colloque D009_Abou-Diab_P069-074_6p:H&L-dossier 25/09/12 17:55 Page69 L A DÉMOC RAT I E REPRÉS EN TAT IVE E S T- E L L E E N C R IS E ? par Khattar Abou Diab* Démocratie, mutations du monde arabe et Islam * Politologue, spécialiste de l’Islam et du Moyen-Orient, université Paris XI. N° 49 69 DR E N SOUS-TITRANT MON INTERVENTION « Du déficit de l’État de droit ; un long processus de fondation d’un nouveau modèle arabe de démocratie», j’essaye d’emblée d’être optimiste, de voir s’il est possible d’élaborer ou de forger ce modèle arabe de démocratie, sachant que la question qui se pose est celle-ci: «Peut-on articuler démocratie et religion et, en particulier démocratie et islam?». Il est vrai que, un an et demi après le déclenchement de ce qu’on appelle «les Printemps arabes», le bilan reste nuancé. On a une certitude: ce tsunami parti de Tunisie ne s’arrête pas. Sera-t-il un tsunami démocratique ou un tsunami chaotique ? Dans tout phénomène de transition, il y a toujours beaucoup d’incertitude, beaucoup d’inconnu. Il est vrai que dans cette zone du monde, ce ne sont pas seulement les considérations de représentation – le thème que l’on étudie aujourd’hui - qui entrent en ligne de compte, mais aussi la dimension géopolitique des problèmes, qui parfois impose une grille de lecture spécifique pour comprendre les évolutions en cours. Les derniers résultats en Égypte, en Tunisie, au Maroc suscitent de nombreuses questions: pourquoi les partis islamistes dominent-ils ces élections? Pourquoi les autres partis sont-ils absents ? Quoi qu’il en soit, des mutations devenaient indispensables. Elles auraient été impossibles à la fin de la Guerre froide: à ce moment-là la démocratie faisait le tour du monde, mais elle ne passait pas par le monde arabe, en particulier dans les pays autour de la Méditerranée, ce qui semble irrationnel dans un monde globalisé. Le rattra- D009_Abou-Diab_P069-074_6p:H&L-dossier 25/09/12 17:55 Page70 DR HISTOIRE & LIBERTÉ page, qui a commencé en décembre 2010, est donc un rattrapage de temps perdu, de beaucoup de temps perdu. Pourquoi ce temps perdu ? Une équation tenait ces pays : d’un côté les despotes, les militaires, les autoritaires et de l’autre les islamistes et les radicaux. Il n’y avait pas de place entre les deux, pas de possibilité pour une force politique de percer; dans cette zone du monde, tout un espace politique était fermé. C’est ce qui explique le processus algérien au début de 1990, la montée du terrorisme après la fin de la guerre d’Afghanistan – puisque ce pays était malheureusement le sinistre laboratoire du terrorisme islamiste, dont on connaît maintenant les acteurs et dont on sait qu’ils n’étaient pas seulement locaux. Puis il y eut le 11 Septembre et ses effets, et la guerre d’Irak de 2003. Lorsque 2010 arriva, tout le monde parlait d’un possible changement mais peu avaient prédit ce phénomène. Certes, on parlait des «indignés», de mouvements de masse, mais certains phénomènes restaient peu expliqués. Souvent, l’histoire est le produit d’éléments inattendus et spontanés. De plus, particulièrement en Orient, fleurit souvent l’idée d’une machination, d’un complot. Pourtant, c’est loin d’être toujours le cas ! Des facteurs nouveaux existaient : Emmanuel Todd a montré le développement des classes moyennes en Égypte, en Tunisie, en Syrie. De plus, l’analphabétisme a diminué, ainsi que le taux de natalité. Tout cela a poussé à un possible changement. Un autre élément important a été la réaction des forces occidentales. Les États-Unis ont essayé d’imposer la démocratie par le haut, à travers l’expérience irakienne, par une sorte de messianisme démocratique. Pourtant, on n’installe pas la démocratie de cette manière. On allait voter en Irak, c’était là l’important et ces élections auraient dû être la phase ultime d’un processus à la fois culturel et politique. Les forces américaines se sont 70 OCTOBRE 2012 DÉMOCRATIE, MUTATIONS DU MONDE ARABE ET ISLAM retirées d’Irak: y a-t-il pour autant aujourd’hui une démocratie dans ce pays? On peut y voir plutôt une expérience empruntée au confessionnalisme politique libanais, mais en fait ce partage du pouvoir ne fonctionne pas. L’expérience démocratique irakienne reste une expérience embryonnaire. Est-ce mieux dans les autres pays où il y a eu «révolution», en Tunisie, en Libye, en Égypte? Beaucoup disent que les islamistes n’ont pas été à l’origine de ces mouvements mais les ont exploités, qu’ils ont pris le train en marche et l’ont rattrapé. C’est une lecture un peu réductrice des événements car dans ces sociétés il y a des forces lourdes, comme une nouvelle jeunesse d’Internet, de nouvelles classes moyennes, des intellectuels, des libéraux, des francophones, des gens très cultivés à l’occidentale. Mais, parti politique inscrit dans les profondeurs de la société, les Frères musulmans en Égypte labourent le terrain depuis 1927. Ils ont même été, au temps de Moubarak comme à celui de Sadate, l’un des piliers du régime aux côtés des militaires. C’est le cas aussi en Tunisie, du fait d’une réaction épidermique à la laïcisation de la société opérée par Bourguiba et par Ben Ali. La véritable force d’opposition était islamiste, à cause de la répression. Mais Ennahda a pris lui aussi le train en marche et aurait pu dominer la scène politique en nouant des alliances artificielles avec l’actuel président de la République ou avec des forces dites démocratiques. Ainsi, on aboutit partout à une situation où la parenthèse islamiste devient indispensable à une évolution vers la démocratie. Ici, une question fondamentale s’impose : un parti comme celui des Frères musulmans, pour qui le Coran est la Constitution, peut-il accepter le jeu démocratique ? Le parti tunisien Ennahda (la Renaissance) témoigne-t-il d’une possibilité d’articuler religion et démocratie? Quelques réflexions intéressantes de Tocqueville donnent une réponse à cette question concernant l’islam. Pour lui, l’homme est naturellement religieux et la religion offre la possibilité pratique de modérer efficacement les passions démocratiques en soumettant la société à un «dehors» relevant de la pure nature. Mais la nature de l’homme étant religieuse, la religion doit admettre, pour subsister et exister sainement, la séparation du religieux et du politique, donc son entière dépendance par rapport à l’ordre démocratique. Cette articulation est-elle applicable à l’islam? Dans sa lecture littérale, non. La religion musulmane n’est pas adaptée à un exercice démocratique normal, si l’on prend l’islam à la lettre, comme le fit Mohammed Arkoun, pour qui l’islam associe religion et État, et donc spirituel et temporel. Ainsi si l’on prend l’islam tel quel, il doit aboutir à un système totalitaire. En revanche, ce n’est pas le cas si l’on admet que l’islam implique une chaoura, c’està-dire une possible consultation des gens, et accepte qu’il y ait pour seule obligation que l’obligation religieuse émanant des textes musulmans. Tant qu’il n’y aura pas une révolution culturelle dans l’islam, il sera très difficile d’établir une démocratie dans le monde arabe de l’autre côté de la Méditerranée. Il faut donc parvenir à faire la liaison entre démocratie et citoyenneté. Il y a une théorie fort intéresN° 49 71 colloque D009_Abou-Diab_P069-074_6p:H&L-dossier 25/09/12 17:55 Page71 D009_Abou-Diab_P069-074_6p:H&L-dossier 25/09/12 17:55 Page72 DR HISTOIRE & LIBERTÉ sante d’Alain Juppé à propos du «Printemps arabe» et de la possible reconnaissance des islamistes comme acteurs ou interlocuteurs. Selon lui, il faut tracer plusieurs lignes rouges: respect des droits de l’homme, respect de l’alternance, respect des droits des femmes, respect des minorités. C’est un long programme et c’est un défi. Cela ne signifie pas que le monde musulman soit condamné à ne pas avoir de système démocratique. En Malaisie, en Indonésie, deux pays musulmans lointains, la démocratie existe, elle fonctionne. Même au Pakistan, malgré tout le poids des militaires, il y a quelques jours la Cour suprême a destitué un Premier ministre. La démocratie peut donc s’y affirmer. Il y a sans doute eu de mauvais exemples démocratiques dans le monde musulman, dont celui résultant de la Révolution iranienne en 1979. L’ayatollah Khomeiny a essayé d’établir sa démocratie islamique. Mais en fin de compte, si on examine la qualification officielle du gouvernement, défini comme «juste et prudent», on comprend bien que ce religieux est à la fois le chef politique, le chef militaire, le chef religieux et le chef juridique; c’est donc un système totalitaire. Ahmadinejad, Rafsandjani ou Khatami ne sont que les instruments d’un système dominé par le Guide. L’expérience turque actuelle pourrait-elle s’apparenter à une démocratie islamique ? Est-il possible de la rapprocher de la démocratie chrétienne comme on le fait parfois? Ce sont des contextes différents. Il est vrai que ce qui a amené les chercheurs à approfondir leur réflexion est le fait que l’islamisme s’est imposé dans les deux seuls pays ayant connu une expérience laïque, la Turquie et la Tunisie. Cela signifie que la société profonde reste largement musulmane. Il faut pour ces pays trouver un modèle de démocratie qui ne soit pas en contradiction avec l’islam, mais qui adopte les valeurs de l’islam compatibles avec la démocratie. Cet 72 OCTOBRE 2012 colloque D009_Abou-Diab_P069-074_6p:H&L-dossier 25/09/12 17:55 Page73 DR DÉMOCRATIE, MUTATIONS DU MONDE ARABE ET ISLAM effort doit être mené par les musulmans eux-mêmes et non imposé de l’extérieur. Maintenant que nous sommes sortis de la grande prison du despotisme, le débat, pour que ces sociétés trouvent leur chemin, va devenir plus réel, plus vital. Jusqu’alors, de l’autre côté de la Méditerranée, le modèle de modernité était perçu comme une importation occidentale. La recherche d’un nouveau modèle de démocratie et de modernité est en cours. On ne peut appliquer dans cette région ni celui de la démocratie indienne ni celui de la démocratie suisse; il n’y a pas de démocratie utopique. À mon avis, il faut dans ces pays des États de droit, des systèmes représentatifs, le respect des droits de l’homme, et on peut partir de ces exigences pour fonder des démocraties représentatives. C’est un pari jouable et ces mutations vont permettre de le gagner un jour. Le succès dépend aussi beaucoup de la capacité de certaines forces extérieures à accompagner ce mouvement. Malheureusement, autour de la Méditerranée, l’Occident est en phase de déclin, surtout sur le plan économique. Des démocraties comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, dans leur passage de la dictature à la démocratie, avaient été accompagnées par l’Union européenne, à l’époque des années glorieuses, des années de richesse de l’Europe. Mais l’injection d’une manne financière ne suffit pas: si l’on considère un petit pays comme le Qatar, un des plus riches de la planète, on peut se demander comment il utilise cet argent, Car celui-ci peut être bien géré ou au contraire tomber entre les mains des djihadistes. Cette question se pose aussi, par exemple, au Nord du Mali, région proche de la Libye, de l’Algérie, de la Tunisie ou du Maroc. Comment va réagir l’Occident, affecté par ses difficultés économiques ? Il pourrait accompagner les mouvements pour qu’il y ait transformation démocratique. Mais on voit bien que la Russie et la Chine, qui ont accepté le fait accompli en Libye, sont en train N° 49 73 D009_Abou-Diab_P069-074_6p:H&L-dossier 25/09/12 17:55 Page74 HISTOIRE & LIBERTÉ de prendre leur revanche en Syrie et tentent de bloquer le processus car la contagion pourrait toucher le Caucase, l’Asie centrale, aux portes de la Russie, et même la Chine. Mais on ne peut éviter le réveil du monde musulman et ce réveil peut être positif si on l’accompagne. En revanche, si l’on laisse ces pays à la merci des Chinois et des Russes, l’évolution pourrait prendre une mauvaise tournure, radicale. La question de l’installation de la démocratie dans ces pays est fondamentale pour les mutations géopolitiques futures. On ne peut en dire beaucoup plus : on ne sait même pas quelles classes sociales participent aux mouvements. On sait seulement que dans ces pays on commence tout juste à épeler l’alphabet de la démocratie. Il s’agit de rattraper le temps perdu dans les années 1940-1950, au début des indépendances, avant que les relations entre Israël et la Palestine ne dominent la région. De petites expériences démocratiques en Égypte, en Syrie, en Irak, eurent bien lieu, mais elles ont été ensuite escamotées par les militaires qui ont pris le pouvoir. Maintenant, il faut tout faire pour que les mutations actuelles aboutissent à un résultat positif. 74 OCTOBRE 2012