In Économies et Sociétés, Série « Systèmes agroalimentaires »,
A.G, n° 28, 5/2006, p. 691-704
Les stratégies des agents
et l’organisation du marché du sucre en Chine
dans un contexte de mondialisation
Louis Augustin-Jean
University of Tsukuba (Japan)
Avec une production de cinq millions de tonnes, le Guangxi est une
région importante pour la production de sucre. Les conditions de cette
production ont récemment changé, quand la Chine a introduit des
réformes d'économie de marché. La coexistence d'une logique bureau-
cratique avec une logique de marché encore limitée a alors conduit à
une certaine inefficience, accrue par le dumping de l'Union européen-
ne. Globalement, l'article jette une ombre sur les progrès de l'écono-
mie de marché en Chine.
With a production of five million tons, Guangxi is a major sugar
producing area. The conditions of this production have been changed
after China introduced some market reforms. After the introduction of
these reforms, the coexistence of a bureaucratic logic with a limited
marketization has led to economic inefficiencies, accentuated by the
effective dumping from the EU. Overall, the article shed a shadow on
the progress of the market economy in China.
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INTRODUCTION
En 2001, la République populaire de Chine (RPC ou Chine) entrait
dans l’OMC. La participation de cette économie à tendance socialiste
à un ordre économique mondial à dominante libérale pose la question
de l’adéquation entre son mode de fonctionnement et celui de l’OMC.
Les accords commerciaux signés par la Chine nécessitent ainsi un nou-
veau cycle de réformes que le gouvernement central est disposé à ins-
taurer, mais son action est tout autant affaiblie par les règles de la glo-
balisation que par les pratiques locales, la décentralisation des années
1980 ayant renforcé le rôle des autorités locales sur leur politique éco-
nomique.
Les industries agroalimentaires, et l’industrie sucrière en particulier,
illustrent parfaitement ces questions. Alors que la réunion interminis-
térielle de l’OMC, à Cancun, a mis en relief les positions a priori
inconciliables entre les tenants de la libéralisation agricole et ceux qui
y sont opposés, la Chine a engagé, au milieu des années 1990, une cer-
taine libéralisation de ses IAA afin de préparer son adhésion à l’orga-
nisation. La Chine socialiste est donc devenue l’un des premiers pays
à déréguler son industrie sucrière dans un marché mondial largement
dominé par des accords internationaux. Pourtant, la production avait
jusque là progressé rapidement, pour se situer, aujourd’hui, au-dessus
de 10 millions de tonnes (3erang mondial). 55 % de sa production est
concentrée au Guangxi, province du Sud-Ouest tropical du pays 1.
Cet article analyse les changements survenus au Guangxi dans la
filière sucre et montré comment le sens des réformes a été perverti par
l’action de différentes catégories d’agents, selon leur position au sein
du système. Sa perspective systémique s’inscrit dans la continuité des
dynamiques territoriales [Pecqueur (1996)] et de l’économie de la
proximité [Rallet et Torre (2004)] et procure une description du mode
d’organisation économique chinois. L’article est divisé en deux parties.
S’inscrivant dans une problématique territoriale, la première présente
un état des lieux de la production sucrière du Guangxi et montre pour-
quoi, à partir du début des années 1990, les réformes étaient indispen-
sables. La seconde partie est monographique et présente les réformes
engagées et leurs effets. Elle est basée sur des interviews qualitatifs et
une collecte documentaire réalisés par l’auteur lors de cinq séjours
692 L. AUGUSTIN-JEAN
1La province est appelée officiellement « Région autonome Zhuang du Guangxi ».
Elle constitue l’une des 31 unités administratives chinoises ayant le rang de province.
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situés entre avril 2004 et juillet 2005 au Guangxi, dans quatre dis-
tricts 2et dans plusieurs groupes sucriers 3.
I. – FORMES ET MÉFORMES DE LINDUSTRIE SUCRIÈRE CHINOISE
I.1. Le marché dans la problématique territoriale
En 1978, au moment où la Chine lance ses réformes, la production
de sucre est de 2,27 millions de tonnes, dont seulement 251 000 tonnes
pour le Guangxi. En 2003, elle passe à 10,84 millions de tonnes, dont
6,01 millions pour le Guangxi. L’augmentation concomitante de la
consommation (environ 9 kg par an et par habitant) a ainsi provoqué la
constitution d’un marché et donne une opportunité d’étudier sa mise en
place. La démarche est donc empirique : il s’agit d’ouvrir les boîtes
noires du marché et des entreprises afin d’étudier leurs formes de coor-
dination. Le cadre d’une province comme le Guangxi est alors perti-
nent puisque qu’il forme une unité de décision bien délimitée.
La perspective consistant à analyser une industrie ou une filière
dans un cadre géographique précis se démarque des analyses tradi-
tionnelles sur l’économie chinoise qui supposent, généralement, que ce
pays se dirige vers l’économie de marché. Elle dépasse aussi l’alterna-
tive organisation/marché [Williamson (1985)] et considère ce dernier
comme un type spécifique d’organisation : dans un environnement
caractérisé par des coûts de transaction importants (comme en RPC),
l’alternative au marché ne se situe plus (exclusivement) dans la hiérar-
chie, mais dans l’utilisation de réseaux, formels ou informels, qui
relient non seulement les entreprises entre elles (comme dans l’ap-
proche des districts industriels [Becattini (2004)]), mais aussi les
entreprises et les administrations et, au-delà, les individus et les objets
[Callon (1998)]. L’organisation économique est marquée par une
imbrication de l’économique et du social [Granovetter (1985)] et son
LE MARCHÉ DU SUCRE EN CHINE 693
2Les divisions administratives chinoises suivent ce modèle général, avec cependant
des variations innombrables dans le détail : État, provinces, municipalités, districts,
bourgs et cantons. Le terme « autorités locales » s’applique aux districts et aux divisions
administratives inférieures.
3Les entretiens ont été réalisés avec des représentants de la plupart des agents
concernés : paysans, entreprises (managers, CEO, ouvriers), cadres locaux, cadres pro-
vinciaux, etc. Les documents ont été collectés auprès des entreprises (journaux internes,
documents financiers), des gouvernements locaux (documents de politique générale,
journal interne des bureaux du sucre), des autorités provinciales (statistiques, réglemen-
tation). Ils ont été complétés par un dépouillement systématique des journaux locaux et
la recherche de travaux académiques. La place manque pour d’écrire le cadre méthodo-
logique avec plus de précision.
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fonctionnement, éloigné de la forme pure d’économie de marché, dif-
fère selon les systèmes sociaux et les niveaux d’implication dans l’éco-
nomie mondiale [Stopford et Strange (1991)].
Ce qui importe est alors le genre de réseaux que les entrepreneurs
sont capables de développer ou de mobiliser : dans un environnement
risqué et incertain ; « la prise de décision constitue un premier niveau
de coordination » [Hugon (1995)]. Le concept de proximité organisée,
définie par un ensemble d’objets et d’acteurs reliés en réseaux [Rallet
et Torre (2004)] dans un espace géographique délimité par la taille de
ces réseaux résume bien cette problématique. Il s’agit donc d’exami-
ner, au sein de la filière sucre du Guangxi, comment les principaux
agents – paysans, autorités locales et entreprises – s’organisent,en
relation avec les changements imposés par l’internationalisation éco-
nomique de la RPC.
I.2. La filière sucre en Chine face à la mondialisation
Le sucre est un produit agricole majeur, utilisé comme bien de
consommation final et intermédiaire. Il est largement subventionné
dans les pays développés, les accords préférentiels conservant une
place prépondérante dans un commerce mondial [CNUCED] où la
Chine joue toujours un rôle mineur.
La situation devrait évoluer, mais dans un sens difficile à prévoir.
D’un côté, l’augmentation de la consommation devrait pousser la
Chine à importer davantage ; d’un autre côté, les dirigeants chinois
estiment que la condamnation récente de l’UE à l’OMC se traduira par
une diminution de ses exportations (qui sont subventionnées) condui-
sant à une hausse des prix mondiaux de 15 % à 20 % [Xinhua (2003)].
Le sucre chinois serait alors compétitif sur le marché mondial. Dans ce
contexte, la Chine, dès 1997, a engagé la libéralisation de son industrie
sucrière afin d’en améliorer la productivité. Au Guangxi, cette libéra-
lisation est source d’inquiétude, proportionnelle à l’importance de la
filière pour l’industrie locale : la province est l’une des plus pauvres du
pays et le sucre fait vivre environ 20 millions de personnes, sur un total
de 48 millions4. Les enjeux de la restructuration de la filière sont donc
importants. La prochaine section s’attache ainsi à montrer les princi-
paux facteurs de blocage issus de la réorganisation récente.
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4Avec un PIB par tête de 5 969 yuans (environ 746 US$), le Guangxi est la quatrième
province (sur 31) la plus pauvre de Chine.
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I.3. Une croissance accélérée mais génératrice de blocages
Par souci de clarté, les analyses qui suivent, centrées sur l’organisa-
tion de la filière, sont limitées à ses principaux acteurs : les autorités
provinciales et centrales, les gouvernements locaux, les entreprises
d’État et privées et les paysans. Les conditions de base étaient
simples : si le secteur privé était inexistant, toutes les autres parties
avaient intérêt à développer l’industrie sucrière ; une production de
sucre accrue signifiait des revenus accrus pour les paysans, des taxes
accrues pour les autorités locales et provinciales et un niveau de pro-
duction en augmentation pour les entreprises d’État.
Les difficultés ont commencé au début des années 1990. Les symp-
tômes sont apparus sous la forme d’une fluctuation de la production.
L’offre ayant augmenté plus rapidement que la demande, ces variations
se traduisent par une surproduction [He (1999)]. La situation s’est
aggravée lorsque le gouvernement a réduit ses stocks de 2 millions de
tonnes, alors que les bas prix internationaux incitaient les IAA à recou-
rir aux importations. Cette conjoncture a mis à jour les faiblesses struc-
turelles de l’industrie, liées à des réformes de marché incomplètes. En
effet, depuis 1991, si le prix de la canne est toujours déterminé admi-
nistrativement, celui du sucre est déterminé par le marché. Cette poli-
tique limite la flexibilité des sucreries, alors que nombre de sucreries
sont en dessous du seuil de rentabilité [Ma (2001)]. Les sucreries
cumulent aussi les problèmes habituels des entreprises d’État : person-
nel pléthorique, dettes impossibles à rembourser, etc. La faible renta-
bilité ne permettant plus aux sucreries de payer les cannes des paysans,
les problèmes menaçaient de devenir sociaux et les réformes étaient
indispensables, d’autant que la pression internationale se faisait sentir.
En 1996, le gouvernement central introduisit un fonds de stabilisa-
tion et modifia l’usage de la réserve afin de réduire l’instabilité des
prix. Ce premier pas était insuffisant : les entreprises perdaient de l’ar-
gent ; les finances des gouvernements locaux, qui dépendaient des
taxes versées par les sucreries, étaient dans une mauvaise passe ; la
situation sociale s’était dégradée. Dans ce contexte, la deuxième partie
de cet article est consacrée aux réformes et à leurs effets.
II. – LES AVATARS DES RÉFORMES DE LINDUSTRIE SUCRIÈRE DU GUANGXI
Conformément aux hypothèses théoriques soulevées dans la pre-
mière partie, on verra que la mise en place de réformes d’économie de
marché a paradoxalement renforcé le contrôle des autorités locales sur
l’ensemble de la filière.
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