Document 4 : Un éclairage sur son invention de la théologie nous est donné dans son Historia calamitatum.
Or il arriva que je m'attachai d'abord à discuter le principe fondamental de notre foi par
des analogies, et que je composai un traité théologique (quendam theologie tractatum)
sur l'unité et la trinité divine à l'usage de mes élèves, qui demandaient sur ce sujet des
raisonnements humains et philosophiques, et auxquels il fallait des démonstrations plutôt
que des discours. Ils disaient, en effet, qu'ils n'avaient pas besoin de vaines paroles,
qu'on ne peut croire que ce que l'on a compris, et qu'il est ridicule de prêcher aux autres
ce qu'on ne comprend pas soi même plus que ceux auxquels on s'adresse; que le
Seigneur lui même condamne les aveugles qui conduisent les aveugles. Abélard
Historia calamitatum
Document 5 : Le texte ci-dessous est extrait de la première partie du Dialogue d'un philosophe avec un juif
et un chrétien qui met en scène un philosophe et un juif.
MISÉRABLE CONDITION DU PEUPLE JUIF
EXPATRIÉ ET DISPERSÉ
C'est attribuer à Dieu la pire cruauté qu'imaginer que reste sans salaire la persévérance
de notre zèle après tout ce qu'il supporte. Il n'est, en effet, ni su, ni même croyable
qu'aucune race jamais ait pu subir pour Dieu autant que pour Lui nous ne cessons de
souffrir ; et il ne peut être rouille de péché dont on ne doive concéder que la consume la
fournaise de cette affliction. N'est-il vrai que, dispersés parmi toutes les nations, seuls,
sans roi ni prince ici-bas, nous sommes soumis à tant d'exactions que presque chaque
jour, pour racheter notre misérable vie, il nous faut payer une intolérable rançon ? Aux
yeux de tous nous méritons tant de mépris et de haine qu'il n'est injure contre nous qui ne
soit estimée suprême justice et suprême sacrifice offert à Dieu. Car tout le monde
prétend que n'aurait pu nous frapper le malheur d'une telle captivité si nous ne portions à
Dieu la plus grande des haines, et c'est pourquoi tant gentils que chrétiens considèrent
comme juste vengeance chaque sévice exercé à notre endroit. Les gentils gardent en
mémoire les antiques oppressions que jadis nous leur fîmes subir en nous emparant de
leur terre et les longues poursuites par lesquelles nous les avons épuises et détruits ;
aussi tout ce qu'ils nous imposent leur semble une revanche bien méritée. Quant aux
chrétiens, dont nous avons, disent-ils, mis à mort le Seigneur, plus fort est le motif qu'ils
semblent avoir de nous persécuter. Voilà ceux entre qui se poursuit notre exil, ceux à la
protection de qui nous devons nous confier ! C'est à nos pires ennemis que nous
remettons notre vie et nous sommes contraints de croire à la bonne foi des infidèles.
Même la détente du sommeil, qui réchauffe et recrée la nature, nous trouble de tant de
soucis que même en dormant nous ne pouvons penser à autre chose qu'au péril de notre
servitude. Vers aucun lieu, si ce n'est vers le Ciel, ne s'ouvrent pour nous de sûrs accès,
car riches de dangers nous restent toutes habitations. S'il nous faut chercher refuge un
peu plus loin, c'est un bien lourd loyer que nous payons pour un local auquel nous ne
pouvons guère nous confier. Les princes sous l'autorité desquels nous vivons, et dont
nous achetons cher la protection, souhaitent d'autant plus notre mort qu'elle leur permet
de faire plus licitement main basse sur nos biens. Soumis à tant de contraintes et
d'oppressions, comme si contre nous seuls s'était ligué le monde entier, c'est miracle
déjà qu'il nous soit licite de vivre ; on ne nous permet de posséder ni champs ni vignes ni
aucune sorte de terre, car rien ne nous les pourrait garantir contre des attaques
manifestes ou occultes. D'où vient qu'il ne nous reste principalement que le lucre par
lequel, prêtant à intérêts aux étrangers, nous pouvons survivre de façon misérable, mais
non sans susciter les pires haines de la part de ceux qui se jugent ainsi gravement lésés.
Sur cette extrême misère de notre existence et sur les incessants périls qui nous
accablent, aux yeux de tous notre état même est plus éloquent qu'aucune parole.
Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie médiévale catholique” - Code 4309 - 18/01/2010 - page 137