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N SOUS-TITRANT MON INTERVENTION
«Du déficit de l’État de droit; un long pro -
cessus de fondation d’un nouveau modèle
arabe de démocratie», j’essaye d’emblée d’être opti-
miste, de voir s’il est possible d’élaborer ou de forger
ce modèle arabe de démocratie, sachant que la
question qui se pose est celle-ci: «Peut-on articuler
démocratie et religion et, en particulier démocratie
et islam?».
Il est vrai que, un an et demi après le déclenche-
ment de ce qu’on appelle «les Printemps arabes», le
bilan reste nuancé. On a une certitude: ce tsunami
parti de Tunisie ne s’arrête pas. Sera-t-il un tsunami
démocratique ou un tsunami chaotique? Dans tout phénomène de transition, il y a
toujours beaucoup d’incertitude, beaucoup d’inconnu. Il est vrai que dans cette zone du
monde, ce ne sont pas seulement les considérations de représentation – le thème que l’on
étudie aujourd’hui - qui entrent en ligne de compte, mais aussi la dimension géopolitique
des problèmes, qui parfois impose une grille de lecture spécifique pour comprendre les
évolutions en cours.
Les derniers résultats en Égypte, en Tunisie, au Maroc suscitent de nombreuses ques-
tions: pourquoi les partis islamistes dominent-ils ces élections ? Pourquoi les autres partis
sont-ils absents? Quoi qu’il en soit, des mutations devenaient indispensables. Elles
auraient été impossibles à la fin de la Guerre froide: à ce moment-là la démocratie faisait
le tour du monde, mais elle ne passait pas par le monde arabe, en particulier dans les pays
autour de la Méditerranée, ce qui semble irrationnel dans un monde globalisé. Le rattra-
LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE EST-ELLE EN CRISE ?
Démocratie,
mutations du monde arabe et Islam
par Khattar Abou Diab*
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*Politologue, spécialiste de l’Islam et du Moyen-Orient, université Paris XI.
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page, qui a commencé en décembre 2010, est donc un rattrapage de temps perdu, de beau-
coup de temps perdu.
Pourquoi ce temps perdu? Une équation tenait ces pays: d’un côté les despotes, les
militaires, les autoritaires et de l’autre les islamistes et les radicaux. Il n’y avait pas de place
entre les deux, pas de possibilité pour une force politique de percer; dans cette zone du
monde, tout un espace politique était fermé. C’est ce qui explique le processus algérien au
début de 1990, la montée du terrorisme après la fin de la guerre d’Afghanistan – puisque
ce pays était malheureusement le sinistre laboratoire du terrorisme islamiste, dont on
connaît maintenant les acteurs et dont on sait qu’ils n’étaient pas seulement locaux. Puis il
y eut le 11 Septembre et ses effets, et la guerre d’Irak de 2003.
Lorsque 2010 arriva, tout le monde parlait d’un possible changement mais peu avaient
prédit ce phénomène. Certes, on parlait des «indignés», de mouvements de masse, mais
certains phénomènes restaient peu expliqués. Souvent, l’histoire est le produit d’éléments
inattendus et spontanés. De plus, particulièrement en Orient, fleurit souvent l’idée d’une
machination, d’un complot. Pourtant, c’est loin d’être toujours le cas! Des facteurs
nouveaux existaient: Emmanuel Todd a montré le développement des classes moyennes
en Égypte, en Tunisie, en Syrie. De plus, l’analphabétisme a diminué, ainsi que le taux de
natalité. Tout cela a poussé à un possible changement.
Un autre élément important a été la réaction des forces occidentales. Les États-Unis
ont essayé d’imposer la démocratie par le haut, à travers l’expérience irakienne, par une
sorte de messianisme démocratique. Pourtant, on n’installe pas la démocratie de cette
manière. On allait voter en Irak, c’était là l’important et ces élections auraient dû être la
phase ultime d’un processus à la fois culturel et politique. Les forces américaines se sont
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retirées d’Irak: y a-t-il pour autant aujourd’hui une démocratie dans ce pays? On peut y
voir plutôt une expérience empruntée au confessionnalisme politique libanais, mais en fait
ce partage du pouvoir ne fonctionne pas. L’expérience démocratique irakienne reste une
expérience embryonnaire.
Est-ce mieux dans les autres pays où il y a eu «révolution», en Tunisie, en Libye, en
Égypte? Beaucoup disent que les islamistes n’ont pas été à l’origine de ces mouvements
mais les ont exploités, qu’ils ont pris le train en marche et l’ont rattrapé. C’est une lecture
un peu réductrice des événements car dans ces sociétés il y a des forces lourdes, comme
une nouvelle jeunesse d’Internet, de nouvelles classes moyennes, des intellectuels, des libé-
raux, des francophones, des gens très cultivés à l’occidentale. Mais, parti politique inscrit
dans les profondeurs de la société, les Frères musulmans en Égypte labourent le terrain
depuis 1927. Ils ont même été, au temps de Moubarak comme à celui de Sadate, l’un des
piliers du régime aux côtés des militaires. C’est le cas aussi en Tunisie, du fait d’une réac-
tion épidermique à la laïcisation de la société opérée par Bourguiba et par Ben Ali. La véri-
table force d’opposition était islamiste, à cause de la répression. Mais Ennahda a pris lui
aussi le train en marche et aurait pu dominer la scène politique en nouant des alliances
artificielles avec l’actuel président de la République ou avec des forces dites démocratiques.
Ainsi, on aboutit partout à une situation où la parenthèse islamiste devient indispen-
sable à une évolution vers la démocratie. Ici, une question fondamentale s’impose: un
parti comme celui des Frères musulmans, pour qui le Coran est la Constitution, peut-il
accepter le jeu démocratique? Le parti tunisien Ennahda (la Renaissance) témoigne-t-il
d’une possibilité d’articuler religion et démocratie?
Quelques réflexions intéressantes de Tocqueville donnent une réponse à cette question
concernant l’islam. Pour lui, l’homme est naturellement religieux et la religion offre la
possibilité pratique de modérer efficacement les passions démocratiques en soumettant la
société à un «dehors» relevant de la pure nature. Mais la nature de l’homme étant reli-
gieuse, la religion doit admettre, pour subsister et exister sainement, la séparation du reli-
gieux et du politique, donc son entière dépendance par rapport à l’ordre démocratique.
Cette articulation est-elle applicable à l’islam? Dans sa lecture littérale, non. La religion
musulmane n’est pas adaptée à un exercice démocratique normal, si l’on prend l’islam à la
lettre, comme le fit Mohammed Arkoun, pour qui l’islam associe religion et État, et donc
spirituel et temporel. Ainsi si l’on prend l’islam tel quel, il doit aboutir à un système totali-
taire. En revanche, ce n’est pas le cas si l’on admet que l’islam implique une chaoura, c’est-
à-dire une possible consultation des gens, et accepte qu’il y ait pour seule obligation que
l’obligation religieuse émanant des textes musulmans.
Tant qu’il n’y aura pas une révolution culturelle dans l’islam, il sera très difficile d’éta-
blir une démocratie dans le monde arabe de l’autre côté de la Méditerranée. Il faut donc
parvenir à faire la liaison entre démocratie et citoyenneté. Il y a une théorie fort intéres-
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sante d’Alain Juppé à propos du «Printemps arabe » et de la possible reconnaissance des
islamistes comme acteurs ou interlocuteurs. Selon lui, il faut tracer plusieurs lignes rouges:
respect des droits de l’homme, respect de l’alternance, respect des droits des femmes,
respect des minorités. C’est un long programme et c’est un défi. Cela ne signifie pas que le
monde musulman soit condamné à ne pas avoir de système démocratique. En Malaisie, en
Indonésie, deux pays musulmans lointains, la démocratie existe, elle fonctionne. Même au
Pakistan, malgré tout le poids des militaires, il y a quelques jours la Cour suprême a
destitué un Premier ministre. La démocratie peut donc s’y affirmer.
Il y a sans doute eu de mauvais exemples démocratiques dans le monde musulman,
dont celui résultant de la Révolution iranienne en 1979. L’ayatollah Khomeiny a essayé
d’établir sa démocratie islamique. Mais en fin de compte, si on examine la qualification
officielle du gouvernement, défini comme «juste et prudent», on comprend bien que ce
religieux est à la fois le chef politique, le chef militaire, le chef religieux et le chef juridique;
c’est donc un système totalitaire. Ahmadinejad, Rafsandjani ou Khatami ne sont que les
instruments d’un système dominé par le Guide.
L’expérience turque actuelle pourrait-elle s’apparenter à une démocratie islamique ?
Est-il possible de la rapprocher de la démocratie chrétienne comme on le fait parfois? Ce
sont des contextes différents. Il est vrai que ce qui a amené les chercheurs à approfondir
leur réflexion est le fait que l’islamisme s’est imposé dans les deux seuls pays ayant connu
une expérience laïque, la Turquie et la Tunisie. Cela signifie que la société profonde reste
largement musulmane.
Il faut pour ces pays trouver un modèle de démocratie qui ne soit pas en contradiction
avec l’islam, mais qui adopte les valeurs de l’islam compatibles avec la démocratie. Cet
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effort doit être mené par les musulmans eux-mêmes et non imposé de l’extérieur.
Maintenant que nous sommes sortis de la grande prison du despotisme, le débat, pour que
ces sociétés trouvent leur chemin, va devenir plus réel, plus vital. Jusqu’alors, de l’autre
côté de la Méditerranée, le modèle de modernité était perçu comme une importation occi-
dentale. La recherche d’un nouveau modèle de démocratie et de modernité est en cours.
On ne peut appliquer dans cette région ni celui de la démocratie indienne ni celui de la
démocratie suisse; il n’y a pas de démocratie utopique. À mon avis, il faut dans ces pays
des États de droit, des systèmes représentatifs, le respect des droits de l’homme, et on peut
partir de ces exigences pour fonder des démocraties représentatives.
C’est un pari jouable et ces mutations vont permettre de le gagner un jour. Le succès
dépend aussi beaucoup de la capacité de certaines forces extérieures à accompagner ce
mouvement. Malheureusement, autour de la Méditerranée, l’Occident est en phase de
déclin, surtout sur le plan économique. Des démocraties comme la Grèce, l’Espagne et le
Portugal, dans leur passage de la dictature à la démocratie, avaient été accompagnées par
l’Union européenne, à l’époque des années glorieuses, des années de richesse de l’Europe.
Mais l’injection d’une manne financière ne suffit pas: si l’on considère un petit pays
comme le Qatar, un des plus riches de la planète, on peut se demander comment il utilise
cet argent, Car celui-ci peut être bien géré ou au contraire tomber entre les mains des
djihadistes. Cette question se pose aussi, par exemple, au Nord du Mali, région proche de
la Libye, de l’Algérie, de la Tunisie ou du Maroc.
Comment va réagir l’Occident, affecté par ses difficultés économiques? Il pourrait
accompagner les mouvements pour qu’il y ait transformation démocratique. Mais on
voit bien que la Russie et la Chine, qui ont accepté le fait accompli en Libye, sont en train
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