Marie-Thérèse URVOY, Essai de critique littéraire dans le nouveau

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Book Reviews / Studia Islamica 107 (2012) 276-288
Marie-Thérèse URVOY, Essai de critique littéraire dans le nouveau monde
arabo-islamique, Paris, Cerf, 2011, 382 p.
Un titre long et sibyllin qui, apparemment, n’annonce pas vraiment le
contenu du livre. Il y a certes de la critique littéraire, mais pas seulement, et
si, efffectivement, le lecteur est invité à parcourir le monde arabo-islamique,
c’est plus celui des siècles passés que celui des temps nouveaux. A quoi
l’auteur répondrait sans doute que la connaissance des siècles passés n’est
pas inutile pour se situer dans le présent, et elle n’aurait pas tort.
Elle a eu en efffet la bonne idée de regrouper ici une vingtaine de publications dispersées dans des revues savantes, dans des ouvrages collectifs, parfois même dans des magazines d’actualité. La plus ancienne est de 1976, la
plus récente de 2008. Elle y a ajouté quelques chapitres inédits. Certains
textes sont de la grande érudition universitaire, d’autres montrent que
l’auteur sait prendre position dans les débats d’aujourd’hui.
L’ouvrage comprend dix-sept chapitres regroupés en cinq parties.
La première partie (« Réflexions sur les méthodes littéraires ») se compose de deux chapitres inédits. Le premier traite de l’établissement et de
l’édition des textes anciens. L’auteur s’appuie sur sa propre expérience
puisqu’elle a édité et traduit le Traité d’éthique de Yahyâ Ibn ʿAdî (10e siècle)
et le Psautier mozarabe de Hafs le Goth. Dépassant les problèmes techniques, sa réflexion aborde des questions de société. Par exemple : Pourquoi
le chrétien Ibn ʿAdî, disciple de Fârâbî, présente-t-il son éthique de façon
« purement laïque » (p. 22) ? Que nous apprend la traduction de Hafs sur le
degré d’arabisation des chrétiens andalous ? Questions qu’elle reprend
dans le chapitre II (« La critique littéraire ») en y ajoutant un développement sur « le décalage possible entre l’intention de l’auteur et la perception
de l’œuvre par le public » (p. 43), illustré par le cas d’un auteur mystique
délibérément élitiste (Ibn Sabʿîn de Séville, 13e siècle) opposé à son contemporain égyptien, le très populaire al-Badawî, et par celui des réactions égyptiennes à la traduction du Coran par J. Berque.
La deuxième partie a pour titre « Le soufijisme est-il un islam éclairé ? »
Le chapitre III (« Le soufijisme populaire comme révélateur psychosociologique ») réunit trois études parues entre 1989 et 1995 ; elles concernent
Ahmad al-Badawî (13e siècle), fondateur de la confrérie ahmadîya à Tanta
(Delta du Nil), « incarnation typique du soufiji populaire . . . tel qu’il s’est
imposé dans tout l’Islam » (p. 52). Au 17e siècle, ʿAbd al-Samad, un mystique
de la confrérie, a compilé toutes les traditions concernant le fondateur et
c’est cet ouvrage qui est ici analysé pour montrer ce qu’est un saint,
DOI: 10.1163/19585705-12341272
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comment on compose son image, ce qu’on attend de lui, le rituel par lequel
on devient un afffijilié du maître. On évoque aussi (p. 105-108) la critique
que le théologien égyptien Mahmûd Abû Rayya adressait à toutes ces dévotions confrériques dans son livre Al-Sayyid al-Badawî, paru au milieu des
années 50.
Le chapitre IV (« L’ambiguïté du thème de l’amour dans le soufijisme »)
fait référence aux couples mythiques dont l’amour était sans espoir, Majnûn
et Laylâ, et les autres, et passe en revue la position des soufijis depuis Râbiʿa
et Hallâj jusqu’à Ibn ʿArabî et Ghazâlî.
La problématique du chapitre V (« Le soufijisme intellectualiste ou l’universalisme impossible ») se développe en quarante pages. Le « soufijisme
intellectualiste », c’est celui de ces auteurs médiévaux qui, à la fois philosophes, mystiques et gnostiques, étaient en quête de l’unicité de l’être, plus
précisément ici Ibn Sabʿîn le Sévillan. Quant à l’impossibilité de l’universalisme, elle est décrite en deux étapes qui sont autant de dégradés. D’abord,
si Shushtarî, le disciple d’Ibn Sab‘în, « adhère à l’enseignement de son maître et accepte tout son univers mental » (p. 153), il est « sous l’influence du
soufijisme ordinaire » (p. 168) ; dans un poème, il se met en scène face à son
maître qui se fait le porte-parole de la symbolique liturgique chrétienne,
mais il termine en reprenant la doctrine traditionnelle sur l’abrogation des
symboles chrétiens. Ensuite, au 17e siècle, Nâbulsî, qui veut défendre Shushtarî contre ses détracteurs, « supprime toute difffijiculté en la mettant au
compte d’une expression en langage d’initié » (le christianisme s’exprime
en suryânîya, que personne ne comprend plus) ; l’universalisme qui était la
source d’inspiration du poème est ainsi évacué.
Dans un appendice inédit (« soufijisme et islamisme », p. 170-171), l’auteur
prend alors ses distances par rapport à l’engouement occidental pour
la mystique musulmane, présentée parfois comme un antidote contre
l’islamisme. « Le soufijisme, tel qu’il a toujours été pratiqué, s’accorde parfaitement avec les préceptes coraniques qui prescrivent à la communauté
musulmane de soumettre et d’inférioriser les non-musulmans. »
La troisième partie est intitulée « L’arabe est-il christianisable ? », entendons : la langue arabe. Autrement dit, les chrétiens peuvent-ils utiliser cette
langue sans problèmes particuliers ? Le chapitre VI présente rapidement
« deux exemples de contribution originale » : le Traité d’éthique de l’Irakien
Yahyâ ibn ʿAdî (10e siècle) et l’Introduction sur l’herméneutique du Copte
Butrûs al-Sadamantî (13e siècle), éditée et traduite à Beyrouth en 1972 par
P. van den Akker. Le chapitre VII (« Une communauté chrétienne arabe
problématique : les Mozarabes ») regroupe six études sur ces chrétiens
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espagnols d’il y a mille ans, souvent à l’étroit entre ceux qui les considéraient comme des traîtres à la culture latine et ceux qui ne les admettaient
qu’avec réticence dans l’arabité puisqu’ils refusaient l’islam.
La quatrième partie traite de la « relation entre intention de l’auteur et
réception par le public » à partir des exemples suivants : l’attitude d’Ibn
ʿAbd-Rabbih al-Hafîd (12e siècle), un lettré (adîb) amateur de philosophie,
vis-à-vis du philosophe Ibn Rushd quand celui-ci avait besoin d’être défendu
(chapitre VIII) ; les limites du rationalisme chez Averroès quand il s’agit
du statut des non-musulmans, la dhimma (chapitre IX) ; l’inquiétude du
philosophe Sâdeq Jalâl al-‘Azm (Trois dialogues en défense du matérialisme
et de l’histoire, Beyrouth 1990, en arabe) face à la montée de courants irrationalistes dans les sociétés occidentales (chapitre X) ; les réactions des
intellectuels égyptiens à la traduction du Coran de J. Berque, réactions
généralement négatives avant que quelques voix appellent à plus d’objectivité (chapitre XI).
La cinquième partie (« Quelques problèmes fondamentaux », six chapitres) aborde des questions qui agitent les sociétés occidentales aujourd’hui :
la place des religions en général et de l’islam en particulier dans l’Europe ;
la possibilité d’un « islam libéral », etc. Ce sont des textes parus dans des
revues comme Le Point ou Le Nouvel Observateur, des contributions à des
ouvrages collectifs et quelques inédits. On notera (p. 309-312) ce que M.-Th.
Urvoy dit de Taha Hussein : en 1926, il publiait sa célèbre étude sur la poésie
antéislamique qui lui valut d’être accusé d’« enlever à la langue arabe son
caractère sacral » ; en 1959, il semblait renier tout son passé pour défendre
les positions les plus fermées sur la relation entre le monde musulman et
les autres cultures.
Dans une conclusion générale (p. 365-371), l’auteur dévoile l’intention
qui l’a guidée en réunissant ces pages qui témoignent du travail de toute
une vie. Revenant sur le livre qu’elle a publié en collaboration avec son
époux (l’Action psychologique dans le Coran, Cerf 2007), elle plaide pour
une ouverture de l’islamologie à la littérature, pour « une véritable approche critique du Livre sacré de l’islam », qui tienne compte « de l’intention
qui a présidé à la constitution du texte tel qu’il a été imposé à la communauté – non sans résistances jusqu’au IVe siècle/H – et qu’il nous est donné
maintenant ». « Tout chercheur “situe” l’auteur ou le texte qu’il étudie. »
Les études ici publiées en sont un exemple. On devine peut-être alors l’intention du titre qui semblait énigmatique : continuer d’essayer la critique
littéraire, et cela dans le nouveau monde d’aujourd’hui et sur tous les sujets.
Jean-Louis DÉCLAIS
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