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LaREVUEnouveLLe - octobre 2009
le dossier
actualisée de l’apparition de partis politiques de différentes tendances. Or la
fréquentation de bons exposés d’histoire de Belgique fait naître par elle-même
une modélisation alternative, plus sociohistorique que le formalisme de Lipset
et de Rokkan qui devait beaucoup, en 1967, au courant fonctionnaliste encore
vivace dans l’anthropologie anglo-saxonne.
Ce qui frappe en effet, quand on s’intéresse à la naissance des partis en
Belgique, c’est que chaque parti qui s’installera dans la durée est né à l’initia-
tive d’une fraction de la population qui s’était déjà fortement organisée pour
réagir à ce qu’elle estimait être une menace ou une injustice. En 1846, à une
époque où les catholiques sont dominants et ont fait adopter une loi et un rè-
glement qui permettent la mainmise de l’Église sur l’école primaire, on assiste
à la création du Parti libéral à l’initiative de cercles anticléricaux, dont la franc-
maçonnerie. En 1885, dans un contexte de misère populaire qui conduira aux
émeutes de 1886, on assiste à la création du Parti ouvrier belge au cours d’un
congrès auquel participent cinquante-neuf sociétés ouvrières. En 1860, vingt
ans après la naissance du mouvement flamand, on assiste à la création du
Meetingpartij, qui sera suivie en 1919, au lendemain d’une guerre au cours de
laquelle des soldats flamands seraient morts en masse pour des raisons linguis-
tiques, par la création du Frontpartij, puis par celle d’autres formations flamin-
gantes. Symétriquement, le Parti catholique, expression des couches sociales,
économiques et idéologiques dominantes au XIXe siècle, ne se structure que
tardivement, au cours d’un long processus qui va de 1884 à 1945 : le pôle domi-
nant ne se prolonge sous forme de parti que lorsque sa domination vacille.
Après vérification, ce simple constat permet d’avancer une hypothèse plus
générale, d’ordre sociologique : la constitution d’un clivage s’opère selon un
processus en trois temps rigoureusement ordonné, chaque strate constitutive
d’un clivage relayant et renforçant la précédente. Le premier temps est celui de
la prise de conscience, dans une partie de la société, d’un déséquilibre, d’une
menace ou d’une injustice majeure, ou ressentie comme telle, portant sur un
enjeu de grande importance, qui touche concrètement la vie des personnes.
Le deuxième temps est celui de l’auto-organisation de citoyens décidés à réa-
gir contre ce déséquilibre, et qui se regroupent au niveau de la société civile
pour réclamer des réformes permettant un rééquilibrage. Le troisième temps
est celui de la création d’un ou de plusieurs partis politiques à l’initiative de
cette société civile organisée qui cherche, par cette création, à participer di-
rectement à la décision politique pour se donner plus de chances d’obtenir les
réformes escomptées.
Ce processus en trois temps, qui me paraît à l’œuvre dans les trois cliva-
ges classiquement reconnus en Belgique (Église-État, possédants-travailleurs,
centre-périphérie), permet de définir la notion de clivage dans des termes gé-
néraux : un clivage est une division profonde sur un enjeu majeur, fondée sur
un sentiment de domination qui conduit des groupes et ensuite des partis à
s’organiser pour lutter contre cette domination, ce qui engendre des tensions
persistantes avec la partie de la société qui se voit ainsi contestée.