Les grands auteurs de cinéma nous ont semblé confrontables, non

un cinéaste philosophe ?
Les grands auteurs de cinéma nous ont semblé
confrontables, non seulement à des peintres, des
architectes, des musiciens, mais aussi à des pen-
seurs. Ils pensent avec des images-mouvement, et
des images-temps, au lieu de concepts.
Gilles Deleuze 0F0F
1
On ne présente plus Stanley Kubrick, cinéaste majeur du XXe siècle,
réputé pour son goût du perfectionnisme et du secret. Une littérature
abondante existe aujourd’hui sur Kubrick et il y a fort à parier que de
nouvelles publications viendront encore enrichir ce corpus. Au-delà de cet
engouement critique, la popularité du réalisateur semble n’avoir jamais
faibli. Kubrick est en effet parvenu à imposer un univers très personnel sans
pour autant renoncer à toucher un vaste public. Il a su, tout au long de sa
carrière, concilier l’approche commerciale et spectaculaire d’un artisan
d’exception avec celle, exigeante et innovante, d’un artiste. Il est vrai que la
plupart de ses films suscitèrent maintes polémiques et controverses à leur
sortie. Il est également vrai qu’ils sont aujourd’hui devenus des classiques.
L’ambition du cinéma de Kubrick est immense, démiurgique. Michel
Ciment le compare d’ailleurs à Griffith — « 2001 est son Intolérance, Barry
Lyndon sa Naissance d’une nation » 1F
2 — et chacun de ses films, à partir de
Lolita, est si singulier, que l’ensemble donne parfois l’impression d’avoir été
tourné par des réalisateurs différents. Mais, à bien y regarder, on retrouve
1. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 7-8.
2. Michel Ciment, Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 1980, édition définitive (avec une
préface de Martin Scorsese), 2004, p. 42.
10 stanley kubrick une odyssée philosophique
toujours la marque distinctive de leur auteur. Cette singularité de Kubrick
est si inhabituelle à Hollywood, que certains critiques eurent parfois du mal
à l’accepter. « Le cinéma, écrivait l’un d’eux dans Variety à la sortie de 2001,
coûte trop cher pour un film si personnel »
2F
1. Mais le cinéma d’auteur à
grande diffusion, dont Kubrick est l’un des rares représentants, n’a jamais
cessé de fasciner les spectateurs ni de rencontrer un succès qui ne s’est pas
démenti
3F
2.
La particularité de Kubrick est donc d’avoir su préserver sa liberté
artistique en conjuguant le grand spectacle avec la réflexion et le ques-
tionnement. Fait peu courant dans l’histoire du cinéma
4F
3, Kubrick a réussi à
imposer aux producteurs les plus puissants d’Hollywood des films parfois à
la limite de l’abstraction, comme ce fut le cas pour 2001, l’Odyssée de l’espace,
par exemple. Les résonances philosophiques des thématiques abordées par
Kubrick sont indéniables, mais cela suffit-il pour affirmer qu’il est le
« cinéaste philosophe » par excellence ?
Les films de Kubrick ont inspiré aux critiques de nombreux rap-
prochements avec des philosophes tels que Nietzsche, Heidegger, Hegel ou
encore Pascal. Dans une étude sur Orange mécanique, Robert Benayoun
5F
4
s’est proposé de montrer que Kubrick affichait des positions libertaires qui
n’étaient pas sans rappeler celles de Max Stirner dans L’Unique et sa
propriété. À l’instar du philosophe, Kubrick se serait posé la question de
savoir si la volonté de libérer l’homme n’avait pas pour conséquence obligée
sa déshumanisation. Michel Ciment, pour sa part, n’a pas manqué d’insister
sur les accents nietzschéens et hégéliens des films de Kubrick.
Outre le contenu narratif des films qui semble mettre constamment en
relief la dérisoire vanité des ambitions humaines et la terrible emprise d’une
1. Ibid., p. 43.
2. Ibid., p. 42 : « Car si les grandes compagnies — M. G. M. et Warner — lui ont
laissé depuis vingt ans carte blanche pour ses projets les plus audacieux et ses dépenses
les plus folles, c’est que le succès commercial ne s’est jamais démenti, à l’exception, sans
doute, de Barry Lyndon (bien que ce dernier film, sur la durée, doive lui aussi devenir
bénéficiaire). »
3. Si l’on excepte des cas comme celui de Terrence Malick qui, avec La Ligne rouge
(The Thin Red Line, 1998), est parvenu à réaliser, au sein du système hollywoodien, un
film à la fois épique et introspectif dont les visées sont résolument philosophiques.
4. Robert Benayoun, « Stanley Kubrick, le libertaire », Positif, n° 139 (juin 1972).
un cinéaste philosophe ? 11
rationalité excessive sur leurs destins, l’allusion directe à la philosophie est
surtout présente dans 2001 où la naissance de l’homme nouveau — cet
enfant des étoiles qui rayonne dans le vide spatial — est accompagnée des
premiers accords du Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Cet
élément musical, qui ouvre et clôture le film, semble le placer d’emblée sous
l’égide du philosophe du surhomme, si bien que l’on est en droit de se
demander dans quelle mesure le cinéaste a voulu lui rendre hommage en
réalisant son film. S’agissait-il à ses yeux d’une simple citation, dont on
aurait tort de surestimer la puissance d’évocation, ou bien, au contraire,
d’une indication implicite sur le contenu et le sens philosophiques de cette
fable cinématographique ? Sans doute, Kubrick n’entendait-il pas faire de
2001, l’Odyssée de l’espace un « évangile selon Friedrich Nietzsche »
6F
1. Le
spectateur épris de philosophie aura toutefois du mal à croire qu’il s’agit là
d’un choix gratuit…
La musique de Strauss n’est pas la seule concordance choisie par Kubrick
pour suggérer des références philosophiques : la musique prométhéenne de
Ludwig van Beethoven qui occupe une place centrale dans la bande ori-
ginale d’Orange mécanique est, elle aussi, puissamment évocatrice. Inspirée
par Napoléon, considéré par le compositeur comme un représentant du
siècle des Lumières, cette musique est là pour nous rappeler à quel point
Kubrick est fasciné par le XVIIIe siècle. Une fascination qui le poussera
d’ailleurs à situer l’action de l’un de ses films à cette époque…
Méditant, de façon pascalienne, sur les espaces infinis dans 2001 ou
évoquant, de manière dévoyée et grotesque, le surhomme nietzschéen dans
Orange mécanique, le futur dépeint par Kubrick, quoique souvent plus
satirique, n’est pas sans points communs avec le monde dystopique
d’Orwell : il est le miroir de l’imperfection et de la vanité des hommes. Car
c’est avant tout de notre inconscient dont il est question dans les films de
Kubrick, et de la permanente impuissance de l’homme à s’accorder avec le
monde, les autres et lui-même 7F
2.
1. Voir infra p. 37 sq.
2. Kubrick est obsédé par les thèmes freudiens : l’Œdipe et la névrose de la cellule
familiale sont au cœur de Barry Lyndon, Shining, Lolita — où Peter Sellers incarne un
psychologue dérangé —, Eyes Wide Shut, et même Dr Folamour où la guerre est fonda-
mentalement associée à l’impuissance d’un général.
12 stanley kubrick une odyssée philosophique
Kubrick, un cinéaste philosophe ? Il serait plus juste de dire qu’il a voulu
aborder, avec les moyens de son art, un champ de réflexion familier au
philosophe, pas seulement les grandes questions métaphysiques, mais aussi
et surtout un questionnement inlassable sur la modernité.
Le présupposé sur lequel repose cette étude est que son objet — à savoir
l’œuvre de Stanley Kubrick — s’avère suffisamment riche et élaboré pour
être convié à une telle confrontation avec la philosophie. En effet, bien que
de nombreux objets hétérogènes à la philosophie soient susceptibles d’être
appréhendés et analysés par elle, la possibilité d’un échange fructueux
demeure fonction de la qualité du dialogue établi entre les deux objets de
l’analyse. Le postulat d’une richesse philosophique des films de Stanley
Kubrick est toutefois légitimé par l’affirmation deleuzienne selon laquelle les
auteurs de cinéma sont confrontables à des penseurs. Est-il besoin d’affirmer
que Kubrick en est un, et non des moindres ? Le philosophe américain
Stanley Cavell insiste lui aussi sur l’existence d’une « communauté du cinéma
et de la philosophie », une communauté qui serait « la découverte, inédite
autant qu’évidente, que le cinéma nous donne une image réfléchie du
monde (une projection, view) qui peut entrer en rivalité avec celle que nous
donne la philosophie »
8F
1.
l’allemagne et les racines culturelles de kubrick
Quelles sont les influences culturelles revendiquées par Kubrick ? Et
surtout, en quoi cet héritage permet-il d’expliquer les choix artistiques et les
orientations philosophiques de son cinéma ? De nombreux critiques ont
insisté sur la fascination qu’exerça l’Allemagne sur Kubrick. Une fascination
complexe, faite d’attirance et de répulsion. Christiane Susanne Harlan, sa
femme, est la nièce du cinéaste du Juif Süss (Jud Süß, 1940), Veit Harlan,
avec lequel Kubrick s’était lui-même brièvement entretenu. Mais la
fascination de Kubrick pour l’Allemagne et la Mitteleuropa se traduisait
1. Sandra Laugier, « L’ordinaire du cinéma », in S. Laugier et M. Cerisuelo (éd.),
Stanley Cavell, cinéma et philosophie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001,
p. 267.
un cinéaste philosophe ? 13
surtout par ses engouements artistiques. Le réalisateur vouait une admi-
ration sans borne à Kafka, qu’il estimait être le seul écrivain capable de
conférer une inquiétante étrangeté à un monde ordinaire. Michel Ciment
insiste sur l’intérêt que portait Kubrick à la Vienne fin de siècle de la Joyeuse
Apocalypse 9F
1, cette période inquiète et débordante de créativité. Le réalisa-
teur s’intéressa à deux auteurs en particulier : Stefan Zweig (il envisagea
d’adapter Brûlant secret ou Le Joueur d’échecs dans les années 1950) et
Schnitzler (dont la Traumnovelle deviendra finalement Eyes Wide Shut). La
passion du réalisateur pour Schnitzler rejoignant, d’ailleurs, celle qu’il
nourrissait pour Freud
F
2. L’intérêt de Kubrick pour l’Allemagne se mani-
festait également à travers ses goûts cinématographiques : il était admiratif
du travail de Max Ophüls et l’on ne peut nier l’influence sur son travail d’un
réalisateur comme Fritz Lang (auquel il emprunta même le sinistre docteur
Rotwang pour le métamorphoser en un grimaçant docteur Folamour).
Kubrick eut souvent recours, dans ses films, à des compositeurs d’Europe
centrale et d’Europe de l’Est. Il utilisa la musique des soviétiques Aram
Khatchatourian (2001) et Dimitri Chostakovitch (Eyes Wide Shut), celle des
compositeurs hongrois Béla Bartók (Shining) 3 et György Ligeti (2001,
Shining, Eyes Wide Shut) 4. Barry Lyndon lui fournit l’occasion de célébrer sa
passion pour la musique allemande en faisant cohabiter dans une même
bande sonore un concerto pour clavecin de Bach, un trio pour piano de
Schubert, une sarabande de Haendel et un passage de l’Idoménée de Mozart.
En préparant 2001, Kubrick écouta Mendelssohn, Mahler et Carmina
Burana de Carl Orff, auquel il proposa même de se charger de la bande
originale du film — Orff déclina l’offre, invoquant son grand âge. Il choisit
finalement le Zarathoustra de Richard Strauss et Le Beau Danube bleu de
Johann Strauss.
1. M. Ciment, Kubrick, p. 263.
2. Le concept freudien d’inquiétante étrangeté occupe une place centrale dans des
films tels que Shining ou Eyes Wide Shut. Le concept jungien de l’ombre est un
concept-clé pour comprendre Full Metal Jacket.
3. La Musique pour cordes, percussions et célesta (1936) fut écrite pour protester contre
le nazisme.
4. La Musica ricercata n° 2 (1951-1953) utilisée dans Eyes Wide Shut fut écrite pour
protester contre le stalinisme.
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