L’Etat dans la croissance au XIX° siècle. INTRODUCTION Le XIXe est le siècle où la Révolution Industrielle, amorcée à la fin du XVIIIe en GrandeBretagne, s’étend progressivement à l’ensemble des pays occidentaux. La croissance, même si elle n’est pas aussi forte qu’au XXe s., est tout de même importante, surtout si on la compare à la situation antérieure. D’après les représentants de l’économie classique, l’Etat ne doit avoir qu’un rôle minimal. Au XIXe, alors que triomphent les idées classiques puis néoclassiques et avant la révolution keynésienne qui bouleversera plus tard la vision du rôle de l’Etat dans l’économie, cette conception devrait logiquement s’appliquer. Or, dans la plupart des pays qui s’industrialisent, il a joué un rôle beaucoup plus important et a ainsi participé au phénomène de croissance. Quel a été l’apport de l’intervention étatique dans la croissance des pays occidentaux au XIXe ? 1. L’Etat : un préalable nécessaire à la croissance économique Le rôle de l’Etat pour les Classiques. Pour les économistes classiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe, l’Etat doit être minimal dans ses fonctions (défense, justice, police) : celles d’un Etat-gendarme, appliquant, en arbitre, les règles générales d’un jeu social conçu pour le plein exercice des libertés individuelles ; un Etat du laisser-faire, laissez-passer, qui s’en remet, pour le reste et l’essentiel, à la négociation contractuelle entre individus libres et égaux en droit, c’est-à-dire au marché. Mais Adam Smith définit explicitement les devoirs du souverain. Le rôle de l’Etat est limité aux fonctions qui permettent à la société de vivre en paix et aux particuliers d’exercer leurs activités conformément à leurs intérêts et donc à l’intérêt collectif. Outre les fonctions régaliennes, l’Etat doit fournir des biens et services publics que le marché n’offrirait pas et qui sont pourtant indispensables à la société tout entière. Il s’agit essentiellement des infrastructures de communication : routes, ponts, voies navigables, qui facilitent les échanges et servent ainsi la croissance économique ; il s’agit également du service d’éducation : l’Etat doit encourager, voire même imposer, l’instruction de la masse du peuple. L’Etat doit mettre en place un cadre institutionnel et juridique favorable à la croissance. Pour que la croissance économique ait lieu, les agents économiques doivent avoir confiance. Les contrats doivent donc être protégés. C’est l’Etat qui, par sa législation, peut instaurer cette confiance. Comme le montre Polanyi, l’instauration du marché au XIXe a été permise par l’Etat. Le laisser-faire est le fruit de la législation mise en œuvre dans les nouvelles démocraties. Des principes appliqués au XIXe s. La mise en place du capitalisme a bel et bien été favorisée par l’action de l’Etat. Par exemple, en France, la législation de la période révolutionnaire a aboli la réglementation d’Ancien Régime, trop rigide pour permettre la croissance à long terme. L’Etat devient un Etat moderne, dont la légitimité n’est plus divine mais humaine, sociale, populaire. Pour l’Assemblée Constituante, les libertés économiques sont inséparables de la sûreté absolue des droits de propriété : ces derniers doivent être protégés contre les empiètements de type féodal, comme il en existait sous l’Ancien Régime, mais aussi contre toute atteinte de la part de l’Etat ou des non-propriétaires. La promulgation du Code civil en 1804 consacre l’ensemble de ces principes. La mise en place d’une législation adaptée aux besoins du capitalisme a donc largement devancé en France le développement du capitalisme industriel. En Russie, l’abolition du servage en 1861 marque le point de départ du décollage industriel. L’oukase de Stolypine (1906), qui démantèle la commune rurale et accroît le nombre de paysans propriétaires, permet l’apparition de surplus agricoles. Par ailleurs, l’Etat s’est largement investi dans la construction d’infrastructures. En France, le point de départ de la grande période de construction ferroviaire est la loi de 1842, qui prévoit un réseau en étoile rayonnant à partir de Paris, l’Etat prenant en charge les dépenses d’infrastructures. Vers 1860, l’essentiel du réseau de grandes lignes est achevé. Cette révolution ferroviaire, permise par l’Etat, assure une impulsion décisive pour le reste de l’économie. 2. Un Etat qui a accompagné les différentes étapes de la croissance au XIX° Nous nous intéresserons particulièrement au cas français. L’Etat ne s’est pas contenté de ses fonctions régaliennes. Pour favoriser la croissance, il a adapté son action en fonction de la situation économique. Avant que ne démarre réellement la Révolution Industrielle, les révolutionnaires, en France, ont mis en place un cadre favorable au développement du capitalisme. La législation de la période révolutionnaire, comporte, dans divers domaines, des mesures d’inspiration libérale destinées à favoriser l’essor de l’industrie et du commerce. La réglementation d’Ancien Régime est abolie. Les douanes intérieures sont supprimées. Le système fiscal est réorganisé et simplifié. Dès 1792, certaines dispositions du traité commercial signé en 1786 avec l’Angleterre sont annulées, et l’on revient à un certain protectionnisme. Le XIXe n’a pas connu que des périodes de forte croissance. Au cours des périodes de crise, il existe un élément compensateur, que l’on peut interpréter comme une lointaine préfiguration des politiques macroéconomiques de soutien de la demande appliquées au XXe s. : l’accroissement des dépenses publiques. Après avoir représenté une proportion remarquablement stable du produit national pendant toute la première partie du XIXe s., les dépenses publiques s’accroissent rapidement au cours des années 1870, pour atteindre un maximum (en termes relatifs) au début des années 1880, avec ensuite une stabilisation durant une trentaine d’années. Plus significatif encore apparaît l’accroissement de la part des dépenses économiques et sociales dans le total des dépenses de l’Etat ; un maximum est atteint précisément au cours des années 1880-1884, avec plus de 20% du total des dépenses publiques, dont les deux tiers pour les transports. Cette « flèche » correspond pour l’essentiel au programme de grands travaux publics lancé en 1879 par le ministre Freycinet : plus de 5 milliards de francs étaient affectés à l’aménagement des ports et des voies navigables, et surtout à la construction de 17000 km de lignes nouvelles de chemins de fer. Toute cette politique a eu pour résultat de rendre la dépression moins brutale, et a sans doute contribué à éviter un effondrement durable de la métallurgie. Par ailleurs, des mesures protectionnistes sont souvent prises en période de crise. Ainsi, pendant la Grande Dépression, la France, après avoir signé un accord de libre-échange avec l’Angleterre en 1860, prend de nouveau de telles mesures (tarifs Méline, par exemple). Dans de nombreux pays, d’ailleurs, l’action de l’Etat est décisive pour protéger les entreprises nationales de la concurrence. L’interventionnisme au XIXe a donc bien été réel. Les témoignages des préoccupations économiques des gouvernements jalonnent l’histoire du Second Empire et de la IIIe République, depuis l’organisation des expositions universelles (1855, 1867, 1889, 1900) jusqu’à la création d’un Office national du commerce extérieur (1898) ou aux pressions exercées sur les grandes banques à la veille de la guerre de 1914 pour les obliger à « lier » leurs prêts extérieurs à des commandes de matériels français. Loin de se limiter à la phase de mise en place, l’intervention de l’Etat tend à se pérenniser à travers des subventions permanentes aux réseaux déficitaires, assorties d’une tutelle et d’un droit de regard sur la fixation des tarifs. Le programme de construction ferroviaire a été délibérément relancé à des fins de soutien de l’activité économique en phase de dépression : bien peu de programmes de « grands travaux », au XXe s., atteindront une ampleur comparable à celle du plan Freycinet, plus d’un demi-siècle avant la révolution keynésienne. 3. Une action différente selon les pays Alors que le rôle de l’Etat est resté limité dans les pays pionniers de la Révolution Industrielle (Grande-Bretagne notamment), il a été majeur dans les pays d’industrialisation plus tardive (Allemagne, Japon, Russie). Une intervention de l’Etat essentielle dans le processus de rattrapage. Le modèle de l’historien anglais A. Gerschenkron, qui présente les modalités de la croissance et du développement des « pays neufs » (fin XIXe-début XXe), accorde une place primordiale à l’Etat, dont l’intervention est décisive. Ces pays, dont la Révolution Industrielle démarre bien après celle de la France ou l’Angleterre, doivent rattraper leur retard et leur industrialisation doit donc être accélérée. Cette intervention de l’Etat est à la fois un substitut et un complément de l’initiative privée : mobilisation des capitaux, développement de l’infrastructure (et commandes induites), protection ou création d’entreprises, veille technologique, etc…. Dans le cas du Japon de l’ère Meiji, l’Etat est omniprésent. Pour connaître la croissance, les gouvernants font venir des experts occidentaux au Japon et envoient des étudiants à l’étranger. L’Etat est un Etat fort, il met en place un protectionnisme « à sens unique ». C’est un véritable industriel : il possède 10 mines, 5 usines de munitions, 52 entreprises diverses notamment dans le textile. Les stratégies des pays neufs sont donc fort éloignées des schémas libéraux alors que dans les pays comme la France ou l’Angleterre, le rôle de l’Etat demeure relativement plus limité, l’initiative individuelle pouvant davantage s’exprimer. Des choix de politique économique différents. Certains pays sont très protectionnistes (Japon, Etats-Unis), et ne s’ouvrent guère aux échanges. D’autres, en revanche, et malgré des périodes où le protectionnisme se développe, sont plus favorables au libre-échange et commercent entre eux. C’est le cas de la France et de l’Angleterre, qui signent à deux reprises (1786 et 1860) des accords commerciaux. La volonté des gouvernements de ces deux pays est de mieux tirer parti de l’avantage comparatif, de faire des économies d’échelle et de stimuler l’innovation, sous la pression de la concurrence. L’engagement de l’Etat en faveur de la croissance est donc ici délibéré. Un autre exemple des différences de l’action étatique en fonction des pays est l’attitude de l’Etat face à la concentration économique. La concentration, qui s’oppose à la concurrence pure et parfaite, conduit les gouvernements à agir de deux façons opposées. Dans les pays anglo-saxons, les autorités prennent des mesures pour casser les trusts (aux Etats-Unis, le Congrès vote ainsi deux lois, le Sherman Act en 1890 et le Clayton Act en 1914). Tout autre est la situation de l’Allemagne. Là, le pouvoir a plutôt tendance à encourager les concentrations : ainsi, en 1904, les sociétés juridiquement indépendantes ont la possibilité de rallier des « communautés d’intérêts ». Les relations synergiques entre cartels industriels, banques universelles, laboratoires de recherche universitaire, et milieux politiques expriment l’émergence d’un capitalisme oligopolistique. CONCLUSION Dans tous les pays industriels, l’Etat a donc joué un rôle non négligeable dans la croissance au XIXe s. Même si certains Etats accordent plus d’importance que d’autres au respect des principes libéraux, l’interventionnisme a été bien réel. Il fut essentiel pour mettre en place le marché, construire des infrastructures, protéger les industries de la concurrence, rattraper un retard dans le cas des pays neufs… Le rôle contracyclique joué par cet interventionnisme en France annonce le succès qu’aura beaucoup plus tard la théorie keynésienne.