Etude comparée de l hagiographie de Muḥammad selon Ibn Isḥāq, al Ṭabarī et Balʿamī Mémoire présenté par Mehdi AZAIEZ et dirigé par Madame Françoise MICHEAU CONCLUSION Synthèse de ce mémoire Plus la contiguïté du Prophète de l Islam s éloignait avec la marche inexorable du temps, plus le rôle de l historien fut de raviver la mémoire de l événement fondateur. Cela est d autant plus vrai que les méthodes d écriture des sīra évoluèrent toujours en supprimant et remaniant les textes pour ne laisser, oserions nous dire, que le récit brut où la geste de Muḥammad apparaissait en pleine lumière. En effet, une analyse comparative a su révéler les liens conséquents qui existaient entre les trois sīra : 70 % du texte de Ṭabarī incluait le travail d Ibn Isḥāq, 75 % du texte de Balʿamī réutilisait plus ou moins fidèlement le texte de Ṭabarī. Si la continuité et la permanence sont ici indiscutables, il n en reste pas moins qu elle induit une sélection de l information. Poésies, textes exégétiques, listes, autant de matériaux périphériques au récit lui même, sont largement retranchés pour ne laisser qu un texte focalisant l attention sur l homme et son histoire. Ce constat n est-il pas significatif d une volonté de préserver et de perpétuer un souffle d origine ? En ce sens, l importance accrue des citations coraniques dans le corpus des trois sīra n étonne pas. Elle atteste de l attachement aux sources et à l inspiration originelle. Inévitablement, la préservation et la fidélité des textes participèrent à la sauvegarde d une même perception du personnage prophétique. Le processus d élaboration de la figure du Prophète qui s est forgé tout au long du premier siècle se voit donc perpétuer et confirmer. Mais comment ignorer qu entre la date de l Hégire et les rédactions successives des sīra, il s écoula plus de trois siècles « presque autant d années qu aura duré, selon le Coran, le sommeil des gens de la caverne1. » Et, c est bien toute une évolution de la pensée araboislamique qui transparaît à travers les trois sīra. L œuvre d Ibn Isḥāq, par son traitement de l information historique utilisant les aḫbār, témoigne des traits typiques de la pensée arabe vers la fin du VIIIème siècle décrite par Arkoun : elle est indivise, empirique, jaillissante, foisonnante, ( ) Les propos de l informateur sont rapportés au style direct, dans leur forme spontanée, imagée, concise, allusive, par les transmetteurs successifs qui perpétuent la saveur particulière du témoignage oral ( ) L informateur et le transmetteur s imposent comme des 1 Tabari, Mohammed, sceau des prophètes, une biographie traditionnelle traduite par Hermann Zotenberg, préfacée par Jacques Berque, Paris, Sindbad, (« La Bibliothèque de l Islam »), 1980, p. 17. 1 Etude comparée de l hagiographie de Muḥammad selon Ibn Isḥāq, al Ṭabarī et Balʿamī Mémoire présenté par Mehdi AZAIEZ et dirigé par Madame Françoise MICHEAU agents de diffusion et de définition des valeurs arabo-islamiques2. » L œuvre de Ṭabarī, qui n échappe pas à un traitement de l histoire analogue à la méthode employée par Ibn Isḥāq (réutilisation des isnād et de leurs récits), marque une évolution de procédé. La présentation annalistique de la sīra (tārīẖ), la reproduction des versions de plusieurs historiens et l indication de leurs sources par l isnād prouve qu il s agit d un perfectionnement de l écriture historique et comme le laisse entendre Fathi Triki d une scientifisation de l histoire3. Enfin le résumé de Balʿamī représente une évolution décisive par l abandon de la chaine des garants (les isnād) et le développement d une écriture systématique. De par ces caractéristiques, son oeuvre s intègre timidement dans le cadre de l adab par le souci de l esthétisme littéraire, une volonté pédagogique qui démocratise une connaissance réservée auparavant à une élite, mais aussi par l insertion limitée d une démarche critique. Ce procédé d écriture appartient à une pensée arabe classique qui se défait des méthodes et terminologies (isnād, aḫbār) de la période de formation de la pensée arabe. Outre l évolution des méthodes d écriture, la sīra s avère être un projet de légitimation religieuse et politique. Elle mémorise fidèlement la cohésion idéelle de la communauté islamique (ijmāʿ al umma) par le récit de sa naissance. Mais elle défend aussi et surtout une idéologie du pouvoir officiel. En effet, l historien n est pas un simple compilateur qui se contenterait d enregistrer des aḫbār mais il classe et choisit selon des positions, des concepts propres à la pensée du groupe auquel il appartient. Les suppressions, les additions de données laissent deviner les intentions des auteurs et l idéologie implicite qui les animent. On comprend alors que les modifications du personnage prophétique, qui se persanise dans l œuvre de Balʿamī 4, vise à démontrer que le destin des perses est lié à l Islam. Toujours chez Balʿamī, la représentation des compagnons est aussi l objet de changement qui résulte d une réaction du pouvoir face aux hérésies chiites et à une réaffirmation d une orthodoxie sunnite. On conçoit alors que le rôle de l historien fut d abord de préserver l idée centrale de l ijmāʿ de la communauté tout en modifiant les sīra afin qu elles répondent aux impératifs d une société islamique toujours en évolution. (Mehdi AZAIEZ, septembre 1997) 2 ARKOUN (Mohammed), La pensée arabe, Paris, Presses Universitaires de France, (« Que sais je ?, 915 ») 1ère édition. 1975, 4ème édition, 1991, p. 31. 3 TRIKI (Fathi), L esprit historien dans la civilisation arabe et islamique, Tunis, Maison tunisienne de l édition, (« Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis »), 1991, p. 237-245. 4 Voir supra, p. 59. 2