psychiatrie de liaison Le médecin au centre : pour une approche de l’expérience vécue Drs CÉLINE BOURQUIN a, MICHAEL SARAGA a, RÉGIS MARION-VEYRON b et Pr FRIEDRICH STIEFELa Rev Med Suisse 2016 ; 12 : 293-5 Depuis de nombreuses années, une grande attention est portée à la figure du patient, dans le contexte d’une société en mouvement et de pratiques médicales toujours plus complexes. Nous proposons de déplacer le projecteur sur la figure du médecin, non moins prise dans les évolutions en cours mais de manière probablement moins évidente. Nous nous intéressons dans ces trois articles, successivement, à l’expérience vécue du médecin contemporain, à l’éthos qui rassemblerait la communauté médicale et à la formation du futur médecin, en nous appuyant sur divers projets de recherche réalisés dans le cadre du Service de psychiatrie de liaison du CHUV. Dans ce premier article, nous posons notamment la question de savoir ce qu’est l’expérience vécue du médecin et dessinons les contours d’une recherche scientifique « centrée sur le médecin ». Toward the lived experience of the physician For many years, a major focus of interest has been the patient, in the context of a constantly changing society and increasingly complex medical practices. We propose to shift this focus on the physician, who is entangled in a similar, but less evident way. In these three articles, we explore, in succession, the lived experience of the contemporary physician, the ethos which brings together the medical community, and the education of the future physician, using research projects currently under way within the Service of Liaison Psychiatry at Lausanne University Hospital. In this first article, we particularly raise the question of what is the lived experience of the physician and sketch the outline of « physician-centered » research. Introduction Un nouveau paradigme émerge aujourd’hui dans le domaine de la santé, dans un contexte où sont observées une standar­ disation des soins, une multiplication des guidelines et des re­ commandations tout comme une emprise de l’Evaluation,1 une tension entre rationalités sanitaire et économique, une promo­ tion de la médecine fondée sur les données probantes (EBM) ainsi qu’une technologisation de la pratique diagnostique et de la prise en charge thérapeutique. Dans ce paradigme, le pa­ a Service de psychiatrie de liaison, CHUV, b Unité de psychiatrie de liaison, PMU, 1011 Lausanne [email protected] | [email protected] [email protected] | [email protected] www.revmed.ch 10 février 2016 05_07_39027.indd 293 tient est placé au « centre » (patient-centeredness) et il s’agit de l’approcher comme une personne à part entière (whole person) au travers de la pratique de soins médicaux montrant de la compassion et de l’empathie et de partager avec lui pouvoir et responsabilité.2 Il semble dès lors que la place du patient dans la relation et la décision thérapeutiques se trouve définie par un double mouvement qui va de la non-prise en compte (voire de l’« effacement ») à la prise en compte de sa subjectivité et de la singularité de son expérience vécue. Ces développements, quelle que soit leur direction, modifient les manières de penser, de pratiquer ainsi que de vivre la cli­ nique du point de vue non seulement du patient, mais encore du médecin. De fait, on tend à oublier que le médecin est éga­ lement impliqué comme personne à part entière (whole person) dans les soins prodigués et qu’il en est par là même un élément essentiel. Cette faible attention portée au médecin, car c’est de cela dont il s’agit, se retrouve dans la recherche scientifi­ que ; certaines dimensions étant davantage décrites que d’autres, ainsi que nous allons le voir plus loin. Une récente revue de littérature portant sur la question, lar­ gement étudiée, de la communication clinique en oncologie peut être évoquée en préambule. Celle-ci montre qu’une vingtaine d’études seulement traitent des caractéristiques du clinicien susceptibles d’influer sur la communication ou sur le patient.3 On aurait pu penser que du fait de la place qu’occupe le cancer dans les discours, savants ou non, la figure du méde­ cin oncologue émerge davantage.4,5 Partant d’observations empiriques et cliniques, nous voulons parcourir ici ce champ de recherche, encore largement inex­ ploré, où le médecin se trouve être à la fois sujet et objet d’in­ térêt scientifique. Le médecin et son « monde interne » Une part des études, sans doute la plus grande, est spécifique­ ment centrée sur le « monde interne » des médecins. Y sont rapportées des expériences de crises (de sens, de valeurs ou encore d’identité),6 face notamment aux contraintes budgé­ taires, à la pénurie de relève, à la surcharge de travail ou à la judiciarisation des soins, ainsi que de souffrance individuelle, se manifestant chez le médecin par des états d’angoisse, de dépression ou d’épuisement professionnel et par des abus de substances ; la tendance à l’augmentation de la prévalence de ces abus apparaît par ailleurs plutôt inquiétante. 293 04.02.16 08:49 REVUE MÉDICALE SUISSE D’autres études, dirigées vers les praticiens, traitent de l’iden­ tité du médecin (physicianhood) ou de la formation de l’iden­ tité professionnelle (professional identity formation, PIF),7,8 soit le processus fondateur par lequel celui qui n’est pas initié de­ vient une « personne qui guérit » (healer). L’attention est por­ tée principalement ici sur la construction / production identi­ taire tant individuelle que collective (la culture de la méde­ cine) : sont interrogés la nature de l’identité professionnelle des médecins et les facteurs qui influencent son développe­ ment. D’autres études enfin examinent la structure psychologique du médecin. Il s’agit en particulier des travaux sur les mouve­ ments défensifs liés à la menace que représentent certaines situations cliniques, à l’instar de la fin de vie d’un patient ou de certains aspects de l’interaction médecin-patient, et l’émo­ tionnalité qui leur est associée.9 Si ces travaux sont particuliè­ rement intéressants dans une perspective d’amélioration de l’interaction clinique, voire de prévention de l’épuisement du médecin, ils ne touchent qu’en partie à la question de l’expé­ rience vécue. En outre, c’est seulement au travers de la mesure de la satisfaction au travail – utilisée aujourd’hui de manière courante dans les hôpitaux, dans une optique plutôt managé­ riale – que paraît être investigué un semblant d’expérience ­vécue, alors qu’elle intègre des dimensions bien plus vastes. En effet, si l'expérience vécue est relative à ce qui fait le quo­ tidien du médecin et à sa « manière d’être au monde » médi­ cal, elle apparaît aussi dans un rapport que l’on pourrait qua­ lifier de dialogique avec son « monde externe », son contexte. Vécu et contexte sont en outre souvent placés en opposition hiérarchique – du type « englobant / englobé » – alors même qu’ils devraient idéalement être approchés ensemble. Nous allons, dans la suite de cet article, essayer de préciser notre définition de l’expérience vécue, réfléchir aux manières dont le contexte affecte le vécu du médecin et dessiner les contours d’une recherche scientifique « centrée sur le méde­ cin ». Vignette clinique Une médecin assistante travaillant dans un centre de ­référence tertiaire rapporte se sentir « agressée » dès le moment où elle arrive sur son lieu de travail. Invitée à élaborer davantage, elle décrit la sensation d’avoir un corps rétréci et l’impression d’être de taille minuscule, tandis qu’elle doit se mouvoir dans un univers de géants. Ce sentiment ne la quitte pas (ou que peu) au cours de la journée, voire se renforce quand elle se trouve dans des endroits où les appareils médico-techniques sont prédominants. Il lui semble que sa journée s’écoule de manière paradoxale : à la fois interminable et trop courte car elle a l’impression de « courir après le temps » et d’être constamment interrompue, comme si le temps n’était plus linéaire et continu. Hypervigilante et très préoccupée de « rater quelque chose », elle est souvent fatiguée et a très envie de quitter les lieux pour se retrouver dans un ail­ leurs qui est la nature ; il lui est même arrivé d’envier les patients qui, eux, n’ont à « se soucier de rien ». Quand bien même elle n’exprime que peu d’émotions, elle admet vivre parfois des mouvements agressifs, avec le fantasme de repousser ses collègues, voire des patients ; elle vit leurs corps comme « envahissants ». Ce compte rendu narratif donne une idée de l’expérience vécue de cette jeune collègue qui, dans un premier temps, est étonnée de la description qu’elle livre et peine à identifier les éléments susceptibles de contribuer à son expérience quotidienne. La difficulté à « saisir » l’expérience vécue observée chez les mé­ decins – souvent guidés par la rationalité et orientés vers les faits – est, selon nous, à mettre en lien avec les exigences d’un métier qui appelle à être « opérant » et laisse peu de place à la réflexivité, qu’il s’agisse d’un retour sur soi, sa pratique ou le contexte de soins. Contexte : le monde de la médecine L’expérience vécue L’expérience vécue du médecin, comme celle de tout un cha­ cun, ne se réduit pas à ses réflexions à propos de son identité professionnelle : elle n’est ni le produit de représentations ni produite par des processus cognitifs. Elle n’est pas non plus définie seulement par un équilibre psychique, un état psycho­ pathologique ou un sentiment de plénitude ou d’épuisement ; ces états peuvent, à la limite, être considérés comme se rap­ portant à un certain vécu dans la durée. Elle n’est pas non plus assimilable à l’organisation psychologique, laquelle peut par contre refléter un aspect du vécu (par exemple, l’angoisse qui pousse le médecin à agir). Dès lors, qu’est-ce que l’expérience vécue du médecin ? C’est sa « manière d’être au monde », en l’occurrence médical, et de l’habiter. C’est son inscription subjective dans le quotidien clinique, une expérience qui intègre les dimensions corporelle, spatiale, temporelle, affective et cognitive. Les différents as­ pects du vécu du médecin forment, en dernière analyse, un tout indissociable dont la représentation n’est que partielle­ ment accessible à la réflexion. 294 05_07_39027.indd 294 Certains des facteurs contextuels participant au vécu du ­médecin sont connus et leurs effets ont pu être étudiés. C’est notamment le cas des processus de socialisation et du « curri­ culum caché » (hidden curriculum) qui constituent la matrice même de la formation de l’identité chez les étudiants en mé­ decine.10 Par le jeu des contraintes institutionnelles comme des discours et contre-discours auxquels le futur médecin est soumis, s’opère une transformation de l’individu et de son at­ titude ; la transformation se poursuit certainement au niveau postgradué, mais on manque d’études pour le confirmer. Nombre de facteurs contextuels restent néanmoins peu étu­ diés. On peut citer à titre d’exemples les contraintes variées et souvent contradictoires auxquelles sont soumis les méde­ cins : les pressions sur les coûts et l’exigence d’une communi­ cation empathique, la standardisation des soins et l’incitation à exercer une médecine centrée sur le patient, la triple exi­ gence de performances clinique, académique et managériale, etc. Ces influences contraignantes n’émanent à l’évidence pas uniquement de l’administration et de la hiérarchie médicales, mais aussi de l’environnement hospitalier qui est régi tant par des normes et règles sociales que par un certain corporatisme – WWW.REVMED.CH 10 février 2016 04.02.16 08:49 psychiatrie de liaison qui agit sur l’individu médecin – et mimétisme – à un niveau plus fondamental du fonctionnement humain –, qui ne s’arrête à l’évidence pas aux portes de l’hôpital.11 Les sociologues et anthropologues se sont intéressés à la figure du patient et à ses évolutions, en tant qu’elle est objet de dis­ cours dominants. Nous avons déjà discuté de l’émergence de la figure paradoxale du « survivant » s’agissant des patients at­ teints de cancer, qui contribue aux représentations du patient cancéreux comme sujet sain en devenir ou renforcé par la ma­ ladie.12 Cette figure a le potentiel d’influencer la prise en charge pour le meilleur et pour le pire.13 La figure du médecin, elle, n’est guère investie scientifiquement. Elle se colore pourtant des discours ambiants qui, au travers des médias en particulier, inscrivent le médecin dans une dimension antagonique entre confiance (en sa (toute)-puissance) et méfiance, et ce dans un contexte de judiciarisation de la médecine où l’on demande de plus en plus des comptes au praticien.14 Pour le dire une fois de plus : tandis que nombre d’éléments intrapsychiques, biologiques, contextuels et sociaux, aux sens strict et large, ont été étudiés dans divers groupes de patients, l’expérience vécue du médecin a reçu peu d’attention ; quand bien même il se trouve pareillement impliqué dans les soins et qu’il nous paraît y jouer un rôle majeur. Perspectives : le monde des médecins Nous avons observé, dans une étude récente, que quand les médecins sont invités à s’exprimer sur des questions relatives aux soins en fin de vie – un sujet particulièrement sensible et soulevant toutes sortes d’enjeux intrapsychiques, intersubjec­ tifs et contextuels –, ils ne font pas spontanément mention de 1 ** Abelhauser A, Gori R, Sauret MJ. La folie Évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude. Paris : Ed. Mille et une nuits, 2011. 2 Hutchinson TA (ed). Whole person care : A new paradigm for the 21st century. New York : Springer, 2011. 3De Vries AMM, de Roten Y, Meystre C, et al. Clinician characteristics, communication and patient outcome in oncology : A systematic review. Psychoooncology 2014; 23:375-81. 4 ** Bell K. The breast-cancer-ization of cancer survivorship : Implications for experiences of disease. Soc Sci Med 2014; 110:56-63. 5Stiefel F, Bourquin C, Saraga M. Instances d’aliénation : Portrait du patient tiraillé / 2 : Dispositif médical et discours dominants. Rev Med Suisse 2014;10:376-9. 6 * Yasunaga H. The catastrophic collapse of morale among hospital physicians in Japan. Risk Manag Healthc Policy 2008;1: 1-6. 7 * Mc Namara H, Boudreau JD. Teaching whole person care in medical school. In : Hutchinson TA (ed), Whole person care : A new paradigm for the 21st century. New York : Springer, 2011. 8Sharpless J, Baldwin N, Cook R, et al. The becoming : Students’ reflections on the process of professional identity formation in medical education. Acad Med 2015;90:713-7. www.revmed.ch 10 février 2016 05_07_39027.indd 295 leur vécu propre et des facteurs contextuels (contenu mani­ feste des discours). Consécutivement à cette observation et partant de la question de savoir si ces facteurs sont perçus, mais qu’ils restent tus ou s’ils sont scotomisés, nous avons décidé d’examiner de manière systématique et empirique les facteurs d’influence agissant sur l’expérience vécue de médecins. Pratiquement, l’étude menée cherche à faire produire par les médecins des discours centrés sur différents aspects spécifiques de leur vécu, allant de leur vie interne aux discours dominants sur la médecine, la maladie, le médecin ou encore sur le patient, en passant par les facteurs contextuels liés au dispositif médical et les pro­ cessus d’apprentissage du métier de médecin.15 Selon une mé­ thodologie inspirée tout à la fois de la sociologie visuelle (la photo-elicitation) et de la psychologie clinique (méthodes pro­ jectives), il s’est agi en particulier de développer des « stimu­ lateurs » de la narration, qui se présentent sous une forme tant écrite (press-book et extraits tirés de (auto)biographies de médecins) que visuelle (récit photographique et images vidéo floues). Dans une prochaine étape, seront conduits les entre­ tiens de recherche, lesquels devraient permettre d’approcher de plus près l’expérience vécue de médecins d’aujourd’hui. Il nous paraît indispensable de s’intéresser au médecin et à son expérience vécue en se centrant sur l’(agent-)acteur plu­ tôt que sur ses productions, comme c’est traditionnellement le cas dans le monde de la médecine. Remerciements : Cette réflexion s’inscrit dans la suite des travaux menés dans le cadre du Programme national de recherche (PNR) 67 du Fonds national suisse de la recherche scientifique, subsides n° 139248 et 139248 / 2. Conflit d’intérêts : Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article. 9 Bernard M, de Roten Y, Despland JN, Stiefel F. Communication skills training and clinicians’ defenses in oncology : An exploratory, controlled study. Psychooncology 2010;19:209-15. 10Hafferty FW, Franks R. The hidden curriculum, ethics teaching, and the structure of medical education. Acad Med 1994;69:861-71. 11 ** Girard R. La route antique des hommes pervers. Paris : Grasset, 1985. 12Bell K. Remaking the self : Trauma, teachable moments, and the biopolitics of cancer survivorship. Cult Med Psychiatry 2012;36:584-600. 13Stiefel F, Bourquin C. Good cancers – bad cancers, good patients – bad patients ? J Thorac Oncol 2015;10:407-8. 14Schaad B, Bourquin C, Bornet F, et al. Dissatisfaction of hospital patients, their relatives, and friends : Analysis of accounts collected in a complaints center. Patient Educ Couns 2015;98:771-6. 15Stiefel F. Communication skills in ­end-of-life care. Swiss National Science Foundation : Bonus of excellence, Project number : 406740-139248 / 2 (and 406740139248). * à lire **à lire absolument 295 04.02.16 08:49