Eric Weil, Logique de la philosophie, 1974
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Eric Weil
Logique de la philosophie
1974
Raison et violence
En vérité le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est nul autre que celui de la
violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il pour qu’il puisse y avoir dialogue ? La logique ne permet qu’une
chose, à savoir, que le dialogue, une fois engagé aboutisse, que l’on puisse dire lequel des interlocuteurs a raison, plus
exactement, lequel des deux a tort : car s’il est certain que celui qui se contredit a tort, il n’est nullement prouvé que celui
qui l’a convaincu de ce seul crime contre la loi du discours ne soit pas également fautif, avec ce seul avantage, tout
temporaire, qu’il n’en a pas encore été convaincu. La logique, dans le dialogue, émonde le discours. Mais pourquoi
l’homme accepte-t-il une situation dans laquelle il peut être confondu ?
Il l’accepte, parce que la seule autre issue est la violence, si l’on exclut, le silence et l’abstention de toute
communication avec les autres hommes : quand on n’est pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou se battre, jusqu’à
ce que l’une des thèses disparaisse avec celui qui l’a défendue. Si l’on ne veut pas de cette seconde solution, il faut choisir
la première, chaque fois que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de l’importance, qui doivent mener à
une modification de la vie ou en confirmer la forme traditionnelle contre les attaques des novateurs. Concrètement
parlant, quand il n’est pas un jeu (qui ne se comprend que comme image du sérieux), le dialogue porte, en dernier ressort,
toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre.
On ? C’est-à-dire, les hommes qui vivent déjà en communauté, qui possèdent déjà ces données qui sont
nécessaires pour qu’il puisse y avoir dialogue - les hommes qui sont déjà d’accord sur l’essentiel et auxquels il suffit
d’élaborer en commun les conséquences des thèses qu’ils ont déjà acceptées, tous ensemble. Ils sont en désaccord sur la
façon de vivre, parce qu’ils sont en accord sur cette même façon : il ne s’agit que de compléter et de préciser. Ils
acceptent le dialogue, parce qu’ils ont déjà exclu la violence.
Ils ne l’ont pas cependant exclue absolument. Au contraire, elle leur paraît nécessaire pour régler les différends
qui peuvent s’élever entre eux et ceux qui n’ont pas l’avantage de vivre en communauté avec eux, ces êtres qui, tout en
ayant l’extérieur d’êtres humains, ne sont pas des hommes de plein droit parce qu’ils ne reconnaissent pas ce qui fait
l’homme. Ceux-ne se sont pas encore élevés au-dessus de la nature ; ils ont beau posséder un faciès humain, on ne les
comprend pas, ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils disent ; ils font comme les barbares, ils pépient comme les oiseaux, ils ignorent
le sacré, ils vivent sans honte ni honneur - tout juste bons à servir de machines intelligentes aux vrais hommes, si ceux-ci
les domestiquent et leur donnent le statut qui, de par le droit de la nature, est le leur, celui d’esclave, d’être qui ne sait pas
penser, mais qui sait agir comme un être vraiment humain dès qu’un maître pense à sa place et lui donne des ordres à
exécuter. La violence est la seule manière d’établir un contact avec euxet c’est pourquoi ils ne sont pas des hommes.
C’est entre les vrais hommes que la violence est interdite. Certes, elle n’est pas exclue de fait, elle n’est pas
impossible, mais celui qui l’emploie se sépare par -même des hommes et se met en dehors de ce qui les unit, en dehors
de la loi. Il n’a plus part à l’héritage commun, car la violence est ce qui détruirait la communauté concrète des hommes,
cette communauté dont le sens est de défendre tous ses membres contre la violence extérieure, celle de la nature, qu’elle
se présente sous l’aspect du besoin ou qu’elle vienne des animaux à face humaine, des barbares. La communauté sait
comment il faut se fendre contre le besoin : elle possède une science et une organisation du travail ; elle sait aussi
comment résister aux barbares : elle s’est donnée une constitution politique et militaire. Or, celui qui, employant la
violence à l’intérieur de la communauté, contre ses frères, détruit l’organisation et rend futile cette science qui ne sert qu’à
condition que le travailleur puisse travailler en paix, celui-là est l’ennemi le plus dangereux de tous et de chacun. Si donc il
surgit une divergence d’opinion entre les membres de la communauté, qu’on ne soit pas d’accord sur l’interprétation
d’une règle de droit, sur l’application d’un procédé technique, sur le choix d’une ligne de conduite politique, la
communauté toute entière a un intérêt vital à ce qu’on n’en vienne pas aux mains, mais qu’on s’entende, qu’on se limite à
l’échange d’arguments. La communauté ne subsiste qu’aussi longtemps que le dialogue suffit à tout régler de ce qui peut
diviser les membres.
Éric WEIL, Logique de la Philosophie, éd. Vrin, p. 24-25, 1950.
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Structure de l'argumentation /plan des deux premiers paragraphes :
I- Affirmation du lien entre dialogue et violence
1) Nature du dialogue et violence
Weil commence par identifier le problème que rencontre celui qui se pose la question : « quelle
est la nature du dialogue ? »
a) « nature » = essence = caractéristiques nécessaires (# accident), celui qui cherche à
établir la vérité de la définition du dialogue au-delà des croyances communes qui diraient
par exemple que l’on dialogue en vue de satisfaire des besoins vitaux. Le dialogue est-il
asservit à la logique instinctive de la conservation de la vie qui fait que je suis dépendant
des autres pour assurer ma survie, mes besoins et que dans le cadre de cette dépendance je
vais chercher à communiquer avec autrui pour qu’il m’aide dans cette quête du vital pour
moi ?
b) « dialogue » = un échange linguistique, qui se fait donc par le moyen essentiellement du
langage, échange de signes abstraits en vue de communiquer avec autrui. C’est un « dia-
logos », une discussion à travers le logos, le discours raisonné sur, l’échange des idées,
des informations. Le dialogue se caractérise immédiatement par sa dimension
intersubjective, il faut être au moins deux pour dialoguer sinon nous sommes face à un
monologue.
c) ce problème est « celui de la violence et de la négation de celle-ci ». Autrui
Weil établit un lien essentiel entre dialogue et violence et plus précisément le refus de celle-ci. Il
met donc en relation deux choses qui semblent hétérogènes :
La violence
Le dialogue
l’usage matériel de la force physique
contact physique avec autrui
l’échange de signes immatériels (seule
matérialité : du signifiant ou encore image
acoustique)
qui vise à contraindre, faire mal à autrui, le
blesser voire à le tuer
Qui vise à communiquer avec autrui
un moyen qui porte atteinte directement à la
vie d’autrui
Sans porter atteinte à sa vie (à distance de son
corps)
Le problème en question semble concerne cette contradiction face à laquelle on se trouve quand
on observe les relations humaines :
- les êtres humains sont différents, pensent des choses différentes voire opposées et doivent
néanmoins vivre ensemble. Or ces désaccords conduisent très souvent à la violence.
- Les êtres humains souhaiteraient souvent vivre en paix et en sécurité.
- Comment vivre pacifiquement les différences d’opinions ?
2) Justification à partir de l’étude des conditions de possibilités du dialogue et de sa finalité
a) Il énonce ainsi les causes permettant de justifier une telle affirmation des liens
indissolubles entre violence et dialogue : cette cause concerne la réponse à la question suivante :
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« que faut-il pour qu'il puisse y avoir dialogue ? » = conditions nécessaires de possibilités du
dialogue (+ les conditions nécessaires sont-elles suffisantes ?)
b) Finalité du dialogue
Sa réponse s'appuie sur ce que permet et exclut la logique, règles du discours : la finalité du
dialogue et son aboutissement sont : « que l'on puisse dire lequel des deux interlocuteurs a
raison »
Il s’agit donc de départager la diversité des opinions, rétablir l’accord et donc trancher, juger,
comme lors d’un procès, lequel des deux interlocuteurs a raison. Avoir raison, c’est d’une
certaine manière avoir la raison pour soi, ie que ses propos sont cohérents avec les règles
formelles de la logique, si celles-ci sont respectées alors on peut dire que celui qui ne se contredit
pas a raison : son discours est formellement vrai car en accord avec les règles de la logique.
La logique repose notamment, depuis Aristote, sur le principe de non contradiction : on n’a pas le
droit d’affirmer une chose et son contraire. Les règles de la logique délimitent donc l’autorisé et
l’interdit en matière de discussion.
Rem 1 : On peut donc déjà en tirer la conséquence selon laquelle un dialogue véritable (et la
possibilité d’un dialogue non véritable se fait jour) nécessite la reconnaissance par les
interlocuteurs de ces règles et la volonté de s’y soumettre. Le dialogue véritable repose donc sur
les choix et la liberté des interlocuteurs d’obéir aux lois de la logique.
Rem 2 : qu’en est-il de la vérité matérielle d’un discours ? Suffit-il qu’un discours ne se
contredise pas pour qu’il soit vrai matériellement ?
«plus exactement », précise-t-il aussitôt : « lequel des deux a tort ».
Weil répond à la question des relations entre dialogue et vérité.
3) Les limites de la logique : Peut-on établir une vérité grâce au dialogue ?
Qu’est-on en droit d’attendre de la logique ?
Raison de cette précision : que permet d'établir la logique ? Suffit-il qu'un discours soit logique
pour qu'il soit vrai ?
La seule certitude que permet d'établir la logique est négative : « il est certain que celui qui se
contredit a tort »
Mais limites de la logique : elle ne permet pas d'établir que celui qui ne se contredit pas a pour
autant raison : « il n'est nullement prouvé que celui qui l'a convaincu de ce seul crime contre la
loi du discours ne soit pas également fautif ».
En employant les termes de « crime » et de « loi », Weil établit bien un parallèle entre d’un côté
le dialogue et la logique et de l’autre la politique ou la morale, la liberté et la loi. Le langage, en
tant que création artificielle et culturelle, est le lieu, lui aussi (comme les actions humaines),
d’une mise en place d’une législation séparant le bon usage du langage, du discours, de son
mauvais usage.
La seule différence qu’il y a entre celui dont on prouve factuellement, en examinant son discours
et en le mettant à l’épreuve, selon la méthode même que Socrate décrit dans L’Apologie de
Socrate de Platon, la fausseté du discours du fait de son incohérence et celui dont le discours a
résisté à une telle mise à l’épreuve n’est parfois que temporaire, provisoire : « il n'en a pas
encore été convaincu ». Celui qui n’est pas réfuté lors du dialogue, dit vrai jusqu’à preuve du
contraire.
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Rem 1 : Weil situe donc d’emblée, et c’est peut-être une limite de la portée de son
argumentation, le dialogue dans la recherche de la vérité animée par l’intention de convaincre et
non pas de simplement persuader, c’est-à-dire chercher à faire que l’autre adhère au discours de
son interlocuteur, non parce qu’il le juge rationnellement cohérent et vrai, mais parce qu’il aura
été touché, séduit, sensible à la puissance oratoire de son interlocuteur, à son adresse dans le
maniement de la rhétorique, ainsi que pouvaient l’être les sophistes (voir p. 504-505 du manuel :
J. de Romilly, Les grands Sophistes au temps de Périclès). Le dialogue apparaît ici comme
purement argumentatif, démarche rationnelle soumise aux principes de la logique, mais est-ce
l’essence du dialogue ou bien seulement une de ses formes possibles, accidentelles, variant
(relative à) en fonction de la volonté de celui qui s’en sert ?
Conclusion à ce moment de l'argumentation : « la logique émonde le discours ».
Le bénéfice qu’apporte la logique est qu’elle polit le discours, elle le débarrasse de ce qui le
dessert, ce qui lui porte atteinte : l’incohérence signe de non-sens.
- Transition : « Mais pourquoi l'homme accepte-t-il une situation dans laquelle il peut être
confondu ? » = contradictoire :
- l'être humain n'aime pas spontanément qu'on lui montre qu'il a tort ;
- or accepter de dialoguer c'est accepter que l'autre me montre que je me trompe ;
- que gagne-t-on à dialoguer puisqu’il est possible qu’à son terme nous perdions la face ?
Qu'est-ce que l'être humain n'aime pas plus encore qu’il n’aime qu'on lui montre qu'il a tort ?
Axiologie : qu’est-ce qui vient faire comme passer au second plan l’amour propre, l’orgueil,
l’honneur (pour certain), la fierté (« mal placée ») ? A quoi peut-il accorder plus de valeur qu’à
l’image qu’il a de lui-même ? (cf Distinction de Rousseau entre amour propre et amour de soi).
II- Intérêt véritable – enjeux du dialogue
1) Pourquoi dialogue-t-on ?
a) Le refus de la violence
Réponse : la raison de cette acceptation c'est que « la seule autre issue est la violence ».
Rapport de force physique, contrainte de la force et non pas contrainte de nécessité du
raisonnement et de la Raison / Vérité. Domination, imposition des idées par force contre liberté
d’expression, liberté de juger.
Deux possibilités entre lesquelles l'être humain a à choisir : la violence ou le dialogue, alternative
ultime en cas de désaccord.
Si l'on exclut : « le silence »
« L'abstention de toute communication avec les autres hommes »
Ce à quoi l’être humain accorde plus de valeur qu’à l’amour propre, c’est la conservation de sa
vie, le refus de subir la violence, d’être blessé ou tué, le refus de la souffrance et de la contrainte
physique. C’est ce qui pèse le plus dans la balance de celui qui choisit la voie du dialogue et,
au regard de ces risques, on comprend que celui de perdre la face, d’être réfuté est bien moindre
parce que purement symbolique et non physique.
Rem 1 : Mais faut-il / doit-on nécessairement choisir donc la vie et la paix et débattre plutôt que
l’usage de la force ? Ce choix répond-il en fait à un besoin de conservation ? Ou bien résulte-t-il
d’une évaluation morale qui considère qu’il est mal de se battre, ou encore d’un interdit
politique qui affirme qu’il est interdit de frapper et de tuer ?
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b) Débattre ou se battre
Mais si c’est un choix, c’est bien l’affirmation qu’une autre possibilité peut être choisie : se
battre. S’il faut avoir peur de la violence ou de la mort pour dialoguer, que fera celui qui n’a pas
peur d’avoir mal, d’être blessé, de mourir ?
Weil explique son idée, affirmation : quand il y a désaccord : « on n'est pas du même avis ».
Conséquence : « il faut se mettre d'accord » par au moyen du dialogue ou : « se battre » finalité :
« jusqu'à ce que l'une des thèses disparaisse avec celui qui l'a défendue ».
Il est plus facile de tuer celui qui parle pour le faire taire que de le convaincre afin qu’il juge libre
de la vérité de ce que l’on dit. Le meurtre permet de faire disparaître la différence et la liberté de
l’autre. C’est donc en un certain sens une solution de facilité et de déni du réel de la différence et
de l’égalité de ceux qui dialoguent face à face.
Rem 1 : Apparaît ici une autre condition nécessaire au dialogue : la reconnaissance de la liberté,
de l’égalité et de la différence d’autrui, le respect de ces réalités. Or c’est ce qu’essaie de nous
apprendre l’éducation quand elle est guidée par ces valeurs. Et s’il faut les apprendre c’est que
naturellement beaucoup ne sont pas portés à les respecter, les reconnaître mais les violent et/ou
les dénie. Il faut donc apprendre à dialoguer, à débattre. ( C’est notamment un des buts du futur
enseignement moral et civique qui sera mis en place à la suite à la violation de la liberté
d’expression et du meurtre des journalistes de Charlie Hebdo).
c) « Si l’on ne veut de cette seconde solution, il faut choisir la première »
Si on ne veut pas de la violence, alors ; conséquence nécessaire : il faut dialoguer (obligation).
Résolution pacifique du conflit grâce au langage, à l’échange, à la réciprocité et le respect des
libertés de juger individuelles.
Diplomatie versus guerre
Rem 1 : Mais : Le dialogue protège-t-il efficacement de la violence ? Pouvoir et limite du
dialogue ? Que faire face à celui qui refuse le dialogue ?
Rem 2 : Toute violence n’est-elle que physique : cf violence verbale : les insultes, violence
psychologique (harcèlement moral par le simple usage du langage, intimidation, chantage...)
2) Quel est l’objet essentiel du dialogue ? Sur quoi porte essentiellement le dialogue ?
a) Enjeu social et politique du dialogue
Dans quel cas de figure cette nécessité s'impose : quand « le dialogue porte sur des problèmes
sérieux + qui ont de l'importance + qui doivent mener à une modification de la vie OU en
confirmer la forme traditionnelle contre les attaques des novateurs » (société /politique)
Weil affirme que l’obligation de dialoguer est d’autant plus forte quand il s’agit de répondre aux
questions qui portent sur le vivre-ensemble, la vie en société. La diversité des avis ne doit pas
mener aux conflits des volontés et des corps mais doit être tranchée par la voie délibérative, par le
débat public qui vise à l’élaboration commune des conditions d’existence de la communauté.
C’est le seul moyen pour éviter guerres civiles et révoltes destructrices. Dans ces débats
caractéristiques de nos sociétés démocratiques, s’affrontent bien souvent, et pour simplifier, deux
« camps « : ceux des « progressistes », novateurs qui veulent introduire de nouvelles lois ou
changer le mode d’existence commun et ceux des conservateurs, qui veulent préserver le mode
traditionnel de fonctionnement.
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