1 Chapitre 2 : Les historiens des Activités Physiques Il est possible

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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
Chapitre 2 : Les historiens des Activités
Physiques
Il est possible, quoiqu'un peu simplificateur d'opposer une histoire-récit, forme plus ancienne,
et une histoire critique, plus actuelle. La première se donne pour tâche de décrire, afin de
garder mémoire. Et, certes, la description, même lorsqu'elle s'affirme objective, dépend
toujours du point de vue de celui qui la propose. On lui demande en tout cas d'être agréable à
lire, et elle se donne souvent, en outre pour fonction, tout en frappant l'imagination et la
sensibilité, d'apporter une leçon, d'élever le lecteur. Si bien que l'histoire ainsi faite nous
renseigne autant sur le système de valeurs qui guide ceux qui l'écrivent que sur ce dont ils
parlent.
Aujourd'hui relues, les anciennes chroniques nous intéressent pour ce qu'elles nous révèlent
sans l'avoir délibérément voulu des comportements quotidiens, des attitudes et des
représentations, plus que pour les faits sur lesquels elles font elles-mêmes porter l'accent.
Ainsi, lorsqu'il reprend le long poème de vingt mille vers consacré à la vie de Guillaume le
Maréchal, proclamé de son vivant "le meilleur des chevaliers", G. Duby nous propose un
tableau des moeurs de la chevalerie du XII° siècle, où l'exploit, qui tient dans la chronique un
rôle central, devient le chemin d'accès à l'ensemble des savoirs, des croyances, des valeurs de
ceux qui l'accomplissent. Et le tournoyeur est saisi à la fois dans sa solidarité au sportif, et
dans sa différence.
Autres sont, par exemple, les rapports au pouvoir, à la violence, à la mort alors que, au
contraire, la morale du guerrier préfigure le fair-play du sportif.
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Georges Duby : Guillaume le Maréchal. Paris, Fayard, 1984 (pp. 66-67)
Analysant l’épisode au cours duquel Guillaume le Maréchal, accusé d’avoir séduit la
Reine, s’éloigne sans se défendre de la Cour d’Henri le Jeune, G. Duby conclut :Je
tiens en tout cas le Maréchal, dans l’attitude que lui prête sa biographie, honoré par la
qualité de la femme dont on lui attribuait la conquête, pour le plus sûr témoin de ce
que fut, dans sa vérité sociale, l’amour que nous disons courtois. Une affaire
d’hommes, de honte et d’honneur, d’amour –dois-je me contraindre à parler plutôt
d’amitié ? – viril. Je le répète : seuls les hommes sont dits s’aimer dans un récit dont
les femmes sont presque totalement absentes. Genre littéraire particulier, l’apologie
funéraire peut-être se devait d’observer une telle discrétion. Quoi qu’il en soit, dans ce
qu’on peut tenir pour ses mémoires, le Maréchal ne nous révèle rien de déports que
nous dirions, nous, amoureux. Ce silence en dit long sur la considération que les
hommes avaient en ce temps pour les femmes. Elles sont, lorsqu’ils parlent d’elles,
quantité négligeable.
Mais beaucoup d’hommes ne comptent guère plus pour le Maréchal et ses amis.
Aucune allusion à ceux, innombrables, dont la fonction était de travailler la terre. Sauf
une, en passant, à ce que les paysans souffraient dans les guerres. Prenons garde. Non
pas pour s’apitoyer sur leur sort, mais pour déplorer les effets de leur misère : quand
les pauvres, pillés, dévorés par les combattants, n’ont plus de quoi, abandonnent les
champs et s’enfuient, les seigneurs sont eux-mêmes appauvris. Ce sont ceux-ci qui
sont à plaindre. Point de bourgeois non plus, ou presque, car ces gens sont
méprisables : ils amassent leurs deniers aux dépens des chevaliers qu’ils grugent…
Au plan des actions, la logique du tournoi diffère de celle des sports d'affrontement actuels :
pas de délimitation de l'espace, de la durée, une violence parfois plus meurtrière que celle des
faits de guerre. Et pourtant, là aussi, l'analyse met en évidence certaines permanences.
D'ailleurs, G. Duby souligne avoir choisi "très volontairement le vocabulaire de "L'Equipe",
tant, sur certains points, le parallélisme entre les tournois médiévaux et ceux d'aujourd'hui
apparaît comme évident : "championnat", "saison sportive", "match", "équipe", "capitaine"
s'appliquent en effet aussi bien à la réalité du XII° siècle qu'à celle d'aujourd'hui.
Cet exemple rapidement évoqué peut fonder la réflexion sur le sens et l'usage des chroniques,
particulièrement nombreuses dans le domaine des activités physiques. D'une part, l'exploit et
la performance ne sont rien sans les récits qui les constituent, les accompagnent, leur donnent
leur signification. Dans le prolongement de l'activité quotidienne des journalistes spécialisés,
véritable chronique au jour le jour, se publient de nombreux ouvrages d'histoire des sports et
des événements sportifs, souvent rangés dans une même collection, dont les titres
commencent tous de manière significative par "La Fabuleuse Histoire de...". D'autre part,
dans le domaine de l'éducation physique, nous ne manquons pas non plus d'ouvrages
consacrés à la description des "méthodes", organisés de telle manière que la biographie des
pionniers et autres précurseurs apparaisse souvent comme l'explication des formes de pratique
qu'ils ont été amenés à développer. Parfois, les deux démarches se croisent, en particulier
lorsque, avec des personnages comme Pierre de Coubertin, le sport se présente comme œuvre
éducative.
Il était certes nécessaire de dépasser cette forme d'histoire, et d'en proposer une lecture
critique. Il était inévitable que la critique conduise à une phase de rejet : il fallait faire une
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place à d'autres formes de travail, dépasser la description des pratiques, pour se donner les
moyens de les comprendre. Aujourd'hui on peut adopter vis à vis de ces productions une
attitude plus modérée : elles ont contribué et contribuent encore à l'identité des sports, des
éducations physiques. Elles en façonnent la représentation. Elles témoignent, de façon pas
toujours fidèle, et souvent naïve, ce qui doit nous inciter, non au rejet, mais à une lecture
critique qui permettra d'y trouver matière à réflexion.
Au delà de ses formes narratives, l'histoire peut en effet adopter une attitude plus curieuse,
plus scientifique. Elle se donne alors pour but d'analyser ce qu'elle rapporte, en liant des
causes et des effets. Ainsi, au lieu d'expliquer l'émergence d'une pratique sportive ou d'une
forme d'éducation physique par le génie de leur créateur, par son itinéraire personnel,
l'historien va, tout en précisant la définition de l'objet dont il s'occupe, mettre en évidence un
ordre de causes jouant sur lui. Une fois précisée la définition de l'éducation physique, ou du
sport, il devient possible de faire des choix parmi les facteurs qui les transforment, et de
construire la chronologie des principales modifications qui les caractérisent. L'histoire critique
est une histoire construite, et non le compte rendu d'événements qui s'imposent.
Dans ses formes actuelles, l'histoire des sports et de l'éducation physique élabore avant tout
travail, une définition de ce dont elle parle. Elle repère ensuite les transformations en les
rapportant aux causes qui les provoquent. Elle construit, en se référant à ces changements
majeurs, à ces moments de discontinuité, la chronologie qui en résulte, et apparaît comme la
mieux adaptée à mettre l'essentiel en lumière.
Histoire des Idées, des Sciences et des Techniques
La première des voies ouvertes, dans cette perspective critique, témoigne du prolongement,
fécond dans notre domaine, des travaux d'histoire des idées, des sciences et des techniques.
On peut considérer que G. Bachelard et A. Koyré sont à l'origine d'une "école" qui a pour
point d'attache l'Institut d'Histoire des Sciences et des Techniques. Une part de ses
productions est rassemblée dans la collection "Galien" des Presses Universitaires de France
où l'on trouve, par exemple, avec "Le Normal et le Pathologique" de G. Canguilhem, "La
Naissance de la Clinique" de M. Foucault, "La Raison et les Remèdes" de F. Dagognet,
d'autres titres, dont "De la Gymnastique aux Sports Modernes", pour sa première édition, en
1965.
Dans cette riche mouvance, où s'illustrent quelques uns des philosophes parmi les plus connus,
s'inscrit en effet l'ouvrage de J. Ulmann, par lequel s'ouvre une nouvelle manière de faire
l'histoire des activités physiques.
De quoi s'agit-il ? L'éducation physique s'adresse au corps. Elle occupe l'espace, provoque
l'activité. Mais celle-ci ne peut être considérée comme éducative qu'à partir du moment où
elle est organisée et orientée vers des fins clairement définies. Si bien que les idées dirigent
l'éducation physique, dont l'histoire devient celle des "doctrines" qui la sous-tendent, ainsi
qu'il apparaît dans le document qui suit.
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J. Ulmann : De la Gymnastique aux Sports Modernes. Paris, Vrin, 2° ed 1971, p.
5.
Notre point de vue nous interdit le genre narratif. L'histoire de l'Education Physique ne
se ramène pas pour nous à la description de comportements si intéressants soient - ils.
Elle se présente, comme la philosophie, sous la forme de conceptions structurées,
cohérentes, de véritables systèmes d'éducation physique. Et nous usons, à l'égard de
ces systèmes, si proches des systèmes philosophiques puisqu'ils les imitent, des
méthodes de l'historien de la philosophie. Nous tentons de saisir les idées maîtresses,
de dégager des filiations, de noter la naissance, quelquefois sous l'identité trouble des
mots, de concepts nouveaux. C'est en effet être dupe, que de ramener l'histoire de
l'éducation physique à celle d'un agencement de mouvements. Les idées comptent, en
éducation physique, plus que les gestes; elles se renouvellent plus qu'eux. Ce sont elles
que nous avons retenues de préférence...
Dans ce court extrait, en introduction à son étude de la succession des systèmes d'idées qui
structurent l'éducation physique des grecs à nos jours, J. Ulmann définit le sens de son travail
tout en caractérisant ce qui, pour lui, fait celui de l'éducation physique et des sports qui s'y
trouvent inclus. L'éducation physique, les sports, ou bien sont dépourvus d'histoire puisque les
possibilités biomécaniques du corps humain sont remarquablement stables dans le temps, ou
bien apparaissent sous la forme de systèmes d'idées organisant les pratiques, et qui dépendent
de ceux que produit la philosophie. De telle sorte que l'histoire des gymnastiques et des
exercices corporels redouble, avec quelque retards celle de la philosophie. J. Ulmann
introduit dans le domaine des activités physiques, gymnastiques, sports, formes successives
d'éducation physique, les exigences de l'histoire critique. Pour garantir le passage de la
description à l'explication, il lui faut d'abord construire la définition de l'objet dont il envisage
l'étude : "conceptions structurées, cohérentes,...véritables systèmes...". Ensuite, en précisant
les causes dont on retient l'efficacité, il s'agit d'énoncer le point de vue retenu, la grille qui
détermine le traitement des données : "Nous affirmons seulement le droit, pour l'historien, de
prélever dans la masse indistincte des faits historiques certains ordres de faits spécifiques, et
celui d'examiner quels types de liens s'établissent entre eux". (Ibid, p. 4)
Ainsi, des Grecs à nos jours, l'éducation physique occidentale marche sur la tête - se fonde sur
des doctrines philosophiques : voilà, si l'on y réfléchit, le constat proposé par J. Ulmann, et
qui justifie son projet. Il y a là un double paradoxe. Le premier consiste à dire que les "idées
comptent, en éducation physique, plus que les gestes". Le second à proposer une histoire qui
se développe sur une aussi longue durée. Serait-ce que J. Ulmann ignore que l'histoire,
comme les sciences est tenue de construire ses objets, et que les ruptures comptent plus que
les longues chronologies ? Sûrement pas, puisqu'il fait partie de ceux qui ont fait connaître ces
conceptions, en fondant sur elles leurs recherches, comme en témoigne par exemple son étude
sur "Les Débuts de la Médecine des Enfants" (1967, 1993). Le paradoxe n'est pas dans la
démarche de J. Ulmann, mais dans la réalité même de l'éducation physique qui ne peut se
définir autrement, lorsqu'on l'envisage dans notre tradition culturelle, que comme systèmes
d'idées. Ces systèmes constituent un objet qui, tout en connaissant suffisamment de variations
pour avoir une histoire, traverse la longue durée. Comme il n'est pas envisageable, sauf à
refaire le parcours suivi par J. Ulmann, de traiter l'ensemble de ces variations, intéressons
nous plutôt à la structure qui les contient toutes, et fonde, sous la diversité des apparences,
une véritable permanence. Depuis environ vingt cinq siècles, puisque l'analyse peut partir de
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Platon, l'éducation physique s'inscrit dans le développement d'une définition a priori de
l'Elève, sujet universel composé d'une âme et d'un corps.
Commentons rapidement ce système de relations : au point de départ, le choix dualiste,
fondement de la pensée occidentale, condition de possibilité du développement scientifique,
même si certaine démarches scientifiques s'efforcent aujourd'hui de le dépasser. Ensuite, du
côté du corps, la nécessité de le penser en prenant appui sur des modèles extérieurs à lui,
mécanistes ou vitalistes. Ces modèles fournissent un fil directeur dans la recherche des
exercices. L'éducation physique est soit référée à l'anatomie -corps machine simple, faite de
leviers osseux, de cordes musculaires et tendineuses, de poulies articulaires-, comme c'est le
cas dans les gymnastiques analytiques et construites. Soit à la machine thermodynamique, qui
brûle ses ressources énergétiques à l'aide de l'oxygène de l'atmosphère pour produire de la
chaleur, du travail et des déchets, comme c'est le cas dans les conceptions actuelles de
l'entraînement. Soit enfin à la machine cybernétique, qui traite de l'information et régule son
fonctionnement, comme c'est le cas lorsque sont prises en compte les données neurobiologiques. Ces modèles complémentaires permettent de construire des progressions
d'exercices satisfaisantes pour la raison.
Mais des exercices, même rationnels, ne font pas une éducation : le corps machine ne
s'éduque pas, il s'entretient. D'ailleurs, se tourner vers les démarches qui définissent le corps
comme la partie animale de l'homme nous place devant une difficulté semblable : l'animal ne
s'éduque pas plus que la machine, il se dresse. Il reste alors à l'éducation physique une seule
solution, clairement énoncée par Platon : reconnaître que les exercices sont secondaires, et
que l'éducation physique ne s'adresse pas au corps mais à l'âme, à son "principe courageux",
celui qui fait les hommes d'action. "C'est donc en vue de cette double fin qu'un dieu, disais-je
a fait don aux hommes, autant qu'il me semble de deux arts, musique et gymnastique, et non
pas en vue de l'âme et du corps, à moins que ce ne soit à titre purement secondaire, mais bien
plutôt en vue de ces deux grands penchants de notre âme en sorte qu'on puisse établir entre
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eux un accord réciproque par leur tension ou leur relâchement, de part et d'autre jusqu'au
degré convenable" (République III 411e)
Ajoutons que l'arbre dichotomique présenté peut se parcourir - mais il s'agit alors de positions
moins fréquentes- du côté du vitalisme pour le corps, et du côté de l'esprit et de ses savoirs
pour l'âme. Ce qui pourrait s'illustrer d'une part, par référence aux propositions de G. Hébert,
et de l'autre, en évoquant ces éducations physiques "savantes", mises au service des
apprentissages scolaires qui se développent à partir des années soixante-dix.
Quelles sont les conséquences de l'analyse ainsi présentée ? On vérifie d'abord la permanence
de cette structure, remarquable par sa symétrie et sa complétude. Gymnastique suédoise,
méthode française, éducation sportive s'y inscrivent, pour ne citer que quelques exemples
récents. Le plus souvent mécaniciens préposés à l'entretien de la machine corporelle, plus
rarement chargés du dressage de notre partie animale, les spécialistes d'éducation physique
n'ont d'autre choix pour se définir comme éducateurs, que de se faire moralistes. L'histoire de
l'éducation physique occidentale est bien celle des systèmes de savoirs et de valeurs sans
lesquels l'éducation physique n'aurait pu se définir comme éducation. En dernier ressort, les
savoirs sont toujours subordonnés aux choix de valeurs, aux systèmes philosophiques, et les
propositions qui font l'usage le plus explicite de références aux sciences (biologiques) et aux
techniques (modèles machiniques du corps) sont, en dernier ressort, philosophiquement
fondées, comme J. Ulmann n'a pas de peine à le démontrer.
Etudiant des systèmes successifs, l'analyse procède nécessairement par coupes, pour respecter
l'unité de ceux-ci. Puisqu'elle est définie comme "détermination normative des rapports de
l'âme et du corps", l'éducation physique doit se ranger à l'évidence "que la solution des
problèmes qu'elle pose ne saurait être cherchée ailleurs que dans un certain nombre d'options
philosophiques" (Ibid p. 6). De sa définition se déduit son histoire, et son histoire vérifie en
retour cette définition, aussi longtemps du moins que l'âme et le corps sont pensés comme
distincts, ce qui nous conduit bien, des grecs à nos jours, de système en système, jusqu'à la
rupture radicale qui ne peut que procéder d'une autre position du problème, dans une
perspective moniste. Cette rupture seule pourrait faire de l'éducation physique autre chose que
ce qu'elle est depuis Platon : une éducation morale.
Dans la perspective magistralement ouverte par J. Ulmann, se situent un certain nombre de
recherches qui mettent en relation l'évolution des pratiques physiques, de leur enseignement et
l'histoire des idées. Ainsi C. Pociello écrit-il, non sans méconnaître quelque peu l'apport de
son prédécesseur, "en montrant ce qu'elle doit à l'histoire de la philosophie, J. Ulmann
consacre définitivement notre discipline comme élément de la culture. En montrant que
l'éducation physique n'est pas sans rapport avec l'histoire des sciences et des techniques nous
tentons une nouvelle ouverture en nous plaçant d'emblée au coeur d'une question toujours
actuelle : celle des relations ambiguës que l'éducation établit avec la science." (p. 4, en
introduction de sa thèse intitulée Physiologie et Education Physique au XIX° Siècle -Paris VII.
Sciences de l'Education, 1974). Notons que C. Pociello vient de reprendre, sous le titre « La
Science en Mouvements » (Paris, PUF, 1999) ses travaux sur Marey et Demeny, en les
plaçant explicitement dans le cadre de l’histoire des sciences et des techniques, sous le double
patronage de G. Canguilhem et F. Dagognet.
Notre ouvrage intitulé "La Crise des Pédagogies Corporelles" (Paris, Cemea, Scarabée, 1981,
2° ed 1990) s'inscrit aussi dans la perspective ouverte par J. Ulmann. Il est d'ailleurs issu
d'une thèse réalisée sous sa direction. Se donnant pour but d'expliquer la crise traversée par
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l'éducation physique à partir des années soixante dix en en construisant le sens et les causes,
et en analysant ce qui l'a précédée, il constitue une tentative pour mettre en évidence
l'évolution des idées et des savoirs scientifiques qui fondent les pédagogies corporelles, en
fonction de la pluralité des causes qui jouent sur elles.
La réflexion épistémologique est également au point de départ de la démarche de P. Arnaud,
dans "Les Savoirs du Corps" (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983). Une analyse
historique (1882-1969), à laquelle succède un questionnement des courants actuels de
l'éducation physique s'attache à montrer que cette discipline n'a cessé, de diverses façons,
pour se définir et se faire admettre, de se mettre au service des finalités intellectualistes de
l'école". L'analyse proposée définit l'éducation physique par rapport aux finalités qu'elle
poursuit, ce en quoi la démarche se rapproche de celle de J. Ulmann. Elle s'en distingue en
formulant ses hypothèses concernant la définition des finalités. Là où J. Ulmann ouvre
largement avec l'éventail des références, celui des choix de doctrines en éducation physique, P.
Arnaud, travaillant sur une période plus courte, se propose de montrer que l'éducation
physique, depuis son entrée dans le système scolaire, se contente d'adopter les "finalités
intellectualistes de l'école". La thèse et sa démonstration méritent d'être questionnées. En effet,
c'est à partir de l'examen des textes officiels, pris le plus souvent pour ce qu'ils disent, et non
pour ce qu'ils pourraient masquer, que s'amorce la démonstration. Et si des finalités
intellectualistes sont imposées par les textes de l'école primaire, il peut apparaître qu'en fait
elle ne se prive pas d'en poursuivre d'autres qui lui sont propres, la distinguent des collèges et
des lycées, et au service desquelles l'éducation physique peut se montrer très efficace.
Analysant dans "Le Corps en Education Physique" (Paris PUF 1982) l'histoire des principes
de l'entraînement, et dans "Le Souci du Corps" (Paris, PUF, 1983) la prise en compte par
l'éducation physique de la santé, au croisement de l'éducation et de la médecine, "entre
préceptes et pratiques" A. Rauch, ainsi que, plus près de nous S. Fauché, avec "Du Corps au
Psychisme. Histoire et Epistémologie de la Psychomotricité" (Paris, PUF, 1993) ou encore J.
Gleyse, avec "Archéologie de l'Education Physique au XX° Siècle en France" (Paris, PUF,
1995), s'inscrivent dans le courant de l'histoire des idées, attestant de sa richesse et de sa
vitalité, ainsi que de ses rencontres avec l’histoire des mentalités et l’histoire sociale.
Histoire des Mentalités.
Si l'analyste de l'éducation physique et des pratiques motrices ne peut manquer de s'interroger
sur les idées qui les fondent, il ne peut négliger par ailleurs un certain nombre de
déterminismes dont l'action, pour être moins directement perceptible, n'en est pas moins
importante. Le professeur, l'entraîneur ne sont pas seulement des praticiens éclairés par des
systèmes d'idées. Ils jouent un rôle conforme à leur statut, aux attentes explicites ou diffuses
des jeunes et de l'ensemble des autres adultes concernés. Ils véhiculent des représentations du
corps, de l'exercice, de l'effort, de l'enfant ou de l'adolescent, de l'autorité, par exemple, qui
correspondent à la société dans laquelle ils vivent. Et l'élève fait de même, acceptant ou
refusant ce qui lui est proposé, le modifiant ou l'interprétant en fonction de l'effet qu'ont sur
lui "aussi bien les rythmes biologiques et physiologiques que les sous-entendus et les
influences du milieu familial et culturel, que les pressions inconscientes de la société et de la
civilisation du moment" (J. Thibault, texte cité ci-contre)
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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
J. Thibault : La Réflexion Historique et les Activités Physiques et Sportives.
Annales de l'ENSEPS n° 2, Décembre 1972.
Ce qu'on a appelé jusqu'ici la "méthodologie" se résume dans bien des cas en une
étude didactique sur les "grands pédagogues" de l'éducation physique en passant plus
ou moins sous silence les conditions de vie du moment et la réalité pédagogique
pratique, et ce, parce que nous ignorons ces dernières et qu'il est plus facile de se
reporter simplement aux écrits des théoriciens, même si ceux-ci n'ont eu que peu ou
pas d'influence. C'est à dire que nous reprenons à notre compte une conception
dépassée de l'histoire, celle de l'histoire - bataille ou de l'histoire - théâtre, comme
l'appelle G. Duby, où sont mis sur un piédestal les rois et les généraux et où est négligé
"l'invisible quotidien". Connaître, et si possible bien connaître, Amoros, Demeny, de
Coubertin, Hébert, n'est pas sans intérêt, mais essayer de comprendre pourquoi les
efforts de ces pionniers n'ont pas abouti ou pouvoir mettre en parallèle leurs doctrines
souvent si fécondes avec la société où ils vivaient et avec la sombre réalité éducative
est à coup sûr plus formateur. Car se contenter pour l'éducation corporelle de l'histoire
des doctrines, des systèmes ou des idées, c'est oublier que l'objet premier est d'une
incroyable complexité. Si le corps est objet matériel et créateur de mouvements, il est
en même temps médiateur de fantasmes, de symboles et d'illusions. Jusqu'au plus
profond de nous-mêmes s'établit un ordre compliqué à plaisir, où interviennent aussi
bien les rythmes biologiques et physiologiques que les sous entendus et les influences
du milieu familial et culturel, que les pressions inconscientes de la société et de la
civilisation du moment. C'est pourquoi la réflexion doit résolument dépasser "l'histoire
de l'agencement des mouvements" déjà dénoncée par J. Ulmann, et emprunter ses
lignes directrices à ce que les historiens cherchent à cerner sous l'appellation d'histoire
des mentalités, c'est à dire une histoire où sont valorisés non seulement l'étude des
phénomènes de communication, mais également l'apport de la psychologie sociale, les
inventaires de l'outillage mental aux différentes époques, les pressions des mythes et
des croyances.
Puisque nous suivons ici un parti de présentation plutôt que de débat, pas plus que nous ne
l'avons fait par rapport à la démarche de J. Ulmann, si ce n'est très brièvement, nous ne
développerons ici une approche critique de celle de J. Thibault. L'extrait cité appelle
cependant quelques remarques. Il faut d'abord souligner l'intérêt du projet.
Comment l'une et l'autre approche observeraient-elles l'éducation physique actuelle ?
L'histoire des idées s'intéresse à la progression suivie, au programme qui l'explique, aux
finalités qui la gouvernent, et se meut dans le monde de la claire raison.
L'histoire des mentalités, attentive aux postures et aux mouvements, aux modes d'occupation
de l'espace et aux relations entre individus, à l'environnement matériel et aux costumes,
s'oblige quant à elle, à construire de tout autres instruments d'observation et d'analyse, et
autorise ainsi l'espoir d'autres découvertes.
Un autre aspect du document cité mérite commentaire : son caractère polémique, qui illustre
bien la discontinuité de l'histoire, la multiplicité des points de vue qu'elle peut adopter. Pour
expliciter son projet, J. Thibault met en évidence une double opposition. La première conduit
au rejet des formes traditionnelles d'histoire de l'éducation physique, qui s'inscrivent dans une
"conception dépassée" de celle-ci. La seconde consiste, tout en lui rendant l'hommage qu'elle
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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
mérite, à reprocher à la démarche de J. Ulmann d'oublier que le corps, "l'objet premier, est
d'une incroyable complexité" et ne saurait se réduire aux savoirs rationnels construits à son
sujet. Procédant de la sorte, J. Thibault enrichit l'histoire de l'éducation physique d'une
nouvelle dimension. Née du refus d'emprunter une voie déjà magistralement explorée, sa
démarche cependant, pour s'être donné un objet "d'une incroyable complexité", le corps, se
voit contrainte de partager toutes les incertitudes que rencontre l'éducation physique
lorsqu'elle cherche à se fonder sur celui-ci, et que définit J. Ulmann dans le texte suivant.
J. Ulmann : De la Gymnastique aux Sports Modernes. Paris, Vrin, 3° ed. 1977 pp.
410-411
On voit à présent les conséquences qu'entraîne pour notre propos une assimilation de
l'éducation physique à l'éducation corporelle. Si le corps se trouve défini par rapport à
l'âme ou à une autre instance transcendante, comment le circonscrire sans recourir à
une philosophie très discutable et qui, de surcroît a toutes chances de se perdre dans un
vain effort pour concilier la rupture de cette instance avec le corps, et leur délicates et
constantes liaisons ? Et si l'on refuse de définir le corps par l'infinie distance qui le
sépare d'une surnature, il faudra dire que l'homme tout entier est corps. D'où les
conséquences, dans l'une et l'autre hypothèse, pour une éducation qui se voudrait
"physique". Dans un cas, pour exister, elle devrait atteindre un corps défini comme
réalité radicalement coupée du psychisme. Le corps ne sera qu'une limite, il existera au
niveau des éléments chimiques qui le composent et qu'on postule coupés du
psychisme. Autant dire qu'en existant de cette manière, il n'existera pas en tant que
corps. Dans l'autre cas, l'éducation corporelle connaîtra un sort contraire : loin d'être
repoussée vers l'élémentaire jusqu'à disparaître, elle se confondra avec toute éducation
car l'homme se confond avec son corps. Elle deviendra alors si extensive qu'elle perdra
toute spécificité, toute existence propre.
Résultat décevant : on ne peut, semble-t-il, donner un sens au corps sans se référer à
des considérations philosophiques ni participer à leurs incertitudes et à leurs conflits.
Le choix de l'objet "corps" entraîne pour la démarche de J. Thibault de réelles difficultés,
particulièrement sensibles au niveau des ruptures de la temporalité : le "corps outil" se déploie
des origines grecques à nos jours, dans une continuité qui conduit à assimiler la guerre et le
sport moderne, alors que, dans un examen qui va du moyen - âge à nos jours on passe du
"corps oublié" au "corps toléré" ou même intégré, pour finir, mais là, il s'agit d'une question
portant sur une actualité déjà révolue par le constat d'un corps "écartelé" qui, dans l'école
même, relève des décisions d'une structure ministérielle extérieure à l'Education Nationale. Si
bien que la richesse des apports de l'histoire des techniques, des conceptions éducatives, de
l'histoire institutionnelle ont quelques difficultés à trouver leur unité, et la démarche une
véritable spécificité.
Même s'il est logique de faire une place particulière aux auteurs issus du sérail des
« motriciens », il serait injuste de ne pas évoquer les travaux des historiens qui concernent
directement notre domaine, tout en illustrant le point de vue de l'histoire des mentalités.
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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
Ainsi, par exemple, Th. Zeldin traite des activités physiques, jeux, gymnastiques, sport au
tome trois de l'édition française de son oeuvre (Histoire des Passions Françaises. 1848-1945.
Paris, Seuil, Collection Points-Histoire 1980-1981), dans un chapitre consacré au bonheur.
Outre la richesse des faits, soulignons les hypothèses proposées : l'apparition du sport apparaît
comme liée à l'émergence, pour l'individu, du droit de nouer des relations en dehors de sa
famille, de la communauté où prévalent les liens de parenté, émergence qui préfigure celle de
l'autonomie de l'individu. Elle correspond aussi à l'établissement de nouveaux rapports entre
travail et loisir, qui font que le sport est "non pas culte rendu à l'allongement du temps libre,
mais réaction à son absence : c'est parce qu'elles ne purent plus s'amuser comme elles
l'entendaient que les masses durent organiser ces distractions après travail." (T3, p. 375) Dans
le document qui suit apparaissent d'autres remarques, qui remettent en questions quelques
idées reçues, et suggèrent d'intéressantes perspectives.
Th. Zeldin : Histoire des Passions Françaises. 1848-1945. T3. Goût et Corruption.
Paris, Seuil, Points Histoire, 1981. (pp. 376-377)
On écrivit beaucoup sur les sports à cette époque, presque toujours à des fins morales.
De nombreux organisateurs sportifs voyaient en toute bonne foi dans le sport un
moyen de stimuler le courage de la nation, d'améliorer la santé, de dompter la
violence, et de discipliner la jeunesse. Ces idéaux laissaient de marbre la plupart des
sportifs. Une histoire exclusivement préoccupée de ces fins morales négligerait toute
la dimension ludique, totalement désintéressée, qui motivait la plupart des joueurs. Les
clubs sportifs offraient d'ailleurs deux aspects. A leur tête on trouvait en général des
hommes épris de pouvoir, nantis d'un sens aigu de l'organisation, avides de
décorations et d'honneurs officiels, et aux yeux desquels le sport était un service
public. La masse des adhérents, par contre, venait au club tout autant pour s'amuser,
profiter des facilités offertes, prendre un verre et bavarder, que pour se livrer à des
exercices physiques.
Si le sport paraît tenir un rôle social accru en ce siècle, c'est que le développement des
communications permettait la multiplication des compétitions régionales, nationales et
internationales, et aussi que le sport était dorénavant organisé en sociétés et
fédérations, le tout paraissant bien plus grand que la somme des parties. Mais de
nombreux sports continuaient sur leur lancée traditionnelle, et, en dépit de la
centralisation du pays, la plupart demeuraient circonscrits à certaines régions
seulement. Les combats de coqs, par exemple, étaient une spécialité du Nord,... Le
Midi, pour sa part, restait fidèle à la corrida... En revanche la chasse à courre, sport
coûteux, prospéra en raison même de son caractère élitiste...
On trouve également dans "Archives du Corps. La Santé au XIX° Siècle" de J. Léonard
(Rennes, Ouest - France Université, 1986) un projet qui s'inscrit à la fois dans la logique de
l'histoire des mentalités et dans une grande proximité avec nos préoccupations. Il s'agit de
"prendre en compte toute "la pâte humaine" (L. Fèbvre), décrire les aspects biologiques de
l'existence quotidienne, s'aventurer du côté du non-dit entrevu" (p.7). L'auteur précise que son
livre "consiste à définir au mieux cet ancien régime de la santé...et à en décrire le lent
démantèlement. On est surpris par la résistance physique de nos aïeux, leur capacité d'endurer
intempéries et fatigues, de se contenter de nourritures frugales et monotones, de contrôler
10
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
gestes et instincts; surpris même par la lenteur de leurs rythmes, la pestilence de leurs odeurs,
la rudesse de leurs habitudes, la spécificité des sons et des images qui frappaient
quotidiennement leurs sens..." (p.9)
Si nous revenons aux auteurs considérés comme spécialistes de notre domaine, il apparaît que
le point de vue de l'histoire des mentalités s'exprime dans plusieurs recherches où il entre en
relation avec celui de l'histoire des idées, des sciences et des techniques. C'est le cas dans
l'ouvrage que G. Vigarello a consacré à l'histoire des formes prises par le redressement des
corps, où il fait jouer sur cet objet délimité un système complexe de causes, où la place faite à
l'évolution des moeurs n'exclut pas une référence aux phénomènes sociaux, à l'évolution des
techniques, des sciences et des finalités. En prenant pour objet une pratique clairement définie
- le redressement - et non un concept polysémique - le corps - le travail de l'historien échappe
à la dispersion. Reste bien sûr que ce qui est gagné d'un côté se paie de l'autre : on passe des
"Aventures du Corps dans la Pédagogie Française" (Thibault, Paris, Vrin, 1977.) au "Corps
Redressé" (Vigarello, Paris, Delarge, 1978), c'est à dire d'une conception ouverte des
pédagogies corporelles à une conception qui les caractérise essentiellement comme pouvoir
de l'adulte et de la société exercé sur le corps de l'enfant.
G. Vigarello : Le Corps Redressé. Paris, Delarge, 1978 (pp. 161-162)
Au début du XIX° siècle, est donc mise en place une pratique redresseuse, capable de
systématiser ses exercices en construisant et en développant des programmes, saturant
enfin de ses évolutions méticuleuses, aussi bien les espaces que les temps des
nouvelles leçons. Le mouvement correcteur est susceptible, maintenant, d'être exploité
selon des formes de mécanisation déjà élaborées, où les apprentissages collectifs
imposent une très spectaculaire rigueur. La sévérité et la rigidité des formules
militaires ici adoptées, facilitent quant à elles, l'intégration d'un tel travail aux
situations groupales de l'école. Les corps ont à parfaire leur morphologie et à accroître
leur symétrie, selon des activités qui privilégient une intervention planifiée et répétée
des muscles, mais qui privilégient aussi une discipline affermie et organisée des
collectifs. Un regard hâtif pourrait considérer de telles solutions comme organisées
pour le reste du XIX° siècle. En un sens il en est ainsi. Pourtant un certain nombre de
décalages dans la justification du geste redresseur et dans sa destination, comme dans
l'extension de ses pratiques, vont, durant tout le siècle, accuser et différencier certains
de ses reliefs : multiplicité mais aussi modification, des craintes sur quelques menaces
dégénératives, allant dans le sens de l'alourdissement de ces dernières; visions inédites
d'une énergétique des corps transformant la conception de leur fonctionnement;
découpage plus conscient et plus discriminatif des classes sociales enfin; autant de
remaniements qui retentissent sur le destin du geste redresseur lui-même, et, faut-il le
dire aussi, sur certains de ses profils. Ils vont faire que son "importance" se dégagera
progressivement avec plus de netteté encore. Ils vont faire surtout que l'école sera
donnée comme lieu inéchappable de ses interventions. Un envahissement de
vérifications chiffrées venues d'horizons les plus divers, et corollaire d'un scientisme
bientôt installé, tendra enfin à consolider ces acquisitions et à rendre apparemment
plus convaincantes ces "justifications".
11
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
Comme le montre le premier paragraphe, le redressement des corps est une pratique qui
change au fil du temps, et les formules redresseuses du XIX° siècle se distinguent nettement
de celles qui les ont précédées. Leurs traits caractéristiques s'expliquent en référence à de
multiples niveaux de la réalité des connaissances, des représentations, des formes
d'organisation. Exercices et programmes se "systématisent" à la fois parce que se développent
les connaissances qui permettent d'atteindre des "formes de mécanisation déjà élaborées",
mais aussi parce que "l'attitude militaire a glissé, avec toute sa précision, dans le champ de la
pédagogie". (p. 154)
D'autre part, et c'est l'objet du deuxième paragraphe, sous l'apparente unité des pratiques
redresseuses, disciplinées et collectives du XIX° siècle, se laisse apercevoir l'effet de causes
qui jusque là ne jouaient pas. En même temps que sous l'effet de la diffusion des thèses de
Darwin, souvent déformées, évolue le thème de la dégénérescence, se développent, sur de
nouveaux modèles, "les visions inédites d'une énergétique des corps transformant la
conception de leur fonctionnement", de même enfin que se précisent les clivages sociaux
susceptibles de différencier les pédagogies.
Le redressement des corps, pratique d'intervention soumise à de multiples déterminismes
apparaît ainsi comme l'objet construit d'une démarche historique soucieuse de prendre en
compte un entrelacs de causes d'origines différentes. Restent à fixer, pour un tel objet, ses
limites. Si le "corps redressé" est bien celui des traités de civilité, et le "corps qui se redresse",
celui des gymnastiques, faut-il en conclure nécessairement qu'il n'est de pédagogie corporelle
que de redressement ?
De la même façon que G. Vigarello saisit l'objet de ses analyses dans l'entrelacs d'un système
complet de causes, A. Rauch, dans ses premiers livres réfère l'évolution des pratiques
physiques aussi bien à celle des sciences, des techniques, des mentalités. La première étude,
intitulée "Le Corps en Education Physique" (Paris, PUF, 1982), se donne pour but de "retracer
la ligne de force des mutations profondes qui, en cent cinquante ans, bouleversent son destin"
(p. 7), et consiste à monter comment des gymnastiques rationnelles, statiques l'on passe au
sports, au dynamisme de l'entraînement, puis comment, aux problèmes posés par le
morcellement des interventions...le fractionnement hiérarchique de la pédagogie.." succèdent
ceux qui viennent "de la variété vertigineuse, mouvante et sans limite des spécialités
sportives". (p. 117) Dans son second livre, intitulé "Le souci du Corps" (Paris, PUF, 1983),
l'éducation physique n'est pas confrontée aux pratiques d'entraînement mais à celles d'hygiène.
Puisqu'elle "associe à la pédagogie un souci d'hygiène", il est intéressant de se demander
"comment, notamment depuis le XVIII° siècle, l'exprime-t-elle ? Et comment, dans cette
perspective, l'a-t-elle généré, précipitant son évolution pour finalement lui échapper ?" (p. 7)
Même s'il leur fait le reproche de n'être "en prise que sur une seule des données de l'éducation
physique" (1982, p. 117), les analyses d'A. Rauch rejoignent par bien des points celles de G.
Vigarello. Ne serait-ce que parce que l'un et l'autre, suivant en cela les perspectives ouvertes
par M. Foucault, en particulier dans "Surveiller Punir - Naissance de la Prison" (Paris,
Gallimard, 1975) font jouer un rôle central aux transformations de la manière dont s'exercent
pouvoir et contrôle. Si, comme l'écrit M. Foucault, "la disparition des supplices, c'est...le
spectacle qui s'efface, mais c'est aussi la prise sur les corps qui se dénoue" (p. 16), à la fin du
XVIII° siècle, il est inévitable que changent en même temps les pratiques de redressement, les
conceptions de l'exercice, celles de l'hygiène, et les pédagogies corporelles, puisque s'exerce
autrement le pouvoir sur les corps.
12
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
Histoire Sociale
En France, à la différence de ce qui se passe dans les pays de l'Europe de l'Est, il faut attendre
1965 pour que paraisse un premier article programmatique, qui selon J. Ulmann, "applique
avec talent à l'éducation physique méthodes et thèses marxistes" (1971, p.393) Son auteur, J.
Rouyer, qui publie dans le numéro 48 de la revue Recherches Internationales à la Lumière du
Marxisme (1965) propose une conception d'ensemble de l'histoire des activités physiques,
illustrée de quelques exemples généraux. Considérées comme des "productions historiques",
les activités physiques doivent leurs formes soit aux nécessités de l'appareil productif, soit aux
caractéristiques de l'organisation sociale correspondante, soit à celles des idéologies
dominantes. Selon les moments d'une histoire qui n'est pas assimilée à une évolution simple,
la détermination peut se faire au niveau d'instances différentes, qui sont bien sûr articulées
entre elles. L'attention est ainsi attirée sur des déterminismes économiques et sociaux.
Modèle d'organisation en trois instances
Formes de pratiques correspondantes
Vie intellectuelle, idéologie
La gymnastique déduite de la philosophie
platonicienne : « une théorie sans pratiques »
Vie sociale et politique
La gymnastique allemande, le « Turnen »,
expression du nationalisme bourgeois : une
pratique au service des intérêts de classe, doublée
d'une théorie qui les masque.
Travail, infrastructure économique, forces Les techniques mises en oeuvre dans les
productives
compétitions sportives actuelles : « une pratique
sans théorie »
En fait, il faudra attendre encore une dizaine d'années pour que paraissent des recherches orientées en
ce sens. Ce qui nous permet de prendre la mesure de la force de certaines convictions qui font obstacle
à de telles démarches. Ceux qui s'intéressent aux activités physiques veulent croire à leur universalité,
ce qui les conduit souvent à les considérer comme spontanées, naturelles, et donc sans histoire.
Certes, les activités sportives n'échappent pas à la culture. Les plus quotidiennes des
"techniques du corps" sont elles-mêmes le résultat d'un apprentissage, d'un façonnage culturel,
comme le montrait dès 1934 M. Mauss dans sa célèbre conférence. (Bulletin de Psychologie,
1936) Les déplacements, les techniques alimentaires ou de repos, les actes de la vie
quotidienne les plus utilitaires, comme les plus extraordinaires (danses, jeux et compétitions)
témoignent de la culture du groupe social auquel nous appartenons.
Le projet de M. Mauss devra attendre en France presque un demi siècle pour se prolonger de
manière originale dans l'histoire des pratiques physiques. L. Boltanski (Les Usages Sociaux
du Corps. Annales T. 26, n°1, 1971) montre que les comportements qui visent à satisfaire nos
besoins corporels n'ont de sens, pour le sociologue, que rapportés à l'habitus des classes et
fractions de classes, qui fonctionne comme un filtre entre les besoins et les comportements
déployés pour les satisfaire. Il en va ainsi de la consommation médicale où "tout se passe, en
effet comme si la perception des sensations morbides était inégalement acérée dans les
13
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
différentes classes sociales, ou plutôt comme si des sensations similaires faisaient l'objet d'une
"sélection" ou d'une "attribution" différente et étaient éprouvées avec une plus ou moins
grande intensité selon la classe sociale de ceux qui les éprouvent." (Op. cit. p. 211)
J. Defrance s’attache, quant à lui, à mettre en évidence les relations qui existent entre les
formes prises par les pratiques physiques, et les caractéristiques des groupes sociaux dont les
rapports constituent la société. C’est ainsi qu’il écrit : « Les différentes manières d’être et de
se mouvoir…surtout sans fonction utilitaire définie permettent d’observer ce que
l’investissement d’un groupe social dans un mode de pratique déterminé doit à la relation
qu’il entretient avec les investissements des autres groupes par rapport auxquels il se définit. »
(La Fortification des Corps, Thèse EHESS, 1978, p.22)
Comme la démarche se déroule dans l’histoire, de la fin du XVII° siècle au début du XX° la
chronologie se découpe en trois périodes inégales : celle qui précède la révolution, celle qui
va ensuite jusqu’à la guerre de 1870, celle pour finir qui correspond à la troisième République,
et se caractérise par l’apparition de la concurrence sportive.
1770-1820 : Invention
Naissance des formes contemporaines d’exercice, invention par la bourgeoisie éclairée
des caractéristiques de l’exercice, qu’il soit défini comme gymnastique, ou, plus tard, comme
sport.
1820-1870 : Légitimation
Diversification des formes d’exercice proposées par la bourgeoisie à ses propres
enfants, et de celles qu'elle impose aux enfants du peuple. Lutte contre les pratiques propres à
celui-ci, qui échappent au contrôle bourgeois et nuisent au développement des pratiques
imposées par les grandes institutions d'encadrement comme l’école et l’armée.
1870 à nos jours : Diversification
Apparition de la concurrence sportive. Point de départ d’un nouveau cycle où s’illustreront à
nouveau les étapes déjà analysées à propos des gymnastiques : invention, légitimation,
diffusion, diversification, imposition, et disqualification simultanée des pratiques qui
échappent au contrôle du groupe social dominant.
Pour J. Defrance, la gymnastique, définie comme pratique visant à exercer rationnellement et
régulièrement le corps, est inventée en conformité aux valeurs bourgeoises de l’époque pré révolutionnaire : éloge du travail et du mérite, idéal de simplicité, de conformité à la nature.
Elle s’explique aussi dans une logique de distinction par rapport aux manières excessivement
policées de l’aristocratie de cour, face auxquelles on commence alors à entendre l’éloge des
manières viriles et patriotes.
L’exercice « bourgeois » doit donc au début un certain nombre de ses traits à l’opposition
politique de la bourgeoisie et de l’aristocratie de cour. Une fois la bourgeoisie parvenue au
pouvoir, qu’elle exerce ensuite en s’agrégeant les membres de l’aristocratie qui ont survécu à
14
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
la révolution, elle transforme ses conceptions et l’idéal qu’elle poursuit en se rapprochant
d’autant plus des valeurs de l’ancien groupe dominant, qu’elle n’a plus les mêmes raisons de
s’y opposer. C’est dans cette logique que se distinguent ensuite pratiques dominantes et
pratiques de classes dominées.
Originale par ses hypothèses, la démarche de J. Defrance l’est aussi par ses méthodes, qui
relèvent du métier de sociologue. Aux principaux concepts mis en avant, correspondent un
certain nombre de moyens d’investigation qui permettent de les enrichir de multiples
références aux réalités complexes qu’ils aident à saisir.
La construction d’une chronologie fondée sur le recueil systématique de toutes les données
concernant l’exercice (apparition de pratiques, de textes, d’institutions…) permet de repérer
des périodes d’effervescence qui alternent avec d’autres, plus calmes, consacrées à la
consolidation et à l’organisation de ce qui vient d’apparaître. La fin du XVIII° , la période des
années 1870-1880, particulièrement riches en faits nous concernant, sont aussi des moments
de profonds changements culturels et sociaux.
S’il s’agit d’étudier de manière précise le processus de légitimation, une attention particulière
peut être portée aux caractéristiques des personnes concernées, et surtout à la mise en
évidence des réseaux de relation dans lesquelles se déploie leur activité.
L’intensité de la production théorique est approchée par la construction de bibliographies
exhaustives, et la construction de courbes de production littéraire. Des approches de même
type pourraient rendre compte de la production de textes administratifs, ou de la place des
activités physiques dans la presse, ou la littérature non spécialisée.
Il est important d’essayer, de même, de quantifier la diffusion des activités physiques dans la
société. On peut, dès 1850 recenser les gymnases et ceux qui les fréquentent, on dispose de
rapports sur l’équipement des régiments, celui des lycées, des écoles normales, et sur le
recrutement des enseignants. Il semble que le premier ouvrage qui fournisse une évaluation,
considère qu’il y a en 1900 environ un million de pratiquants. (J.F. Carrouge. De
L’Education Physique en France. Paris. 1910). De l’approche quantitative, on peut ensuite
passer à une analyse plus fine, tentant de déterminer quels segments de la population sont
concernés, et prenant en compte la biographie de ceux qui s’intéressent à l’exercice ou le
rejettent.
Par ailleurs, la biographie de certains personnages cruciaux est utilisée à la manière d’une
expérimentation involontaire. Ainsi, un même « système », selon les hasards de l’existence,
ou les bouleversements historiques, peut avoir été proposé par une même personne dans
plusieurs pays. La manière dont l’auteur modifie ses propositions tout en conservant sa
logique, constitue un reflet intéressant de l’état des « marchés » auxquels il tente d’adapter
son « offre ».
Enfin, il faut souligner, dans la perspective d’une histoire sociale, comme dans celle de
l’histoire des mentalités, l’importance des sources iconographiques : gravures, plans, puis
photos, cartes postales témoignent de la nature des pratiques et de leur environnement :
architecture des gymnases, décoration des salles, costumes des pratiquants, présence ou
absence de femmes, d’enfants, de spectateurs… Ces sources permettent parfois une approche
des pratiques des classes dominées, dont témoignent peu de textes. L’utilisation de l’image
permet de plus une représentation des modèles d’excellence corporelle des principaux
groupes sociaux.
15
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
Riche d’un ensemble cohérent de concepts et de méthodes la démarche proposée par J.
Defrance a incontestablement enrichi l’histoire des pratiques physiques. Certes, elle
n’échappe pas plus qu’aucune autre aux limites qui tiennent à la nature du modèle sur lequel
elle se fonde, et aux dangers auxquels on s’expose lorsqu’on confond le modèle et la réalité,
la carte et le territoire. Autant l’explication par la logique de la distinction nous paraît féconde,
autant il nous paraît dangereux de faire de celle-ci le seul moteur de l’histoire.
Lorsqu’il précise son projet, J. Defrance insiste sur l’intérêt que représente le fait que les
pratiques corporelles de la gymnastique et du sport n’ont pas « de fonction utilitaire définie »,
« pas d’effet utile immédiat ». Cette gratuité, cette non détermination par un effet utile précis
et délibérément recherché, laisse le champ libre à l’action des déterminismes sociaux, d’autant
plus clairement visibles dans ce cas qu’ils agiraient seuls. Gymnastiques, sports, ne doivent
leurs formes diverses qu’à la diversité des groupes sociaux qui les inventent et les
développent, et à la dynamique distinctive de ces groupes.
Autant les déterminismes sociaux s’avèrent décisifs aussi longtemps que les pratiques sont
gouvernées par l’opinion, autant leur importance diminue lorsque les décisions en matière de
pratiques s’enracinent dans des connaissances scientifiques. Pour reprendre un autre exemple,
il est évident que les discours des médecins sur l’exercice reflètent les goûts des groupes
sociaux auxquels ils appartiennent et s’adressent, aussi longtemps que les connaissances
scientifiques qui pourraient fonder les prescriptions font défaut. Sans jamais disparaître, ces
facteurs s’estompent cependant à mesure que se développent la part des savoirs fondés
scientifiquement. N’en irait-il pas de même pour les propositions d’éducation physique, ou
faut il se résigner à les considérer comme le simple reflet des différents modèles d’excellence
corporelle, caractéristiques des différents groupes sociaux ?
De l’histoire de l’Education Physique à celle des Sports
La nature même des travaux envisagés jusqu’ici nous a conduit à privilégier les approches qui
traitent des gymnastiques et des éducations physiques, par rapport à celles qui se réfèrent aux
sports. Certes, le sport peut être approché comme une forme d’éducation, de transmission
culturelle, et nous l’avons déjà rencontré à ce titre. Cependant, il y a un peu plus d’une
décennie, le petit nombre des histoires consacrées aux sports alors proposées en langue
française pouvait justifier ce parti - pris, sans toutefois l’expliquer. Certains obstacles
paraissaient alors bloquer dans ce domaine le travail des historiens, et fournir la raison d’une
faiblesse de l’histoire d’une activité qui pourtant s’en recommande sans cesse.
Le premier obstacle a longtemps résidé dans l’affirmation déjà rencontrée du caractère
spontané, universel des pratiques sportives. L’histoire qui tient sa fécondité de sa sensibilité
au changement, ne peut aller de pair avec le postulat d’une permanence. S’il n’y a d’histoire
que de ce qui change, il faut bien, pour qu’il y ait une histoire du sport, admettre que celui-ci
soit culturel et daté. Le développement de la place des pratiques sportives dans la société et la
culture, ainsi que celui des analyses qui leur sont consacrées par les sciences sociales
expliquent l’affaiblissement de ce premier obstacle.
Un second obstacle semble tenir aux caractéristiques propres de la situation française,
marquée dans le langage et dans les faits par une séparation entre le sport et l’éducation
physique. En effet, lorsque le sport britannique s’introduit dans les lycées, souvent à
16
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
l’initiative des lycéens eux-mêmes, sensibles aux arguments de propagandistes convaincus et
proches d’eux, s’y pratiquent des leçons d’éducation physique, sous la direction de
professeurs de gymnastique. La résistance de ceux-ci se transformera en acceptation de plus
en plus franche, dont témoignent - ou bien que provoquent - les textes officiels. (1941, 1961,
1967). Mal accepté dans le système scolaire pendant longtemps, le sport qui se développe
dans la société civile n’est pas constitué en objet d’études par ceux-là même qui pourraient en
être chargés, et se trouve en marge des intérêts des chercheurs de toutes disciplines, quelques
exceptions mises à part. Ainsi, par exemple, les travaux de physiologie de J. E. Marey et de G.
Demeny, même s’ils peuvent être rétrospectivement considérés « comme une impulsion
sérieuse donnée à la science du sport » (M. Bouet : Signification du Sport, Paris, Ed.
Universitaires 1968, p.358), non seulement ne se réfèrent pas à celui-ci, mais encore prennent
place, chez Demeny, dans une œuvre consacrée à développer une conception de l’éducation
physique.
Enfin, l’évolution du contexte n’est pas à négliger. D’une manière générale, c’est d’abord au
sein d’institutions consacrées à la formation des professeurs d’éducation physique que se sont
développées les recherches sur les activités physiques, ce qui a déterminé partiellement leur
orientation. L’histoire des pratiques a longtemps fait des gymnastiques et des éducations
physiques son fil directeur. L’histoire des sports est alors traitée en donnant à sport son
extension la plus large, comme celle des exercices qui préparent l’avènement des
gymnastiques rationnelles, et qui, ensuite, accompagnent celles-ci, à titre de divertissement,
de complément, ou de concurrence. La transformation des institutions de formation devenues
pleinement universitaires, et plus largement ouvertes à l’ensemble des aspects de la motricité
n’a pu avoir d’autre conséquence, dans la perspective qui nous intéresse, que de favoriser le
passage de l’histoire des idées de l’éducation physique vers l’histoire sociale des sports.
A Wahl : Les Archives du Football. (Sport et Société en France 1880 – 1980)
Collection Archives. Paris, Gallimard – Julliard 1989 (p. 11)
De fait, les histoires générales de la France n’accordent guère ou pas de place au
phénomène sportif.
Il apparaît pourtant impossible aujourd’hui d’ignorer un phénomène qui draine les
foules dans le monde entier. L’impulsion est venue des institutions universitaires de
l’éducation physique et sportive, dont certains enseignants se sont tournés vers la
recherche historique. L’intérêt croissant porté aux faits et aux phénomènes sociaux a
fait le reste : les sociologues, les anthropologues, d’abord, puis les historiens ont porté
leurs regards sur les fêtes et les autres manifestations collectives, disséqué les faits de
sociabilité. Par ce biais ils ont été conduits à intégrer le sport - et le football en
particulier – dans le champ de leurs investigations.
Un rapide panorama des productions en histoire des sports est cependant encore possible, à
condition de ne pas s’arrêter de manière détaillée sur les ouvrages récemment publiés.
Par la richesse de sa documentation, la précision de ses références et la qualité de son style,
l’ouvrage de J.J. Jusserand : Les Sports et les Jeux d’Exercice dans l’Ancienne France (Paris,
Plon, 1901) mérite d’être cité, d’autant qu’il figure parmi les sources de presque tous ses
successeurs. Certes, le sens donné à « sport » par une démarche qui part du Moyen Age pour
aller jusqu’au XIX° siècle, est très large, et, comme le remarque M. Bouet (op. cit., p.261), le
17
Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
souci de valoriser le patrimoine national face aux jeux importés de Grande-Bretagne paraît
souvent manifeste. Ainsi, l’intérêt porté à la soule par Jusserand s’explique-t-il en partie par
le souci de trouver des racines « françaises » au football, pour le défendre face aux attaques de
ceux qui raillent l’importation de ce « passe – temps anglais ».
Un autre ouvrage apporte une riche moisson de faits. Il s’agit de cette « histoire de la
performance à travers les âges » publiées en français sous le titre « Des Hommes et des
Records » (Paris, La Table Ronde, 1964), alors que son auteur, Walter Umminger, l’avait
quant à lui intitulé « Helden, Götter, Übermenschen – Des Héros, des Dieux, des
Surhommes ». De l’antiquité à nos jours, des jeux olympiques anciens aux modernes, mais
aussi des navigateurs polynésiens au Kon-Tiki et autre Tahiti-Nui, en passant par mille
occasions de prouesses civiles ou guerrières, le lecteur est souvent surpris par l’abondance et
la diversité de la documentation. Dommage que les sources ne soient pas citées, et surtout que
l’on ne puisse accepter l’hypothèse, selon laquelle « tout se passe comme si depuis les gais
stades divins de l’Olympe, une pente descendait régulièrement jusqu’aux lices des tenants,
idoles et champions, dans les arènes et les stades, qui tout comme le théâtre constituent un
monde merveilleux et sournois. » (Op. cit. p. 9) En effet, au delà des images, pas plus que
nous n’acceptons ailleurs l’identification du progrès des performances à un hypothétique
progrès de l’homme, pas plus nous ne pouvons souscrire à une vision de l’histoire comme
déclin, qui finit par assimiler les stades d’aujourd’hui aux amphithéâtres où combattaient les
gladiateurs. Quant au concept de surhomme, comment oublier qu’il est inséparable de son
opposé, et reste lié aux plus grandes tragédies de notre siècle ?
Pour la richesse de sa documentation, la qualité et l’abondance de l’illustration, on peut citer
la collection « La Fabuleuse Histoire… » (Paris, ODIL, diverses dates) où l’on trouve de
nombreux titres portant aussi bien sur les principaux sports (Athlétisme, natation, football,
rugby, tennis…) que sur les grandes compétitions (Jeux Olympiques, championnats du
Monde). Comme l’indique le titre, il s’agit plus de chronique que d’histoire critique, encore
que la première n’exclut pas nécessairement la seconde. Quoi qu’il en soit, ces ouvrages se
présentent comme des « sources » intéressantes, comme le sont les contributions de F. et S
Laget, avec J.P. Mazot (Le Grand Livre du Sport Féminin. Paris, FMT éditions 1982), de B.
Dumons, G. Pollet, M. Berjat (Naissance du Sport Moderne, Lyon, La Manufacture 1987), de
J. Durry et , sur P. de Coubertin, de Y.P. Boulongne, qui croise le point de vue de l’historien
et celui du spécialiste des sciences de l’éducation.
Après ces travaux à la fois pionniers et nécessaires en ce qu’ils apportent la connaissance des
faits, on peut évoquer ceux qui se mettent en valeur parla présence d’une thèse, avec tous les
risques qu’il peut y avoir à en formuler une a priori, et font partie du moins pour les premiers
d’entre eux, d’ouvrages philosophiques ou sociologiques.
Vient d’abord la troisième partie de l’ouvrage de M. Bouet, « Signification du Sport » (Op.
Cit.), intitulée « La Formation et l’Expansion du Sport Moderne ». L’analyse procède « par
les différentes coupes qu’une vue rétrospective permet d’opérer » (p.235), pour compléter, par
une approche diachronique, les résultats obtenus par l’analyse synchronique qui la précède.
Le sport, en tant qu’objet, et réalité profondément liée à la culture, est défini à partir des
« grandes significations dominantes de l’expérience sportive vécue » (p.96). Cinq types
principaux de sports sont ainsi dégagés, qui vont guider la réflexion, et trouver leurs
premières formes plus ou moins tôt dans l’histoire.
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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
D’une manière générale, ce qui est recherché ne peut s’assimiler à un mode d’explication par
l’origine. Il semble plutôt, comme cela apparaît dans l’extrait cité, qu’il s’agit de mettre
l’accent sur les différences significatives. S’agissant du Moyen Age, M. Bouet écrit par
exemple qu’il « contenait toute la matière de ce qui deviendra peu à peu le sport, mais que la
forme resta fruste, et, sur certains points, presque entièrement étrangère aux structures prises
dans le sport moderne par les thèmes de la performance et de la compétition. »
M. Bouet : Signification du Sport. Paris, Editions Universitaires, 1968. Pp 263264
Solidaires d’une vie enclose dans des cercles géographiques restreints, les combats
n’avaient pas besoin d’être organisés selon un calendrier. Ou bien ils s’ordonnaient à
celui des fêtes religieuses. Le défi était le mode fondamental d’institution d’une
rencontre, et le demeurait au sein de ces rencontres prévues qui avaient lieu lors des
fêtes. Les défis étaient relevés. L’issue des combats appelait de nouveaux défis. Et
cela allait ainsi, au gré de l’humeur belliqueuse de protagonistes et des répondants,
sans organisation, ni sans réglementation bien précises.
Les nobles auraient d’ailleurs répugné à des compétitions organisées dont ils n’eussent
pas pris l’initiative ; quant au peuple, il ne pourrait atteindre « la notion d’association
régulièrement constituée et permanente », si l’on considère notamment qu’il était pour
l’essentiel composé d’une population paysanne et dispersée. Comme le dit très bien
Mc Intosh : « A peu d’exceptions près le sport du Moyen Age était plus spontané et
moins hautement organisé que dans les temps modernes. » Corrélativement à la
spontanéité, c’est le caractère ludique qui nous frappe, l’absorption dans l’immédiateté
et aussi l’exubérance, la fantaisie, l’ « emportement », en prenant ce terme au sens de
J. Château. Le « desport », l’ « esbattement », cela est encore loin du sport autonome.
Cette belle vigueur, cet intérêt pris aux exercices corporels, ce sens de la noblesse de
l’agonisme auraient pu susciter une efflorescence du sport. Mais la culture physique
féodale déclina, non point – comme l’affirme le P.J. Bickel - parce que se produisit en
même temps le fléchissement religieux du schisme d’Occident et qu’elle aurait alors
pris la forme d’un passe-temps, d’un amusement anodin, mais surtout parce que,
comme l’a montré Wohl, le système féodal lui – même s’est décomposé.
Toutefois, ce qui s’est perdu ainsi, ce sont les exercices guerriers chevaleresques. Il
restait les jeux populaires : lutte, soule, crosse notamment chez les paysans. Et dans les
villes qui se développaient, la nécessité d’entraîner les bourgeois à la défense présida à
la formation de sortes de sections de tir ; par ailleurs la paume gagna considérablement
les citadins, en leur offrant un exercice dont ils commençaient à sentir le besoin et
qu’ils pouvaient pratiquer dans un espace réduit.
Si, chez M. Bouet, l’approche historique trouve place dans une démarche d’abord
philosophique, chez J.M. Brohm, elle entre dans une cohérence sociale et politique.
Ainsi, par exemple, dans son ouvrage intitulé « Sociologie Politique du Sport » (Paris, JP
Delarge, 1976), après avoir défini le sport comme « système institutionnalisé de pratiques
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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
compétitives à dominante physique, délimitées, codifiées, réglées conventionnellement.. »
(p.45), celui-ci demande à l’histoire de l’éclairer sur la naissance de ce fait social dans la
Grande Bretagne du XIX° siècle et sur son développement ultérieur. La genèse éclaire la
structure, l’histoire confirme l’analyse sociologique, au point qu’on a parfois l’impression
qu’elle renonce à sa spécificité pour mieux jouer son rôle. Ce qui nous semble présenter un
danger d’autant plus grand que la période étudiée est plus longue, et risque par conséquent de
relever non pas d’un corps construit d’hypothèses mais de plusieurs. A l’inverse, le danger se
réduit quand il s’agit de traiter d’un fait précis, qui peut alors être pris dans l’ensemble de ses
dimensions, comme c’est le cas dans l’ouvrage du même auteur intitulé « Jeux Olympiques à
Berlin » (Paris, Complexe, 1983).
L’approche philosophique et anthropologique de B. Jeu entretient elle aussi un permanent
dialogue avec une riche culture historique, où joue un grand rôle la référence à l’antiquité
classique. B. Jeu à l’opposé de tous ceux qui insistent sur l’originalité du sport moderne, sans
nier la coupure correspondant à l’émergence des sociétés industrielles, insiste sur la continuité,
du point de vue anthropologique et culturel, entre le sport antique et le nôtre. Il écrit, dans son
étude intitulée « Histoire du Sport. Histoire de la Culture » : « Nous avons même intérêt à
nous tourner prioritairement vers l’histoire la plus lointaine du sport. Il est déjà normal,
sentimentalement, d’accorder une attention privilégiée aux origines, aux sources de
l’institution. Mais c’est là surtout qu’on saisit le mieux, intellectuellement comment et à quel
point le sport fait partie intégrante de tout le système de la culture. » (in Sports et Sciences,
Paris, Vigot, 1979. p.36)
Evoquant plus loin, dans le même article, la situation de l’historien qui opère des choix,
construit des relations, organise, à la fois respectueux du passé et tributaire du présent qui lui
fournit son point de vue, B. Jeu nous semble situé à une position carrefour. L’approche
multidimensionnelle du sport qu’il met en œuvre, anthropologique, philosophique, dépasse le
cadre que nous nous sommes fixé ici, et nous conduirait aux problèmes complexes posés par
les relations entre l’histoire du sport et celle de la culture. De la même façon, la source
grecque marque la pensée occidentale, et l’univers des pratiques corporelles, dont la
signification à la fois profonde et vécue se donne dans les épopées et les mythes. Bref, dans
notre domaine comme ailleurs, il paraît fondé d’analyser les rapports entre structure et histoire.
Celles de l’imaginaire qui fait la richesse des pratiques, et contribue à leur succès
spectaculaire, apparaît comme douée d’une remarquable stabilité.
Si l’on s’attache, pour terminer ce rapide panorama, aux productions qui se définissent
comme relevant de l’histoire critique, il semble bien que l’on retrouve les grandes rubriques
déjà construites.
Ainsi, l’ouvrage de G. Vigarello, « Techniques d’Hier et d’Aujourd’hui » dont il sera
question plus loin, s’inscrit dans la logique d’une histoire des sciences et des techniques, à
laquelle il emprunte la logique de ses définitions, et les « lois » qui organisent les
transformations des techniques sportives.
Pour les autres productions – on pense aux travaux d’A. Wahl sur le football, de D. Lejeune
sur l’alpinisme, d’A. Rauch sur la boxe, de J.P. Augustin sur le rugby, de J.P. Callède sur le
« développement associatif de la culture sportive » et aux contributions de P. Arnaud qui
s’est entouré de nombreux jeunes chercheurs pour alimenter sa collection « Espaces et temps
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Bertrand DURING, ‘’Histoire Culturelle des Activités Physique XIXe et XXe Siècle’’
du Sport » (L’Harmattan, Paris), ou encore à l’ouvrage « L’Histoire en Mouvements »
coordonné par R. Hubscher, elles traitent du sport comme « fait social total » dans sa relation
à la société et à la culture.
Bref, chacun s’accorde, depuis les années quatre-vingt, à constater une évolution sensible.
Découvrant le sport soit parce qu’ils s’intéressent aux grandes associations (patronages
catholiques et laïcs, unions, fédérations…), soit parce qu’ils le prennent directement pour
objet en lui reconnaissant une signification originale, les historiens de langue française sont de
plus en plus nombreux à inscrire leurs travaux dans les exigences d’une histoire critique, et à
tenter de combler le retard qui jusqu’ici nous séparait des productions en langue allemande ou
anglaise.
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