Économie populaire et marchande sur le marché des TIC

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Économie populaire et marchande
sur le marché des TIC au Sénégal :
entre concurrence, complémentarité et collaboration
Olivier SAG A
EBAD, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal
Depuis le début des années 2000, le Sénégal connaît une forte
pénétration de la téléphonie mobile accompagnée d’une lente, inégale
mais sûre diffusion des Technologies de l’information et de la
communication (TIC) dans les différentes sphères de la société.
L’importance de cette tendance est telle que le secteur des
télécommunications contribue à hauteur de 8 % à la constitution du
Produit intérieur brut (PIB). Pour apprécier correctement ce phénomène,
il faut cependant prendre en compte les grandes caractéristiques de
l’économie sénégalaise, à savoir un secteur primaire qui emploie 60 %
des actifs et un secteur tertiaire qui génère quant à lui 60 % du PIB
(Afrikeco, 2003) sans oublier un secteur dit « informel » qui participe
pour 60 % au PIB. Dès lors, il est utile de s’interroger sur le rôle joué par
ce dernier dans le processus de vulgarisation des TIC dans la société
sénégalaise dans la mesure où économistes, anthropologues et
sociologues ont l’habitude d’opposer, dans leurs analyses des pays en
voie de développement, un « secteur informel », considéré comme
« archaïque » et un « secteur formel » présenté comme étant le « secteur
moderne » de l’économie.
L’observation de la réalité quotidienne fournit moult illustrations
de la présence, sur le marché des biens et services TIC, symbole par
excellence de la modernité, des acteurs du secteur dit « informel » que
nous préférons caractériser par le vocable « économie populaire ». Il
existe en effet un large spectre d’activités, liées à la société de
l’information, dans lesquelles les acteurs de l’économie populaire
interviennent à un titre quel qu’il soit avec une ampleur plus ou moins
grande. Parmi celles-ci, nous citerons la revente de services de téléphonie
dans les télécentres et de services d’accès à Internet dans les
cybercentres, la vente, la réparation et le décodage de téléphones
portables, la revente de cartes SIM et de recharges téléphoniques, la vente
de matériel informatique, la récupération de déchets électroniques, etc. À
celles-ci s’ajoutent des activités plus ou moins légales telles que
154
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
l’installation de dispositifs de réception de bouquets télévisés cryptés ou
encore la vente de copies pirates de logiciels, de clips vidéo sou de films,
etc.
Nous basant essentiellement sur l’analyse de travaux de recherche,
de rapports d’experts, d’articles de presse et de nos propres observations,
nous délimiterons d’abord le périmètre de l’économie populaire au sein
du marché des produits et des services TIC. Dans un second temps, nous
nous attacherons à expliquer la nature des relations existant entre
l’économie populaire et le secteur moderne de l’économie, de même que
l’influence réciproque qu’ils peuvent exercer l’un sur l’autre.
1. Économie populaire : bien plus que le secteur informel
Le concept de secteur informel a fait son apparition dans la
littérature économique des années 1970 suite aux travaux entrepris dans
le cadre du Programme mondial de l’emploi par le Bureau international
du travail (BIT) (Charmes, 1990). Il a été découvert au Ghana et au
Kenya où ont été identifiées les notions d’emploi et d’entreprises
informels avant que cette notion de « secteur informel » ne soit adoptée
sur le plan international en 1993. La 15e Conférence internationale sur les
statistiques du travail (CIST) l’a décrit « comme un ensemble d’unités de
production des biens ou des services en vue principalement de créer des
emplois et des revenus pour les personnes concernées. Ces unités ayant
un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle de manière
spécifique, avec peu ou pas de division entre le travail et le capital en tant
que facteurs de production. Les unités de production du secteur informel
présentent
les
caractéristiques
particulières
des
entreprises
individuelles. » (ACS, 2007).
Échappant généralement à tout contrôle étatique et n’ayant aucun
caractère officiel, les activités du secteur informel ne sont cependant ni
clandestines ni criminelles même si elles se développent souvent en
marge de la légalité (CONESA, 2001). Cela étant, si dans les pays
développés, évoluer dans le secteur informel signifie être marginal par
rapport à un système économique et social très formalisé (Fall et al.,
2003), il en est tout autrement dans les pays dits en voie de
développement. En effet, compte tenu de l’importance du secteur
informel en termes d’emplois et de contribution à l’économie, c’est plutôt
le secteur formel qui serait marginal. De longue date, la préoccupation
des États et des bailleurs de fonds a été de faire disparaître le secteur
informel en tentant de l’intégrer progressivement au secteur formel. Force
est de constater que loin d’avoir régressé, il s’est plutôt développé au
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
155
point de dominer l’économie de nombre de pays africains (Verick, 2006).
Cette économie populaire, différente du secteur marchand capitaliste et
du secteur étatique, se caractérise non par des investissements en
capitaux, mais par l’investissement de la force de travail dans de petites
entreprises ou des activités individuelles (Castel, 2007). Dans un pays
comme le Sénégal, si elle a pendant longtemps échappé à toute forme de
fiscalité, elle est, depuis la réforme du Code général des impôts de 2004,
soumise à la Contribution globale unique (CGU) et contribue dès lors au
tiers des recettes fiscales (Ndiaye et al., 2008). Se nourrissant de
l’excédent structurel de main-d’œuvre résultant de divers phénomènes
tels que l’urbanisation, l’exode rural, le chômage urbain, la faible densité
industrielle, etc., cette économie populaire constitue une véritable
« armée de réserve » (Ikonicoff et al., 1980) sur laquelle s’appuie le
secteur moderne afin de confiner l’emploi formel dans des limites
minimales et peser ainsi sur les salaires, les avantages sociaux et la
protection sociale. Elle a fortement progressé suite aux Politiques
d’ajustement structurel (PAS) imposées par les institutions de Bretton
Woods dans les années 1980 qui ont eu pour conséquences la fermeture
de nombreuses entreprises publiques, parapubliques et privées ainsi que
la diminution des effectifs de la Fonction publique dans le cadre du
programme des « départs volontaires » (Fall, 1993). Pendant des années,
les activités de l’économie populaire se sont partagées entre le commerce,
la production, le transport et le bâtiment. Cependant, forte de ses
capacités d’adaptation, elle a évolué en fonction de la conjoncture
économique et des orientations des politiques publiques ce qui lui a
permis de tirer profit des nouvelles opportunités offertes par la
libéralisation de l’économie, la globalisation des échanges ainsi que le
développement des TIC (Gaufryau et al., 1997).
1.1. Le catalyseur : l’autorisation de la revente de services
téléphoniques
Jusqu’au début des années 1990, l’économie populaire était quasi
absente du secteur des TIC au Sénégal. Il faut dire qu’à l’époque, le
niveau d’informatisation de la société était relativement faible, la
téléphonie mobile inexistante et le marché des télécommunications
n’avait pas encore été libéralisé. Les choses changèrent en 1993. La
Société nationale de télécommunications du Sénégal (Sonatel) autorisa la
revente de services téléphoniques dans des « télécentres privés » afin de
démocratiser l’accès au téléphone dans le cadre de sa politique de service
universel (Sagna, 2008). Il s’agissait d’un agrément la liant à une
personne physique ou morale en vue de l’exploitation d’un local d’une
superficie minimale de 12 m2, comprenant un dispositif de taxation et
156
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
spécialement aménagé pour la vente de services de téléphonie ou de
télécopie. L’exploitant devait s’acquitter d’une caution d’un montant de
250 000 francs CFA1 par ligne à Dakar et de 150 000 francs CFA dans les
régions, payer des frais de raccordement de 67 200 francs CFA par ligne
et acheter un compteur de taxes téléphoniques coûtant 100 000 francs
CFA soit un investissement minimum allant de 417 200 francs CFA à
Dakar et à 317 200 francs CFA dans le reste du pays, sans parler des
coûts d’aménagement et d’équipement du télécentre auxquels venaient
s’ajouter les factures d’électricité et éventuellement les frais de loyer et
les salaires des employés. En contrepartie, l’exploitant pouvait revendre
des unités téléphoniques dans une limite maximale de 75 % du tarif de
base qui était de 60 francs CFA, soit un prix plafond de 105 francs CFA.
1.2. Au début étaient les télécentres
Préfigurant la privatisation de la Sonatel, qui interviendra en 1996,
cette opération qui s’inscrit dans la perspective de la libéralisation du
marché des télécommunications (Sagna, 2010), ouvre aux acteurs de
l’économie populaire les portes d’un secteur qui lui étaient jusqu’alors
fermées. Dans le Sénégal du milieu des années 1990, confronté à une
grave crise économique et dans lequel 67,9 % de la population vit en
situation de pauvreté, les télécentres privés constituent une formidable
opportunité pour les jeunes sans emploi, les agents de l’État ayant quitté
volontairement la Fonction publique ou encore les retraités vivant
difficilement de leurs pensions. Ces groupes investissent massivement le
créneau et dès 1995 le nombre de télécentres s’élève à 2 042 et totalise
4 084 emplois, soit plus que le double de l’effectif du personnel de la
Sonatel. L’opération s’avère également être une aubaine pour l’opérateur
historique puisque les télécentres réalisent 5,5 % de son chiffre d’affaires
alors qu’ils ne représentent que 2,5 % du parc de lignes téléphoniques.
Devant un tel succès, les règles d’établissement des télécentres sont
assouplies et l’obligation de respecter une distance minimale entre deux
installations est supprimée. Cette mesure provoque une explosion des
demandes d’agrément et fin 1997, on dénombre 6 796 télécentres dans
l’ensemble du pays. Au fil des années, leur nombre ne cesse d’augmenter
et un bilan établi en 2006 faisait état de 18 500 télécentres totalisant
23 000 lignes téléphoniques, employant 30 000 personnes et générant un
chiffre d’affaires de 50 milliards de francs CFA (représentant 33 % du
chiffre d’affaires de la Sonatel), ajouté à cela l’important bénéfice social
apporté à des milliers de citoyens qui ont désormais accès au téléphone
(Petit-Pzsenny, 2004).
1
Un euro vaut 655,957 francs CFA (1 franc = 100 francs CFA).
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
157
La création des télécentres privés peut être considérée comme la
première illustration de l’alliance entre l’économie populaire et
l’économie marchande en vue de dynamiser la diffusion des TIC dans la
société sénégalaise. Elle permit à la Sonatel d’accroître la pénétration de
la téléphonie et d’augmenter par la même la demande en matière de
services de communication, sans pour autant devoir recruter du personnel
supplémentaire ni mettre en place des infrastructures d’accueil avec tous
les frais inhérents. Nombre de gérants de télécentres se considéreront de
facto comme des « employés » de la Sonatel, n’hésitant pas à utiliser,
illégalement, mais avec la bienveillante complicité de l’entreprise
publique, sa marque et son logo sur les murs de leurs locaux. Cette
structure, dans laquelle l’économie marchande avait eu recours à
l’économie populaire pour étendre son emprise sans pour autant en
supporter les coûts qui avaient été transférés sur ses « partenaires », sera
par la suite réutilisée. L’exploitation de cette logique d'équipement
collectif, externalisé par la Sonatel vers l’économie populaire, rendit le
téléphone accessible à un grand nombre de citoyens, mais permit dès lors
à l’opérateur de remplir ses obligations en matière d’accès universel. La
Sonatel fera considérablement progresser l’accès universel, et les
télécentres sénégalais seront pendant longtemps cités en exemple et
présentés comme un modèle pouvant servir dans la lutte contre la fracture
numérique dans les villes comme dans les campagnes. Cependant, du fait
de la forte concurrence découlant du développement de la téléphonie
mobile, leur nombre diminuera à partir de 2007 pour n’être plus que
quantité négligeable quelques années plus tard (Sagna, 2009).
2. Quand l’économie populaire contribue au développement de la
téléphonie mobile
La téléphonie mobile est justement le marché sur lequel
l’économie populaire est désormais paradoxalement fortement présente.
Introduite en septembre 1996 avec le lancement du réseau Alizé, la
téléphonie mobile a constitué un monopole de l’opérateur historique
pendant plus de deux ans et demi. Durant cette période, la Sonatel offrait
uniquement une formule post-payée qui limitait son accès aux plus nantis,
compte tenu des tarifs pratiqués. À partir de juin 1998, dans la
perspective de l’arrivée sur le marché d’un opérateur concurrentiel, elle
cibla le grand public en investissant le créneau du prépayé qui rencontra
rapidement un vif succès. Un an après son lancement, cette formule
comptait près de 22 000 abonnés, dépassant la formule post-payée qui
n’en totalisait que 16 000 après six années d’existence. Suite au
lancement d’un appel d’offres international, le groupe Millicom
International Cellular (MIC) démarra ses activités sous la marque Sentel
en avril 1999. Le lancement du prépayé, l’arrivée de Sentel puis celle
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
158
d’un troisième opérateur, Expresso, en 2009, donnèrent un formidable
coup de fouet à la téléphonie mobile dont le nombre d’abonnés passera de
quelques milliers en 1996 à 9 384 300 en juin 2011, soit un taux de
pénétration du marché de 77,10% (ARTP, 2011).
2.1. La vente de téléphones portables et d’accessoires de téléphonie
Au début, il était impossible d’acheter une carte SIM et de l’utiliser
avec l’appareil téléphonique de son choix. L’ensemble composé par la
carte SIM et le téléphone portable était vendu environ 75 000 francs CFA
pour le réseau Alizé par exemple. De plus, il n’existait quasiment pas de
boutiques spécialisées dans la vente de téléphones portables, et celles qui
existaient les vendaient à des prix très élevés. La situation changea
radicalement lorsqu’Alizé et Sentel s’accordèrent pour commercialiser des
abonnements sans obligation d’acheter un téléphone. Cette entente fut
immédiatement exploitée par les commerçants évoluant dans l’économie
populaire qui pratiquèrent la vente de téléphones portables bon marché et
de téléphones de seconde main fournis par le marché extérieur. Une autre
filière fut celle des immigrés qui, à l’occasion de leurs vacances au
Sénégal, apportaient nombre de téléphones portables qu’ils cédaient
ensuite à leurs familles. Ces téléphones généralement « bloqués » par les
opérateurs et limités dans le cadre de forfaits, fit se développer une
véritable industrie du décodage avec de célèbres enseignes comme
« Téléphone du monde » et « Tabou Communication » (Ndèye Mané Ba,
Le Soleil, 2009). Pour une somme inférieure à 5 000 francs CFA, il était
possible de faire débloquer rapidement un téléphone portable grâce à
d’ingénieux utilisateurs d’ordinateurs, logiciels de décodage et connexion
à Internet. Les opérateurs européens ne proposant aucun service aprèsvente pour les terminaux qu’ils commercialisaient, et les grandes marques
de téléphones portables (Nokia, Motorala, Sony, Ericsson, Samsung, LG,
Alcatel, Siemens, etc.) n’ayant pas de distributeurs agréés en services de
maintenance, ces boutiques se lancèrent aussitôt dans la réparation. C’est
ainsi que l’on vit de nombreux jeunes, pour la plupart déscolarisés ou
même sans diplômes, s’installer comme réparateurs de téléphones
portables, souvent pour le meilleur mais parfois pour le pire !
L’effet de mode et les campagnes publicitaires aidant, le nombre
des abonnés à la téléphonie mobile se développa considérablement. Les
opérateurs, et notamment Alizé, organisant régulièrement des promotions,
les commerçants firent de telle sorte qu’à ces occasions, ils se « ruaient »
vers la principale boutique d’Alizé pour y acheter les appareils vendus à
prix réduits, afin de les revendre ensuite à quelques mètres de là, donnant
notamment naissance au célèbre « Marché Alizé » (Cheneau-Loquay,
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
159
2008) . Par la suite, la vente de téléphones portables et d’accessoires de
téléphonie (chargeurs, écouteurs, batterie, oreillette, étui, etc.) s’est
étendue aux autres marchés de Dakar (comme le marché du Port, le
marché Sandaga etc.), et l’on vit apparaître des boutiques spécialisées au
nom de « Kandji et frères », « Touba téléphones portables »,
« Téléphones du monde ». Citons même le marché de Colobane, reconnu
comme étant celui de la revente des téléphones volés. Un autre créneau se
développa avec la revente à crédit des téléphones sur les lieux de travail.
Afin de s’assurer une part de ce juteux marché, en avril 2007, soit plus
d’une décennie après l’introduction de la téléphonie mobile au Sénégal,
okia installa à Dakar un centre de distribution et de réparation pour ses
appareils.
2
2.2. Quand la vente de recharges téléphoniques envahit les rues
Alors que ces activités de négoce étaient localisées dans des
endroits relativement précis, à savoir les marchés et les principales artères
commerçantes du centre-ville, l’économie populaire investit dans le
créneau nouveau de la vente des recharges téléphoniques. En quelques
mois, les principaux axes de Dakar, de sa banlieue et des villes
secondaires du pays furent envahis par des marchands ambulants
proposant des recharges téléphoniques particulièrement prisées dans un
pays où les abonnements prépayés constituaient 99,36 % du marché de la
téléphonie mobile (ARTP, op. cit.). Ce sous-secteur fonctionnait suivant
le système pyramidal avec, au sommet, les opérateurs Orange, Tigo et
Expresso qui vendaient ces articles à des grossistes (ayant une existence
légale), qui les plaçaient aussitôt auprès de milliers de petits revendeurs
chargés de les écouler au détail dans les rues. Ce commerce, souvent
qualifié d’informel, était en fait très structuré, et il n’est en rien
comparable à la « vente à la sauvette » puisqu’il portait sur un produit
légal et se pratiquait au vu et au su de tout le monde, sans que les
revendeurs ne soient inquiétés par la police, le fisc ou les municipalités.
Son succès découlait ainsi du fait qu’il arrangeait tant l’acheteur que le
revendeur s’assurant entre 4 000 et 10 000 francs CFA de revenu par
jour3 (Performances management Consulting, 2010), environ 100 000
francs CFA minimum par mois, soit trois fois le montant du SMIG
national 4.
2
Lors d’une campagne visant à promouvoir le téléphone portable chez les élèves
et les étudiants, les commerçants de l’économie populaire achetèrent en quelques
heures quasiment tous les kits mis en vente, pour les revendre à tous ceux qui
voulaient faire une bonne affaire.
3
Performances Management Consulting. Les télécoms en Afrique : un secteur
dynamique et à fort potentiel, Dakar, 2010.
4
Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) est de 209,10 francs
CFA de l’heure, soit 33 546 francs CFA par mois, pour 40 heures de travail par
semaine.
160
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
Les opérateurs ont, par la suite, également introduit des systèmes
de recharge électronique, Izzi pour Tigo et Seddo pour Orange, qui
permettaient de recharger du crédit à partir de 100 francs CFA, mesure
qui a notamment eu pour conséquence de détourner la clientèle des
télécentres. Uniquement disponibles dans un premier temps dans les
boutiques de quartier, les recharges Izzi et Seddo étaient désormais
vendues dans la rue par une kyrielle de petits marchands. Ce système
inspiré de la vente au micro-détail permettait d’acheter à l’unité
(cigarettes, bonbons, sucre, fruits et légumes, etc.) ou sous forme de
micro-doses (café, lait, huile, etc.). Cette pratique s’adaptait mieux au
faible pouvoir d’achat des consommateurs potentiels gérant leurs finances
parfois au jour le jour.
Ces revendeurs proposaient également des abonnements
téléphoniques et cela sans exiger aucune formalité de la part des
acheteurs. Cette pratique qui arrangeait bien entendu le client, notamment
les personnes de passage, n’était cependant pas sans poser de graves
problèmes de sécurité, puisqu’elle permettait à n’importe qui d’acquérir
un numéro de téléphone portable et de l’utiliser sans être identifiable avec
tous les risques qui peuvent en découler. Afin de remédier à cette
situation l’Agence de régulation des télécommunications et des postes
(ARTP) avait bien pris une décision rendant obligatoire l’identification
des abonnés5, mais elle est restée lettre morte. Cela l’obligea à lancer une
campagne d’identification des détenteurs de carte SIM en avril 2007,
dans le cadre de laquelle les abonnés disposaient de 20 jours pour se faire
connaître, faute de quoi les opérateurs étaient autorisés à procéder à une
utilisation restrictive de la ligne aux appels entrants et à sa désactivation
40 jours après si l’abonné ne s’était toujours pas identifié6. Cependant,
cette campagne comme les campagnes similaires organisées dans d’autres
pays africains (Algérie, Cameroun, Seychelles, etc.) n’eut pas un grand
impact, les opérateurs n’étant guère pressés de radier des abonnés.
Malgré les mesures prises par le régulateur, la vente sauvage de cartes
SIM se poursuivit donc sans encombre majeur, les opérateurs fermant les
yeux sur cette pratique qui facilitait la commercialisation de leurs
produits.
5
ARTP. Décision n° 2006-001/ART/DG/DRJ/DT/D. Rég. en date du
5 décembre 2006 relative à l’obligation d’identification des abonnés au service
de téléphonie mobile.
6
L’ARTP annonce des mesures pour identifier les usagers de la téléphonie
mobile, Agence de presse sénégalaise, 13 avril 2007.
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
161
Ces petits marchands sont des milliers à travailler dans les rues
des villes du Sénégal, pour le compte des opérateurs de téléphonie
mobile, mais ils ne possèdent pas de contrat de travail, ne bénéficient
d’aucune protection sociale, ne cotisent pas pour leur retraite et ne sont
pas syndiqués. Par ailleurs, ils prennent à charge tous les risques
commerciaux puisqu’ils achètent les produits qu’ils doivent revendre,
ajouté à cela les risques physiques qu’ils courent en se faufilant entre les
voitures à la recherche sans fin de clients. Autre particularité de ces
revendeurs, ils travaillent indifféremment pour Orange, Tigo et Expresso,
constituant ainsi une force de vente mutualisée, un peu comme le ferait
n’importe quelle société spécialisée dans la sous-traitance dans le secteur
marchand. De plus, on peut légitimement questionner le caractère
« informel » de cette activité lorsque l’on sait que ces revendeurs
proposent de plus en plus d’objets publicitaires (autocollants, parasols, Tshirts, box, etc.) qui, officialisent et formalisent de facto leurs liens avec
les opérateurs de téléphonie mobile. Dès lors, il est légitime d’admettre
qu’ils font partie, en tant que « supplétifs » de la « force de vente »
desdits opérateurs, avec pour mission d’être aux premiers rangs dans cette
bataille visant à conquérir la clientèle. Il apparaît donc clairement que les
relations entre l’économie marchande et l’économie populaire nécessitent
une étroite collaboration. Le secteur de la téléphonie n’est pas le seul à
avoir été investi par les acteurs de l’économie populaire puisqu’ils
interviennent également dans la vente des ordinateurs.
7
3. Quand l’économie populaire tire profit de la solidarité numérique
pour faire du business
Le Sénégal ne possède pas, à proprement parler, d’industrie de
fabrication d’équipements informatiques. Les diverses sociétés qui se
sont lancées dans ce créneau (Sillicon Valley, Touch Technology, etc.) ont
d’ailleurs toutes cessé leurs activités (Hawa Ba, Sud Quotidien, 2000) et
seules subsistent quelques entreprises, comme Arc Informatique, qui
assemblent de petites quantités d’ordinateurs, essentiellement des
serveurs. De ce fait, chaque année des milliers d’ordinateurs sont
importés pour satisfaire les besoins du marché. Un fort pourcentage de
ces équipements est constitué de matériel de seconde main, notamment en
ce qui concerne les unités centrales, les écrans et les imprimantes, dont
l’importation8 est quasiment l’apanage de l’économie populaire. Le
7
Selon une étude récente, 86,71% des personnes travaillant dans le sous-secteur
des TIC de l’économie populaire sont des hommes avec une forte représentation
des classes 20-30 ans et 30-40 ans qui représentent respectivement 37,77 % et
38,20 % des effectifs globaux (Ndiaye et al., 2010).
8
Le service des douanes ne faisant pas la différence entre le matériel neuf et le
matériel de seconde main importé au Sénégal, il est impossible de disposer de
chiffres précis. On sait seulement que les importations de produits électroniques
et électriques représentent 25 % de l’ensemble des déclarations.
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
162
secteur marchand se concentre quant à lui sur la vente de matériel neuf, et
de ce fait il n’y a pas véritablement concurrence entre les deux, le neuf et
l’occasion étant deux segments de marché bien distincts. En effet,
quelque importante que puisse être la baisse du prix des ordinateurs
constatée sur le marché, le matériel neuf reste financièrement hors de
portée9 de la majorité des Sénégalais qui n’a d’autre choix que de se
rabattre sur les machines d’occasion (Amadou Fall, Les Afriques, 2008).
Elles équipent les entreprises du secteur de l’économie populaire, les
cybercentres dont les propriétaires n’ont généralement pas les moyens
d’acquérir des machines neuves, et qui par ailleurs, cherchent à minimiser
leurs coûts de manière à offrir des tarifs de connexion peu élevés mais
aussi à grand nombre de ménages peu fortunés (Cheneau-Loquay, 2004).
C’est une activité très lucrative, aux dires même des commerçants qui la
pratiquent (Félix Nancasse, Le Soleil, 2005) et pour avoir une idée de
l’importance de ce marché, il suffit de parcourir les quotidiens sénégalais
et de recenser la multitude de petites annonces et d’encarts publicitaires
relatifs à la vente de ce type de produits.
Univers Informatique, Voliex Informatique, Dialtabé Trading,
Input Business Informatiques et Services (IBIS), Dakordi, Continental
Silicone Technologies (CST), Dakar Computer, PC pas cher, Baye
Computer, etc. telles sont quelques-unes des entreprises évoluant dans le
secteur et qui proposent à longueur d’années, des ordinateurs de seconde
main à des prix variant le plus souvent entre 80 000 et 150 000 francs
CFA. Prise en compte des politiques publiques ou détournement de ces
dernières, toujours est-il que la croissance du marché du matériel
d’occasion n’est pas étrangère au contexte politique international
favorable à la solidarité numérique, depuis que le président Abdoulaye
Wade a popularisé ce concept. D’ailleurs, ce dernier n’avait-il pas
déclaré, à un journaliste de Libération qui lui posait la question de savoir
comment faire pour matérialiser cette idée qui semblait marquer le pas :
« Ce qui manque le plus à l’Afrique et aux pays du Sud, ce sont des
ordinateurs, pas de l’argent », et d’ajouter, il faut « créer d’urgence des
filières massives de recyclage d’ordinateurs pour les pays du Sud. J’ai
proposé le chiffre de 500 millions d’ordinateurs en cinq ans, dont 500 000
venant d’Europe, pour équiper les écoles » (Christophe Alix, Libération,
2008). Profitant de cette dynamique, les acteurs de l’économie populaire
importent des milliers d’ordinateurs réformés, lorsqu’ils ne les achètent
pas à vil prix dans les déchetteries des pays développés10.
9
Le prix d’un ordinateur neuf peut varier entre cinq à dix fois le prix d’un
ordinateur d’occasion.
10
La plupart des ordinateurs vendus sont issus des déchetteries. Agence de
presse sénégalaise, 8 septembre 2010.
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
163
Ces pratiques ne sont pas sans conséquence puisque seul un quart des
ordinateurs ainsi exportés vers l’Afrique, sont effectivement en état de
marche (RFI, 2009) et encore leur espérance de vie n’est-elle que de
2 ans. Elles profitent également aux entreprises des pays développés qui y
trouvent un moyen peu coûteux de se débarrasser de leurs déchets
d’équipements (DEEE)11 qu’elles sont pourtant tenues de recycler, en
Europe notamment12. Cependant force est de constater que seuls 25 % des
DEEE sont effectivement recyclés (Rivoire, 2009), le reste étant éliminé
de différentes manières parmi lesquelles l’exportation. Un pays comme le
Nigeria reçoit mensuellement quelque 400 000 ordinateurs de seconde
main (The Basel Action Network, 2005).
3.1. Un recyclage des déchets électroniques qui n’a rien d’écologique
Avant même que la question du recyclage des déchets ne soit mise
à l’ordre du jour dans la perspective de la promotion d’un développement
durable, l’économie populaire avait fait de la récupération et de la
valorisation des déchets en tout genre un secteur d’activité économique
(Cissé, 2007). Lorsque les reprises de ces équipements informatiques ont
commencé à être importantes en volume, le secteur de l’économie
populaire a investi ce créneau, récupérant postes de télévision, téléphones
portables, ordinateurs, claviers, souris, écrans, imprimantes,
photocopieurs, etc. Une étude menée en 2008, a montré que le Sénégal
produisait annuellement près de 600 tonnes de DEEE, parmi lesquelles
les ordinateurs de seconde main représentent 60 % (Seck, Wone et al.,
2009). Des estimations faites dans le cadre de cette même étude montrent
que seuls 20 % de ces déchets sont récupérés et réinjectés dans le système
à travers les réparations13. Les 80 % restant sont démontés en vue de
récupérer les divers composants tels que les circuits électriques (diodes,
transistors, résistances, etc.) mais aussi le plastique, le fer, le cuivre, le
plomb, etc. Par contre, vu les capacités techniques limitées des
réparateurs, les produits dangereux (polychlorobiphényles, mercure,
cadmium, etc.) de même que les métaux précieux14 ne sont pas récupérés
11
Dans cette catégorie figurent les téléviseurs, les réfrigérateurs, les cuisinières,
les fours micro-ondes, les téléphones (portables et fixes), les rasoirs électriques,
les ordinateurs, les imprimantes, les photocopieuses, les climatiseurs, les
accessoires de télécommunication (routeur, modem, télécopieur), les appareils
photographiques, les perceuses, les tondeuses, les magnétoscopes, les baladeurs,
les radios, les lecteurs vidéo, les chaînes Hi-fi, les i-Pods, les MP3 et MP4, les
guichets automatiques de banque, les lampes fluorescentes, les lampes
d’éclairage public et à basse consommation, etc.
12
Directive européenne 2002/96/EC du 27 janvier 2003, Waste Electrical and
Electronic Equipment (WEEE).
13
L’État a mis en place un Centre des handicapés au travail (CHAT) qui répare
les ordinateurs de seconde main devant être utilisés dans les établissements
scolaires mais ceci en nombre négligeable.
14
L’or, l’argent, le palladium ou le platine, et les métaux spéciaux comme
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
164
(IAGU, 2008). Afin de récupérer ces matières présentant une valeur
marchande, ces derniers n’hésitent d’ailleurs pas à recourir à des
pratiques dangereuses pour l’environnement comme pour la santé
publique, telles que le brûlage des câbles pour récupérer le cuivre ou
encore la fonte de l’aluminium dans des fours artisanaux. Manipulant des
produits toxiques et travaillant sans aucune protection, ces récupérateurs
s’exposent, en toute ignorance et dans l’indifférence quasi générale, à de
graves risques sanitaires. Pour le secteur moderne, ils constituent de
simples auxiliaires à qui l’on en confie, sans état d’âme, le traitement
coûteux et complexe. Nous nous trouvons dès lors dans le registre de la
complémentarité, le secteur moderne local étant totalement absent de ce
créneau.
3.2. Piratages en tout genre des contenus numériques
Si la plupart de ces activités inhérentes au commerce se pratiquent
« à visage découvert », il en est d’autres qui s’effectuent de manière plus
ou moins souterraine, du fait de leur caractère illégal. On peut citer les
activités violant les droits de propriété intellectuelle, qu’il s’agisse de la
duplication de cassettes audio ou vidéo, de cédéroms et de DVD, sans
parler du piratage des bouquets télévisés ou encore de la diffusion de
logiciels piratés. S’agissant des logiciels, les spécialistes anti-piratage de
Microsoft estiment que 82 % de ceux qui sont utilisés au Sénégal, sont
des copies pirates (Bakary Dabo, Sud Quotidien, 2007). Contrairement à
la situation qui prévaut dans d’autres pays, il n’existe pas, à proprement
parler, une industrie du logiciel pirate. Il s’agit plutôt d’un « sport de
masse » pratiqué aussi bien par les individus que par les entreprises, mais
aussi par l’État et ses démembrements. Certains observateurs affirment
cependant que cette situation arrange les firmes comme Microsoft, car
elle encourage l’utilisation de leurs logiciels et contribue ainsi à
développer le marché (Boquet, 2007). Cette stratégie n’est guère nouvelle
puisque dans les années 1980, les démarches informelles ont joué un rôle
considérable dans la promotion des TIC dans les pays développés. Avant
que le piratage des logiciels ne soit combattu (car considéré comme un
fléau économique), il avait été toléré, pour ne pas dire encouragé, car
contribuant à peu de frais à la diffusion de ces produits et à la constitution
d’une base d’utilisateurs15.
l’indium, le tellure sont les principaux métaux précieux que l’on trouve dans les
DEEE.
15
Au milieu des années 1980, le tableur Lotus 1-2-3 avait été vendu à 400 000
exemplaires alors qu’il y avait quatre fois plus de copies en circulation (Voir De
Mautort, 1986).
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
165
Par contre, le piratage des cassettes audio et vidéo, ainsi que celui
des cédéroms et des DVD, est une activité pratiquée de manière quasi
« industrielle ». Dès qu’une cassette ou un cédérom est produit par un
musicien ou qu’un nouveau film sort sur les écrans ou en DVD, ce
produit est, dans de brefs délais, disponible dans sa version piratée à des
prix défiant toute concurrence. Il faut dire que les TIC facilitent
grandement la reproduction rapide, et à faible coup, des œuvres de
l’esprit qui sont désormais pratiquement toutes diffusées sous forme
numérique de manière native, notamment dans le domaine de la musique
et du cinéma. Il suffit d’un ordinateur connecté à Internet ou d’un
magnétoscope numérique pour récupérer et graver les tubes qui se
vendent le mieux ou les derniers films à la mode. Afin de lutter contre ces
pratiques, le Bureau sénégalais du droit d’auteur (BSDA) a mis en place
un système d’hologrammes visant à identifier les productions originales.
Cependant, la majorité des clients s’intéressent au prix du produit plutôt
qu’à son origine, et il arrive même que certains pirates achètent les
hologrammes au BSDA pour les apposer sur leurs produits contrefaits !
(Capiello, 2005). En dehors de léser les musiciens et les producteurs
locaux, au point de mettre le secteur en danger (Ndour, 2008), cette forme
de piraterie a complètement déstabilisé le secteur de la location de films.
En effet, là où les exploitants de vidéo-clubs affichent entre 1 000 et
1 500 francs CFA pour la location d’un film, les « loueurs informels » ne
réclament que 350 francs CFA (APS, 2005).
Le piratage des bouquets télévisés cryptés est une autre activité liée
aux TIC, dans laquelle l’économie populaire s’active, mais cette fois-ci
de manière très clandestine, compte tenu de la répression dont elle fait
l’objet. La télévision cryptée à fait son apparition au Sénégal en
décembre 1991, avec l’arrivée de la chaîne française Canal Plus Horizon
diffusée par satellite. Par la suite, d’autres bouquets ont été proposés par
des opérateurs MMDS16 comme le groupe Excaf Télécom et DeltaNet TV
qui piratent parfois eux-mêmes les images de Canal Plus Horizon !
Cependant, les pires concurrents de la chaîne cryptée, qui déclarait
30 000 abonnés en 2009, sont les câblodistributeurs clandestins qui
desservent une clientèle plus importante que la sienne (Chenuet, 2009).
Ce trafic, qui a débuté vers les années 1999-2000, consiste à
acheter des décodeurs sur lesquels sont branchés en parallèle d’autres
décodeurs qui alimentent un grand nombre de foyers payant un
abonnement mensuel, compris entre 2 000 et 5 000 francs CFA, en lieu et
place des 19 000 francs CFA exigés par Canal Plus Horizon pour
16
Le Microwave Multipoint Distribution System (MMDS) est un procédé de
diffusion de la télévision dans lequel les programmes télévisuels, analogiques ou
numériques, sont diffusés par un émetteur terrestre qui fonctionne dans des
bandes de fréquences micro-ondes de 2,5 et 3,5 GHz (bande S et C).
Économies populaire et marchande sur le marché des TIC au Sénégal
166
l’abonnement de base. Le phénomène a pris de telles proportions que la
chaîne à péage a réussi à convaincre les autorisés sénégalaises de créer
une unité de police spéciale dite « brigade Canal » dont la mission est de
démanteler les branchements clandestins (Champin, 2008). De surcroît,
Canal Plus Horizon envoie régulièrement des équipes d’experts antipiratage au Sénégal afin de tenter d’enrayer ce phénomène qui, selon ses
dirigeants, dissuade la venue des investisseurs étrangers dans le secteur
(Barlet, 2005).
Cependant, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas véritablement de
concurrence déloyale et que le caractère illégal de cette activité n’est pas
démontré. En effet, il faut considérer que les personnes qui ont recours
aux services des câblodistributeurs clandestins ne sont pas des clients pris
à Canal Plus Horizon dans la mesure où ils n’ont pas les moyens de
payer le prix de l’abonnement officiel. De plus, il faut savoir que cette
activité est pratiquée ouvertement par les câblodistributeurs qui sont
organisés depuis 2005 dans une Association des réseaux câblés du
Sénégal (ARCS) qui a donné naissance à la Société de redistribution de
télévisions par câble (SORETEC) en 200917. En juillet 2010, le tribunal
régional de Kaolack a débouté le groupe Excaf-Communication de son
action en justice contre des câblodistributeurs de cette localité qu’il
accusait d’activités illégales (Fatou K. Sène, Wal Fadjri, 13 mai 2011)18.
Forts de ce jugement, ils ont entrepris des démarches qui ont
débouché sur la signature d’une convention de concession d’images avec
le groupe français Absat et réclament désormais la signature d’une
convention de concession de la télédistribution avec l’État (Yacine Cissé,
Wal Fadjri, 5 mai 2011)19. Comme chacun peut le constater, ces activités
sont donc à la frontière entre l’économie populaire et les activités
délictueuses. Économie populaire d’un côté (car elles portent sur la
fourniture de biens et services parfaitement légaux) et activités certes pas
légales mais pas illégales non plus, dans la mesure où elle exploite à son
avantage les silences et des imprécisions de la loi.
Conclusion
Ce panorama donne une idée de l’étendue de la présence de
l’économie populaire sur le marché des biens et des services TIC, et
permet d’appréhender la complexité des rapports qu’elle entretient avec
l’économie marchande. Elle présente, en effet, un visage très diversifié
17
Le cri du cœur des câblodistributeurs. Texte diffusé sur Internet par le Comité
de suivi des câblodistributeurs, 30 mai 2011.
18
Profession : Câblodistributeurs, Fatou K. Sène, Wal Fadjri, 13 mai 2011.
19
Réglementation de la câblodistribution : Le Soretec demande la signature
d’une convention de concession, Yacine Cissé, Fadjri, 5 mai 2011.
Des réseaux et des hommes. Les Suds à l’heure des TIC
167
avec des activités non formalisées (comme la récupération et le recyclage
des déchets électroniques), d’autres peu formalisées (comme les
télécentres et les cybercentres), certaines tolérées (comme la revente
d’abonnements et de recharges téléphoniques par les marchands
ambulants), et d’autres tout à fait illégales (comme la vente de produits et
de services en violation des lois régissant la propriété intellectuelle).
L’analyse des différents segments de marché montre également
que l’on est loin d’une situation qui opposerait systématiquement le
secteur moderne de l’économie à l’économie populaire. Mieux, il est
possible d’affirmer que, complémentaire de l’économie marchande
lorsqu’elle n’est pas carrément instrumentalisée par cette dernière,
l’économie populaire n’est que très rarement en position de concurrence
véritable avec le secteur moderne de l’économie20.
La proximité, voire parfois l’osmose entre les deux secteurs,
constitue par ailleurs un creuset pouvant contribuer à la mutation de
certains acteurs de l’économie populaire en des entrepreneurs du secteur
marchand. Le parcours d’un Sérigne Mboup, aujourd’hui un des hommes
d’affaires les plus importants du Sénégal, est à ce titre assez illustratif de
cette possible évolution21. Cet exemple ne doit cependant pas être sousestimé, et l’expérience montre que la majorité des acteurs de l’économie
populaire y feront « carrière », sous couvert d’un système économique
qui a besoin d’eux, pour leur permettre de s’installer en tant que groupe
social et d’en accroître les marges bénéficiaires. En effet, comme
l’indiquait F. Houtard lors d’une rencontre intitulée « L’économie
populaire (dite informelle) constitue-t-elle un modèle ou une impasse ? »,
il apparaît que dans les pays du tiers-monde, « Le capitalisme n’a ni
besoin ni intérêt à intégrer le secteur informel et sa main-d’œuvre »
(Verhelst, 1993).
Bilbliographie
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informel et du secteur informel en Afrique, United Nations
Economic Commission for Africa. E/ECA/ACS.
Agence de régulation des télécommunications et des postes (ARTP),
20
Cette analyse est confirmée par les recherches menées récemment sur la place
du secteur informel dans le sous-secteur des TIC au Burkina Faso, au Cameroun
et au Sénégal (Ouédraogo, 2010 : 80).
21
Sérigne Mboup a transformé une entreprise familiale en une holding
employant près de 700 salariés, et réalisant un chiffre d’affaires de 31 milliards
de francs CFA. Cette holding possède notamment un pôle technologies qui est le
représentant exclusif des marques Sony et Samsung dont il assemble les produits.
168
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