Noémi D. de Stoutz, Oncologie FMH
Aeschstrasse 3 – 8127 Forch
Survol historique
Dans une perspective historique, on
peut dire que la mort a toujours posé
des problèmes à la médecine. Hip-
pocrate n’a pas seulement décrit les
signes prémonitoires de la mort. Il a
en outre recommandé à ses disciples
d’éviter le contact des personnes
présentant ces signes, de peur de
faire une mauvaise réputation à la
médecine. Le cliché du médecin qui
abandonne le patient en fin de vie
n’est donc pas nouveau.
Ce qui est relativement nouveau, ce
sont les immenses possibilités qui
sont à notre disposition actuelle-
ment pour repousser la mort, pour
guérir et prolonger la vie.
Pour développer ces possibilités, de
gros efforts ont été nécessaires. Il y
a eu beaucoup d’observation cli-
nique ou de recherche fondamen-
tale, suivies de réflexions et déduc-
tions logiques, suivies de travaux de
recherche pour en vérifier la valeur
clinique, avant l’intégration dans la
pratique courante.
Des méthodes de recherche ont été
conçues pour rendre possible cette
vérification systématique. Entre
autres elles ont exigé une très
grande discipline de la part des
médecins impliqués dans la
recherche clinique : l’effort de faire
abstraction de leur propre subjecti-
vité et de celle du patient.
Le vécu du médecin constituait un
risque d’interprétation déséquilibrée
des résultats. Le vécu du patient
devait être filtré pour obtenir des
résultats reproduisibles. C’est dans
le but de supprimer l’influence de
toute subjectivité que les méthodes
en double aveugle ont été dévelop-
pées.
Plus récemment, il est devenu
important de documenter le vécu du
patient. Bien des protocoles de
recherche posent la question de la
qualité de vie. On a cherché des
manières de mesurer la qualité de
vie, avec l’ambition paradoxale
d’objectiver la subjectivité pour la
« statistifier ».
Trois générations
de médecins
Les plus agés parmi les médecins qui
pratiquent actuellement ont vécu les
grandes découvertes et les grandes
percées, qui étaient inimaginables
dans leur jeunesse. Des maladies
sont devenues guérissables,
d’autres ont perdu leur aspect mena-
çant en devenant chroniques, et bien
des maladies ont tout bonnement
disparu.
Ces médecins ont développé un
enthousiasme immense, parfaite-
ment légitime et compréhensible,
pour un métier qui dépassait ses
limites les unes après les autres.
Il est important aussi de se rappeler
que ces médecins avaient tous une
large culture humaniste, qui n’existe
plus dans la même mesure depuis
que l’accès aux études de médecine
est possible avec divers types de
maturité. Leur culture atténuait dans
le contact avec les patients, l’effet de
leur effort d’objectivité.
La deuxième génération (la mienne)
a été formée par ces grands enthou-
siastes. En plus de leur optimisme,
nos maîtres nous ont transmis leur
discipline dans l’effort constant
d’objectivité, qu’ils avaient perçu
comme une condition de succès.
Sans le vouloir, ils nous ont aussi
transmis un certain mépris du traite-
ment « symptomatique » qui se pré-
occupe du vécu subjectif du malade.
Or nous avons commencé à parler
d’une « déshumanisation » de la
médecine.
Il faut bien dire que nous n’avons pas
vécu de percées comparables à
celles qui ont marqué nos maîtres. Si
des choses sont devenues possibles
qui étaient encore impensables
récemment, si des techniques spec-
taculaires sont devenues courantes,
leur effet n’a par contre souvent pas
été spectaculaire. Cela fait long-
temps qu’on n’a plus transformé de
maladie mortelle à 100 % en maladie
guérissable dans 95 % des cas sans
séquelles (c’est ce qui s’est passé
pour le cancer du testicule au début
des années 1970).
La troisième génération, nous
sommes encore en train de la for-
mer. Ces jeunes médecins ont grandi
dans une société qui oubliait déjà les
grands fléaux que les anciens
avaient contribué à faire disparaître
– une société qui se méfie des vac-
cins et des antibiotiques parce-
qu’elle ne croit plus aux infections.
La discipline de l’objectivité conti-
nue à être transmise, la médecine
“evidence based” est mise en valeur,
surtout les degrés d’évidence maxi-
male, soit les grandes études contrô-
lées et les métaanalyses. La méde-
cine leur est présentée comme une
science naturelle précise, la vie
comme un ensemble de fonctions
mesurables qui ont lieu dans un
temps mesurable.
Pourtant, il est inévitable que cette
génération ressente nos contradic-
tions.
Nous avons transformé beaucoup de
maladies mortelles en maladies
chroniques, mais nous ne savons
trop que faire des personnes qui
continuent de vivre grâce à nos
efforts. Les personnes agées sont
perçues comme superflues et coû-
teuses. Les malades qui gèrent
depuis des années leur diabète, leur
dialyse, leur maladie rhumatismale,
leur cancer sont un peu trop indé-
pendants pour être des patients
agréables. Les personnes sauvées
dans la petite enfance par l’opéra-
tion de malformations congénitales
sont devenues des adultes auxquels
on ne s’attendait pas. Bien des sur-
vivants de crises aiguës portent des
séquelles et génèrent de gros coûts
à très long terme.
La médecine et la mort