
REVUE MÉDICALE SUISSE
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10 février 2016
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D’autres études, dirigées vers les praticiens, traitent de l’iden-
tité du médecin (physicianhood) ou de la formation de l’iden-
tité professionnelle (professional identity formation, PIF),7,8 soit 
le processus fondateur par lequel celui qui n’est pas initié de-
vient une «personne qui guérit» (healer). L’attention est por-
tée principalement ici sur la construction/production identi-
taire tant individuelle que collective (la culture de la méde-
cine): sont interrogés la nature de l’identité professionnelle 
des médecins et les facteurs qui influencent son développe-
ment.
D’autres études enfin examinent la structure psychologique 
du médecin. Il s’agit en particulier des travaux sur les mouve-
ments défensifs liés à la menace que représentent certaines 
situations cliniques, à l’instar de la fin de vie d’un patient ou 
de certains aspects de l’interaction médecin-patient, et l’émo-
tionnalité qui leur est associée.9 Si ces travaux sont particuliè-
rement intéressants dans une perspective d’amélioration de 
l’interaction clinique, voire de prévention de l’épuisement du 
médecin, ils ne touchent qu’en partie à la question de l’expé-
rience vécue. En outre, c’est seulement au travers de la mesure 
de la satisfaction au travail – utilisée aujourd’hui de manière 
courante dans les hôpitaux, dans une optique plutôt managé-
riale – que paraît être investigué un semblant d’expérience 
 vécue, alors qu’elle intègre des dimensions bien plus vastes. 
En effet, si l'expérience vécue est relative à ce qui fait le quo-
tidien du médecin et à sa «manière d’être au monde» médi-
cal, elle apparaît aussi dans un rapport que l’on pourrait qua-
lifier de dialogique avec son «monde externe», son contexte. 
Vécu et contexte sont en outre souvent placés en opposition 
hiérarchique – du type «englobant/englobé» – alors même 
qu’ils devraient idéalement être approchés ensemble.
Nous allons, dans la suite de cet article, essayer de préciser 
notre définition de l’expérience vécue, réfléchir aux manières 
dont le contexte affecte le vécu du médecin et dessiner les 
contours d’une recherche scientifique «centrée sur le méde-
cin».
L’EXPÉRIENCE VÉCUE
L’expérience vécue du médecin, comme celle de tout un cha-
cun, ne se réduit pas à ses réflexions à propos de son identité 
professionnelle: elle n’est ni le produit de représentations ni 
produite par des processus cognitifs. Elle n’est pas non plus 
définie seulement par un équilibre psychique, un état psycho-
pathologique ou un sentiment de plénitude ou d’épuisement; 
ces états peuvent, à la limite, être considérés comme se rap-
portant à un certain vécu dans la durée. Elle n’est pas non plus 
assimilable à l’organisation psychologique, laquelle peut par 
contre refléter un aspect du vécu (par exemple, l’angoisse qui 
pousse le médecin à agir).
Dès lors, qu’est-ce que l’expérience vécue du médecin? C’est 
sa «manière d’être au monde», en l’occurrence médical, et de 
l’habiter. C’est son inscription subjective dans le quotidien 
clinique, une expérience qui intègre les dimensions corporelle, 
spatiale, temporelle, affective et cognitive. Les différents as-
pects du vécu du médecin forment, en dernière analyse, un 
tout indissociable dont la représentation n’est que partielle-
ment accessible à la réflexion.
Vignette clinique
Une médecin assistante travaillant dans un centre de 
 référence tertiaire rapporte se sentir «agressée» dès le 
moment où elle arrive sur son lieu de travail. Invitée à 
élaborer davantage, elle décrit la sensation d’avoir un 
corps rétréci et l’impression d’être de taille minuscule, 
tandis qu’elle doit se mouvoir dans un univers de géants. 
Ce sentiment ne la quitte pas (ou que peu) au cours de 
la journée, voire se renforce quand elle se trouve dans 
des endroits où les appareils médico-techniques sont 
prédominants. Il lui semble que sa journée s’écoule de 
manière paradoxale: à la fois interminable et trop courte 
car elle a l’impression de «courir après le temps» et d’être 
constamment interrompue, comme si le temps n’était plus 
linéaire et continu. Hypervigilante et très préoccupée de 
«rater quelque chose», elle est souvent fatiguée et a très 
envie de quitter les lieux pour se retrouver dans un ail-
leurs qui est la nature; il lui est même arrivé d’envier les 
patients qui, eux, n’ont à «se soucier de rien». Quand 
bien même elle n’exprime que peu d’émotions, elle admet 
vivre parfois des mouvements agressifs, avec le fantasme 
de repousser ses collègues, voire des patients; elle vit leurs 
corps comme «envahissants».
Ce compte rendu narratif donne une idée de l’expérience vécue 
de cette jeune collègue qui, dans un premier temps, est étonnée 
de la description qu’elle livre et peine à identifier les éléments 
susceptibles de contribuer à son expérience quotidienne. La 
difficulté à «saisir» l’expérience vécue observée chez les mé-
decins – souvent guidés par la rationalité et orientés vers les 
faits – est, selon nous, à mettre en lien avec les exigences d’un 
métier qui appelle à être «opérant» et laisse peu de place à la 
réflexivité, qu’il s’agisse d’un retour sur soi, sa pratique ou le 
contexte de soins.
CONTEXTE LE MONDE DE LA MÉDECINE
Certains des facteurs contextuels participant au vécu du 
 médecin sont connus et leurs effets ont pu être étudiés. C’est 
notamment le cas des processus de socialisation et du «curri-
culum caché» (hidden curriculum) qui constituent la matrice 
même de la formation de l’identité chez les étudiants en mé-
decine.10 Par le jeu des contraintes institutionnelles comme 
des discours et contre-discours auxquels le futur médecin est 
soumis, s’opère une transformation de l’individu et de son at-
titude; la transformation se poursuit certainement au niveau 
postgradué, mais on manque d’études pour le confirmer.
Nombre de facteurs contextuels restent néanmoins peu étu-
diés. On peut citer à titre d’exemples les contraintes variées 
et souvent contradictoires auxquelles sont soumis les méde-
cins: les pressions sur les coûts et l’exigence d’une communi-
cation empathique, la standardisation des soins et l’incitation 
à exercer une médecine centrée sur le patient, la triple exi-
gence de performances clinique, académique et managériale, 
etc. Ces influences contraignantes n’émanent à l’évidence pas 
uniquement de l’administration et de la hiérarchie médicales, 
mais aussi de l’environnement hospitalier qui est régi tant par 
des normes et règles sociales que par un certain corporatisme – 
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