Le Courrier de l’algologie (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2006102
Singularité
Singularité
complexité de son rapport au médical, qui peut expliquer bien
des comportements de rejet ou d’évitement thérapeutique.
✓ L’ordonnance. Le terme même est source de rejet du médi-
cament, car certains se sentent identifiés à une position passive
et enfantine. C’est dire l’importance de l’alliance entre médecin
et patient à propos de la thérapeutique. Cependant, ce qui est
voulu consciemment est souvent différent de ce qui est désiré
inconsciemment.
✓ Mais (paradoxalement, apparemment, parfois) le médicament
sépare le médecin du patient. Comme le disait Marty-Lavau-
zelle au congrès d’AIDES de Grenoble (1996) à propos du sida :
“Le risque existe que beaucoup de médecins, à travers la pres-
cription de médicaments, retrouvent un pouvoir de vie et de mort
qu’ils avaient tout juste évité du temps de leur impuissance.”
Pouvoir de vie et de mort, ce qui souligne bien la violence
déplacée sur les médecins et les médicaments. Cela parce que
la part de Dieu dans la violence de la maladie et de la possibilité
thérapeutique a été déplacée sur les médecins. Il faut trouver
un autre tiers qui ne peut être, à mon avis, qu’une recherche
épistémologique sur la part de l’humain dans la thérapeutique,
très différente d’une “psychologisation”.
✓ Parfois, le médicament représente la maladie, d’autant que
celle-ci est nommée biologiquement et non pas ressentie. Pour
certains, la prescription et le médicament représenteront non
pas le soin, mais la mort, plus particulièrement dans l’atteinte
par le VIH, d’autant que la prescription est alors assimilée à
une phase sida, vécue comme une maladie mortelle.
✓ La dépression. Le désir de se soigner implique au minimum
le désir de prendre soin de soi et d’accepter ce médicament-
là. Il faut toujours rechercher une dépression, éventuellement
masquée, d’autant qu’elle est parfois liée à une culpabilité, car
maladie et faute sont encore bien souvent associées.
✓ Les effets indésirables. La notice où sont inscrits tous les
effets indésirables est par là même un “faux vrai”. Certains
patients voyant écrite la multiplicité de ces effets acceptent le
médicament comme une puissance destructrice de la maladie ;
d’autres, au contraire, sont effrayés et craignent une atteinte
de leur corps intact. C’est parfois tout le problème de l’effet
nocebo des représentations conscientes et inconscientes. Effet
majeur lorsqu’on étudie les effets indésirables souvent inconnus
du public, voire des médecins.
✓ Le rapport aux théories médicales.
– Certains patients sont pour la théorie biologique et préfèrent
acquérir un savoir médical, mais, de temps en temps, l’irruption
de la subjectivité devient alors blessante, car elle dévoile aussi
une souffrance dont la plupart de ces patients protègent les
médecins. Les deux se confortent dans un rôle idéal de bon
médecin et de bon patient très rationnels, évitant l’expression
de la souffrance.
– D’autres, au contraire sont contre une thérapeutique biolo-
gique, le médicament étant identifié à une destruction, à une
violence, à thanatos. Certains refusent le médicament parce que
“chimique” et fabriqué en usine. D’autres se sentent “cobayes”,
le médicament traitant la partie biologique et animale en eux,
alors qu’ils revendiquent d’être traités en humains avec un
corps imaginaire et symbolique.
– Le médicament est parfois vécu comme destructeur de la
notion “d’équilibre psychosomatique”. Souvent, certains patients
expriment leur volonté de lutter, ce qui leur donne une idée
de leur valeur et de leur force et n’est pas compatible avec
l’expression “être sous thérapeutique”, qui les met en position
psychiquement passive. Mais les théories psychosomatiques
identifient souvent l’atteinte somatique à une fragilité psychi-
que, fragilité qui, dans ce cas, est vécue comme redoublée par
la thérapeutique.
– De multiples théories et croyances sont exprimées, théories
qui sont déplacées sur l’idée du médicament. En effet, l’objet
médicament, répétons-le, est investi de représentations, repré-
sentations de la maladie, du médicament, opérant dans l’intimité
du corps, “représentations” qui sont souvent surdéterminées et
relèvent de causes multiples et souvent contradictoires, conflic-
tuelles ou issues de différentes périodes de la vie de la personne.
“Cette surdétermination dessine l’épistémologie intérieure où
s’affrontent chez le même individu des processus de pensée
conformes aux exigences rationnelles et d’autres filant au plus
court vers un acte manqué, vers la répétition d’un événement
traumatique ou quelques représentations imaginaires du désir”.
(M. Neyrau. Les raisons de l’irrationnel. Paris, PUF, 1997).
✓ Le médicament représente aussi un lien entre le corps de
chair et le savoir humain. Il fait donc lien entre l’idée de la vie
et de la mort, entre le corps biologique et la spiritualité.
✓ Enfin, dans son rapport au manque lié à l’idée de la maladie,
le médicament est sollicité entre deux positions opposées : il
doit combler tous les manques et permettre la réussite sociale
ou intellectuelle, l’exploit physique, voire abolir la fragilité
humaine, ou, au contraire, il est vécu comme destructeur.
Conclusion
Je dirais qu’il faut aller au-delà de la théorie de Balint, certes
très importante mais qui a privilégié la relation médecin-
patient, pour travailler sur le rapport du patient lui-même
(et du médecin aussi) à l’objet thérapeutique et aux théories
médicales, en découvrant si l’on peut dire l’épistémologie
interne du patient. Mais aussi, et cela est très important à
mon avis, il faut découvrir la part humaine dans l’effet de
la thérapeutique.
C’est l’énigme de l’effet placebo/nocebo, effet réduit à un effet
de croyance : mais de quelle croyance s’agit-il ? On a en effet
découvert chez les enfants que si, avant l’âge de la parole,
on leur donne la nourriture nécessaire, mais sans affect, sans
relation, sans parole, ils risquent de mourir, c’est-à-dire que la
substance ne suffit pas chez l’être humain.