au même titre que les autres
religions révélées, n’a eu, (et n’aura), de sens et d’avenir
que grâce à sa capacité d’entrer en contact avec l’Homme
et de lui proposer, face aux multiples défis qui constituent
la trame de sa vie, des solutions adéquates, fondées, d’une
part, sur sa vision spécifique de ce dernier , de son vécu,
quotidien, et de ses aspirations à la liberté, à la dignité,
et au progrès, d’autre part.1
D’où l’opposition de l’Islam, -pour qui « le pouvoir n’est
pas une potence sur les hommes »2, « mais une délégation
pour gérer leurs affaires »3, à toute forme de gouvernement
théocratique4, et en premier lieu à la Khilafat, dont
l’origine remonte à la Perse xerxienne,
Cette Khilafat, -qui n’a fonctionné, tout au long de près
de quatorze siècles, de façon adéquate et conforme à
l’islam et à ses principes, que durant les derniers vingt
ans de la vie du Prophète,(qsdssl),-et bien moins durant
celle de ses compagnons, bien guidés-,ne fut pas moins,
selon certains intellectuels musulmans contemporains5,
l’une des causes de l’arriération intellectuelle , politique
scientifique et sociale du monde arabo-musulman aussi
bien que « de cette hostilité que l’Occident n’a cessé de
témoigner à son encontre »6.
1
Boukhari HAMMANA : Patrimoine culturel arabo-musulman et
démocratie, in Ecrits Philosophiques, Dar El-Roudouane, Oran, Algérie,
2010,pp,178-80.
2
Coran, sourate,88, versets, 21-22.
3
A.Kawakibi : la nature de l’absolutisme, diverses éditions, (en arabe).
4
Med Abdouh, in M . Amara, Œuvres Complètes, dar al-kitab al arabi, le
Caire,(en arabe),(sans date), pp,104-105.
5
D . E. Afghani,M.Abdou, A.Kawakibi,T.Ben Achour , A.I.Badis . A.
Abderrazek, Allal el-Fassi, K. Mohamad Khaled,. M.Ashmawi, M. Amara,
H .Hanafi, N.Hamed Abou Zid , e t c.
6
A.I.B. Badis : Revue Achihab, T,2,Vol ?13,Janvier, 1939, PP,468-70. - 9Déclaration des ministre arabes de l’intérieur,Tunis, 26 Septembre,2012.
8
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
Le reste, près de quatorze siècles, ne fut, à quelques
exceptions près, (comme le prouve l’exemple des régimes
qui, ici et là, se prétendent musulmans), que despotisme et
absolutisme, moyenâgeux.
Aussi, loin de dénier, surtout, au nom de cette démocratie
occidentale, en l’occurrence, -transformée souvent, en lit
de Procuste-,aux islamistes le droit de faire de la politique,
et encore moins, celui d’accéder, démocratiquement, au
pouvoir, nous ne désapprouvons pas moins leur lecture,
erronée, notamment de l’Islam politique, aussi bien que
des nouveaux et multiples défis auxquels les musulmans,
et en premiers lieu les pays printaniers, sont aujourd’hui
confrontés .
Car, face aux multiples et graves problèmes et
soubresauts que connait actuellement ce Printemps,
(aggravation des crises économiques, du chômage, de la
criminalité, de la violence tribale et vengeresse, de
l’insécurité, de la pauvreté, des disparités régionales et
des tribulations de la démocratie, dans ces pays
printaniers, notamment en Libye, en Tunisie et en Egypte, e
t c.), nous croyons que ce qui est aujourd’hui plus
important que la revendication de l’état islamique, c’est
la préparation des conditions cognitives, spirituelles,
scientifiques, économiques, politiques, culturelles, civiques
et sociales indispensables à une vie musulmane, et humaine
libre, tolérante et solidaire, que l’islam fut, et reste, le
premier à réclamer.
Aussi, est –ce, à travers, la capacité de ces partis
islamistes, de relever de tels défis et de résoudre,
démocratiquement et efficacement, de tels problèmes,
qu’ils prouveront, croyons-nous, que leur poussée
politique, n’est pas, comme l’affirment certains, « le fruit
d’un complot de l’Amérique et d’Israël, et de leurs agents,
9
Du printemps arabe ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
notamment parmi certaines monarchies pétrolières
arabes1, contre le monde arabo-musulman », pas plus
qu’elle n’est, comme l’assurent d’autres, «l ’annonce d’un
long hiver intégriste »2, mais qu’elle est l’annonciatrice
de l’ épanouissement et de l’éclosion des bourgeons de
ce même Printemps ,
C’est de la sorte que les islamistes contribueront à
transformer ce Printemps,- qui reste, « non à refaire »3,
mais à redynamiser et à préserver, en permanence, contre
les dérives et les complots, au même titre que les germes
d’espérance démocratique qu’il a semées, et qui
« tiendront, désormais, pour l’ensemble du monde arabe,
de «lieu référentiel, durant les années ,voire les décennies
à venir »4.
Voilà pourquoi, nous pensons que les islamistes sont
appelés, aujourd’hui, plus que jamais, à procéder à une
interprétation nouvelle et renouvelante de l’Islam.
Religion« du juste milieu »5, l’Islam a toujours fait de la
la préservation du bien, non seulement des musulmans
mais de l’Humanité toute entière, l’un de ses objectifs
principaux.
C’est à travers une telle interprétation que l’Islam sera
plus en contact avec le vécu des musulmans, en ces débuts
de ce vingt et unième siècle, celui de l’instantané, de la
mondialisation des biens et des services, du capital et de
la disparition rampante de la souveraineté au profit du
marché, de la quête de sens, et des multiples et marquants
progrès scientifiques et techniques, jamais connus,
jusqu’ici.
1
Le quotidien d’Oran,01, Novembre, 2012.
Ibid.
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Coran : Sourate,2,Verset,143.
2
10
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
Les Islamistes sauront- ils être, à la hauteur de ces
défis ? Feront-ils de leur accès au pouvoir, si décrié et si
redouté, un exemple de liberté, de «bonne gouvernance »,
d’alternance, de démocratie, politique, sociale et
culturelle, de droit, de justice, de « vivre ensemble », de
tolérance, de probité et de bien -être ?
Nous l’espérons vivement
11
Al Umran Al Bashari ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
Al Umran Al Bashari, Ibn
Khaldûn le Montesquieu de
l’Orient
Pr. Mohammedi Riahi Rachida ∗
On a souvent tendance de faire d’Ibn
Khaldoun une sorte de monument historique.
Grâce à l’esprit de la collection « philosophes de
tout les temps », on peut, enfin, s’efforcer de faire
du khaldûnisme tel qu’il est en fait : une pensée
vivante et féconde.
***
Avec Ibn Khaldoun, l’histoire devient une discipline
ayant son objet propre, ses méthodes particulières et ses
lois ; elle peut prétendre au titre de « science ».
Considérer l’histoire comme une science à part
entière, ayant un objet ou des objets précis et des méthodes
propres, est une conception révolutionnaire dans la pensée
humaine. On considéra l’histoire comme une science parce
qu’elle suit les processus soumis à des lois. La providence
ne gérant plus l’histoire, en maître absolu, il devient
nécessaire de rechercher les lois qui déterminent les
∗ Université d’Oran, Département de Philosophie.
12
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
structures économiques et politiques des sociétés humaines.
Celles-ci évoluent en fonction de celles-là, et inversement.
Et puisque les choses se passent ainsi, il s’avère
fonder nécessaire, pour discerner dans les récits la vérité
de l’erreur, de fonder la règle sur l’appréciation du
possible et l’impossible et de n’admettre un renseignement
historique qu’après justification, c’est-à-dire qu’après
l’examen de l’accord du récit avec la réalité des données.
Cela revient à « examiner la société humaine, c’est-à-dire
la civilisation ». D’un côté, il faut distinguer ce qui est
dans la société humaine « inhérent à son essence et à sa
nature et, d’un autre côté, ce qui est accidentel et dont on
ne doit pas tenir compte »1.
Ibn Khaldûn ne veut rien donner sûr s’il n’arrive
d’abord à l’enchaîner à un ensemble ordonné, dans une
vue globale. Ce faisant, notre auteur prend conscience de
l’originalité de sa méthode2 : « J’ai discuté, avec grand
soin, les questions qui se rattachent au sujet de cet
ouvrage ; j’ai mis mon travail à la portée des érudits et des
hommes du monde (…) ; j’ai suivi un plan original, ayant
imaginé une méthode nouvelle d’écrire l’histoire et choisi
une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un
système tout à fait à moi »3.
Toujours est-il que la pensée historienne d’Ibn
Khaldoun (1332-1406) a été reconnue en Occident, à
l’époque même de Hegel et avant ses Leçons sur la
philosophie de l’histoire, non seulement comme une pensée
historienne supérieure à celle d’Hérodote mais comme une
véritable philosophie moderne de l’histoire, ses
1
Ibn Khaldûn, les Prolégomènes historiques, trad de Slane, Paris, 1863,
tome 1, p 77.
2
Lahbabi M A, Ibn Khaldûn, 1968, éditions Seghers, Paris, p 12.
3
Ibn Khaldûn, Les Prolégomènes, Préface, p 8.
13
Al Umran Al Bashari ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
Prolégomènes Historiques sont datées de la fin du XIVe
siècle. Ainsi, dans un long article paru à Paris en 1825,
voici ce que l’allemand Schulz avait conclu sur Ibn
Khaldoun : « cet homme, dit Schulz, « s’est obligé luimême de ne pas mettre la main à l’histoire qu’il se
proposait d’écrire, avant qu’il n’en eût posé des
fondements aussi solides que ceux que nous admirons dans
ses Prolégomènes, ou dans son introduction à la
connaissance de l’histoire. (…) formes des vœux que pour
le public ne tarde plus à connaître ce que déjà l’on possède
en Europe des Œuvres d’un philosophe qui, à juste titre, a
été surnommé le Montesquieu de l’Orient »1.
Dès le début du XIXe siècle, Ibn Khaldoun donc y
était sans équivoque reconnu comme un penseur originale
de l’histoire comparable à Montesquieu ; encore que nous
pensons avec Yves Lacoste qu’Ibn Khaldoun, de par la
scientificité de sa conception de l’histoire est
incontestablement plus profond que Montesquieu.
Pour Lacoste, en effet, « les œuvres des auteurs historiens,
même s’il s’agit de celles des plus grands, Thucydide, Saint
Augustin ou même Machiavel ou Montesquieu, traduisent
des conceptions de l’Histoire qualitativement beaucoup
moins riches que celles d’Ibn Khaldoun »2.
Quoi qu’il en soit, dans la période berlinoise de
Hegel, Ibn Khaldoun est si célèbre qu’on le surnomme « le
Montesquieu de l’Orient » par Schulz ou « le Montesquieu
1
Schulz F., Sur le grand ouvrage historique et critique d’Ibn Khaldoun, in
Journal Asiatique, tome VI, Paris, Dondey-Dupré, 1825, p 300. Précisons,
toutefois, que l’intérêt en Occident pour Ibn Khaldoun date de la fin du XVIIe
siècle. C’est en 1697 que B. d’Herbelot publie le premier article en Occident
sur Ibn Khaldoun, voir d’Herbelot B., Bibliothèque Orientale, Paris,
Compagnie des Libraires, 1697.
1
Lacoste Yves, Ibn Khaldoun, Naissance de l’Histoire, Passé du tiers monde,
Paris, Maspero, 1985, p 14.
14
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
des Arabes »1 par Hammer-Purgstall. Or, préoccupé par la
connaissance de la pensée historienne précédente,
profondément influencé par Montesquieu, il est impensable
que Hegel ne se soit pas intéressé à ce « Montesquieu de
l’Orient » qui, à la fin du XIVe siècle, affirme que
« l’histoire est une branche importante de la philosophie »2
et élabore une philosophie de l’histoire universelle,
caractérisée par une conception comparable à celle de
Hegel lui-même, à savoir une conception cyclique,
évolutive, dialectique, rationnelle fondé sur un principe
rigoureux selon lequel « toute vérité peut être conçue par
l’intelligence » !3
Faut-il aller plus loin et dire que la philosophie de
Hegel offre sur certains de ses thèmes essentiels, avec celle
d’Ibn Khaldoun, des similitudes si nettes qu’il est difficile
de les attribuer au simple hasard, mais bien à une influence
indirecte sinon directe d’Ibn Khaldoun sur Hegel ? C’est
ce que nous allons tenter de voir rapidement un peu plus
loin. Remarquons dès à présent que la pensée de Vico
offre, elle aussi, de telles similitudes. C’est d’ailleurs ce qui
a été souligné par M. Jules Chaix-Ruy qui, dans son livre
sur Vico, affirme que « l’analogie est si nette avec certains
pages de Sciences Nouvelle que j’ai pensé à la possibilité
d’une influence de ce sociologue musulman sur Vico :
Naples, en raison de ses contacts avec l’Espagne, et, par la
Sicile, avec la Tunisie, pouvait avoir eu connaissance de
Prolégomènes : mais la thèse reste à démontrer »4.
1
Hammer-Purgstall, Histoire de l’empire ottoman, trad. Dochez, Paris,
1942, tome 3, p 648.
2
Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes historiques, trad. De Slane, Paris, 1863,
tome 1, p 4.
3
Ibid., p 79.
4
Chaix-Ruy J., J. B. Vico et les âges de l’humanité, Paris, Seghers, 1967,
note 6, p 105.
15
Al Umran Al Bashari ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
C’est uniquement dans le domaine de la pensée
historienne de Hegel, qu’il faut situer cette hypothèse
encore qu’il nous est ici impossible de donner une réponse
définitive à cette question. Nous pensons toutefois qu’il y a
beaucoup de choses à dire sur les correspondances
existantes entre la philosophie de l’histoire de Hegel et
celle d’Ibn Khaldoun, entre l’Introduction à la philosophie
de l’histoire de Hegel et les Prolégomènes d’Ibn
Khaldoun, concernant tant leurs diverses conceptions que
leur méthode.
Entre la conception hégélienne de « l’esprit de
peuple » et la conception Khaldounienne de « l’esprit de
corps » (La « Açabyya »), il y a incontestablement plus
qu’une similitude1 ; lorsque nous savons que pour Ibn
Khaldoun chaque peuple particulier a « un esprit de
corps » propre à lui et que « au moyen de l’esprit de corps
les hommes peuvent se protéger mutuellement, repousser
leurs ennemis, venger leurs injures et accomplir les projets
vers lesquels ils dirigent, leurs efforts réunis (…) L’esprit
de corps aboutit à l’acquisition de la souveraineté »2.
Il en est de même en ce qui concerne leur conception de
l’évolution historique, à savoir la conception d’une
évolution cyclique, dialectique. Plus encore en ce qui
concerne leur méthode critique qui englobe l’Histoire
comme une science philosophique.
1
Signalons à cet égard, que le concept « Açabyya » est le pivot essentielle de
la conception Khaldounienne de l’histoire. Mais ce concept est très complexe
et difficile à traduire en langue européenne. Certains auteurs ont proposé des
expressions plus ou moins exactes telles que « la force vitale d’un peuple »,
la force motrice du devenir de l’Etat », « l’esprit de corps » d’un peuple …
etc. Voir : La Coste, Ibn Khaldoun, Naissance de l’histoire, Passé du tiers
monde, Paris, Maspero, 1985, pp 134-137.
1
Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes, trad. De Slane, Paris, 1863, tome 1, p
291.
16
Journal of ABAAD Special issue –January 2014 ‫ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬
Comparable à Hegel de par sa formation
intellectuelle et philosophique comme le témoigne ses
écrits, Ibn Khaldoun l’était aussi en tant que témoin
exceptionnel de la crise fondamentale de son temps : il est
difficile de comprendre sa pensée de l’histoire sans la
situer dans le contexte historique de la fin du XIVe siècle,
dans un moment où l’Orient musulman était en quelque
sorte le centre principal du savoir, où l’Espagne était
encore sous domination arabe. Ibn Khaldoun a vécu luimême un certain temps en Espagne. Il n’y a donc point un
Ibn Khaldoun « miracle » : celui-ci n’est que le fils de son
temps, même si certains le considèrent, non point
arbitrairement cependant, comme l’ancêtre des positivistes,
le fondateur de la sociologie moderne ou encore, de par sa
pensée économique et historique, le précurseur de Marx1.
Quant à nous, nous pensons qu’il est surtout un philosophe
de l’histoire. Sa « Muquaddima » (Les Prolégomènes
historiques),2 est un ouvrage centré essentiellement sur la
science de l’histoire.
Quoi qu’il en soit, l’homme d’Etat et écrivain
célèbre, Ibn Khaldoun est un des rares intellectuels arabes
qui ont vécu directement la chute de l’empire de la
civilisation classique de l’Islam. Il a même vu « l’empereur
sur son cheval » ! Tamerlin en personne ! L’empereur de la
destruction vient, depuis peu, d’achever la mise à sac de la
Bagdad des Milles et une Nuits, et se dirige vers Damas,
pour la détruire elle aussi, lorsque eut lieu cette rencontre.
« Triste » rencontre cependant : Prisonnier de Tamerlin,
1
Labica G., Le rationalisme d’Ibn Khaldoun, Alger, Hachette., 1965 ;
Lahbabi A., Ibn Khaldoun, Paris, Seghers, 1968.
2
Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes Historiques, trad. De Slane, Paris, 19631968, 3 vol. La Muquaddima ou discours sur l’histoire universelle, trad. V.
Monteil, Paris, Sindbad, 3 vol, 1978.
17
Al Umran Al Bashari ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
Ibn Khaldoun contemple la chute de la partie orientale de
la civilisation de l’Islam. Libéré, de retour en Egypte, c’est
l’Espagne musulmane cette fois-ci qui chancelle devant la
Reconquista chrétienne.
C’est dans les conditions d’une profonde crise que
la philosophie de l’histoire d’Ibn Khaldoun est née :
impuissant, déchiré, menacé aussi bien à l’Est qu’à
l’Ouest, de l’extérieur comme de l’intérieur, le monde
musulman apparaît, pour lui, comme un monde vieillissant,
inaugurant le moment de sa chute inévitable. Inévitable,
parce que ce monde perd plus en plus son énergie, sa
vitalité et l’espoir de gagner :
« Le peuple ne veut plus cultiver la terre parce que le
gouvernement lui arrache son argent, l’accable d’impôt et
le force à payer des droits illégaux. Les troubles causés par
l’appauvrissement des sujets et par les nombreuses révoltes
auxquelles la faiblesse de l’empire donne lieu contribuent
aussi au découragement général »1.
Profondément croyant, Ibn Khaldoun ne veut en
aucun cas admettre la possibilité de l’injustice divine :
c’est sous la barrière de la religion que les Arabes ont
fondé leur empire et édifié leur civilisation.
Donc, c’est dans ce peuple, dans cet empire, qu’il va
chercher les causes profondes du déclin dont il est le
témoin attentif. Une question surgit néanmoins : pourquoi
un peuple souverain, dominant et civilisé se laisse-t-il
vaincre après avoir triomphé ?
Voilà une question fondamentale à laquelle Ibn Khaldoun
doit répondre.
Or, en grand historien, il le sait bien : les Arabes ne
sont pas l’unique ni le premier peuple qui, après avoir
1
Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes historiques, trad. De Slane, Paris, 1865,
tome 2, p 139.
18
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triomphé, se trouve affaibli et contraint de se retirer devant
un peuple nouveau. Comment peut-on oublier les
Babyloniens, les Grecs, les Perses, les Romains ?
« Lorsque l’univers éprouve un bouleversement complet,
on dirait qu’il va changer de nature afin de subir une
nouvelle création et de s’organiser de nouveau »1.On a vite
compris : les peuples ne peuvent que subir cette loi
imperturbable, naturelle de la vie et de la mort. Les Arabes
n’ont donc rien à faire : « Aujourd’hui, je veux dire à la fin
du VIIIe siècle2, la situation au Maghreb a subi une
révolution profonde ainsi que nous le voyons et été
totalement bouleversée »3. C’est une « révolution
silencieuse » qui se cache derrière ce bouleversement
qu’Ibn Khaldoun constate à la fin du XIVe siècle dans le
monde musulman. C’est là la même révolution qui fait
passer le monde d’une époque à l’autre en Orient comme
en Occident, puisque c’est toujours la même force
invisible ; Dieu dicte le changement selon les règles bien
définies : « chaque empire voit rétrécir graduellement son
étendue primitive, jusqu’à ce qu’il succombe. On verra que
cela a lieu pour tous les royaumes grands ou petits, selon
la règle suivie par Dieu à leur égard ; puis vient la
destruction »4.
Autrement dit, dans cette conception purement
rationnelle, il n’y a aucune place au hasard dans la
succession des peuples et des empires sur la scène de
l’histoire : « La victoire, dit-il, est une affaire de chance et
de hasard, mais je vais expliquer ce que j’entends par ces
1
Ibid., tome 1, p 66.
La fin du VIIIe siècle de l’Hégire soit la fin du XIXe siècle de l’ère
chrétienne.
3
Ibid., tome 1, p 66.
4
Ibid., tome 2, p 131.
2
19
Al Umran Al Bashari ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
mots (…) La victoire tient à des causes cachées et c’est là
ce qu’on le désigne par le mot hasard (…) la vérité est une
puissance à laquelle rien ne résiste et le mensonge est un
démon qui recule foudroyé par l’éclat de la Raison »1.
On peut d’ores et déjà reconnaître une
correspondance entre la dialectique Khaldounienne et
celle de Hegel en ce qui concerne la conception du
changement rationnel et universel dans le processus de
l’évolution historique.
D’autant plus qu’Ibn Khaldoun souligne d’une
manière incessante l’importance de ce principe : « Les
empires, dit-il, comme les individus ont une vie, une
existence qui leur est propre. Ils grandissent, ils arrivent à
l’âge de la maturité puis commence à décliner »2.
Pour lui en effet et aussi « lorsqu’un empire a
acquis sa forme naturelle (…) il tend vers sa décadence »
ou encore « les accidents qui annoncent la décadence d’un
empire (…) lui arrivent naturellement parce qu’ils sont
tous dans la catégorie des choses qui lui sont naturelles, se
produit de la même manière que tout autre accident,
comme par exemple la décrépitude qui affecte la
constitution des êtres vivants. La décrépitude est une de ces
maladies chroniques qu’il est impossible de guérir ou de
faire disparaître, car elle est une chose naturelle »3.
A vrai dire, nul autre qu’Ibn Khaldoun, n’a
développé, avant Hegel, une si profonde conception
dialectique de l’évolution de l’humanité dans l’histoire.
C’est une conception évolutive dans laquelle la
transformation continuelle est aussi absolument
universelle : « l’état du monde et des peuples, leurs usages,
1
Ibid., tome 2, p 83.
Ibid., tome 1, p 350.
3
Ibid., tome 2, p 120.
2
20
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leurs opinions ne subsistent pas d’une manière uniforme et
dans une position invariable. C’est au contraire une suite
de vicissitudes qui persistent pendant la succession des
temps, une transition continuelle d’un état à l’autre » : « si
nous contemplons ce monde (…) nous y reconnaissons une
ordonnance parfaite, un système régulier, une liaison de
cause à effet »1.
Mais, ne l’oublions pas : pour Ibn Khaldoun, c’est
l’homme qui fait l’Histoire. C’est lui qui en est l’être actif.
C’est la raison pour laquelle l’Histoire n’est autre chose
que celle de l’humanité proprement dite, celle de l’homme
en société : « l’Histoire, dit-il, a pour véritable objet de
nous faire comprendre l’état social de l’homme, c’est-àdire la civilisation [« Umrân al-baschari »], et de nous
apprendre les phénomènes qui s’y rattachent naturellement
à savoir la vie sauvage, l’adoucissement des mœurs,
l’esprit de la famille et des tribus, les divers genres de
supériorité que les peuples obtiennent les uns sur les autres
et qui amènent la naissance des empires et des dynasties,
les destructions des rangs, les occupations auxquelles les
hommes consacrent leurs travaux et les efforts, telles que
les professions, qui font vivre les sciences et les arts ; enfin
tous les changements que la nature des choses peut opérer
dans le caractère de la société »2.
En bref, l’Histoire pour Ibn Khaldoun, est
uniquement celle de la société humaine dans sa totalité,
mais dans le sens le plus concret de la société humaine et
seulement celle-ci : il n’y a de place ici ni à une histoire
pré humaine ni à une autre préhistorique, mais « c’est sous
le point de vue de la civilisation et de la nature de l’homme
que nous voulons envisager les offices qui dépendent de
1
2
Ibid., tome 1, p 56.
Ibid., tome 1, p 57.
21
Al Umran Al Bashari ... ‫ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ ـ‬Journal of ABAAD (Special issue)
l’empire et du sultanat ; nous ne pensons pas à nous
occuper des lois [sharia : lois religieuses] qui les régissent
parce que cela est en dehors de notre sujet (…) Nous
voulons seulement envisager ses changements comme les
produits de la civilisation agissant sur l’espèce humaine »1.
Et c’est là que résident toute l’originalité et toute
cohésion de la méthode d’Ibn Khaldoun : bien que croyant,
il évite d’une manière surprenante d’envisager aucune
explication mythique ou théologique pour sa conception de
l’histoire universelle, mais uniquement une explication
philosophique, purement rationnelle est fondée sur le réel,
tout en sachant en cela qu’il est le fondateur de cette
« science nouvelle » : « les discours, dit-il, dans lesquels
nous allons traiter cette matière forment une science
nouvelle (…) c’est une science qui generis car elle est
d’abord un objet spécial : La civilisation et la société
humaine, puis elle traite à plusieurs questions qui servent à
expliquer successivement les faits qui se rattachent à
l’essence même de la société. Tel est le caractère dans les
sciences tant celles qui s’appuient sur l’autorité que celles
qui sont fondées sur la raison »2.
« J’ai suivi un plan original, ayant imaginé une méthode
nouvelle d’écrire l’Histoire (…) En traitant de ce qui est
relatif à la civilisation (…) j’ai développé tout ce qu’offre
la société humaine en fait de circonstance caractéristique.
De cette manière, je fais comprendre les causes des
événements et savoir par quelle voie les fondateurs des
empires sont entrés en carrière »3.
« La vérité peut être conçue par l’intelligence et elle
s’accorde avec la nature des choses. La recherche des
1
Ibid., tome 2, p 3.
Ibid., tome 1, p 77.
3
Ibid., tome 1, p 10.
2
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accidents qui dépendent de son essence est chose faisable.
Il en résulte que l’examen de chaque vérité par l’esprit fait
naître une science particulière »1.
Mais nous pouvons d’ores et déjà constater qu’il
s’agit bien d’une véritable philosophie de l’histoire : La
cohérence, la complexité et le caractère purement rationnel
et philosophique de sa pensée ne permet en aucun cas de la
considérer ni comme une « histoire originale » ni
uniquement comme une « histoire réfléchie » ou
réfléchissante.
D’autant plus qu’Ibn Khaldoun critique dès le début
de ses Prolégomènes à l’histoire toutes les méthodes aussi
bien narratives que pragmatiques de l’histoire. Pour lui, en
effet, les historiens narratifs que pragmatiques « ne se sont
pas donnés la peine d’apprendre le véritable but de
l’Histoire »2.
Leurs histoires « sont des faits dont ils laissent ignorer les
causes, des renseignements dont ils n’ont pas su apprécier
la nature, ni vérifier les détails »3.
Par conséquent, si ses formes d’histoire ne
l’intéresse que relativement, c’est précisément parce
qu’elles n’ont pas l’intérieur de l’Histoire comme matière
mais « l’histoire dans sa forme extérieure »4.
Or, pour lui, l’historien doit connaître à fond les
causes profondes des événements ; son unique but n’est ni
critique, ni pragmatique, ni spéciale, mais de « faire
comprendre l’état social de l’homme »5. C’est-à-dire
comprendre l’Histoire en sa vérité, et cette compréhension
1
Ibid., tome 1, p 79.
Ibid., tome 1, p 1.
3
Ibid., tome 1, p 14.
4
Ibid., tome 1, p 4.
5
Ibid., tome 1, p 71.
2
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devient, pour la première fois, une fin en soi : « la science
qui nous occupe, dit-il, n’est d’aucun avantage excepté
pour les recherches historiques »1.
C’est ainsi, comme l’a noté M. Lacoste, cette
philosophie « n’a pas pour intention d’émouvoir, de
charmer, de moraliser, de convaincre ou servir
administration et gouvernement (…) Ibn Khaldoun
abandonne la conception de l’utilité plus ou moins
immédiate de l’Histoire que se soit dans le domaine moral
ou dans celui de la politique, conception qui est liée à la
fonction historienne depuis ses débuts jusqu’au XVIIIe
siècle »2.
Par conséquent, la pensée historienne est une
pensée authentiquement philosophique fondée sur des
notions générales : « l’histoire, dit-il, est proprement le
récit des faits qui ont rapport à une époque ou à un
peuple : mais l’historien doit d’abord nous donner des
notions générales sur chaque pays, sur chaque peuple et
sur chaque siècle, s’il veut appuyer sur une base solide les
matières dont il traite et rendre intelligibles les
renseignements qu’il va fournir »3. « Il faut que l’historien
connaisse les principes fondamentaux de l’art du
gouvernement, le vrai caractère des événements, les
différents offertes par les nations, les pays et les temps en
ce qui regarde les mœurs, les usages, la conduite, les
opinions et les sentiments religieux et toutes les
circonstances qui influent sur la société »4.
1
Ibid., tome 1, p 79.
Lacoste Yves, Ibn Khaldoun, Naissance de l’Histoire, Passé du tiers monde,
Paris, Maspero, 1985, pp 190-191.
3
Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes historiques, trad. De Slane, Paris, Imp.
Imperial, 1863, tome 1, p 65.
4
Ibid., p 57.
2
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Offrant des correspondances incontestables avec
aussi bien la méthode que la philosophie de l’histoire de
Hegel, il est possible à notre sens qu’existe une influence
des Prolégomènes historiques d’Ibn Khaldoun sur
l’Introduction sur la philosophie de l’histoire de Hegel. Il
est certain que cette hypothèse semble, à première vue, être
une conclusion hâtive sinon naïve dans la mesure où Hegel
n’a jamais évoqué l’histoire musulman, ou encore la
pensée musulmane de l’histoire, pour lui nécessairement
inoriginale voire inexistante.
Toutefois, nous pourrons affirmer qu’il est impensable que
Hegel ne connaissait pas Ibn Khaldoun et certaines de ces
principales idées relatives à l’Histoire quoi qu’il soit
encore impossible, dans l’état actuel de nos connaissances,
de trancher définitivement la question.
En fait, que Hegel ne dise rien de l’œuvre Khaldounienne
n’a rien de surprenant : très connu pour le dire, Hegel ne
livre que très rarement ses « secrets ».
Plus encore en ce qui concerne ses devanciers
surtout dans le domaine de la philosophie de l’histoire.
Quoi qu’il en soit, en tant que penseur original, Ibn
Khaldoun, nous l’avons remarqué, était bien connu en
Occident puisque surnommé « le Montesquieu de l’Orient »
par de Sacy, Schulz et Hammer-Purgstall…etc ; c’est
pourquoi il est étrange que Hegel n’ait pas aperçu
l’importance de cette nomination, d’autant plus que celleci n’est pas une qualification sans fondement, bien au
contraire, l’intérêt pour les Prolégomènes et les autres
écrits d’Ibn Khaldoun est devenu de plus en plus marquant
dans les écrits des célèbres Orientalistes en Occident, en
France, et en Allemagne en particulier : « il y a peu
d’ouvrages orientaux qui méritent autant d’être traduits en
25
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entier, que celui d’Ibn Khaldoun »1 a souligné HammerPurgstall dans son article publié en avril 1822 sous le titre
suivant : « sur l’Introduction à la connaissance de
l’histoire, célèbre ouvrage d’Ibn Khaldoun »2.
Titre qui n’a pu qu’accrocher Hegel, d’autant plus
que Hammer présente ce livre comme un « ouvrage
philosophique, historique et politique »3 avant d’ajouter
que le titre original de « l’Introduction à la connaissance
de l’Histoire » d’Ibn Khaldoun, dit-il, est « De la culture en
général, et de tout ce qui rapport à l’état sauvage et à l’état
civilisé ; de la conquête, de l’économie des sciences des
arts »4 !
Il y aurait donc à distinguer le domaine où
l’historien Ibn Khaldûn applique le rationalisme et croit à
son utilité, des domaines métaphysiques. Dans ceux-ci,
aucun critère ne s’impose plus valablement que son
contraire, et aucune contre-preuve ne vient confirmer la
preuve. Là le rationalisme s’avère insuffisant. Expliquer
vise à « convaincre » ; or il y a des réalités allergiques aux
explications déterminant des liens de causalité.
« Ainsi Ibn Khaldûn rend hommage à la mystique
lorsqu’elle est authentique, tout en pourfendant
l’obscurantisme des irrationalistes militants. De cette
manière, les deux puissances dont dispose l’homme total et
réel, la raison et la vie spirituelle, se trouvent liées par des
rapports non pas de conflit, mais de complémentarité »5.
1
Hammer-Purgstall, sur l’Introduction à la connaissance de l’histoire,
célèbre ouvrage arabe d’Ibn Khaldoun, in Journal Asiatique, Paris, DondeyDupré, 1822, tome 1, p 227.
2
Ibid., pp 267-277.
3
Ibid., p 267.
4
Ibid., p 267.
5
Lahbabi M A, Ibn Khaldûn, pp, 53, 107.
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