196 REVUE LAMY DE LA CONCURRENCE •AVRIL/JUIN 2007 •N011 Droit IÉconomie I Régulation
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
– on n’a pas manqué de souligner qu’il n’est pas forcé-
ment sain que les offices de délivrance aient précisément
quelque intérêt à la délivrance de brevets (
cf. Tirole J., Rapport au
Conseil d’analyse économique sur la propriété intellectuelle
);
– enfin, l’émergence constante de nouvelles pratiques,
bien différentes des techniques primitives, tels les remparts
de brevets visant à cadenasser le marché par multiplication
des barrières juridiques à l’entrée de nouveaux opérateurs,
posent, telles les pools de brevets, des questions difficiles à
évaluer au regard du bien commun.
De façon plus générale encore, le prestige du brevet n’est plus
ce qu’il était, notamment parce que les opérateurs écono-
miques peuvent lui préférer d’autres stratégies, par exemple
le secret, voire le bénéfice de la première présence sur le mar-
ché (
Lévêque F. et Ménière Y., Économie de la propriété intellectuelle, éd. La Découverte
),
et parce que les interventions des autorités de concurrence
ont recadré l’exercice des droits qu’il confère dans le respect
des principes généraux.
Il existe une relativisation du brevet.
Mais, c’est en tant que juge que je parle ici, et il ne peut être
question, tant au regard de cette fonction, que de mon ab-
sence de compétence à ce propos, d’aller plus loin dans ces
observations, voire de me lancer dans des projets ridicule-
ment ambitieux, tel que celui d’évoquer les questions éthiques
qui nourrissent la crise de la brevetabilité, en interpellant, par
exemple, les brevets de médicaments, au regard de l’équilibre
entre les investissements qu’il supposent et le poids des ca-
tastrophes humaines que ce coût même peut impliquer, ou
en examinant le respect des limites des choses devant rester
hors du commerce.
Ces débats ont place à cette tribune, mais d’autres les explo-
reront; je ne veux que centrer mon propos sur la confronta-
tion du juge avec la question précisément posée.
Un juge rend des jugements, et plus précisément, des « dis-
positifs ».
La théorisation des questions ne vaut donc qu’en ce qu’elle
éclaire cette décision finale; en résumé : le brevet est-il va-
lable? D’où suivra,… et donc, est-il contrefait? Puis répara-
tions, interdictions, etc.
Et de ce point de vue, je voudrais faire part de quelques dif-
ficultés, en suggérant que, peut-être, l’influence des divers fac-
teurs que j’ai cru devoir citer, et de bien d’autres que j’ai ou-
bliés ou dont j’ignore tout, crée des tensions sur « l’outil
juridique brevet ».
En somme, la question de la brevetabilité, si elle n’a jamais
été simple, débouche à présent, au moins dans certains cas,
sur d’importants aléas dans la décision finale.
I. – DE LA DIFFICILE APPRÉCIATION
DE LA BREVETABILITÉ...
La Convention de 1883 dessine un monument harmonieux,
sauf cette curieuse observation qu’elle ne définit clairement
que ce qui n’est pas brevetable, et non point ce qui l’est.
On en retient cependant, de manière positive, et pour parler
comme les directives de l’OEB, que l’objet du brevet est une
invention nouvelle, inventive, et susceptible d’application in-
dustrielle.
Cette définition n’a cependant pas réussi à héberger certaines
des nouvelles technologies, et on a pu, dès les années 1980,
déplorer cette « érosion du droit des brevets » (
Colloque IRPI sur la
conférence de Nairobi
).
Il en est résulté un vaste mouvement de contournement du
droit primaire, soit par définition, au cas par cas, d’un cadre
juridique propre à certains secteurs (
obtentions végétales, topographies
de semi-conducteurs, logiciels, bases de données; la Commission européenne ne semble
pas se résoudre à déposer son évaluation de la pertinence de cette dernière protection spé-
cifique; on envisagerait même d’en constater l’inefficacité économique; cf. Benabou V.-L.,
Propr. intell., n° 18, p. 106
), soit par délimitation d’un sous-ensemble
de règles particulières supposées adapter le droit général à
certains types d’avancées techniques (bio-technologies).
On peut se demander si la perspective commune de ces dé-
marches n’est pas en définitive de malaxer l’institution-bre-
vet pour la rétrécir ou la dilater à la mesure des nouveaux dé-
fis, faisant du « sur mesure » pour certains types de technologies,
et laissant les autres aux bons soins du prêt-à-porter général,
au risque de faire de ce dernier une sorte de cadre par défaut,
voir un lit de Procuste, qui ne va jamais à qui s’y allonge.
Quoi qu’il en soit, ce phénomène de reclassement spécifique
a profondément remis en cause les principes habituels de bre-
vetabilité.
Avec le droit des obtentions végétales, c’est la notion de dé-
couverte, supposant l’élaboration de quelque chose qui n’était
pas dans l’état du monde, qui est remise en cause, la loi ad-
mettant la protection de « toute variété nouvelle, créée ou dé-
couverte » (
C. propr. intell., art. L. 623-1
).
Dans le cas des semi-conducteurs, c’est la notion de nouveauté
qui est convoquée, puisque « la topographie finale ou inter-
médiaire d’un produit semi-conducteur traduisant un effort
intellectuel du créateur peut, à moins qu’elle ne soit courante,
faire l’objet d’un dépôt conférant la protection » (
C. propr. intell.,
art. L. 622-1
).
Quant aux logiciels, on a opté pour un système dérivé du droit
d’auteur (du copyright?), qui suppose que la création pour-
tant apparemment de nature technique, consiste en sa phase
«d’écriture »; c’est cette fois la distinction entre l’œuvre et
l’invention qui s’estompe.
Accessoirement, cette prolifération d’objets juridiques a créé
quelques risques d’abordages, que l’on n’évite que par de
subtiles distinctions, telle, s’agissant de l’articulation entre
brevet et certificat d’obtention végétale, la règle selon laquelle
«la loi française, dans sa rédaction actuelle, reconnaît la bre-
vetabilité d’une invention portant sur des végétaux, à condi-
tion que la mise enœuvre de l’invention ne soit pas limitée à
une variété végétale telle que définie à l’article 5 du règlement
2100/94 » (
Peuscet J., Brevetabilité de la biologie en France, CEIPI n° 54, p. 60
).
À ce stade, nous sommes en présence de difficultés bien
connues du juge, de la nature de celles que pose la mise en
œuvre de bien d’autres règles, par exemple celle excluant la
protection par le droit des dessins et modèles d’un objet fonc-
tionnel, encore que la jurisprudence a mis du temps à se fixer,
et que la question donne encore lieu à de vifs débats (
Guerre et
paix aux frontières du design, RLDA 2006/5, n° 287
), ce qui montre qu’il faut
bien du temps pour prendre la mesure d’une telle règle, alors
pourtant qu’on mesure facilement les motifs de l’ostracisme
ainsi dicté par la loi.
Le juge s’attend encore à ce que les textes puissent donner
lieu à des interprétations divergentes et à voir, par exemple,
la Cour de cassation dire que le droit français, pourtant en
mêmes termes que la CBE, ne permet pas, quoi qu’en dise la
Grande chambre de recours de l’OEB, la protection de la se-
conde application thérapeutique (
Cass. com., 26 oct. 1993, Rapp. annuel
de la Cour de cassation 1993, p. 314, étant précisé que l’article 54 CBE a été révisé en 2000,
sans incidence pour l’instant, dans cette période transitoire, sur l’article L. 611-11 du Code
de la propriété intellectuelle; le feuilleton n’est d’ailleurs pas terminé, car il ne semble pas
que la décision de la GRC fasse l’unanimité à l’OEB : OEB, CRT, 29 oct. 2004, T.1002/03
).
Et, enfin, on ne pouvait perdre de vue la controverse fonda-
mentale entre découverte et invention (
Azéma J. et Galloux J.-C., D.,
§ 173; Vivant M. et Bruguière J.-M. Réinventer l’invention?, Propr. intell., 2003, n° 8, p. 286
).