Les grands auteurs de cinéma nous ont semblé confrontables, non

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un cinéaste philosophe ?
Les grands auteurs de cinéma nous ont semblé
confrontables, non seulement à des peintres, des
architectes, des musiciens, mais aussi à des penseurs. Ils pensent avec des images-mouvement, et
des images-temps, au lieu de concepts.
Gilles Deleuze
1
0F0F
On ne présente plus Stanley Kubrick, cinéaste majeur du XXe siècle,
réputé pour son goût du perfectionnisme et du secret. Une littérature
abondante existe aujourd’hui sur Kubrick et il y a fort à parier que de
nouvelles publications viendront encore enrichir ce corpus. Au-delà de cet
engouement critique, la popularité du réalisateur semble n’avoir jamais
faibli. Kubrick est en effet parvenu à imposer un univers très personnel sans
pour autant renoncer à toucher un vaste public. Il a su, tout au long de sa
carrière, concilier l’approche commerciale et spectaculaire d’un artisan
d’exception avec celle, exigeante et innovante, d’un artiste. Il est vrai que la
plupart de ses films suscitèrent maintes polémiques et controverses à leur
sortie. Il est également vrai qu’ils sont aujourd’hui devenus des classiques.
L’ambition du cinéma de Kubrick est immense, démiurgique. Michel
Ciment le compare d’ailleurs à Griffith — « 2001 est son Intolérance, Barry
Lyndon sa Naissance d’une nation » 2 — et chacun de ses films, à partir de
Lolita, est si singulier, que l’ensemble donne parfois l’impression d’avoir été
tourné par des réalisateurs différents. Mais, à bien y regarder, on retrouve
1F
1. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 7-8.
2. Michel Ciment, Kubrick, Paris, Calmann-Lévy, 1980, édition définitive (avec une
préface de Martin Scorsese), 2004, p. 42.
10 stanley kubrick une odyssée philosophique
toujours la marque distinctive de leur auteur. Cette singularité de Kubrick
est si inhabituelle à Hollywood, que certains critiques eurent parfois du mal
à l’accepter. « Le cinéma, écrivait l’un d’eux dans Variety à la sortie de 2001,
coûte trop cher pour un film si personnel » 1. Mais le cinéma d’auteur à
grande diffusion, dont Kubrick est l’un des rares représentants, n’a jamais
cessé de fasciner les spectateurs ni de rencontrer un succès qui ne s’est pas
démenti 2.
La particularité de Kubrick est donc d’avoir su préserver sa liberté
artistique en conjuguant le grand spectacle avec la réflexion et le questionnement. Fait peu courant dans l’histoire du cinéma 3, Kubrick a réussi à
imposer aux producteurs les plus puissants d’Hollywood des films parfois à
la limite de l’abstraction, comme ce fut le cas pour 2001, l’Odyssée de l’espace,
par exemple. Les résonances philosophiques des thématiques abordées par
Kubrick sont indéniables, mais cela suffit-il pour affirmer qu’il est le
« cinéaste philosophe » par excellence ?
Les films de Kubrick ont inspiré aux critiques de nombreux rapprochements avec des philosophes tels que Nietzsche, Heidegger, Hegel ou
encore Pascal. Dans une étude sur Orange mécanique, Robert Benayoun 4
s’est proposé de montrer que Kubrick affichait des positions libertaires qui
n’étaient pas sans rappeler celles de Max Stirner dans L’Unique et sa
propriété. À l’instar du philosophe, Kubrick se serait posé la question de
savoir si la volonté de libérer l’homme n’avait pas pour conséquence obligée
sa déshumanisation. Michel Ciment, pour sa part, n’a pas manqué d’insister
sur les accents nietzschéens et hégéliens des films de Kubrick.
Outre le contenu narratif des films qui semble mettre constamment en
relief la dérisoire vanité des ambitions humaines et la terrible emprise d’une
2F
3F
4F
5F
1. Ibid., p. 43.
2. Ibid., p. 42 : « Car si les grandes compagnies — M. G. M. et Warner — lui ont
laissé depuis vingt ans carte blanche pour ses projets les plus audacieux et ses dépenses
les plus folles, c’est que le succès commercial ne s’est jamais démenti, à l’exception, sans
doute, de Barry Lyndon (bien que ce dernier film, sur la durée, doive lui aussi devenir
bénéficiaire). »
3. Si l’on excepte des cas comme celui de Terrence Malick qui, avec La Ligne rouge
(The Thin Red Line, 1998), est parvenu à réaliser, au sein du système hollywoodien, un
film à la fois épique et introspectif dont les visées sont résolument philosophiques.
4. Robert Benayoun, « Stanley Kubrick, le libertaire », Positif, n° 139 (juin 1972).
un cinéaste philosophe ? 11
rationalité excessive sur leurs destins, l’allusion directe à la philosophie est
surtout présente dans 2001 où la naissance de l’homme nouveau — cet
enfant des étoiles qui rayonne dans le vide spatial — est accompagnée des
premiers accords du Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Cet
élément musical, qui ouvre et clôture le film, semble le placer d’emblée sous
l’égide du philosophe du surhomme, si bien que l’on est en droit de se
demander dans quelle mesure le cinéaste a voulu lui rendre hommage en
réalisant son film. S’agissait-il à ses yeux d’une simple citation, dont on
aurait tort de surestimer la puissance d’évocation, ou bien, au contraire,
d’une indication implicite sur le contenu et le sens philosophiques de cette
fable cinématographique ? Sans doute, Kubrick n’entendait-il pas faire de
2001, l’Odyssée de l’espace un « évangile selon Friedrich Nietzsche » 1. Le
spectateur épris de philosophie aura toutefois du mal à croire qu’il s’agit là
d’un choix gratuit…
La musique de Strauss n’est pas la seule concordance choisie par Kubrick
pour suggérer des références philosophiques : la musique prométhéenne de
Ludwig van Beethoven qui occupe une place centrale dans la bande originale d’Orange mécanique est, elle aussi, puissamment évocatrice. Inspirée
par Napoléon, considéré par le compositeur comme un représentant du
siècle des Lumières, cette musique est là pour nous rappeler à quel point
Kubrick est fasciné par le XVIIIe siècle. Une fascination qui le poussera
d’ailleurs à situer l’action de l’un de ses films à cette époque…
Méditant, de façon pascalienne, sur les espaces infinis dans 2001 ou
évoquant, de manière dévoyée et grotesque, le surhomme nietzschéen dans
Orange mécanique, le futur dépeint par Kubrick, quoique souvent plus
satirique, n’est pas sans points communs avec le monde dystopique
d’Orwell : il est le miroir de l’imperfection et de la vanité des hommes. Car
c’est avant tout de notre inconscient dont il est question dans les films de
Kubrick, et de la permanente impuissance de l’homme à s’accorder avec le
monde, les autres et lui-même 2.
6F
7F
1. Voir infra p. 37 sq.
2. Kubrick est obsédé par les thèmes freudiens : l’Œdipe et la névrose de la cellule
familiale sont au cœur de Barry Lyndon, Shining, Lolita — où Peter Sellers incarne un
psychologue dérangé —, Eyes Wide Shut, et même Dr Folamour où la guerre est fondamentalement associée à l’impuissance d’un général.
12 stanley kubrick une odyssée philosophique
Kubrick, un cinéaste philosophe ? Il serait plus juste de dire qu’il a voulu
aborder, avec les moyens de son art, un champ de réflexion familier au
philosophe, pas seulement les grandes questions métaphysiques, mais aussi
et surtout un questionnement inlassable sur la modernité.
Le présupposé sur lequel repose cette étude est que son objet — à savoir
l’œuvre de Stanley Kubrick — s’avère suffisamment riche et élaboré pour
être convié à une telle confrontation avec la philosophie. En effet, bien que
de nombreux objets hétérogènes à la philosophie soient susceptibles d’être
appréhendés et analysés par elle, la possibilité d’un échange fructueux
demeure fonction de la qualité du dialogue établi entre les deux objets de
l’analyse. Le postulat d’une richesse philosophique des films de Stanley
Kubrick est toutefois légitimé par l’affirmation deleuzienne selon laquelle les
auteurs de cinéma sont confrontables à des penseurs. Est-il besoin d’affirmer
que Kubrick en est un, et non des moindres ? Le philosophe américain
Stanley Cavell insiste lui aussi sur l’existence d’une « communauté du cinéma
et de la philosophie », une communauté qui serait « la découverte, inédite
autant qu’évidente, que le cinéma nous donne une image réfléchie du
monde (une projection, view) qui peut entrer en rivalité avec celle que nous
donne la philosophie » 1.
8F
l’allemagne et les racines culturelles de kubrick
Quelles sont les influences culturelles revendiquées par Kubrick ? Et
surtout, en quoi cet héritage permet-il d’expliquer les choix artistiques et les
orientations philosophiques de son cinéma ? De nombreux critiques ont
insisté sur la fascination qu’exerça l’Allemagne sur Kubrick. Une fascination
complexe, faite d’attirance et de répulsion. Christiane Susanne Harlan, sa
femme, est la nièce du cinéaste du Juif Süss (Jud Süß, 1940), Veit Harlan,
avec lequel Kubrick s’était lui-même brièvement entretenu. Mais la
fascination de Kubrick pour l’Allemagne et la Mitteleuropa se traduisait
1. Sandra Laugier, « L’ordinaire du cinéma », in S. Laugier et M. Cerisuelo (éd.),
Stanley Cavell, cinéma et philosophie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001,
p. 267.
un cinéaste philosophe ? 13
surtout par ses engouements artistiques. Le réalisateur vouait une admiration sans borne à Kafka, qu’il estimait être le seul écrivain capable de
conférer une inquiétante étrangeté à un monde ordinaire. Michel Ciment
insiste sur l’intérêt que portait Kubrick à la Vienne fin de siècle de la Joyeuse
Apocalypse 1, cette période inquiète et débordante de créativité. Le réalisateur s’intéressa à deux auteurs en particulier : Stefan Zweig (il envisagea
d’adapter Brûlant secret ou Le Joueur d’échecs dans les années 1950) et
Schnitzler (dont la Traumnovelle deviendra finalement Eyes Wide Shut). La
passion du réalisateur pour Schnitzler rejoignant, d’ailleurs, celle qu’il
nourrissait pour Freud 2. L’intérêt de Kubrick pour l’Allemagne se manifestait également à travers ses goûts cinématographiques : il était admiratif
du travail de Max Ophüls et l’on ne peut nier l’influence sur son travail d’un
réalisateur comme Fritz Lang (auquel il emprunta même le sinistre docteur
Rotwang pour le métamorphoser en un grimaçant docteur Folamour).
Kubrick eut souvent recours, dans ses films, à des compositeurs d’Europe
centrale et d’Europe de l’Est. Il utilisa la musique des soviétiques Aram
Khatchatourian (2001) et Dimitri Chostakovitch (Eyes Wide Shut), celle des
compositeurs hongrois Béla Bartók (Shining) 3 et György Ligeti (2001,
Shining, Eyes Wide Shut) 4. Barry Lyndon lui fournit l’occasion de célébrer sa
passion pour la musique allemande en faisant cohabiter dans une même
bande sonore un concerto pour clavecin de Bach, un trio pour piano de
Schubert, une sarabande de Haendel et un passage de l’Idoménée de Mozart.
En préparant 2001, Kubrick écouta Mendelssohn, Mahler et Carmina
Burana de Carl Orff, auquel il proposa même de se charger de la bande
originale du film — Orff déclina l’offre, invoquant son grand âge. Il choisit
finalement le Zarathoustra de Richard Strauss et Le Beau Danube bleu de
Johann Strauss.
9F
F
1. M. Ciment, Kubrick, p. 263.
2. Le concept freudien d’inquiétante étrangeté occupe une place centrale dans des
films tels que Shining ou Eyes Wide Shut. Le concept jungien de l’ombre est un
concept-clé pour comprendre Full Metal Jacket.
3. La Musique pour cordes, percussions et célesta (1936) fut écrite pour protester contre
le nazisme.
4. La Musica ricercata n° 2 (1951-1953) utilisée dans Eyes Wide Shut fut écrite pour
protester contre le stalinisme.
14 stanley kubrick une odyssée philosophique
Lorsque Michel Ciment demande à Kubrick si son goût pour la musique
est lié à l’ascendance viennoise de son père, Kubrick a cette réponse très
factuelle : « Mon père, qui est aujourd’hui radiologue en Californie, n’est
pas originaire de Vienne. Il est né aux États-Unis : sa mère venait de Roumanie et son père de l’Empire austro-hongrois, d’une région proche de la
Pologne 1. » Une manière, pour le réalisateur, d’établir une distinction entre
ses origines européennes et ses affinités artistiques. Et lorsque Ciment lui
demande s’il a reçu une éducation religieuse, le cinéaste se montre encore
plus laconique : « Non, pas du tout 2. » De fait, Kubrick n’a jamais voulu
mettre en avant sa judéité 3. Quand le scénariste Frederic Raphael propose
au cinéaste de conserver l’aspect « juif » de la Traumnovelle de Schnitzler, ce
dernier lui oppose un refus catégorique 4. Il fait du couple juif de Schnitzler
un couple de jeunes White Anglo-Saxon Protestants, choisit de situer l’action
de son film à New York (alors qu’elle avait lieu à Vienne dans la nouvelle) et
transforme la scène de rue où le protagoniste principal est victime d’antisémitisme en une scène homophobe.
Stanley Kubrick voulait conférer à son œuvre une portée universelle et
s’adresser à l’inconscient des spectateurs pour leur parler du monde
moderne. Cette exigence première conditionnait tous ses choix, y compris
celui de ne pas chercher à définir ses personnages en fonction de leur
appartenance à une minorité ou à une communauté religieuse bien définie.
Sa démarche était inverse à celle d’un autre grand cinéaste, Woody Allen,
qui parvient lui aussi à atteindre l’universel, mais en partant de son expé14F
15F
1. S. Kubrick in M. Ciment, Kubrick, p. 154.
2. Ibid., p. 196.
3. À notre connaissance, Kubrick n’a jamais fait référence à sa judéité dans ses entretiens. De plus, lorsqu’il se réfère explicitement à la religion, c’est surtout au christianisme qu’il fait allusion, comme dans Orange mécanique ou Barry Lyndon.
4. « Le fait de transférer l’histoire à New York semblait, à mes yeux, offrir la possibilité de garder l’aspect “juif” de l’histoire (…). Kubrick était fermement opposé à cela ;
il voulait que Fridolin soit un goy à la Harrison Ford, et interdisait toute référence aux
Juifs. Peut-être que de cette façon le thème serait dissimulé (et donc plus subtil), mais
son motif principal, j’en suis certain, était qu’il ne voulait pas embêter le public. Il
voulait s’échapper dans le mythe et créer un personnage qui lui soit étranger mais qui,
néanmoins, serait proche de lui » (Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick, trad.
R. Cunningham, Paris, Plon, 1999, p. 76).
un cinéaste philosophe ? 15
rience personnelle et de ses racines. Cela explique probablement pourquoi
Kubrick — qui envisageait sérieusement d’aborder l’Holocauste dans Aryan
Papers — n’a pas voulu faire directement allusion à sa judéité dans ses autres
films. Geoffrey Cocks suggère que la métamorphose de Bowman à la fin de
2001 en fœtus astral aurait été une manière, pour le réalisateur, de se
réapproprier la figure nietzschéenne du surhomme en la débarrassant de
toute référence raciale 1. Kubrick était très soucieux du succès commercial de
ses films, mais son choix de ne pas faire du couple d’Eyes Wide Shut un
couple juif fut sans doute motivé par le souci d’universalité qui avait toujours été le sien. Quant à la fin du Dr Folamour, si elle peut effectivement
être interprétée comme une sorte de « solution finale » à grande échelle, elle
est une solution finale qui ne s’appliquerait pas au seul peuple juif, mais à
l’humanité tout entière. Il en va de même dans Shining où le génocide dont
il est fait mention est celui des Indiens d’Amérique du Nord, mais où, en
filigrane, peuvent se deviner toutes les atrocités commises au cours du XXe
siècle. Le thème est présent, mais il est souterrain.
le nazisme, le mal et le nihilisme
La fascination de Kubrick pour l’Allemagne nazie était cependant bien
réelle et Jan Harlan rapporte que, pendant des décennies, le réalisateur
chercha un livre qui lui aurait permis de réaliser un film sur l’Holocauste 2.
1. Cf. Geoffrey Cocks, « Death by Typewriter : Stanley Kubrick, the Holocaust,
and The Shining », in G. Cocks et al. (éd.), Depth of Field : Stanley Kubrick, Film, and
the Uses of History, The University of Wisconsin Press, 2006, p. 197.
2. Jan Harlan, « D’Une éducation polonaise au “Aryan Papers” », in Alison Castle
(éd.), Les Archives Stanley Kubrick, Cologne, Taschen, 2005, p. 123. Harlan rapporte
aussi que Kubrick s’intéressa à de nombreux sujets relatifs à la Seconde Guerre
mondiale : « la machinerie de propagande de Goebbels, l’industrie cinématographique
allemande sous le Troisième Reich, le génie des décrypteurs de code britanniques, et
l’Holocauste » (« … “et un rêve n’est jamais vraiment rien qu’un rêve” [la longue route
vers Eyes Wide Shut] », ibid., p. 124). Il songea un moment à adapter le roman de
Robert Marshall All the King’s Men, dont l’intrigue avait pour cadre le département du
16 stanley kubrick une odyssée philosophique
Il tenait en haute estime le livre somme de Raul Hilberg, La Destruction des
Juifs d’Europe (1985), qu’il décrivait lui-même comme « une mise en accusation irréfutable et terrifiante du génocide commis par Hitler » 1. Mais il
s’agissait d’un essai. En 1991, son intérêt se porta sur le roman de Louis
Begley, Une éducation polonaise (Wartime Lies). Le livre racontait le douloureux périple à travers la Pologne de Tania, une jeune femme juive, et de
son neveu Maciek. Au cours de leur voyage, Tania et Maciek se font passer
pour des catholiques et utilisent de faux papiers « aryens » pour éviter la
déportation. Kubrick tira du livre un scénario intitulé Aryan Papers et
s’engagea dans la pré-production du film (choix des acteurs et des décors),
envisageant (fait exceptionnel) de quitter l’Angleterre pour les besoins du
tournage. Cependant, le tournage de La Liste de Schindler (Schindler’s List)
de Steven Spielberg avait déjà commencé et Kubrick craignit que son film
ne subît le même sort que Full Metal Jacket (1987) qui avait été désavantagé
par le succès fulgurant de Platoon sorti un an avant. Il décida donc d’abandonner pour un temps Aryan Papers et de se recentrer sur le projet de
science-fiction A.I. 2
Dans certains films de Kubrick, la référence au nazisme est explicite. Le
docteur Merkwürdigliebe, plus connu sous le nom de docteur Folamour, est
un ancien nazi, et les scientifiques sadiques d’Orange mécanique ont recours
à des films nazis lors du traitement Ludovico. Mais il y a des correspondances plus intimes entre le cinéma de Kubrick et le nazisme. La
question de la propagande et, de façon plus générale, les rapports entre l’art
et sa récupération par le pouvoir sont un thème important. Dans Le Baiser
du tueur (Killer’s Kiss, 1955), comme dans Spartacus (1960), le spectacle de la
lutte que se livrent les hommes devient un instrument de pouvoir. Dans
Orange mécanique, la transformation de la musique de Beethoven en vecteur
de conditionnement participe également de ce questionnement sur les
rapports complexes qu’entretiennent l’art et le pouvoir.
renseignement britannique. Il écrivit aussi Le Lieutenant allemand avec Richard Adams
où il faisait également usage du Beau Danube bleu.
1. Anthony Frewin, « Stanley Kubrick : écrivains, écritures, lectures », in Les Archives Stanley Kubrick, p. 129.
2. Cf. J. Harlan, « D’Une éducation polonaise au “Aryan Papers” », in Les Archives
Stanley Kubrick, p. 123.
un cinéaste philosophe ? 17
Le premier film de Kubrick, Fear and Desire (1953), met en scène une
guerre abstraite, mais qui se réfère clairement à la Seconde Guerre mondiale
en Europe 1. D’une manière générale, la destruction (de l’individu ou de la
société) revêt souvent, dans l’œuvre du cinéaste, une inquiétante dimension
ludique. Le spectacle de la guerre ou celui de l’aliénation de l’homme
semblent même être parfois commandités par la volonté cruelle et ironique
d’un mauvais démiurge. On se souvient de l’étrange scène d’Eyes Wide Shut
où le richissime Victor Ziegler (Sydney Polack) expliquait, en manipulant
nonchalamment des boules de billard, à Bill Harford (Tom Cruise) que rien
ne lui était arrivé par hasard. Dans cette scène, Ziegler semble lui-même
incarner ce mauvais démiurge. On se souvient aussi de la Black Board du Dr
Folamour, cette autre table de billard d’où rayonnaient les trajectoires des
ogives nucléaires et de l’inquiétante salle de guerre où se jouait le destin de
l’humanité. Il est intéressant de noter que Kubrick demanda à Ken Adam,
son chef décorateur, d’envisager cette salle comme une « gigantesque table
de poker » 2. Dans Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory, 1957), les scènes où
les trois gradés confrontent leurs points de vue sur le sort des soldats
condamnés à mort déjouent le dispositif manichéen des films de guerre
humanistes pour mettre en lumière un jeu de forces et d’intérêts complexes
et ambigus (cela est encore renforcé par la mise en scène et le décor du
château qui évoque un immense échiquier) 3.
Mais la figure du mauvais démiurge n’est, in fine, qu’une figure en
trompe-l’œil et Kubrick n’a rien d’un gnostique allergique au monde
matériel. Loin de vouloir, coûte que coûte, maintenir une transcendance
1. Dans son article sur Shining et l’Holocauste, Geoffrey Cocks met au jour les
nombreuses références à la Seconde Guerre mondiale se trouvant dans les films de
Kubrick (G. Cocks, « Death by Typewriter : Stanley Kubrick, the Holocaust, and The
Shining », p. 193).
2. S. Kubrick in M. Ciment, Kubrick, p. 208 : « C’est intéressant, parce que cela
ressemble à une gigantesque table de poker. Et ce président et ces généraux jouent avec
le monde comme avec des cartes. »
3. Cf. Michel Chion, Stanley Kubrick, l’humain, ni plus ni moins, Paris, Cahiers du
cinéma, 2005, p. 86 : « la mise en scène suggère qu’une autre histoire que celle du scénario se déroule, où il ne s’agit pas de bien ou de mal mais de jeux de position comme
sur un échiquier. (…) Il y a bien pour Kubrick une réalité objective des configurations
humaines, celle des rapports de force et surtout de place ».
18 stanley kubrick une odyssée philosophique
(quitte à ce qu’elle soit radicalement mauvaise) 1, Kubrick entérine le constat
nietzschéen de la mort de Dieu et de la faillite des arrières-mondes. Il n’y a
pas d’autre réalité que celle de notre impuissance et de nos peurs inconscientes. La puissance maléfique de l’hôtel Overlook est celle d’une civilisation malade qui régurgite sa mauvaise conscience en métabolisant ses
cauchemars. Joker est « né pour tuer », mais il porte l’emblème du flower
power. Le personnage équivoque de Ziegler est loin d’être aussi omnipotent
et omniscient qu’il le laisse entendre : il ne sera d’ailleurs pas à même de
fournir une explication rationnelle à Bill et la frontière entre le rêve et la
réalité ne sera jamais clairement établie. On a vite fait de constater que
Ziegler ne contrôle rien, qu’il est lui-même le jouet des forces inconscientes
qui manipulent Bill, qui sont l’ombre de Bill. Il en va de même dans Lolita
où Quilty, à la manière d’une implacable surface réfléchissante, renvoie à
Humbert une image dégradée de lui-même, transformant, au passage, son
esprit de finesse en pusillanimité et sa fougue amoureuse en un sentimentalisme éculé et puéril.
Le perspectivisme radical de Kubrick lui permet toujours de renvoyer le
spectateur à son propre inconscient. La seule allusion à une éventuelle
transcendance se trouve dans 2001. Mais il paraît fort douteux qu’elle se
réfère à un arrière-monde quelconque… En guise d’ange pour une annonciation des temps futurs, Kubrick nous propose un monolithe noir et un
parterre de singes ébahis. Son « calme bloc ici-bas chu » est une dalle de
matière opaque et dense qui oppose une résistance aux mains qui la
touchent, s’inscrivant d’emblée dans notre monde contingent.
Il n’y a pas, chez Kubrick, de réalité supra-sensible ; rien que notre
monde, un monde immanent envisagé comme un vaste échiquier où s’affrontent une multitude de forces en constante évolution. Et ces forces ne
sont pas extérieures à l’homme. Elles sont même la manifestation concrète
de sa profonde dualité. Car l’homme kubrickien peut, dans le même temps,
1. Ce que s’amusent à faire les frères Wachowski dans Matrix lorsqu’ils inversent les
perspectives pour faire de notre quotidien un monde truqué à la K. Dick, fabriqué de
toutes pièces par un mauvais démiurge cybernétique. Ce film peut légitimement être
interprété comme une variation gnostique dans la mesure où il établit clairement la
coexistence de deux réalités distinctes : celle du monde des machines (peu reluisante,
mais vraie) et celle des hommes (confortable, mais virtuelle).
un cinéaste philosophe ? 19
être un mélancolique et un exalté, un créateur et un criminel, un bâtisseur et
un destructeur, un animal et un fœtus astral.
Les films de Kubrick peuvent s’envisager comme autant de rigoureuses et
implacables démonstrations par l’absurde de l’inanité des efforts accomplis
par notre espèce pour transcender sa nature et concrétiser ses ambitions.
C’est probablement ce qui a poussé certains commentateurs à insister sur la
présence du Mal absolu dans le cinéma de Kubrick. Mais il est, à notre avis,
d’autant plus difficile de parler du Mal absolu chez Kubrick que celui-ci ne
se réfère jamais à des valeurs transcendantes, et qu’il a pour souci constant
de privilégier l’analyse froide et distanciée du généalogiste 1. Ce recul teinté
d’humour ne l’empêche pas de nous faire entrer en empathie avec certains
personnages, mais il nous interdit d’assigner à l’œuvre une portée idéologiquement et moralement déterminée 2.
Notre conviction est que Kubrick s’intéresse bien moins à la question du
Mal absolu qu’à celle de la dualité de l’homme. Le regard généalogique de
Kubrick ne scrute pas le malaise de notre civilisation pour formuler un
constat désespéré et sans appel, mais pour se coltiner au réel avec une lucidité héroïque.
Selon nous, Stanley Kubrick n’est pas fondamentalement un pessimiste,
il serait plutôt un optimiste averti. Car Stanley Kubrick ne méprisait pas
l’humanité, il n’était pas un misanthrope 3. Il faut rendre justice à Michel
1. Philippe Fraisse affirme que « les images de Kubrick sont une présentation radicale et sans aucune concession du Mal » (Le Cinéma au bord du monde. Une approche de
Stanley Kubrick, Paris, Gallimard, 2010, p. 9). L’auteur précise toutefois que la question
du Mal chez Kubrick n’a aucune signification morale et n’est pas reliée à une quelconque transcendance où s’enracineraient les valeurs. Nous ne voyons pas de quelle
façon l’on pourrait se poser la question du Mal en faisant abstraction de toute morale et
de toute transcendance… Dans le cas de Kubrick, il nous paraît plus juste de nous
référer au nihilisme qui permet effectivement d’établir un lien entre les pulsions
destructrices de l’homme et la dévaluation de toutes les valeurs.
2. Cette propension à ne pas se laisser enfermer dans une représentation du monde
préétablie rapproche Kubrick de Fellini, un cinéaste dont l’univers était pourtant très
différent du sien. Fellini, grand admirateur de 2001, était également fasciné par la
psychologie des profondeurs et envisageait lui aussi le cinéma comme un art mythopoétique. En outre, il partageait avec Kubrick une grande méfiance envers la politique.
3. De nombreux témoignages font d’ailleurs état de la grande sociabilité de Stanley
Kubrick. Il était, sur le plan personnel, loin d’être cet ermite autarcique et un peu fou
20 stanley kubrick une odyssée philosophique
Ciment et à Michel Chion d’avoir insisté sur cet aspect, souvent incompris,
du cinéaste 1. Ce qui différencie fondamentalement Kubrick d’un authentique pessimiste comme Schopenhauer, c’est précisément son inaltérable
passion pour l’homme — Kubrick se moquant souvent du pessimisme schopenhauerien 2. Le général Ripper voulait convier l’humanité à un ultime
suicide collectif parce qu’il estimait que le vouloir-vivre était intrinsèquement vicié et contagieux. En cela, il incarne parfaitement le pessimisme
radical de celui qui préfère la volonté de néant au néant de la volonté : vivre
est immonde, il faut donc opter pour la mort sans la moindre hésitation ni
le moindre regret. Mais Ripper, le schopenhauerien, autant que Folamour,
le nazi, sont sérieusement ridiculisés par Kubrick qui entend surtout nous
mettre en garde contre leur folie. Ce qui différencie Kubrick d’un véritable
pessimiste, c’est donc en premier lieu son humour, parfois cruel mais jamais
mesquin (Lolita, Dr Fomalour, Orange mécanique), sa profonde empathie
pour des êtres déchiquetés par l’Histoire (Barry Lyndon, Full Metal Jacket) et
les espoirs raisonnés qu’il fondait dans l’humanité (2001, Shining, Eyes Wide
Shut). Et il n’est pas inutile de rappeler que si Kubrick envisageait très
sérieusement la catastrophe, il envisageait aussi très sérieusement le surpassement de l’homme.
Dans son bel essai sur le cinéaste, Philippe Fraisse défend l’idée selon
laquelle « l’image kubrickienne entretient avec le nazisme un rapport origiqu’avaient inventé les médias. C’était un homme d’une grande culture, entouré d’une
famille aimante et de nombreux amis, qui se tenait toujours informé et avait de
nombreux contacts dispersés aux quatre coins du globe. Autodidacte, pragmatique et
ouvert aux propositions de ses collaborateurs, Kubrick n’était pas un obscur tyran, mais
un perfectionniste obsessionnel — ce qui, à notre sens, n’a rien d’incompatible avec le
tempérament d’un véritable artiste.
1. M. Ciment, Kubrick, p. 146 : « C’est peut-être ainsi que Kubrick, ce romantique
désillusionné, devenu désillusionniste à son tour, refusant les faux-fuyants et les mensonges, considérant la vie comme tragédie ou farce grimaçante, et accusé souvent pour
cela même de nihilisme, est un grand libérateur. Nous aider à mieux nous connaître,
c’est aussi nous permettre de nous affranchir. » Le livre de Michel Chion a pour titre
Stanley Kubrick, l’humain, ni plus ni moins.
2. On se reportera à l’analyse de Philippe Fraisse qui établit un parallèle intéressant
entre le désenchantement schopenhauerien de Jack Ripper et la mélancolie de Claude
Ridder (Claude Rich) dans Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais (Le Cinéma au bord du
monde, p. 181).
un cinéaste philosophe ? 21
naire », au point d’en être la reprise en même temps que le dépassement.
L’intérêt de Kubrick pour le nazisme en général, et la propagande nazie en
particulier, ne fait aucun doute. Mais accréditer l’idée selon laquelle son
esthétique entretiendrait « un rapport mimétique avec l’esthétique du
nazisme » 1 nous semble quelque peu réducteur. Cette esthétique nazie, celle
de la « Révolution du nihilisme », celle d’une volonté de néant à l’œuvre, est
une esthétique stérile et grandiloquente, qui montre tout et ne dit rien. Le
cinéma de Kubrick est, au contraire, celui d’un homme obsédé par l’adéquation du contenu et de la forme. Par-delà les correspondances formelles
que l’on pourrait être tenté d’établir entre certaines images très graphiques
de Kubrick (dont la crudité rivalise souvent avec la grande maîtrise
technique héritée de son savoir-faire de photographe) et les images de la
propagande nazie 2, il y a un gouffre infranchissable : celui de l’abjection du
contenu des films nazis. Or, les films qui n’ont rien d’intéressant et de
profond à exprimer sont, du point de vue de Kubrick lui-même, des films
qui ne valent pas la peine d’être tournés : « le plus important, c’est (…) de
vous assurer que vous avez quelque chose d’important à filmer. C’est après
que vous pouvez vous occuper du “comment”. Le “comment” doit toujours
suivre le “pourquoi” » 3. Même un propagandiste de génie tel qu’Eisenstein 4
1. Ph. Fraisse, Le Cinéma au bord du monde, p. 55.
2. Philippe Fraisse insiste notamment sur les similitudes existant entre le début du
Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (où l’on peut voir une mer de nuages de
l’intérieur d’un cockpit d’avion) et le début du Dr Folamour pour accréditer la thèse
selon laquelle il y aurait une dimension « mimétique de la puissance grossière de
l’esthétique nazie qui puise tout son pouvoir de fascination dans une mise en
pornographie des relations qu’entretiennent les éléments cosmiques » (ibid., p. 49). Il
évoque aussi le style décoratif de Speer à propos du Dr Folamour et du Gold Room de
Shining (p. 54). Mais nous avons plutôt l’impression que le réalisateur se référait à
l’expressionnisme en concevant les volumes et l’éclairage de la salle de guerre du Dr
Folamour. D’une manière générale, Kubrick nous semble avoir été beaucoup plus
e
influencé par le style architectural du XVIII siècle que par celui des nazis. Fraisse
remarque toutefois avec justesse que le jeu outrancier de certains acteurs kubrickiens
évoque de façon troublante la gestuelle et les éructations hitlériennes.
3. S. Kubrick in M. Ciment, Kubrick, p. 152.
4. Le peu de considération de Kubrick pour le formalisme d’Eisenstein ne l’empêchera pas de s’en inspirer dans un film comme Spartacus où le découpage des plans de
la bataille finale rappelle celle, sur la glace, d’Alexandre Nevski.
22 stanley kubrick une odyssée philosophique
ne trouvait pas grâce aux yeux du cinéaste qui lui reprochait de verser dans
un formalisme pur : « On peut dire que Chaplin, c’est aucun style et que du
contenu. En revanche, si vous prenez les films d’Eisenstein, vous n’avez que
du style et aucun contenu (…). Un grand nombre de films d’Eisenstein sont
vraiment assez bêtas. Mais ils sont si joliment faits, si brillamment cinématographiques, qu’ils deviennent importants. Naturellement, si vous arrivez à
associer les deux, vous obtenez le meilleur de tous les films 1. »
Thomas Allen Nelson parle d’une « esthétique de la contingence » à
propos du cinéma de Kubrick. Pour lui, les films du réalisateur « dramatisent à maintes reprises les conséquences morales, psychologiques et esthétiques de la contingence » 2, la contingence entendue par l’auteur comme la
prise de conscience consécutive à la perte de notre foi en une explication
téléologique du monde. Les films de Kubrick nous offriraient « les repères
familiers d’une cohérence spatiale et temporelle, (…) tout en nous suggérant
qu’en adoptant une autre perspective (…) leur corporéité cinématique pourrait n’être qu’une sorte d’illusion, quelque chose pour “fasciner le spectateur” lorsque son attention serait subtilement altérée » 3. L’esthétique de
Kubrick s’oppose justement à celle des nazis en ce qu’elle est une « esthétique perspectiviste », une esthétique de l’ambiguïté et de la polysémie des
images où s’expriment les infinies variations de forces antagonistes menaçant
l’équilibre précaire d’un « monde-cerveau » 4.
Si le rapport entre l’esthétique nazie et le cinéma de Kubrick nous paraît
ténu (beaucoup plus ténu, en tout cas, que celui qu’il entretient avec l’expressionnisme allemand), sa fascination pour la puissance de mort à l’œuvre
dans le nazisme nous semble, en revanche, revêtir une grande importance.
Mais cette puissance n’est pas réductible au nazisme qui n’en est que l’une
des déclinaisons (même si c’est la plus spectaculaire et la plus atroce). Le
39F
1. S. Kubrick, « Les temps modernes : un entretien avec Stanley Kubrick », in Les
Archives Stanley Kubrick, p. 83.
2. Thomas Allen Nelson, Kubrick : Inside a Film Artist’s Maze, Bloomington,
Indiana University Press, 2000, p. 17. Dans son livre, Thomas A. Nelson fait une
brillante analyse de l’esthétique kubrickienne, où il s’intéresse notamment à l’influence
des théories de Poudovkine sur le réalisateur.
3. Ibid., p. 18.
4. Cf. l’analyse deleuzienne du cinéma de Kubrick dans Cinéma 2. L’image-temps,
Paris, Minuit, 1985, p. 267-268.
un cinéaste philosophe ? 23
nazisme, en tant que phénomène historiquement défini, intéresse moins
Kubrick que ce dont le nazisme est le signe : un nihilisme radical capable de
pousser la rationalité hypertrophiée de la civilisation technicienne jusqu’à ses
ultimes retranchements. Philippe Fraisse souligne que « le cinéma de Kubrick
est un combat contre la part de l’hitlérisme qui a survécu à la défaite
militaire de 1945 » 1. Nous pensons plutôt que le cinéma de Kubrick est,
avant tout, une confrontation avec la puissance souterraine du nihilisme qui,
loin de se réduire à l’hitlérisme, l’englobe en même temps qu’il le prolonge à
travers la civilisation de la technique dans laquelle nous vivons.
un cinéaste nihiliste ?
Le pessimisme, parfois radical, des œuvres de Kubrick et sa vision désabusée de la nature humaine lui valurent souvent d’être taxé de nihiliste 2.
Pourtant, il ne se reconnaissait pas dans cette définition. Il se considérait
plutôt comme un artiste essayant d’explorer en profondeur des thèmes
essentiels à travers les sujets qu’il abordait ou comme un simple observateur
de la nature humaine s’efforçant d’être lucide. C’est d’ailleurs précisément
de cette lucidité que dépendait, à ses yeux, son intégrité artistique :
41F
On retrouve toujours le problème suivant : va-t-on renforcer l’illusion qu’installe le mélodrame ou montrer la vie telle qu’elle est ? Ce n’est pas être nihiliste ;
juste réaliste. Donner du monde une image fausse n’a d’intérêt que si vous faites
du pur divertissement 3.
42F
Cette profession de foi en un cinéma « réaliste » peut paraître surprenante de
la part d’un réalisateur démiurgique qui excellait aussi bien dans la recréation la plus minutieuse du passé (Barry Lyndon) que dans celle, non moins
saisissante en termes de rigueur et d’inventivité, de l’avenir (2001). Mais pour
1. Ph. Fraisse, Le Cinéma au bord du monde, p. 9.
2. Michel Ciment lui-même, s’interrogeant sur le sens de l’épilogue de Barry Lyndon, demanda à Kubrick si on ne pouvait pas y voir un énoncé nihiliste… ou religieux ;
voir l’entretien de 1976 in Kubrick, p. 171.
3. Ibid.
24 stanley kubrick une odyssée philosophique
Kubrick, l’ancrage d’un film dans la réalité était avant tout fonction de son
aptitude à décrire l’universalité de certaines postures existentielles afin
d’atteindre une dimension mythique susceptible de toucher l’inconscient
collectif 1.
Le fait que Kubrick refuse d’être hâtivement catalogué comme cinéaste
nihiliste signifie-t-il que le nihilisme ne soit pas une composante importante
de son œuvre ? Rien n’est moins sûr quand on analyse le contenu de ses
films : il y est toujours question des dérèglements de la société occidentale,
de l’expérience de l’absence de sens et du caractère absurde de l’existence.
Comment, dès lors, parler du nihilisme dans le cinéma de Kubrick ? Sans
doute en commençant par définir la notion même de nihilisme. Cela ne
semble pas une tâche aisée tant la profusion de définitions que recouvre ce
terme est révélatrice de confusion. Dans son acception la plus commune, le
terme est utilisé pour caractériser une certaine attitude par rapport à l’avenir,
c’est le fameux « no future » de la génération punk qui ne croit en rien sinon
en la transgression de toutes les conventions sociales. Il est évidemment
impossible de réduire le terme à ce seul usage, car la notion s’éparpille très
vite dans une nébuleuse polysémique où s’entrechoquent, pêle-mêle, idéologie révolutionnaire et métaphysique du désespoir, volonté intransigeante
et brutale d’atteindre un idéal de liberté et propension zélée et liberticide à
nier ce même idéal.
Qu’est-ce donc en définitive que le nihilisme ? S’agit-il d’une doctrine
selon laquelle rien d’absolu n’existe, l’expression d’un relativisme extrême
d’ascendance pyrrhonienne ou bien, au contraire, d’une idéologie qui refuse
toute contrainte sociale et prône la liberté totale, l’expression d’un utopisme
échevelé et radical élaboré par quelque groupuscule d’illuminés russes tout
droit sortis d’un roman de Dostoïevski ? À moins qu’il ne s’agisse d’un
terme servant plus généralement à décrire la disposition d’esprit d’individus
marginalisés et contestataires ? Toutes les propositions pourraient éventuellement convenir, mais aucune d’entre elles ne paraît satisfaisante.
Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que Kubrick ait refusé
que l’on puisse identifier le contenu de son œuvre à une vision nihiliste, car
43F
1. Ibid., p. 163 : « De la même façon que le contenu littéral d’un rêve n’est pas le
sujet profond du rêve, de la même façon le contenu littéral d’un film ne représente pas
nécessairement ce à quoi vous réagissez dans le film. »
un cinéaste philosophe ? 25
cette notion peut recevoir des définitions aussi diverses que contradictoires.
S’il nous semble malgré tout légitime de proposer une réflexion sur la place
qu’occupe le concept de nihilisme dans l’œuvre du cinéaste, c’est parce que
nous sommes convaincu de vivre dans une époque nihiliste. Cependant, le
nihilisme dont nous parlons n’est pas réductible à un phénomène social et
politique historiquement déterminé comme celui auquel faisait allusion
Dostoïevski en décrivant les errements de ses Possédés. Il s’agirait plutôt
d’une lame de fond, d’un mouvement souterrain qui déterminerait « les
conditions d’une temporalité sans commencement ni terme au sein de
laquelle se déploie le mouvement de l’histoire » 1.
4F
les trois visages du nihilisme
En un sens large, le nihilisme peut être entendu comme un « parcours et
un processus liés à l’absence de sens, à l’angoisse de l’absurde et au face-à-face
avec le Néant ou le Rien » 2. Si l’on accepte d’identifier le nihilisme à un
questionnement sur l’absence de fondements ultimes et à une prise de
conscience du caractère contingent de l’existence, il apparaît très vite qu’il
ne peut être circonscrit à l’univers philosophique, mais concerne également
des domaines variés comme ceux de l’art, de la politique ou de la théologie.
Il ne s’agira pas, ici, d’effectuer un recensement exhaustif des occurrences du
nihilisme depuis ses origines. Le nihilisme dont il sera question dans cette
étude de l’œuvre de Kubrick sera principalement celui qu’aura contribué à
conceptualiser un philosophe majeur de la modernité : Friedrich Nietzsche.
Nous utiliserons également, mais dans une moindre mesure, certains
concepts élaborés par Heidegger pour appréhender le nihilisme dans la
continuité de la pensée nietzschéenne. D’autres « philosophes du nihilisme »
tels que Spengler et Jünger seront évoqués pour mettre en évidence des
« affinités électives » entre leurs pensées et certains films de Kubrick.
45F
1. Georges Leyenberger et Jean-Jacques Forté (éd.), Traversées du nihilisme, Paris,
Osiris, 1993, p. 9.
2. Jacqueline Russ, Le Tragique créateur. Qui a peur du nihilisme ?, Paris, Armand
Colin, 1998, p. 9.
26 stanley kubrick une odyssée philosophique
Dans le cas de Nietzsche, le nihilisme est un élément si essentiel à sa
pensée qu’il ne peut pas être étudié comme un simple motif philosophique
de celle-ci. Il faut, bien sûr, résister à la tentation de ranger Nietzsche parmi
les apologistes d’une race supérieure et à l’amalgame assimilant le thème
métaphysique de la volonté de puissance avec un vulgaire désir de domination. Car si Nietzsche a effectivement assumé et porté en lui-même le
nihilisme, il l’a fait pour mieux l’analyser et le combattre 1.
Cependant, toute entreprise de restitution de la pensée de Nietzsche est
périlleuse dans la mesure où cette dernière est, par nature, récalcitrante à
toute mise en forme doctrinale et à toute schématisation conceptuelle. Les
nouveaux concepts inventés par Nietzsche échappent à la logique du
concept et le mot « nihilisme » lui-même renferme des significations incompatibles puisqu’il désigne à la fois « la plus méprisable et la plus “divine” des
formes de pensée » 2. Mais Nietzsche ne s’est pas laissé intimider par cet
objet philosophique ambivalent et insaisissable. Il s’est efforcé d’en déchiffrer les symptômes afin de proposer un modèle d’interprétation structuré et
cohérent du nihilisme. Nietzsche distingue clairement trois types de nihilisme : le nihilisme actif et incomplet, le nihilisme passif et le nihilisme
extatique ou créateur.
47F
1. Pour dissiper les malentendus qui ont conduit à associer Nietzsche au nazisme,
nous recommandons la lecture du livre d’Arno Münster, Nietzsche et le nazisme (Paris,
Kimé, 1995). On pourra aussi se référer au livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme
(trad. M. Benarroch et J.-B. Grasset, Lagrasse, Verdier, 1987), pour prendre la mesure
de la totale adhésion du philosophe au nazisme et se questionner sur les rapports,
maintes fois discutés, qu’entretient sa philosophie avec la pulsion de mort à l’œuvre
dans le nazisme. Nous recommandons également le très bon livre d’Enzo Traverso sur
la violence nazie (La Violence nazie. Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique,
2002) qui envisage le nazisme comme l’aboutissement d’un long processus de déshumanisation et d’industrialisation de la mort intégré à la rationalité du monde moderne.
2. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 20.
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