Marie-Thérèse URVOY, Essai de critique littéraire dans le nouveau

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Marie-Thérèse URVOY, Essai de critique littéraire dans le nouveau monde
arabo-islamique, Paris, Cerf, 2011, 382 p.
Un titre long et sibyllin qui, apparemment, n’annonce pas vraiment le
contenu du livre. Il y a certes de la critique littéraire, mais pas seulement, et
si, efectivement, le lecteur est invité à parcourir le monde arabo-islamique,
c’est plus celui des siècles passés que celui des temps nouveaux. A quoi
l’auteur répondrait sans doute que la connaissance des siècles passés n’est
pas inutile pour se situer dans le présent, et elle n’aurait pas tort.
Elle a eu en efet la bonne idée de regrouper ici une vingtaine de publica-
tions dispersées dans des revues savantes, dans des ouvrages collectifs, par-
fois même dans des magazines d’actualité. La plus ancienne est de 1976, la
plus récente de 2008. Elle y a ajouté quelques chapitres inédits. Certains
textes sont de la grande érudition universitaire, d’autres montrent que
l’auteur sait prendre position dans les débats d’aujourd’hui.
L’ouvrage comprend dix-sept chapitres regroupés en cinq parties.
La première partie («Réexions sur les méthodes littéraires») se com-
pose de deux chapitres inédits. Le premier traite de l’établissement et de
l’édition des textes anciens. L’auteur s’appuie sur sa propre expérience
puisqu’elle a édité et traduit le Traité d’éthique de Yahyâ Ibn ʿAdî (10 siècle)
et le Psautier mozarabe de Hafs le Goth. Dépassant les problèmes techni-
ques, sa réexion aborde des questions de société. Par exemple: Pourquoi
le chrétien Ibn Adî, disciple de Fârâbî, présente-t-il son éthique de façon
«purement laïque» (p. 22)? Que nous apprend la traduction de Hafs sur le
degré d’arabisation des chrétiens andalous? Questions qu’elle reprend
dans le chapitre II («La critique littéraire») en y ajoutant un développe-
ment sur «le décalage possible entre l’intention de l’auteur et la perception
de l’œuvre par le public» (p. 43), illustré par le cas d’un auteur mystique
délibérément élitiste (Ibn Sabîn de Séville, 13 siècle) opposé à son contem-
porain égyptien, le très populaire al-Badawî, et par celui des réactions égyp-
tiennes à la traduction du Coran par J. Berque.
La deuxième partie a pour titre «Le sousme est-il un islam éclairé?»
Le chapitre III («Le sousme populaire comme révélateur psychosocio-
logique») réunit trois études parues entre 1989 et 1995; elles concernent
Ahmad al-Badawî (13 siècle), fondateur de la confrérie ahmadîya à Tanta
(Delta du Nil), «incarnation typique du sou populaire... tel qu’il s’est
imposé dans tout l’Islam» (p. 52). Au 17 siècle, Abd al-Samad, un mystique
de la confrérie, a compilé toutes les traditions concernant le fondateur et
c’est cet ouvrage qui est ici analysé pour montrer ce qu’est un saint,
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comment on compose son image, ce qu’on attend de lui, le rituel par lequel
on devient un alié du maître. On évoque aussi (p. 105-108) la critique
que le théologien égyptien Mahmûd Abû Rayya adressait à toutes ces dévo-
tions confrériques dans son livre Al-Sayyid al-Badawî, paru au milieu des
années 50.
Le chapitre IV («L’ambiguïté du thème de l’amour dans le sousme»)
fait référence aux couples mythiques dont l’amour était sans espoir, Majnûn
et Laylâ, et les autres, et passe en revue la position des sous depuis Râbia
et Hallâj jusqu’à Ibn Arabî et Ghazâlî.
La problématique du chapitre V («Le sousme intellectualiste ou l’uni-
versalisme impossible») se développe en quarante pages. Le «sousme
intellectualiste», c’est celui de ces auteurs médiévaux qui, à la fois philoso-
phes, mystiques et gnostiques, étaient en quête de l’unicité de l’être, plus
précisément ici Ibn Sabîn le Sévillan. Quant à l’impossibilité de l’universa-
lisme, elle est décrite en deux étapes qui sont autant de dégradés. D’abord,
si Shushtarî, le disciple d’Ibn Sab‘în, «adhère à l’enseignement de son maî-
tre et accepte tout son univers mental» (p. 153), il est «sous l’inuence du
sousme ordinaire» (p. 168); dans un poème, il se met en scène face à son
maître qui se fait le porte-parole de la symbolique liturgique chrétienne,
mais il termine en reprenant la doctrine traditionnelle sur l’abrogation des
symboles chrétiens. Ensuite, au 17 siècle, Nâbulsî, qui veut défendre Shush-
tarî contre ses détracteurs, «supprime toute diculté en la mettant au
compte d’une expression en langage d’initié» (le christianisme s’exprime
en suryânîya, que personne ne comprend plus); l’universalisme qui était la
source d’inspiration du poème est ainsi évacué.
Dans un appendice inédit («sousme et islamisme», p. 170-171), l’auteur
prend alors ses distances par rapport à l’engouement occidental pour
la mystique musulmane, présentée parfois comme un antidote contre
l’islamisme. «Le sousme, tel qu’il a toujours été pratiqué, s’accorde parfai-
tement avec les préceptes coraniques qui prescrivent à la communauté
musulmane de soumettre et d’inférioriser les non-musulmans.»
La troisième partie est intitulée «L’arabe est-il christianisable?», enten-
dons: la langue arabe. Autrement dit, les chrétiens peuvent-ils utiliser cette
langue sans problèmes particuliers? Le chapitre VI présente rapidement
«deux exemples de contribution originale»: le Traité d’éthique de l’Irakien
Yahyâ ibn Adî (10 siècle) et l’Introduction sur l’herméneutique du Copte
Butrûs al-Sadamantî (13 siècle), éditée et traduite à Beyrouth en 1972 par
P. van den Akker. Le chapitre VII («Une communauté chrétienne arabe
problématique: les Mozarabes») regroupe six études sur ces chrétiens
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espagnols d’il y a mille ans, souvent à l’étroit entre ceux qui les considé-
raient comme des traîtres à la culture latine et ceux qui ne les admettaient
qu’avec réticence dans l’arabité puisqu’ils refusaient l’islam.
La quatrième partie traite de la «relation entre intention de l’auteur et
réception par le public» à partir des exemples suivants: l’attitude d’Ibn
Abd-Rabbih al-Hafîd (12 siècle), un lettré (adîb) amateur de philosophie,
vis-à-vis du philosophe Ibn Rushd quand celui-ci avait besoin d’être défendu
(chapitre VIII); les limites du rationalisme chez Averroès quand il s’agit
du statut des non-musulmans, la dhimma (chapitre IX); l’inquiétude du
philosophe Sâdeq Jalâl al-‘Azm (Trois dialogues en défense du matérialisme
et de l’histoire, Beyrouth 1990, en arabe) face à la montée de courants irra-
tionalistes dans les sociétés occidentales (chapitre X); les réactions des
intellectuels égyptiens à la traduction du Coran de J. Berque, réactions
généralement négatives avant que quelques voix appellent à plus d’objecti-
vité (chapitre XI).
La cinquième partie («Quelques problèmes fondamentaux», six chapi-
tres) aborde des questions qui agitent les sociétés occidentales aujourd’hui:
la place des religions en général et de l’islam en particulier dans l’Europe;
la possibilité d’un «islam libéral», etc. Ce sont des textes parus dans des
revues comme Le Point ou Le Nouvel Observateur, des contributions à des
ouvrages collectifs et quelques inédits. On notera (p. 309-312) ce que M.-Th.
Urvoy dit de Taha Hussein: en 1926, il publiait sa célèbre étude sur la poésie
antéislamique qui lui valut d’être accusé d’«enlever à la langue arabe son
caractère sacral»; en 1959, il semblait renier tout son passé pour défendre
les positions les plus fermées sur la relation entre le monde musulman et
les autres cultures.
Dans une conclusion générale (p. 365-371), l’auteur dévoile l’intention
qui l’a guidée en réunissant ces pages qui témoignent du travail de toute
une vie. Revenant sur le livre qu’elle a publié en collaboration avec son
époux (l’Action psychologique dans le Coran, Cerf 2007), elle plaide pour
une ouverture de l’islamologie à la littérature, pour «une véritable appro-
che critique du Livre sacré de l’islam», qui tienne compte «de l’intention
qui a présidé à la constitution du texte tel qu’il a été imposé à la commu-
nauté – non sans résistances jusqu’au IV siècle/H – et qu’il nous est donné
maintenant». «Tout chercheur “situe” l’auteur ou le texte qu’il étudie.»
Les études ici publiées en sont un exemple. On devine peut-être alors l’in-
tention du titre qui semblait énigmatique: continuer d’essayer la critique
littéraire, et cela dans le nouveau monde d’aujourd’hui et sur tous les sujets.
Jean-Louis DÉCLAIS
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