Contact et rupture
ou Rupture et contact
Danièle Roulot
Clinique de La Borde
“Certains se diront que pour ce qui est de
faire de la théorie analytique, c’est moi qui
construis, qui vous propose ma construction... Et
vous, vous partez avec ça !... Je ne veux pas de
ça...”
Jacques Lacan, 29 juin 1955.
Manifestement, beaucoup de ceux qui aiment à citer Lacan ont négligé de lire cette phrase...
Raison de plus pour que je la choisisse pour épigraphe ! Mais j’y ajouterai cette autre, celle-ci
plus proche de ce que j’ai aujourd’hui à dire :
“Vis-à-vis de cette parole primordiale qui est là pour nous donner l’émergence du
symbolique, nous sommes dans la position d’avoir à concevoir, au sens plein du mot...
Quand nous savons quelque chose, déjà nous ne concevons plus rien.”
C’est simple : si nous nous sentons en terrain sûr, c’est que nous ratons le cœur de la
psychanalyse. C’est seulement quand nous perdons pied et que nous nous sentons en paysage
inconnu que, peut-être, nous avons une chance d’y être, dans ce “là” qui est “ça qui se passe”.
Ceci n’est pas un appel à la spontanéité ou à la connerie. Je pense qu’il faut une bonne dose
de “savoir” pour “savoir” se perdre. Je veux dire pourvoir accepter d’y perdre son latin.
Alors, mieux vaut ne pas se faire d’illusion... C’est peut-être quand nous nous sentons au plus
près du “contact” que nous sommes en pleine “rupture ” — ou plus loin de l’autre, tout ce
“contact” supposé peut être une simple projection de notre syntonie. Mais c’est peut-être au
moment où nous désespérons d’entrer en “contact” avec l’autre que nous parvenons à franchir
cette “rupture” entre lui et nous.
Rupture et contact ne sont pas d’irréductibles contraires. « Arché - aïda », dit le
phénoménologue japonais Kimura Bin... « Arché - aïda », c’est “l’intégralité de la faille et des
bords”.
En fait, nous sommes sans arrêt “entre” rupture et contact. Non cet “entre” qui concilie les
deux, mais bien plutôt cet “entre” qui n’est ni l’un, ni l’autre. Et il nous faut faire avec ce
“ni...ni” qui est pour Lacan la formule-même de l’aliénation (ni A, ni non-A) ; et qui dans la
logique traditionnelle, renie la principe du tiers exclu... Ce qui, pour le logicien Ch. S. Peirce,
constitue une logique à construire : la “logique du général”, laquelle n’obéit pas au principe
du tiers exclu.
L’espace-tiers, normalement exclu. C’est dans cet espace-tiers que je situe le lieu du délire, ou
le lieu de la perte de l’évidence naturelle dans laquelle Blankenburg voit le problème cardinal
de l’hébéphrénie.
Mais c’est aussi dans cet espace-tiers — normalement exclu — que je situe le lieu de de
certaines de mes rencontres avec ceux que l’on appelle psychotiques. « Si je vous dis ce qui
m’est arrivé, vous croirez que je suis folle », me dit Anne — « Certainement pas », répond je
ne sais lequel de mes “possibles”. Je ne mens pas : c’est un espace où il n’y a ni “normal”, ni
“folie”. Dominique, elle, a trouvé le terme ; après 15 années de psychothérapie de toutes
sortes : groupes, freudienne, lacanienne, jungienne, cri primal, haptonomie et autre biotonie,
elle nomme nos entretiens « nos rendez-vous psychotiques ».
A cette logique du général — qui ne reconnaît pas le principe du tiers exclu, Ch. S. Peirce
oppose une autre logique de l’indéfini, la “logique du vague”, qui, elle, ne reconnaît pas le
principe de “non-contradiction” : deux propositions contradictoires peuvent être vraies
ensemble. Le “ni...ni” de la logique du vague n’est pas, comme dans la logique du général,
création d’un autre lieu. Mais plutôt celui d’un “entre” où les propositions contradictoires ne
le sont plus.
L’espace transitionnel, dit Winnicott, n’est ni intérieur, ni extérieur. Mais non pas au sens du
“ni A, ni non-A” de l’aliénation. Cet espace transitionnel ni intérieur, ni extérieur, participe en
fait des deux. L’objet transitionnel est le symbole de la rupture en action, alors même qu’il
semble dénier cette rupture et représenter une jonction. Winnicott appelle l’espace
transitionnel : point de fusion-séparation. Il est aussi “l’espace de l’illusion” : l’objet de désir
halluciné par le bébé est présenté (“presenting”) par la mère à ce même moment où le bébé
l’hallucine : en sorte qu’il croit la créer lui-même...
Ce sera le travail de la mère “suffisamment bonne” (entendez : suffisamment mauvaise) que
d’introduire dans le miracle de cette “trouvaille-création” du bébé des failles, des carences,
dans lequel l’enfant peut déchiffrer qu’il n’est pas l’unique objet du désir de la mère ; ce
“désillusionnement” aura pour conséquence que l’objet n’est plus vécu par l’enfant comme
“créé” par sa pensée hallucinatoire, mais qu’il dépend de la mère que l’objet lui soit ou non
présenté quand il le désire. La mère devient alors “détentrice” de ces objets, qu’elle peut à son
gré donner ou refuser. C’est donc la mère qui sera attendue, et non plus l’objet, qu’elle portait
comme breloque. La mère apparaît alors comme “toute-puissante” et cette toute-puissance
entre en conflit avec la toute-puissance de l’enfant (J. Lacan). Mais elle est en même temps
constituée comme “autre” : le premier objet proprement dit, insiste Freud, reconnu tel par le
bébé dès lors qu’il est capable de “voir” sa mère comme totalité, entité distincte de lui ; ce
qui, ajouterais-je, a pour corollaire, à travers cette aperception que “y a d’l’un” (J. Lacan), que
l’enfant se trouve alors dans le “pressentiment” de sa propre unité.
C’est là que s’introduit l’espace transitionnel, entre cette mère peu à peu constituée comme
unité — et donc séparée — et le bébé amputé d’une partie de lui-même (son “unité individu
environnement”, Winnicott). L’espace transitionnel creuse leur séparation en même temps
que l’objet transitionnel maintient la “semblance” de leur unité.
L’objet transitionnel est un “objet vague”, au sens de Peirce, parce qu’il ne se situe pas dans
“un autre espace” que celui de l’enfant ou celui de la mère, laquelle, précisément, devient
incarnation de l’Autre.
Au “ni moi... ni non-moi” au tout différent de l’un et de l’autre, qui caractérise la logique du
général — un espace-tiers normalement exclu de la logique du discours — s’oppose ici, non
un “ni...ni”, mais un “nin-nin” dont je dirai qu’il est moins pour l’enfant consolation de la
perte de la mère (en ce qu’elle est autre), que substitut de
ce qu’il a lui-même perdu de son être
dans la rupture de cette “unité individu-environnement”.
Il faudra à l’enfant un acquis supplémentaire : cette mère devenue autre est-elle réassurance
ou menace ? Si l’enfant peut se fier à son entourage, alors l’espace transitionnel peut devenir
espace potentiel, espace d’invention, espace de création, matrice du fantasme. Mais nous
sentons bien chez nos patients paranoïdes qu’ils n’ont pu justement établir cette “fiance”.
Fiance qui permet les moments de repos dans une non-intégration “normale” — le sommeil,
par exemple. S’il n’y a pas de fiance, il faut s’identifier à l’Autre qui était censé vous protéger
—veiller à la place de l’Autre sur soi-même — Comment pouvoir alors s’endormir dans la
quiétude ?
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