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Cycle de conférences de la Cour de cassation
DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE :
APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
R LC
Jeudi 9 novembre 2006
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Le 9 novembre 2006, s’est tenu à la Cour de cassation, dans le cadre du cycle de conférences « Droit et
Économie de la Concurrence », un colloque intitulé « Droits de Propriété Intellectuelle : approches juridique
et économique », sous la direction scientifique de M. Frédéric Jenny, conseiller en service extraordinaire à la Cour
de cassation.
Dix intervenants (magistrats, avocats, professeurs, économistes, professionnels) ont traité de la contribution de
l’innovation au progrès économique et de la place de plus en plus éminente du secteur des services dans nos
économies, combinées au souci de promouvoir une concurrence loyale et efficace entre les offreurs de biens et
services, phénomènes qui ont pour conséquence que le régime de la protection de la propriété intellectuelle
(droit des brevets, droits d’auteurs, droit des marques, etc.) constitue un enjeu crucial pour la croissance
économique dans le monde moderne. Mais, en raison même de leur importance, les droits de propriété
intellectuelle sont aussi l’objet de nombreuses interrogations concernant leur légitimité, leurs contours et leurs
limites au regard d’autres droits, ainsi que la façon dont certains d’entre eux doivent être adaptés aux évolutions
technologiques du monde moderne.
Quatre questions ont tout particulièrement retenu l’attention des participants à cette demi-journée d’étude :
– un vif débat s’est engagé dans nombre de pays, sur ce que devrait être le champ du domaine brevetable
et l’importance de la protection que les brevets devraient offrir pour favoriser l’innovation.
– qu’est-ce qui mérite d’être breveté et quel degré de protection les brevets doivent-ils offrir ?
– comment concilier équité, proportionnalité et recherche du dynamisme économique dans la
rémunération de la propriété intellectuelle ?
– en quoi les nouvelles technologies de communication et de diffusion des oeuvres audio-visuelles
bouleversent-elles l’équilibre du régime des droits d’auteur ?
Enfin, à l’heure où le champ du droit de la concurrence connaît un essor sans précédent, certaines autorités
antitrust ont explicitement ou implicitement pris, au nom du respect de la concurrence, des décisions allant dans
le sens d’une expropriation totale ou partielle des détenteurs de droits de propriété intellectuelle. Que peut-on
dire alors de la cohabitation parfois difficile entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle ?
Les acteurs du marché sont-ils les malheureux otages des incohérences résultant d’une insuffisante coordination
entre ces deux instruments juridiques ?
L’objet et le champ des brevets : qu’est-ce qui
mérite d’être breveté ?
Intervenants
Claude CRAMPES, Université de Toulouse I (Gremaq et IDEI)
Philippe SÉMÉRIVA, Conseiller référendaire à la Cour
de Cassation
Claude CRAMPES
D’après l’article L. 611-02 du Code de la propriété intellectuelle, le brevet est un titre de propriété industrielle protégeant
les inventions, délivré pour une durée de vingt ans. Dans l’article L. 611-10, le Code énonce les caractéristiques des inventions susceptibles d’être brevetées : elles doivent être nou-
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velles, impliquant une activité inventive et susceptibles d’application industrielle. Il évoque aussi des cas de non brevetabilité : les découvertes, théories scientifiques, méthodes mathématiques, créations esthétiques, plans, principes et méthodes
dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou
dans le domaine des activités économiques, programmes d’ordinateurs, présentations d’informations.
Le Code donne donc quelques orientations pour distinguer
parmi les créations intellectuelles celles qui méritent une protection légale et celles qui n’en méritent pas et, à l’intérieur
du premier ensemble, celles qui peuvent recevoir un brevet
et celles qui doivent être protégées différemment. Mais la rationalité économique de ces orientations ne saute pas aux
Droit I Économie I Régulation
I. – LA RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE DU BREVET
Le brevet donne à son titulaire le droit d’exploiter une innovation de façon exclusive. Il fait partie de la panoplie des instruments utilisés par les pouvoirs publics pour stimuler l’activité innovatrice et créative. Pourquoi faut-il stimuler cette
activité ? Et pourquoi par des brevets ?
L’essence du problème à résoudre peut se résumer ainsi :
i) l’activité inventive est bénéfique pour la société car elle
conduit généralement à des créations de produits ou de procédés dont le gain collectif est supérieur au coût collectif,
mais… ;
ii) ces créations ont une nature essentiellement informationnelle dans la mesure où elles produisent de la connaissance. Elles appartiennent à la catégorie des biens publics,
c’est-à-dire des biens non détruits par l’usage. Comme, par
ailleurs, l’information est peu coûteuse à copier et à transmettre, les gains appropriables par les agents capables d’innover sont inférieurs aux coûts qu’ils doivent supporter pour
aller au bout de leurs programmes de R & D. Leur intérêt
égoïste les conduit alors naturellement à ne pas chercher à innover.
On connaît deux familles de solutions à cette divergence entre
intérêt privé et intérêt public (pour une analyse plus détaillée, cf. Tirole
(2003)). D’une part, la collectivisation des coûts : puisque l’ensemble de la collectivité profitera des innovations, tout le
monde doit participer à leur financement par l’impôt dont les
recettes serviront à construire des laboratoires publics, à verser des subventions ou accorder des crédits d’impôts aux entreprises privées, voire à organiser des concours. D’autre part,
et à l’opposé, on trouve les méthodes de privatisation des
gains : les agents qui engagent des dépenses de recherche se
voient reconnaître le droit d’en tirer les bénéfices au travers
d’une exploitation monopolistique qui peut être soit opportuniste (le secret), soit reconnue par un titre légal de propriété
intellectuelle (le brevet).
Le brevet apparaît donc comme un moyen parmi d’autres d’attirer les candidats à l’innovation. Sa particularité est de ga-
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
yeux. Une recherche sur les bases de données des offices de
délivrance des brevets, couplée à un exercice de statistique
jurisprudentielle, permettrait de donner des indications qualitatives et quantitatives débouchant sur une taxonomie des
inventions brevetées. Mais cette observation du passé nous
renseignerait essentiellement sur les pratiques des offices et
des tribunaux et non sur l’objectif du système des brevets,
alors que l’intitulé de cette session nous invite plutôt à une
réflexion normative.
Pour apporter une réponse économique à la question posée,
je vais expliquer pourquoi il faut en appeler à la théorie des
mécanismes incitatifs, et plus particulièrement à l’une de ses
applications qui traite des contrats de délégation de services.
Je vais d’abord rappeler la rationalité économique du brevet
et le situer par rapport aux autres instruments publics de stimulation de la recherche. Ensuite, j’expliquerai en quoi il est
semblable à un contrat de délégation de service public « à revenu-plafond », c’est-à-dire un contrat entre, d’une part, les
autorités publiques représentant les citoyens et, d’autre part,
une personne privée ou publique chargée d’entreprendre des
tâches (ici des programmes de R & D) sur lesquelles elle possède une information de meilleure qualité que celle des autorités. Pour répondre à la question de l’intitulé de cette session, il restera donc à se demander quelles activités de recherche
méritent de faire l’objet d’un tel contrat, avec les gains et les
risques qui lui sont attachés.
rantir à l’innovateur l’aide des tribunaux si des braconniers
cherchent à chasser sur le territoire décrit par les revendications inscrites dans le titre délivré par l’organisme responsable de l’allocation. Les effets négatifs de ce monopole de
fait (perte de bien-être due au pouvoir de marché) sont compensés par l’obligation de description qui assure la diffusion
publique de l’information sur l’innovation. On espère que
cette diffusion permettra d’innover « autour du brevet » pendant sa durée de validité et de provoquer une concurrence
immédiatement après son expiration, comme le font les génériques dans le secteur du médicament.
II. – UN CONTRAT À REVENU PLAFOND
La théorie des incitations fournit un cadre de réflexion approprié pour comprendre la place qu’occupent les brevets
dans la panoplie des outils de promotion de la recherche
(pour une présentation détaillée des principes généraux et de la modélisation économique
de la théorie des mécanismes incitatifs, cf. Laffont et Martimort (2002)). Le problème analysé consiste à déterminer le cadre contractuel qui
permettra à un « principal » (supérieur hiérarchique, employeur, gouvernement, etc.) d’obtenir que ses agents (subordonnés, employés, entreprises privées, etc.) œvrent dans
le sens de son intérêt sans avoir à leur abandonner une part
trop importante des gains collectés. Toute la difficulté de
l’exercice vient de ce que les agents, par leur qualification
ou par leur situation privilégiée dans le processus de prise
de décision, possèdent généralement de meilleures informations que leur supérieur. Il peut s’agir d’informations concernant certaines des caractéristiques exogènes du problème à
résoudre (état de la technologie, état de la demande, etc.)
qui sont identifiées comme « variables de sélection adverse ».
Il peut aussi s’agir d’informations sur des décisions non observables de l’extérieur, telles que l’effort de maintenance
ou l’effort de R & D ; on parle alors de « variables de hasard
moral ».
La rationalité économique commande que le contrat base la
rémunération versée aux agents au moins partiellement sur
certaines variables de performance, à condition qu’elles soient
observables : la récolte, le chiffre d’affaires, les coûts (s’il existe
une comptabilité fiable). Avec un contrat mal calibré, on risque
de rémunérer de la même façon le surdoué paresseux et le
maladroit hyperactif, alors que l’efficacité voudrait qu’on incite le surdoué à se montrer plus vaillant, quitte à le payer
très cher, et à susciter moins d’activité de la part du maladroit
pour réduire sa rémunération. La théorie des mécanismes incitatifs montre que le contrat optimum est flexible, c’est-àdire qu’il pousse les agents à réaliser des efforts qui ne soient
pas trop éloignés de ce que le principal exigerait d’eux en information parfaite, au moyen d’une rémunération discriminante. Concrètement, on propose aux agents un « menu de
contrats » allant du moins exigeant et faiblement rémunéré
(juste assez pour couvrir les coûts de fourniture du service)
au plus exigeant et bien rémunéré (suffisamment pour ne pas
donner aux agents efficaces l’envie de choisir l’autre contrat).
Par son choix, chaque agent révèle son information privée.
Plus le nombre de contrats dans le menu est grand, mieux le
principal peut extraire de chaque agent l’information et l’effort correspondant à sa vraie nature. Ainsi, dans un contrat
de délégation de service public, l’éventail des contrats pour
un service de qualité donnée va du contrat à « marge fixe »,
bien adapté au cas d’entreprises peu susceptibles de réduire
leurs coûts de production, au contrat à « prix fixe » qui sera
plutôt choisi par celles qui sont capables d’améliorer leur productivité. Entre les deux, les contrats offerts doivent combi-
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
ner une marge fixe (faiblement incitative mais apportant une
assurance de faibles gains) et un prix fixe (fortement incitatif mais risqué).
Dans son souci de promouvoir les efforts de R & D, l’État apparaît comme un principal face à une multitude d’agents, certains identifiés et dont les caractéristiques technico-économiques sont partiellement connues, d’autres totalement
inconnus jusqu’au jour où ils innovent. En lançant des programmes de recherche subventionnés, la puissance publique
propose l’équivalent d’un contrat de R & D à marge fixe. En
effet, les laboratoires publics ou privés qui répondent aux appels d’offre verront leurs coûts contrôlés et recevront des
sommes garantissant leur remboursement. Les ressources financières vont de la poche des ménages/contribuables au
compte bancaire des centres de recherche, souvent ex ante et
sans réelle obligation de résultat, ce qui en fait un mécanisme
faiblement incitatif. Au contraire, par le système des brevets
dont l’étendue est limitée dans le temps (20 ans maximum)
et dans l’espace (champ des revendications défini explicitement au moment du dépôt), les pouvoirs publics offrent à
l’ensemble des agents la possibilité de révéler leurs qualités
de chercheurs et de développeurs dans le cadre d’un contrat
à revenu plafond. L’absence de référence aux coûts s’explique
par le fait que beaucoup de caractéristiques techniques
et comptables du processus de recherche sont (et resteront)
non observables par le principal. Le financement de la recherche se fait alors ex post en mettant à contribution les ménages/consommateurs et non pas les ménages/contribuables.
Il y a donc une forte incitation à réussir à innover.
L’éventail des outils de promotion de la recherche reflète ainsi
à la fois la multiplicité des projets à entreprendre, la multiplicité des agents susceptibles de les réaliser, et le déficit informationnel sur la nature des projets et l’identité et les qualités
des innovateurs potentiels.
III. – À QUELLES INVENTIONS ACCORDER UN BREVET ?
En utilisant le filtre de la théorie des incitations résumées cidessus, nous pouvons maintenant apporter quelques éléments
de réponse à la question posée que nous reformulerons de la
façon suivante : pour quels types d’innovations les inventeurs
devraient-ils être incités à choisir un contrat de financement
à revenu plafond ?
i) Le brevet est le contrat bien adapté quand les pouvoirs
publics (représentés par l’Office de la propriété intellectuelle)
souffrent d’un fort déficit informationnel sur les débouchés
potentiels de l’innovation. C’est évidemment le cas pour les
« innovations de marché », celles qui sont tirées par la demande privée. Parce que les entreprises ont généralement une
meilleure connaissance de l’état des techniques que les responsables politiques, c’est également vrai pour beaucoup d’innovations « poussées » par la technologie, sauf s’il s’agit d’innovations fondamentales dont seuls les pouvoirs publics sont
en mesure d’internaliser la totalité des effets. Ces innovations
fondamentales ne verront le jour que grâce à des programmes
publics de recherche, c’est à dire des contrats à marge fixe. Je
pense que c’est ce que fait explicitement la loi quand elle exclut du champ de la brevetabilité les théories scientifiques et
les méthodes mathématiques, dont la plupart sont de fait produites par des employés de l’État.
ii) Tout contrat à rémunération fixe (ou plafonnée) est risqué puisque les fluctuations de coût sont entièrement à la
charge de l’agent : la marge est variable et peut devenir né-
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gative quand surviennent des évènements non prévus. Il en
va ainsi du brevet qui plafonne les revenus sans les garantir.
Donc, il ne devrait attirer que les agents prêts à assumer certains risques industriels et commerciaux maîtrisables statistiquement. C’est par exemple, le cas en pharmacie où la demande potentielle peut être calculée et où les procédés de
recherche sont assez bien identifiés. C’est le savoir-faire accumulé, combiné à une part de chance, qui va faire la différence. Le brevet donne alors l’occasion de réaliser une péréquation entre les rares réussites qui rapportent beaucoup et
les nombreux échecs au bilan financier négatif. En revanche,
pour les projets industriels très risqués (par exemple la fusion
nucléaire contrôlée dont la date de réalisation est impossible
à déterminer), seuls des consortiums de recherche associant
firmes privées et publiques et garantissant une marge aux investisseurs privés sont capables de fournir un cadre contractuel à la mesure des risques encourus.
iii) Les pouvoirs publics ne doivent pas accorder leur protection à des innovations dont la valeur sociale nette est négative ou pour lesquelles l’octroi d’un brevet conduirait à une
perte d’efficacité collective. C’est ce qui se produit quand une
innovation faussement nouvelle est revendiquée et brevetée.
On connaît les exemples du « one-click » d’Amazon (« Patent wars »,
The Economist, 6 avr. 2000) et du « lien hypertexte » de British Telecom (« More Rembrandts in the attic », The Economist, 17 janv. 2002). Accorder un
brevet à ces fausses innovations, c’est accorder une aubaine
au déposant opportuniste. Ce type d’erreur peut être réduit
en recourant à un examen collectif de la validité des demandes
de brevets, c’est-à-dire en étendant le champ des investigations sur l’antériorité au-delà des bases de données et des
compétences des offices de délivrance des brevets. On connaît
la procédure d’opposition de l’Office Européen des Brevets
(cf. les conditions d’application sur le site de l’OEB : <http://www.european-patent-office.org/legal/epc/e/apv.html>) qui court sur neuf mois après publication de
la notification de délivrance. Certains mouvements qui militent contre la brevetabilité des logiciels souhaiteraient, à défaut d’interdiction, que les demandes de brevet soient publiées
sur Internet avant que le brevet soit octroyé pour être passées
au crible des recherches d’antériorité par l’ensemble de la
communauté des internautes.
iv) Les logiciels, tout comme les innovations biotechnologiques, posent un problème additionnel qui vient de leur
nature séquentielle. Dans ces domaines, les innovations utilisent des fragments de programmes qui, s’ils font l’objet
d’une appropriation privée exclusive, peuvent bloquer toute
recherche ultérieure. Cela ne signifie pas que les innovations
doivent être interdites de brevet dans ces domaines mais que
le champ des revendications ne devrait pas empêcher l’effort
de recherche. Au contraire, le système des brevets, par l’obligation de divulgation, cherche à encourager les utilisations
induites. Pour les innovations séquentielles, il faudrait donc
compléter le brevet par un mécanisme de licence obligatoire
à un prix fixé après négociation avec l’autorité chargée de
l’allocation des droits. Ce prix peut même faire partie du
menu offert au choix de l’innovateur : le choix d’un brevet
comprenant un prix de cession élevé devrait se payer par de
fortes redevances d’obtention et de maintien du brevet (pour
une revue de la littérature sue ce thème, cf. Encaoua et alii (2005)). Une variante
consiste à exiger que ces innovations soient placées dans une
banque de dépôt dont l’accès est contrôlé par une instance
privée ou publique chargée de vérifier que les utilisateurs ont
un objectif de recherche qui n’enfreint pas les droits des déposants.
Droit I Économie I Régulation
nism design approach to the patent system, where an optimal patent system could be based
on a menu of different degrees of patent protection with stronger protection corresponding to
higher fees » Encaoua et alii (2005)).
Bibliographie
• Encaoua D., Guellec D. et Martinez C. (2005), « Patent systems for encouraging innovation : Lessons from economic analysis », WP Eureqa, Université Paris I, à paraitre dans Research Policy.
• Laffont J.-J. et Martimort D. (2002) « The theory of incentives. The principal-agent model »,
Princeton University Press.
• Noel M. et Schankerman M. (2006) « Strategic Patenting and Software Innovation », London School of Economics WP, Juin, <http://sticerd.lse.ac.uk/dps/ei/EI43.pdf>.
• Tirole J. (2003) « Protection de la propriété intellectuelle : une introduction et quelques
pistes de réflexion » p. 9 à 47 in « Propriété intellectuelle », Rapport du Conseil d’Analyse
Économique, La documentation française, Paris, <http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/034000448/0000.pdf>.
Philippe SÉMÉRIVA
C’est un honneur d’avoir été invité à vous présenter quelques
réflexions sur une question, qui n’a que le tort d’être un peu
ardue, relative à ce qui « mérite » d’être breveté.
C’est, en outre, une chance d’intervenir à la suite de M. Crampes,
qui a dessiné le vaste périmètre dans lequel s’insère cette question.
Il y aura des redites entre lui et moi; tant pis? Non, tant mieux,
puisque cela démontrera, au besoin, qu’entre adeptes de spécialités différentes, on parle des mêmes choses – ce qui est le
moins – mais qu’en outre on y décèle les mêmes difficultés.
Le droit des brevets, qui est bien vieux, confronte en permanence l’idée d’invention à la marche de la technologie.
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
Conclusions
La théorie des incitations permet de montrer que le brevet
est une forme de contrat liant la société et des innovateurs
privés, dont les caractéristiques s’expliquent par l’impossibilité d’identifier a priori l’ensemble des projets de recherche
et des meilleurs candidats à leur réalisation, et d’observer
leurs efforts de R & D. Le brevet confère une position monopolistique aux innovateurs, ce qui est néfaste pour l’efficacité ; mais il déclenche une concurrence pour le marché et
accélère ainsi le rythme des innovations. Autre point positif,
la privatisation des gains collectifs est partiellement compensée par la diffusion de l’information dans l’ensemble de la
société.
En allant au-delà du point de vue normatif qui permet de réfléchir à la légitimité de certains brevets, nous souhaitons
conclure en nous posant la question de l’adéquation du système lui-même. Le système des brevets est-il adapté à une société dont la richesse est basée sur la connaissance ? Conçu
pour des innovations industrielles, c’est-à-dire matérielles,
dont les retombées économiques sont mal prévisibles mais
restent contrôlables, mesurables et vérifiables ex post, on imagine bien qu’il présente des faiblesses dans l’environnement
économique actuel et qu’il soit utilisé de façon stratégique par
certains pour bloquer l’accès au-delà des revendications légitimes (cf., par exemple, Noel M. et Schankerman M. (2006) pour une étude sur les comportements stratégiques dans le secteur du logiciel). Aux yeux des économistes,
la principale faiblesse du système est son manque de flexibilité, c’est-à-dire la pauvreté du menu offert aux innovateurs.
La flexibilité actuelle vient surtout de l’adaptabilité de la durée et du champ des revendications. Mais, il manque des options suffisamment différentes les unes des autres par les droits
conférés et le prix à payer pour les obtenir de façon à former
un vrai menu dans lequel les innovateurs trouveraient un
contrat adapté à leur innovation («… economic theory pleads for a mecha-
La règle du jeu n’a pas varié, qui consiste à échanger une protection monopolistique temporaire contre la divulgation d’un
enrichissement de l’art antérieur; c’est l’idée de contrat qu’évoquait tout à l’heure M. Crampes, celle d’un échange, c’est-àdire d’un accord, qui suppose un certain équilibre entre le
droit que consent la collectivité et l’avantage qu’elle en retire
(car, s’il n’est pas de lésion en matière d’échange, un trop grand déséquilibre peut remettre
en cause la qualification même d’un tel accord, cf. Cass. 3e civ., 15 mars 1977, n° 75-14.664,
Bull. civ. III, n° 120).
Il reste généralement enseigné, sinon unanimement admis –
car la controverse sur le bien fondé de cette analyse n’est pas
en voie de s’éteindre –, que l’arrière-plan économique justifiant la constitution de ce droit exorbitant tient à ce que « le
rôle du brevet est de restreindre la concurrence pour encourager la recherche et le développement » (Stiglitz J. et Walsh C., Principes
d’économie moderne, De Boeck éditeur, p. 451), ce qui se traduit, dans une
version plus entrepreneuriale, par l’idée que « l’objectif n’est
pas de faire plaisir aux entreprises, mais de reconnaître que
les industriels génèrent une activité économique qui accroît le
bien-être de tous en procurant à la collectivité les moyens dont
elle a besoin pour satisfaire ses besoins présents et futurs »
(Sueur T. et Combeau J. Un monument en péril : le système des brevets en Europe, Droit
et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, 2005), et se prolonge, dans une
vision compétitrice, par l’affirmation selon laquelle « la mise
en place d’un système efficace visant à protéger les brevets couvrant des innovations technologiques constitue une arme cruciale dans un environnement économique compétitif » (Maloney Th.,
La défense des droits de la propriété industrielle en Europe, aux États-Unis et au Japon, Mélanges Stauder, Presses universitaires de Strasbourg, 2001).
Ajoutons à cela un principe de rémunération, parfois même
seulement morale, manifestant la reconnaissance publique
envers l’inventeur.
Et soulignons enfin que cette permanence des mobiles se prolonge par la permanence de l’objet du brevet, conçu comme
consistant en une « invention », encore que l’expression soit
en elle-même polysémique.
L’adéquation de ces principes de base aux différentes activités de recherche et de développement est variable.
Car, si l’on constate que, comme bien d’autres institutions juridiques, le droit du brevet connaît des difficultés, parfois
graves, il faut tout de même commencer par signaler que le
système fonctionne sans problème existentiel dans nombre
de secteurs d’activités, quel qu’en soit le degré de sophistication, notamment parce qu’il en est l’un des fruits, et qu’il s’y
trouve encore naturellement adapté.
Mais c’est un truisme de souligner que les choses se compliquent beaucoup lorsqu’on envisage des technologies assez
nouvelles pour n’être nées, ou ne s’être largement développées qu’après l’élaboration des règles fondamentales de la
matière.
Il faut se risquer à relever diverses circonstances pouvant influer sur l’idée que l’on peut se faire, dans ces conditions, de
« ce qui mérite d’être breveté » :
– on craint, d’abord, de devoir remarquer que, notamment
en ce qu’ils concernent les technologies nouvelles, les droits
de propriété intellectuelle – et point seulement les droits de
brevet – sont généralement abhorrés du public ;
– par une meilleure connaissance du droit comparé, voire
de notre droit unifié (Pollaud-Dullian, La brevetabilité des inventions, Litec, IRPI,
n° 16), on s’est aperçu que le droit européen diffère sensiblement des principes reçus au Japon et aux États-Unis, qui admettent comme brevetable tout ce qui est utile, et cela ne peut
être indifférent, en termes de compétitivité ou d’emplois, ni
sans effets juridiques ;
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
– on n’a pas manqué de souligner qu’il n’est pas forcément sain que les offices de délivrance aient précisément
quelque intérêt à la délivrance de brevets (cf. Tirole J., Rapport au
Conseil d’analyse économique sur la propriété intellectuelle) ;
– enfin, l’émergence constante de nouvelles pratiques,
bien différentes des techniques primitives, tels les remparts
de brevets visant à cadenasser le marché par multiplication
des barrières juridiques à l’entrée de nouveaux opérateurs,
posent, telles les pools de brevets, des questions difficiles à
évaluer au regard du bien commun.
De façon plus générale encore, le prestige du brevet n’est plus
ce qu’il était, notamment parce que les opérateurs économiques peuvent lui préférer d’autres stratégies, par exemple
le secret, voire le bénéfice de la première présence sur le marché (Lévêque F. et Ménière Y., Économie de la propriété intellectuelle, éd. La Découverte),
et parce que les interventions des autorités de concurrence
ont recadré l’exercice des droits qu’il confère dans le respect
des principes généraux.
Il existe une relativisation du brevet.
Mais, c’est en tant que juge que je parle ici, et il ne peut être
question, tant au regard de cette fonction, que de mon absence de compétence à ce propos, d’aller plus loin dans ces
observations, voire de me lancer dans des projets ridiculement ambitieux, tel que celui d’évoquer les questions éthiques
qui nourrissent la crise de la brevetabilité, en interpellant, par
exemple, les brevets de médicaments, au regard de l’équilibre
entre les investissements qu’il supposent et le poids des catastrophes humaines que ce coût même peut impliquer, ou
en examinant le respect des limites des choses devant rester
hors du commerce.
Ces débats ont place à cette tribune, mais d’autres les exploreront ; je ne veux que centrer mon propos sur la confrontation du juge avec la question précisément posée.
Un juge rend des jugements, et plus précisément, des « dispositifs ».
La théorisation des questions ne vaut donc qu’en ce qu’elle
éclaire cette décision finale ; en résumé : le brevet est-il valable ? D’où suivra,… et donc, est-il contrefait ? Puis réparations, interdictions, etc.
Et de ce point de vue, je voudrais faire part de quelques difficultés, en suggérant que, peut-être, l’influence des divers facteurs que j’ai cru devoir citer, et de bien d’autres que j’ai oubliés ou dont j’ignore tout, crée des tensions sur « l’outil
juridique brevet ».
En somme, la question de la brevetabilité, si elle n’a jamais
été simple, débouche à présent, au moins dans certains cas,
sur d’importants aléas dans la décision finale.
I. – DE LA DIFFICILE APPRÉCIATION
DE LA BREVETABILITÉ...
La Convention de 1883 dessine un monument harmonieux,
sauf cette curieuse observation qu’elle ne définit clairement
que ce qui n’est pas brevetable, et non point ce qui l’est.
On en retient cependant, de manière positive, et pour parler
comme les directives de l’OEB, que l’objet du brevet est une
invention nouvelle, inventive, et susceptible d’application industrielle.
Cette définition n’a cependant pas réussi à héberger certaines
des nouvelles technologies, et on a pu, dès les années 1980,
déplorer cette « érosion du droit des brevets » (Colloque IRPI sur la
conférence de Nairobi).
Il en est résulté un vaste mouvement de contournement du
droit primaire, soit par définition, au cas par cas, d’un cadre
juridique propre à certains secteurs (obtentions végétales, topographies
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de semi-conducteurs, logiciels, bases de données; la Commission européenne ne semble
pas se résoudre à déposer son évaluation de la pertinence de cette dernière protection spécifique; on envisagerait même d’en constater l’inefficacité économique; cf. Benabou V.-L.,
Propr. intell., n° 18, p. 106), soit par délimitation d’un sous-ensemble
de règles particulières supposées adapter le droit général à
certains types d’avancées techniques (bio-technologies).
On peut se demander si la perspective commune de ces démarches n’est pas en définitive de malaxer l’institution-brevet pour la rétrécir ou la dilater à la mesure des nouveaux défis, faisant du « sur mesure » pour certains types de technologies,
et laissant les autres aux bons soins du prêt-à-porter général,
au risque de faire de ce dernier une sorte de cadre par défaut,
voir un lit de Procuste, qui ne va jamais à qui s’y allonge.
Quoi qu’il en soit, ce phénomène de reclassement spécifique
a profondément remis en cause les principes habituels de brevetabilité.
Avec le droit des obtentions végétales, c’est la notion de découverte, supposant l’élaboration de quelque chose qui n’était
pas dans l’état du monde, qui est remise en cause, la loi admettant la protection de « toute variété nouvelle, créée ou découverte » (C. propr. intell., art. L. 623-1).
Dans le cas des semi-conducteurs, c’est la notion de nouveauté
qui est convoquée, puisque « la topographie finale ou intermédiaire d’un produit semi-conducteur traduisant un effort
intellectuel du créateur peut, à moins qu’elle ne soit courante,
faire l’objet d’un dépôt conférant la protection » (C. propr. intell.,
art. L. 622-1).
Quant aux logiciels, on a opté pour un système dérivé du droit
d’auteur (du copyright ?), qui suppose que la création pourtant apparemment de nature technique, consiste en sa phase
« d’écriture » ; c’est cette fois la distinction entre l’œuvre et
l’invention qui s’estompe.
Accessoirement, cette prolifération d’objets juridiques a créé
quelques risques d’abordages, que l’on n’évite que par de
subtiles distinctions, telle, s’agissant de l’articulation entre
brevet et certificat d’obtention végétale, la règle selon laquelle
« la loi française, dans sa rédaction actuelle, reconnaît la brevetabilité d’une invention portant sur des végétaux, à condition que la mise en œuvre de l’invention ne soit pas limitée à
une variété végétale telle que définie à l’article 5 du règlement
2100/94 » (Peuscet J., Brevetabilité de la biologie en France, CEIPI n° 54, p. 60).
À ce stade, nous sommes en présence de difficultés bien
connues du juge, de la nature de celles que pose la mise en
œuvre de bien d’autres règles, par exemple celle excluant la
protection par le droit des dessins et modèles d’un objet fonctionnel, encore que la jurisprudence a mis du temps à se fixer,
et que la question donne encore lieu à de vifs débats (Guerre et
paix aux frontières du design, RLDA 2006/5, n° 287), ce qui montre qu’il faut
bien du temps pour prendre la mesure d’une telle règle, alors
pourtant qu’on mesure facilement les motifs de l’ostracisme
ainsi dicté par la loi.
Le juge s’attend encore à ce que les textes puissent donner
lieu à des interprétations divergentes et à voir, par exemple,
la Cour de cassation dire que le droit français, pourtant en
mêmes termes que la CBE, ne permet pas, quoi qu’en dise la
Grande chambre de recours de l’OEB, la protection de la seconde application thérapeutique (Cass. com., 26 oct. 1993, Rapp. annuel
de la Cour de cassation 1993, p. 314, étant précisé que l’article 54 CBE a été révisé en 2000,
sans incidence pour l’instant, dans cette période transitoire, sur l’article L. 611-11 du Code
de la propriété intellectuelle; le feuilleton n’est d’ailleurs pas terminé, car il ne semble pas
que la décision de la GRC fasse l’unanimité à l’OEB : OEB, CRT, 29 oct. 2004, T.1002/03).
Et, enfin, on ne pouvait perdre de vue la controverse fondamentale entre découverte et invention (Azéma J. et Galloux J.-C., D.,
§ 173; Vivant M. et Bruguière J.-M. Réinventer l’invention?, Propr. intell., 2003, n° 8, p. 286).
Droit I Économie I Régulation
On en déduit seulement que l’évolution qui, à partir des mêmes
prémisses, a conduit à admettre cette brevetabilité aux USA, ne
s’étant tout simplement pas produite, ou pas encore, en Europe,
le débat sur la question ne devrait se poser dans nos pays que
sous l’angle des mérites d’une modification du texte de la CBE.
Or, ce n’est pas le cas.
Sans remonter trop loin dans le temps (sur l’historique de la jurispru-
II. – ... À L’APPRÉCIATION ALÉATOIRE
DE LA BREVETABILITÉ
employé, non point seulement à constater que l’invention présentée portant sur une méthode commerciale, (il n’était pas
besoin d’aller plus loin), mais bien à définir les conditions
d’une brevetabilité.
Soit d’abord, la décision de la Chambre de recours technique
3.5.1 du 8 septembre 2000 (OEB, CRT, T.931/95 Pension benefit systems partnership c/ PBS), qui concerne une « méthode pour contrôler un système de caisse de retraite en administrant au moins un compte
d’employeur affilié ».
Selon cette décision, « les méthodes faisant intervenir uniquement des notions d’économies et des pratiques dans le domaine
des activités économiques ne sont pas des inventions au sens
de l’article 52 CBE ; une caractéristique d’une méthode portant
sur l’utilisation de moyens techniques à des fins exclusivement
non techniques et/ou pour traiter des informations de nature
exclusivement non techniques ne confère pas nécessairement
un caractère technique à ladite méthode ; il ne suffit pas qu’une
revendication comporte des caractéristiques techniques pour
que son objet devienne une invention ».
Voilà qui paraît terminer le débat.
Mais la Chambre se penche ensuite sur la revendication subsidiaire, tendant à voir breveté le dispositif permettant le pilotage de ce système de gestion, et considère, ce qui manifeste
un net décalage avec les principes de la matière « qu’un système informatique dûment programmé en vue d’une utilisation dans un domaine particulier, même s’il s’agit du domaine
de l’économie et des affaires, constitue un dispositif concret au
sens d’une entité physique, fabriqué par l’Homme à des fins
utilitaires, et est donc une invention au sens de l’article 52 ».
Or, « tout dispositif constituant une entité physique ou un produit concret pouvant servir ou aider une activité économique
est une invention au sens de l’article 52 CBE ».
Et ce n’est donc que pour défaut d’activité inventive que la
brevetabilité sera finalement écartée.
Il s’en déduit que, si de telles méthodes ne sont pas brevetables, il peut être envisagé de breveter, en tant que structure,
le produit permettant leur mise en œuvre, notamment automatisée.
On souligne, quant aux réactions des autorités nationales à
cette approche, la décision de l’Office des brevets britanniques,
qui a admis cette doctrine, tout en signalant que cette solution était contraire à la jurisprudence nationale (Merrill Lynch,
1989), dont le maintien aurait été à son sens préférable, car la
solution de l’OEB revenait, en ce qui concerne la brevetabilité d’un objet, à faire prévaloir la forme de la revendication
sur sa substance même, et à déterminer la brevetabilité en
fonction de la manière dont est rédigée la revendication. (source
OEB European national patent decisions report).
Il n’est pas sûr que « l’application de ces règles soit de nature
à résoudre pleinement le problème, ces règles imposant, pour
juger de l’activité inventive, de séparer les avantages techniques
de l’invention et ceux qui relèvent d’un domaine exclu de la
brevetabilité ; le raisonnement est juridiquement plus satisfaisant, mais dans la pratique, tout aussi difficile » (Desrousseaux G.
Si le législateur entend aménager les règles générales pour définir des conditions de protection spécifiques à certains objets, comme il l’a fait dans les matières dont il vient d’être
question (même lorsque cela se borne – on ne résiste pas à le citer – « à la mise en
langue française, autant qu’il est possible, de certaines dispositions du droit américain »,
comme le disait M. Foyer à propos de la transposition de la directive sur les semi-conducteurs, cité in Colloque IRPI, 15 déc. 1987), on se demande si, lorsqu’il ne
le fait pas, il revient au juge ou à l’examinateur de brevet de
se substituer à lui.
Je ne voudrais, ici, qu’évoquer le cas de certaines exclusions
légales de brevetabilité, plus particulièrement celle qui concerne
les idées et les méthodes, à laquelle, compte tenu du format
de cette rencontre, je limiterai mon intervention.
Les idées sont « de libre parcours » ; on ne voit pas qu’elles
puissent faire l’objet d’un droit privatif, notamment par brevet, et d’ailleurs c’est impossible en pratique.
Qu’on rattache cette règle à l’absence d’application industrielle, ou que l’on mobilise les principes de l’éthique et de
l’universalité de la culture, on est en terrain solide, qui ne devrait pas laisser place à beaucoup de discussions ni d’hésitations.
Donc, l’article 52 CBE, 1er alinéa, disposant que « les brevets
européens sont délivrés pour les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptible d’application industrielle », précise immédiatement que « ne sont pas considérés
comme des inventions, notamment, […], c) les plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, en
matière de jeu ou dans le domaine des activités économiques,
ainsi que les programmes d’ordinateurs ».
La méthode brevetable suppose donc un objet technique.
Mais certains éléments non techniques peuvent entrer dans
la technique décrite, de sorte que le troisième alinéa du texte
précité n’exclut les éléments énumérés que « dans la mesure
où la demande de brevet européen ou le brevet européen ne
concerne que l’un des éléments, considéré en tant que tel »
(mêmes règles pour les brevets français, C. propr. intell., art. L. 611-10).
Étant bien entendu que, si même l’objet d’une telle méthode
est technique, celle-ci peut encore être exclue de brevetabilité, notamment si elle est thérapeutique, mais on dispose alors
de quelques enseignements pour guider le délibéré (« Une méthode de traitement n’est pas brevetable lorsqu’elle a nécessairement un effet thérapeutique » :
Cass. com., 17 juin 2003, n° 01-10.075, Bull. civ. IV, n° 100 ; aussi OEB, GCR, 16 déc. 2005,
G.0001/04, Propr. intell., 2006, n°19, p. 188).
Par conséquent, une méthode dont l’objet n’est pas technique,
par exemple une méthode commerciale, n’est pas brevetable
en Europe, et le fait qu’elle recoure pour sa mise en œuvre à
des dispositifs, notamment informatiques, qui ne sont pas
plus brevetables en tant que tels, ne semble pas modifier cette
solution.
Certes, de telles méthodes commerciales sont brevetables
(Liotard I., Les brevets sur les méthodes commerciales : état des lieux et perspectives économiques, Propr. intell. 2004, p. 615, assorti d’une bibliographie, notamment américaine)
aux États-Unis.
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
Mais en somme, si la question était difficile, il ne s’agissait
que de correcte application du droit, avec ses controverses,
avec ses évolutions, et si le juge, trop souvent peu spécialisé,
pouvait peiner à démêler la solution du litige, il existait assez
de principes reçus pour éviter les errements les plus graves :
on savait essentiellement qu’une invention brevetable, dans
la conception européenne, consistait en une solution technique à un problème technique.
dence antérieure de l’OEB, cf. Buydens M., La propriété intellectuelle en question(s), colloque IRPI, Litec. p.153 et s.), on doit constater que l’OEB s’est bien
et Lamoureux G.-G., Logiciels, Business methods : évolution de la pratique de l’OEB, Gaz.
Pal. nov.-déc. 2001, p. 1634).
N 0 11 • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E
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197
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
En France (outre les références relevées par Mme SchmidtSzalewski, article cité), on connaît notamment l’arrêt de la
Cour d’appel de Rennes, 7 octobre 2003 (CA Rennes, 7 oct. 2003, JCP E
2004, comm. Caron C.), qui retient, à propos d’un « dispositif de traitement et de gestion dans le temps des données » (un système
de vente aux enchères en ligne), que « le dispositif et le système visés dans les revendications ne sont pas décrits sur un
plan technique mais uniquement par référence aux différentes
étapes du procédé ; ces revendications ne sont en fait qu’une
succession de moyens sans aucune référence technique, étant
observé que les supports techniques nécessaires à l’application
de ce qui n’est en fait qu’une méthode appliquée à l’activité
économique de courtage, sont d’une utilisation courante depuis de nombreuses années ».
Et en outre, divers arrêts de la Cour d’appel de Paris, notamment dans l’affaire Catalina dont il va être question, admettent la brevetabilité en raison de l’effet technique de la structure participant à sa mise en œuvre (CA Paris, 18 avr. 2004, Propr. intell.
2003, p. 191 et Propr. intell. 2004, p. 790; les commentaires de M. Warusfel sont d’un soutien particulièrement précieux pour l’ensemble de la question ici évoquée; on précise que
le pourvoi formé contre la décision commentée a fait l’objet d’un désistement).
Une décision ultérieure de la Chambre de recours technique
3.5.1, du 21 avril 2004 (OEB, CRT, 21 avr. 2004, T.258/03, Hitachi, méthodes
d’enchères) est venue faire rebondir la question, en retenant
qu’une méthode faisant intervenir des moyens techniques
constitue une invention au sens de l’article 52 (1) CBE.
Concédant que « sa conclusion n’est pas conforme au point II
du sommaire de la décision PBS » (selon lequel une caractéristique d’une
méthode portant sur l’utilisation de moyens techniques à des fins exclusivement non techniques et/ou pour traiter des informations de nature exclusivement non technique ne confère
pas nécessairement un caractère technique à ladite méthode; cf., aussi, OEB, Directives
C-IV, 2.3.6), la Chambre indique notamment n’être « pas persua-
dée que le texte de l’article 52 (2) c) CBE, impose de traiter différemment les revendications concernant des activités et celles
portant sur des entités destinées à la mise en œuvre de ces activités », et décide que :
Concernant la notion « d’invention » au sens de l’article 52 (1) CBE,
ce qui importe c’est l’existence du caractère technique que
peuvent sous-tendre les caractéristiques physiques d’une entité ou la nature d’une activité, ou que l’utilisation de moyens
techniques peut conférer à une activité non technique. La
Chambre estime par conséquent que les activités couvertes
par la notion de non-invention « en tant que telle » représentent de façon typique des concepts purement abstraits et dénués de toute incidence d’ordre technique.
La Chambre n’ignore pas que son interprétation – relativement large – du terme « invention » figurant à l’article 52 (1)
CBE inclut des activités qui sont si courantes que leur caractère technique tend à être négligé, par exemple, l’acte consistant à écrire en utilisant un stylo et du papier.
Inutile de préciser toutefois que cela ne signifie pas que toutes
les méthodes impliquant l’utilisation de moyens techniques
sont brevetables. Elles doivent toujours être nouvelles, représenter une solution technique non évidente à un problème
technique et être susceptibles d’application industrielle.
En cette espèce, encore, la demande de brevet ne sera rejetée
qu’à défaut d’activité inventive, car « la partie technique de
l’invention se limite essentiellement à donner comme instruction à l’ordinateur serveur d’appliquer les conditions prévues
et d’effectuer les calculs nécessaires ».
Il faut encore citer la décision du 17 mars 2005 de la
Chambre 3.4.3 (OEB, CRT 17 mars 2005, aff. T.531-03, Catalina), relative (comme l’arrêt précité de la Cour d’appel de Paris),
à une demande de brevet portant sur une amélioration
de la méthode permettant l’impression dans un magasin
198
R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
de vente d’un seul bon portant sur des réductions cumulées.
Elle affirme que « lors de l’examen de l’activité inventive, les
caractéristiques concernant un objet non considéré comme une
invention au sens de l’article 52 ne peuvent étayer la présence
d’une activité inventive, car il ne serait pas conforme à la CBE,
lors de cette appréciation, de prendre en compte de la même
manière la contribution d’aspects techniques et non techniques,
puisque la présence d’une activité inventive serait, dans une
telle approche, attribuée à des caractéristiques que la CBE ne
définit pas comme une invention ».
On peut en déduire, avec M. Warusfel (Propr. intell. 2006, n° 16, p. 354),
et en soulignant que les décisions de l’OEB, ne sont pas en
elles-mêmes contraignantes pour le juge, que :
« Avec la décision PBS, l’OEB avait marqué sa volonté de refuser la brevetabilité des pures méthodes commerciales en imposant un contrôle strict du caractère technique de l’invention
en elle-même ; en quelque sorte l’OEB avait placé sa principale
ligne de défense contre l’invasion des brevets de méthodes au
niveau de la définition de l’invention. Mais elle avait limité
cette approche aux seules revendications de procédé, acceptant
en revanche de ne pas la faire jouer pour les revendications de
produits. Dès lors que la décision Hitachi paraît renoncer à ce
dispositif de défense avancée, et préfère aligner le régime applicable aux revendications de procédé sur celui déjà admis
pour les revendications de produits, il était devenu urgent pour
les chambres de recours de l’OEB de se replier sur la seconde
ligne de défense, à savoir celle fondée sur l’activité inventive.
Il faut veiller attentivement à ce qu’une appréciation trop libérale de l’activité inventive ne vienne pas rendre brevetables des
inventions dont la seule nouveauté serait de nature méthodologique, et non technique.
C’est là que la décision Catalina (prenant le contre-pied de l’appréciation faite sur la même invention par les juges de la Cour
d’appel de Paris) trouve sa raison d’être. En interdisant de
prendre en compte, pour apprécier l’activité inventive, les seules
innovations méthodologiques, l’OEB veut éviter ce risque d’accepter de pures méthodes dont la technicité apparente ne tiendrait qu’à l’utilisation de moyens techniques usuels et dont la
nouveauté réelle ne tiendrait que dans des considérations méthodologiques ou marketing.
Puisque Hitachi paraît interdire de les exclure sur le premier
fondement, Catalina doit permettre d’y parvenir au niveau de
l’activité inventive ».
Mme Schmidt-Szalewski (Droit et économie de la propriété intellectuelle, sous
la direction de Frison-Roche M.-A. et Abello A., LGDJ, p. 256 et s.) repose la question cruciale ; commentant un arrêt de la Cour d’appel de Paris annulant la décision du directeur de l’INPI rejetant la brevetabilité d’un « plan d’usine Renault », au motif essentiel que
le demandeur avait « entendu demander la protection pour la
structure particulière d’un produit industriel constitué par une
usine de fabrication », cet auteur observe que, « en somme,
aussi longtemps que la création était présentée comme une méthode à but économique, elle n’a pas été jugée brevetable ; elle
l’a, en revanche, été, dès lors qu’elle a été présentée comme un
produit industriel, ces nuances expliquent les divergences quant
à la brevetabilité des méthodes commerciales, […], elles montrent que l’exclusion de brevetabilité n’est aucunement une
évidence ; elle est une relique de l’époque où l’absence d’éléments physiques dans un procédé était l’indice typique de l’absence de résultat technique au sens de résultat du domaine de
l’industrie, […] ; ce traitement a pour conséquence de figer le
domaine de la brevetabilité, […] ; seule la jurisprudence américaine semble aujourd’hui s’affranchir de ces préjugés ».
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
Peut-être, en effet, que cette règle de non-brevetabilité procède d’un préjugé.
Peut-être que l’incessante confrontation de l’économie et du
droit implique de réévaluer, à tout le moins d’explorer
sans œillères, les possibles adaptations de telles exclusions de
brevetabilité.
Et sans doute entre-t-il dans la mission naturelle du juge de
veiller à de telles adaptations.
Mais tout cela n’est pas simple, lorsqu’il est déjà confronté :
– à une relativisation générale de l’utilité et de la valeur
du droit de brevet ;
– à un législateur un peu échaudé par les pénibles expériences récemment vécues dans des secteurs plus ou moins
proches, lors des immenses difficultés de transposition de la
directive sur la brevetabilité des éléments du corps humain,
ou de la directive DADVSI, sans oublier l’enterrement de celle
qui aurait pu porter sur la brevetabilité des logiciels ;
– et à des décisions de l’OEB, assez décalées par rapport
aux principes reçus, qui, certes, n’ont pas valeur de jurisprudence, au sens technique du terme, mais qui renouvellent la
réflexion, et qu’il serait de toute façon saugrenu d’ignorer.
Le tout conviant en définitive à centrer l’examen sur « l’activité
inventive », c’est-à-dire sur le plus fugace des critères de l’invention, voire le plus propre à l’arbitraire, notamment en ce
qu’il y a une tentation d’en appeler, et pourquoi pas sous la
forme de commode paravent, au mythique homme du métier.
Critère, de surcroît, qui n’est pas loin de correspondre à celui
« d’utilité » du droit américain, pourtant traditionnellement
indifférent au droit européen, et qui décale l’examen vers celui du mérite de l’invention (neuve et intéressante ?), sachant
qu’un fort courant invite par ailleurs à constater la convergence des notions d’«utility» et d’application industrielle, voire
à prendre acte de leur « interchangeabilité » (Gutmann E., Propr. intell., n° 20, p. 345).
Constatons pour terminer que c’est bien ce qui « mérite » d’être
breveté qui fait notre sujet, et que cette expression, qui sousentend le souci de rémunérer la vertu, renforce encore l’invitation à la subjectivité de l’examen de brevetabilité.
On n’est pas loin de s’en remettre, de manière bien aléatoire,
à l’activité inventive du juge lui-même. N
La rémunération de l’innovation : comment
concilier équité, efficience et proportionnalité ?
Intervenants
Alice PEZARD, Président de chambre à la Cour d’appel
de Paris
Patrick REY, Professeur à l’Université de Toulouse I (IDEI) (*)
Alice PEZARD
L’incitation à l’innovation est une préoccupation actuellement
primordiale comme le démontre notamment la mission confiée
par le ministre de l’Économie à la Commission Lévy. Celle-ci
devra tout d’abord évaluer les actifs immatériels de l’État pour
mieux apprécier les conditions de concurrence, de monopole
et de rente, dans lesquelles se situe l’économie de l’immatériel, afin de s’assurer qu’elles correspondent à un optimum
économique et social permettant de soutenir l’innovation et
la création (Eveno A., Bercy soumet à inventaire les actifs « immatériels » de la France,
La Tribune, 29 mars 2006).
péenne ne génère pas assez d’innovation pour déboucher sur
une croissance créatrice d’emplois.
Certains économistes sont sceptiques concernant l’intérêt des
brevets pour l’augmentation de la R & D et craignent notamment qu’un renforcement des brevets ne conduise à freiner
l’innovation.
En effet, les preuves empiriques d’un accroissement de la R & D
grâce aux brevets ne sont pas toujours établies. À titre d’exemple,
actuellement, un investissement de l’ordre d’un milliard de
dollars est nécessaire pour développer mille médicaments parmi
lesquels un seul est finalement commercialisé.
C’est une des raisons pour lesquelles certaines entreprises accordent davantage d’efficacité au secret commercial qu’à la
protection conférée par le brevet.
L’enjeu pour un système de rémunération de l’innovation est
triple :
– que celui qui innove reçoive une rémunération, c’est-àdire que la rémunération constitue une incitation à l’innovation ;
– que cette rémunération ne porte pas une atteinte démesurée à l’innovation ultérieure, autrement dit que l’octroi d’une
telle rémunération ne soit pas un frein à l’innovation ;
– que la société, en général, ne soit pas trop pénalisée par
cette rémunération, c’est-à-dire que la contribution de la société à la rémunération de l’innovateur ne soit pas trop lourde.
La Commission européenne définit l’innovation comme « la
production, l’assimilation et l’exploitation réussie d’une nouveauté dans les sphères économiques et sociales ».
La finalité du droit de la propriété intellectuelle est essentielle
par sa capacité d’incitation à innover moyennant la certitude
d’un retour sur investissement. Un système trop protecteur
empêcherait les concurrents d’innover. Au contraire, une protection trop faible limiterait les investissements des entreprises.
La France est placée en 6e position concernant la popularité
des pays pour implanter des investissements en Recherche & Développement (R & D), après les États-Unis, l’Allemagne, la
Chine, le Royaume-Uni et l’Inde. Néanmoins, l’Union euro-
Mackaay E., Droit et patrimoine, n° 119, oct. 2003, p. 61; Lepage H., La nouvelle économie
industrielle, Pluriel, 1989, extrait « Les alternatives marchandes à la protection des brevets »,
p. 360 à 364) :
(*) Intervention non retranscrite
– par des contrats de fourniture étatiques (militaire, digues
en hollande, etc.), ce qui convient pour les innovations spécifiques dont on connaît le contour ;
Droit I Économie I Régulation
On peut envisager différentes formes de rémunération de l’innovation (cf. la Propriété intellectuelle et l’innovation – Analyse économique du droit,
N 0 11 • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E
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199
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
– par l’octroi de bourses, de distinctions, de médailles pour
s’assurer que la création soit forcément dans l’intérêt général. Mais Steve Jobs n’a pas eu besoin du prix Nobel pour inventer le Mac ;
– on peut laisser l’innovateur se protéger comme il peut,
appuyé le cas échéant par l’action en concurrence déloyale.
Ceci favorise le secret ou les mesures techniques de protection (papier anti-photocopie, etc.). Évidemment, cela n’est
pas efficace dans tous les domaines techniques ;
– on peut faire appel au droit des brevets.
Les sociétés occidentales mettent actuellement en avant le
droit des brevets d’invention.
En théorie, le brevet permet la rémunération de l’innovateur
dès lors qu’il constitue un monopole temporaire au profit de
l’inventeur et permet de financer les investissements en R & D,
à charge pour ce dernier de divulguer son invention à la société.
Dans la pratique, le brevet apparaît comme un outil secondaire.
Les profits supplémentaires apportés par un brevet représentent de 15 % à 20 % des dépenses de R & D correspondantes
et ont seulement un effet positif sur celles-ci dans les domaines
de la chimie, la pharmacie et la biotechnologie.
Les responsables de programmes de R & D font peu confiance
au brevet pour protéger les innovations, comme le révèlent
les chiffres ci-dessous.
Innovation
de produit
Innovation
du procédé
Avantage
du premier arrivé
53 %
38 %
Secret
51 %
51 %
Brevet
35 %
23 %
La société civile émet donc aujourd’hui des doutes sur l’efficacité du brevet pour promouvoir l’innovation et la croissance.
Quelle est, par conséquent, la situation optimale dès lors
qu’une incitation aujourd’hui peut être un frein demain ? Selon Lao Tseu : « Celui qui a inventé le bateau a aussi inventé
le naufrage ».
Les juristes, s’ils ont inventé le brevet pour permettre la rémunération de l’innovation, ont aussi su concevoir les moyens
pour la rendre proportionnelle, équitable et efficiente, et ce
non seulement dans l’intérêt des innovateurs, des titulaires
de brevets, mais aussi dans celui de la société.
Ce développement de la propriété intellectuelle a d’ailleurs
conduit certains à dire que la forte hausse des demandes de
brevets depuis le début des années 80 n’est pas directement
liée à l’innovation, mais plutôt à un nouvel environnement
réglementaire.
Il s’agit tout d’abord de mettre en perspective le bénéficiaire
de la rémunération, qu’il soit titulaire d’un brevet ou non (I),
puis d’analyser l’impact du droit des brevets sur l’innovation
et sur les autres intérêts de la société (II).
I. – LE BÉNÉFICIAIRE DE LA RÉMUNERATION
A. – Le bénéficiaire de la rémunération, titulaire
d’un brevet
La rémunération est issue de l’exploitation du brevet, monopole concédé par l’État à l’inventeur du fait de l’obtention du brevet (1). Pour autant, ce droit ne doit pas demeurer sans certaines sanctions tant pour les tiers que pour les
titulaires (2).
200
R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
1) Le monopole, objet de la rémunération
a) L’exploitation en propre
Elle concerne l’hypothèse dans laquelle le titulaire du droit
exploite lui-même industriellement son invention.
À noter que L’Oréal, le premier déposant de brevets en France,
n’octroie pas de licence (Kahn A., Les industriels français sont en retard en matière de brevets, Le Monde, Mardi 1er nov. 2005).
b) Les contrats sur les brevets
Il s’agit de la possibilité pour l’innovateur de céder son brevet ou de concéder des licences d’exploitation. Selon la Commission européenne, la vente pure et simple des droits de propriété intellectuelle ne représente que 20 % de l’ensemble des
transactions, les concessions de titres représentant les 80 %
restants.
D’autres modes d’exploitation peuvent exister, comme les
pools de brevets (Tirole J., Protection de la propriété intellectuelle : une introduction et quelques pistes de réflexion § 3.5, in Rapport du CAE Propriété intellectuelle),
voire maintenant les pools de brevets et de produits non protégés.
Ainsi Microsoft et Novell vont coopérer pour permettre à leurs
produits de mieux cohabiter au sein des entreprises et des administrations. L’accord annoncé récemment prévoit la création d’un centre de recherches commun et met fin à un litige
sur les brevets. Microsoft, par ailleurs, recommandera la version Suze de Linux à ses clients qui veulent utiliser les deux
systèmes (Mauriac L., Union libre pour Microsoft, Libération, 5 nov. 2006, p. 4).
Concernant les accords de licence, ils sont en général proconcurrentiels dans la mesure où ils facilitent les échanges et
la division du travail, un rôle souvent oublié de la propriété
intellectuelle (Université de Columbia et 8 entreprises privées,
système MPEG2 sur la compression des données).
Ils peuvent également l’être dès lors qu’ils réduisent les coûts
de transaction (paniers de brevets), les marges multiples (brevets complémentaires) et certains blocages (licences croisées).
Au contraire, dans certains cas, ils demeurent anticoncurrentiels, en particulier dans les accords entre concurrents, lorsque
les brevets ne sont pas valides ou ne sont pas enfreints.
Comme a pu le dire Jhering, « une règle de droit dépourvue
de contrainte juridique est un non-sens » (Le but dans le droit, 1877).
2) La sanction du droit
a) L’action en contrefaçon
Le problème principal demeure l’indemnisation du préjudice.
En droit français, on exclut les dommages et intérêts punitifs.
Dès lors, si la victime est indemnisée, le mécanisme est assez
peu dissuasif (Martin J.-P., L’évaluation des di de contrefaçon de brevet d’invention
doit être réformé, RDPI 2003, n° 143 p. 7).
En revanche, en droit américain, on peut s’attendre au triplement de la redevance contractuelle et à d’éventuels dommages
punitifs supplémentaires (Véron P. et Roux-Vaillard S., Les dommages et intérêts pour contrefaçon de brevet en droit américain).
Le texte initial de la Directive n° 2004/48 du 29 avril 2004 est
assez encourageant, mais sa version définitive reste assez peu
dissuasive (Martin J.-P., Le nouveau régime des dommages-intérêts de contrefaçon de
titres de PI selon la directive européenne du 29 avril 2004, Propr. industr., oct. 2004). Selon l’article 13, lorsqu’elles fixent les dommages et intérêts,
les autorités judiciaires :
i) prennent en considération tous les aspects appropriés tels
que les conséquences économiques négatives, notamment le
manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices injustement réalisés par le contrevenant, et dans des cas appropriés,
des éléments autres que des facteurs économiques, comme le
préjudice moral causé au titulaire du droit du fait de l’atteinte;
Droit I Économie I Régulation
b) Le droit de la concurrence
On sanctionne non plus des tiers, mais des « exploitants » d’un
brevet au nom de l’intérêt du marché.
Le problème est d’autant plus aigu que se développe la pratique des pools de brevets.
Outre-Atlantique, la Fair Trade Commission (FTC) a, par
exemple, examiné favorablement la fusion des sociétés pharmaceutiques Johnson & Johnson et Boston Scientific qui produisaient le même médicament. La fusion leur a conféré un
monopole. Trois autres compagnies ont été en attente de leur
autorisation des autorités sanitaires pour lancer des médicaments concurrents. L’opinion, semble-t-il, tendait à considérer que très vite ces nouveaux produits se substitueraient à
celui qui occupait déjà 100 % du marché.
Parfois cette confiance dans le marché a également été accordée trop rapidement. En 1998, dans une affaire pétrolière
concernant Chevron, les tribunaux américains ont admis leurs
erreurs.
Un contrôle moindre de l’abus de monopole pourrait désormais être opéré. Dans l’affaire Summit Technology et Vis en
2000, les deux entreprises ont exploité en commun leurs deux
brevets. La FTC a considéré que s’il n’y avait pas eu une licence croisée ou une licence exclusive, elles se seraient concurrencées. Elles ont accepté de dissoudre leur groupement.
Par ailleurs, une étude récente de Philippe Aglion (Bruegel policy,
oct. 2006) précise que la concurrence est un facteur essentiel de
l’innovation. Ce dernier ne cite pas le brevet, partant du principe que dans des sociétés aux technologies avancées, les inventions sont le fait de nouveaux entrants sur le marché : aux
USA, 50 % des médicaments proviennent d’industries de
moins de 10 ans, seulement 10 % en Europe.
B. – Le bénéficiaire non titulaire : le salarié
Près de 90 % des inventions sont le fait de salariés d’entreprises ou de centres de recherche. Avant la loi du 2 janvier
1968, aucun texte ne visait l’inventeur salarié ; la jurisprudence avait toutefois développé les notions d’inventions de
service. La loi du 13 juillet 1978 prévoit que l’inventeur « peut
bénéficier d’une rémunération supplémentaire », et cette disposition vise les inventions brevetables, qu’elles soient brevetées ou non. La loi du 26 novembre 1996 rend la rémunération supplémentaire obligatoire mais laisse aux conventions
collectives, accords d’entreprise et contrats de travail, le soin
d’en déterminer le montant.
Les inventions de salariés sont régies par l’article L. 611-7 du
Code de la propriété intellectuelle. Les inventions réalisées
sous l’empire d’un contrat de travail avec mission inventive
appartiennent à l’employeur qui décide de déposer un brevet
ou de garder le secret.
Droit I Économie I Régulation
Un salaire, un intéressement ou une prime ne peuvent en aucun cas être assimilés à la rémunération d’une cession de
droits : celle-ci doit être explicite, ne concerner qu’une et une
seule invention et enfin être fixée en fonction de la valeur de
l’invention et non du salaire de base. Il appartient aux tribunaux de fixer, au cas par cas, ladite rémunération en tenant
compte de l’« apport » des deux parties.
En matière d’inventions de salariés, l’application du principe
d’une contrepartie pécuniaire, lorsqu’il est posé par la loi,
laisse trop de place à la subjectivité de l’employeur. Les tribunaux ont des difficultés à réguler d’autant qu’ils interviennent généralement après le licenciement du salarié inventeur
(exemple du CNRS).
Les deux pays les plus performants en matière de dépôts de
brevets sont l’Allemagne et le Japon. Leurs lois assurent pour
le mieux les droits pécuniaires et moraux des inventeurs salariés. Le brevet y est plus perçu comme l’instrument d’une
politique que comme l’enjeu de débats académiques.
Au Japon, l’encouragement et la promotion de l’innovation
sont assurés par de nombreux prix et cérémonies qui se déroulent tout au long de l’année au niveau local et national. À
l’échelle nationale existe le prix impérial pour l’encouragement de l’inventivité.
En outre, dans ce pays, le droit sur le brevet appartient initialement au salarié, l’employeur bénéficiant d’une licence non
exclusive. Si ce droit est cédé à l’employeur ou si une licence
exclusive est cédée, le salarié doit percevoir une rémunération raisonnable. Cependant, le calcul de la rémunération et
la date d’exigibilité demeurent flous.
Le montant est calculé en fonction du bénéfice que l’employeur réalise grâce à l’invention et de sa contribution à la
réalisation de l’invention.
En pratique, le paiement est effectué en trois fois : lors du dépôt du brevet, lors de la délivrance et lors de son exploitation ;
de manière forfaitaire lors du dépôt et de la délivrance, proportionnelle pour l’exploitation.
Or, il semble que la loi indique que la rémunération doit être
versée au salarié lors du transfert des droits : il conviendrait
donc d’évaluer la valeur de l’invention à la date dudit transfert.
Mais l’employeur n’est pas tenu de déposer une demande de
brevet et de protéger l’invention par le secret. Il a toutefois
l’obligation de rémunérer le salarié.
Peut-il se soustraire à la rémunération s’il invoque le fait que
l’invention n’est pas susceptible d’être protégée ?
En Allemagne, si l’employeur opte pour la protection de l’invention par le secret, il est tenu de reconnaître que l’invention est susceptible de protection.
Couramment, le calcul, par les tribunaux, du montant de la
rémunération s’effectue par analogie avec celui des licences.
Le taux de redevance fictif déterminé se distingue du taux appliqué en vue de fixer les dommages et intérêts en cas de
contrefaçon. La rémunération reste souvent faible car la jurisprudence tend à considérer que l’employeur contribue à la
réalisation de l’invention dans une plus large mesure.
En France, l’introduction du concept d’équité pourrait être
une voie qui s’ajoute aux critères déjà retenus.
En droit, de manière favorable aux inventeurs, il résulte de la
décision Ray c/ Rhodia du 30 septembre 2003 du tribunal de
grande instance de Paris et de l’arrêt confirmatif du 13 mai
2005 de la Cour d’appel de Paris que, selon les termes mêmes
de la convention collective des industries chimiques, aucun
délai de prescription quinquennale ni décennale n’est opposable à la demande de paiement d’une rémunération supplémentaire d’invention faite par un salarié.
N 0 11 • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E
PERSPECTIVES COLLOQUE
ii) ou, à titre d’alternative, peuvent décider, dans des cas
appropriés, de fixer un montant forfaitaire de dommages et
intérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou des droits qui auraient été dus si le
contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit
de propriété intellectuelle en question.
L’ancienne rédaction du projet de cet article prévoyait des mesures beaucoup plus sévères et dissuasives : redevance indemnitaire fixée au double du montant de la redevance contractuelle, dommages et intérêts pouvant inclure le manque à
gagner et tous les bénéfices réalisés par le contrefacteur.
Or, la rédaction définitive prévoit, quant à elle, une alternative qui réduit considérablement le montant des dommages
et intérêts. Il est souhaitable que la loi transpose la directive
en modifiant ce point litigieux.
>
201
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
En l’absence de convention collective, la chambre sociale dans
son arrêt du 13 janvier 2004 s’est prononcée pour la prescription quinquennale de l’action en paiement justifiée par la nature salariale de la créance.
Toutefois, au vu de l’arrêt X c/ ADG du 22 février 2005 de la
chambre commerciale de la Cour de cassation, la prescription
quinquennale n’atteint ce type de créances que si elles sont
déterminées et il n’en est pas ainsi lorsque leur fixation fait
l’objet d’un litige entre les parties (Cass. com., 22 févr. 2005, n° 03-11.027,
Bull. civ. IV, n° 35). Dans ces conditions, le délai de prescription
trentenaire est-il applicable ?
Concernant les fonctionnaires, l’agent public reste désormais
propriétaire de ses créations intellectuelles.
La loi DADVSI du 1er août 2006 étend en effet aux agents publics la règle dont bénéficient les salariés qui sont donc, comme
toute personne physique, titulaires du droit d’auteur sur les
œuvres qu’ils créent dans le cadre de leur activité professionnelle, sous réserve que ces œuvres ne soient qualifiées d’œuvres
collectives au sens de l’article L. 113-2 du Code de la propriété
intellectuelle.
Quant aux droits patrimoniaux, la loi met en place au profit
de l’État une cession modulable des droits.
Enfin, les dispositions des articles L. 121-7 et L. 131-3-1 à
L. 131-3-3 du Code de la propriété intellectuelle ne s’appliquent pas aux agents auteurs d’œuvres dont la divulgation
n’est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l’autorité
hiérarchique. Il s’agit là essentiellement des universitaires.
Comme le soutient Yves Marcellin, avocat : « les chefs d’entreprise français doivent prendre conscience de l’impérieuse
nécessité de stimuler les inventeurs d’entreprise grâce à un système négocié de rémunération proportionnelle à la valeur économique de l’invention ».
II. – L’IMPACT DE LA RÉMUNÉRATION
La rémunération est assurée par l’exploitation du monopole,
dès lors, pour étudier les conséquences de l’octroi d’une telle
rémunération sur l’innovation et sur la société, il faut envisager l’impact du monopole lui-même.
A. – L’impact du brevet sur l’innovation
La rémunération de l’innovation par le brevet constitue une
incitation certaine à innover, mais l’exclusivité peut aussi être
un frein à l’innovation. Il existe donc des palliatifs.
1) Permettre la diffusion de l’information scientifique
et technique
C. propr. intell., art. L. 612-5, al 1er. L’invention doit être
exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment
claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter (sanction : nullité ; CA Paris, 4e ch. 22 févr. 1995, PIBD 1995, III, p. 263). En
outre, tant les demandes de brevet que les brevets euxmêmes sont publiés. Monsieur Geller propose un système
mondial de cyber-publication qui, outre la diffusion de l’information scientifique et technique, constituerait un outil
de recherche d’antériorités particulièrement efficace pour
les offices (Geller E., Le brevet international : une utopie, Prop. intell. janv. 2004,
p. 503). À l’expiration du monopole, l’invention brevetée est
librement utilisable.
L’exception d’expérimentation
Pour ne pas empêcher toute recherche fondamentale ayant
pour origine un produit breveté, l’article L. 613-5 du Code de
la propriété intellectuelle exclut du champ du brevet les actes
expérimentaux.
202
R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
Il existe toutefois un débat sur le point de savoir si des essais
cliniques en vue d’obtenir une AMM entrent ou non dans le
champ de l’expérimentation.
2) Restreindre le champ du brevet à sa fraction efficace
Le brevet doit favoriser l’innovation et non constituer uniquement pour les entreprises un outil de confrontation concurrentielle.
Il faut donc veiller au respect des fonctions essentielles du
brevet d’invention pour réguler l’innovation et la croissance.
Il convient d’encadrer au mieux les conditions du monopole :
– durée (en principe 20 ans) ;
– nécessité d’arriver à un équilibre, qui peut être sectoriel
(Certificat Complémentaire de Protection) pour assurer une
rémunération sans pour autant paralyser un secteur.
Prolonger la durée reviendrait à accorder des profits supplémentaires et à augmenter l’incitation à innover, ce qui permettrait d’amortir des coûts de R & D d’autant plus élevés.
Or, une augmentation ne serait envisageable que pour les inventions les plus coûteuses et risquées.
La limitation du monopole permet de favoriser la recherche
dans l’intérêt général. Idéalement, la durée du brevet ne devrait pas dépasser le temps nécessaire pour rembourser l’inventeur. Nordhaus a théorisé dans son modèle le calcul de la
durée optimale du brevet : selon lui, les coûts de R & D augmentent plus vite que les bénéfices des innovations; la R & D
a donc un rendement décroissant. Par conséquent, il existe
une durée optimale au-delà de laquelle le bénéfice social créé
par de nouvelles innovations plus coûteuses ne compense
plus la perte liée à l’allongement des monopoles existants.
Le problème posé par cette durée est son uniformité, alors
qu’il existe des inventions de valeur de coûts différents.
Il existe un correctif de la déchéance du droit lorsque les annuités ne sont pas payées ou sur abandon du breveté.
Une étude de Gilles Koléda (Économie et Prévision 2005) a
permis d’apprécier la valeur de la protection des brevets français par leurs renouvellements. En 40 ans (1951-1993), la valeur moyenne des brevets a continuellement et largement augmenté; la distribution de la valeur des brevets et des innovations
est, par conséquent, asymétrique. De nombreux brevets ont
une très faible valeur et très peu ont une forte valeur. Le système de renouvellement des brevets apparaît comme un moyen
d’action important au cœur du processus de recherche d’innovation puisqu’il permet la régulation du phénomène d’obsolescence et entre dans la détermination de la profitabilité
des innovations.
Il existe un correctif de la possibilité de demander une licence
obligatoire en cas de non exploitation du brevet (Lévêque F.
et Menière Y., Économie de la propriété intellectuelle, La découverte, 2003, notamment, p. 30).
Champ matériel de délivrance. Se pose évidement ici la question de la brevetabilité du vivant, des logiciels ou des méthodes commerciales, sachant qu’introduire des brevets dans
ces secteurs pourrait avoir comme conséquence une paralysie totale de l’innovation (d’où la différence avec les États-Unis d’Amériques;
cf. Vivant M., Bruguière J.-M., Protéger les inventions de demain, Biotechnologies, logiciels
et méthodes d’affaires, INPI, 2003).
Concernant la question de la brevetabilité des inventions mises
en œuvre par ordinateur, pour les grandes entreprises, l’importance des brevets dans le domaine des logiciels est évidente : il suffit de rappeler qu’en 2003, Thomson réalisait
462 millions d’euros de revenus par le licensing de brevets
portant sur la compression de données, que les patent pool
sur la DRM gérés par Via Licensing ou le patent pool G729
sur la voix sur IP gérés par Siprolab rapportent à France Té-
Droit I Économie I Régulation
Défi posé par l’innovation cumulative ou perfectionnement
(cf. Trommetter M., Évolution de la R & D dans les biotechnologies végétales et de la propriété intellectuelle, in Droit et Économie de la propriété intellectuelle, LGDJ 2005, not. p. 329
sqq; Lévêque F. et Menière Y., Économie de la propriété intellectuelle, La découverte, 2003,
not. p. 42). Au sens technique, est considéré comme un perfec-
tionnement toute invention nouvelle se rattachant étroitement
à l’invention de base par un lien technique.
Il faut permettre l’innovation cumulative dans la mesure où
il existe aujourd’hui peu d’innovations de rupture, au profit
de perfectionnements.
Des obstacles subsistent comme la fragmentation des droits
lorsque les innovations sont cumulatives et/ou complémentaires dans les domaines de l’informatique, des biotechnologies, ou de l’électronique. De même, la multiplication des brevets bloquants a un coût (Coûts de transaction, Heller & Eisenberg, 1998; Hold
up, Scotchmer, 1991, Marges multiples, Shapiro, 2000) sans oublier les stratégies de portefeuilles de brevets (fragmentation des droits, brevets bloquants, négociation de licences, etc.) ou le cas des
semi-conducteurs (Hall & Ziedonis, 2002).
La solution est peut-être dans la constitution de pools de brevets ou dans la conclusion de licences croisées (sous le contrôle
du droit de la concurrence) ainsi qu’examinées précédemment.
Encadrer au mieux les actions des brevetés. On ne peut nier
que les entreprises utilisent les brevets au-delà de leur fonction initiale de rémunération de l’innovation au sens strict
(Rapp. Grignon sur l’utilisation des brevets par les entreprises françaises, p. 11).
Pour autant, les juridictions veillent à sanctionner les dépôts
abusifs.
« Le fait que les revendications opposées par la demanderesse
dans le présent litige ont toutes été annulées pour extension audelà des demandes initiales ou pour défaut d’activité inventive,
dans un contexte où elle connaissait parfaitement la fragilité
des revendications en cause, révèle que l’instance a été introduite de façon abusive pour paralyser son concurrent. S’il ne
peut être reproché à la demanderesse d’avoir une stratégie de
dépôt offensive et de créer, par de multiples dépôts, des “leurres
de revendications”, il ne demeure pas moins que le lancement
d’une action judiciaire sur la base de ces “leurres” à l’encontre
d’un concurrent constitue un abus de droit d’ester en justice, aggravé par la circonstance qu’elle avait modifié les revendications
qu’elle oppose à la défenderesse pour prendre en compte la nouvelle technologie de celle-ci et la paralyser dans son développement » (TGI Paris, 26 janv. 2005, Société Luck c/ Valéo, PIBD 2005, n° 808, III, p. 29).
B. – Impact social sur l’innovation
1) Accès aux médicaments des pays en développement
et respect du droit des brevets : un droit à la santé
favorisé
Aux termes des accords ADPIC, un gouvernement peut mettre
fin au monopole d’un brevet et autoriser l’importation ou la fabrication de copies de médicaments à des fins de santé publique.
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
lécom des revenus croissants ou que les brevets utilisés dans
le cadre de la norme GSM 03-48 ont généré plusieurs millions
d’euros de redevances.
De même, pour les PME innovantes, le recours au brevet est
fondamental. Les brevets leur permettent d’identifier et de valoriser leurs avantages technologiques lors des levées de fonds
et de sécuriser les relations dans les partenariats commerciaux
ou techniques avec des acteurs économiquement plus puissants.
Penser que la suppression des brevets dans le secteur des logiciels au profit d’un modèle libre favoriserait les PME est-il
une erreur ? « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre,
c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».
Cependant, les exceptions limitées aux droits conférés ou
clauses de sauvegarde de la santé publique n’avaient jamais
été mises en œuvre.
La tendance actuelle consiste en un recours à une politique
favorable aux génériques qui a entraîné un aménagement du
droit des brevets : les exceptions sont possibles si elles s’avèrent limitées, justifiées, et si elles ne causent pas de préjudice
injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, ni à ceux
des tiers.
Il est possible de mettre en œuvre une stratégie visant à faire
progresser la science et la technologie, mais que certains
pays utilisent afin d’accélérer la commercialisation de médicaments génériques : disposition « Bolar » ou « d’utilisation précoce » qui permet aux fabricants de médicaments génériques d’utiliser des produits brevetés sans autorisation
pour leurs recherches, afin d’obtenir plus rapidement les résultats des essais à fournir aux autorités de santé chargées
de l’AMM des médicaments génériques dès l’expiration du
brevet.
Importations parallèles et licences obligatoires. Des événements récents ont montré que les brevets pouvaient aller à
l’encontre de l’intérêt public, notamment lors de crises sanitaires graves comme le sida ou grippe aviaire.
Pour répondre à une urgence de santé publique, un État peut
dans certaines conditions passer outre l’existence d’un brevet de médicament.
Si le détenteur d’un brevet secondaire bloque un tiers dans
sa légitime utilisation du brevet principal, le juge peut autoriser le plaignant à passer outre les droits du détenteur
du brevet secondaire : il accorde alors une licence obligatoire.
Face à une contrainte de santé publique (par exemple un laboratoire incapable de fournir des médicaments, des diagnostics ou des dispositifs médicaux à titre suffisant), le ministre
de l’Économie peut, en octroyant une licence obligatoire, autoriser un ou plusieurs industriels à fournir ces produits à la
place du détenteur du brevet.
Rémunération adéquate. Pour les industries pharmaceutiques, autoriser les pays les plus défavorisés à produire leurs
propres génériques sous licences obligatoires reviendrait à méconnaître leur droit issu du brevet et mettrait en péril la R & D
de nouveaux médicaments (voir le procès de Pretoria).
Déclaration de DOHA ou déclaration sur l’accord ADPIC
et la santé publique (conférence ministérielle de l’OMC au Quatar en novembre 2001). L’accord ADPIC n’empêche pas et ne devrait
pas empêcher les membres de prendre des mesures pour
protéger la santé publique et de promouvoir l’accès de
tous aux médicaments. Chaque membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées et de déterminer ce qui constitue une situation
d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême
urgence.
Concernant les PMA ne disposant pas de la capacité de produire les médicaments, il est envisagé de les exempter de l’application du droit sur les brevets jusqu’en 2016, un projet qui
n’a pas encore abouti. L’accord du 30 août 2003 sur l’importation de médicaments génériques permet, sous conditions
(volume précis, produits identifiés), à tout membre fabriquant
des produits pharmaceutiques et des produits sous licence
obligatoire, de les exporter vers des membres importateurs
admissibles.
N 0 11 • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E
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203
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
Entre droit des brevets et droit de la santé publique : tentatives judiciaires pour faire interdire les médicaments génériques (cf. C. santé publ., art. L. 5121-10).
Dans le règlement du litige opposant les sociétés pharmaceutiques Schering Plough et Generics, a été reconnu licite, en
appel, un accord permettant au titulaire d’un brevet de compenser l’arrêt de la vente de produits génériques. La contrefaçon n’a pas été retenue. Le brevet certes n’était pas expiré
mais dans un tel contexte, il faut se demander où est l’intérêt des consommateurs ?
De tels arrangements très lucratifs ont été reconnus par les
sociétés Bayer et Tomax notamment avec de fortes critiques
des économistes de la FTC (cf. BOPI, 15 mars 2006, Susann Michell). La
Cour suprême ne s’est pas encore prononcée et la FTC a remis une « petition for a writ of certiorari » c’est-à-dire une demande de pourvoi dans l’affaire Schering Plough et Generice.
La Cour suprême a invité le Gouvernement américain via son
Solicitor General à lui soumettre son opinion, laquelle prendra la forme d’un « amicus brief ».
Les jurisprudences communautaire et française analysent les
droits présents et futurs des nouveaux entrants. Aux États-Unis
d’Amériques, un marché potentiel n’a pas autant de valeur
qu’en Europe.
Les droits de la propriété intellectuelle, brevets et droits d’auteur sont visés par la Constitution américaine : « L’inventeur
et l’auteur ont des droits exclusifs ». Ce n’est ni le cas de ceux
de la concurrence ni ceux des consommateurs.
Autre différence d’approche, seul l’intérêt à court terme du
consommateur américain est pris en compte pour être maximisé.
Dans les jurisprudences française et communautaire, la portée de l’intérêt envisagé est plus longue.
Sans doute existe-t-il aussi une différence entre l’analyse si
difficile dans nos affaires du dommage à l’économie en général et celle des dommages précis sollicités par la victime américaine.
Les jurisprudences communautaire et française contrôlent les
accords de licence eu égard aux intérêts des entreprises concernées et aussi à ceux des consommateurs.
Aux États-Unis, si par le passé les tribunaux enjoignaient les
titulaires de brevets d’accorder des licences, de telles injonctions se heurtent actuellement aux droits quasi-illimités du
propriétaire de ne pas utiliser son brevet. Consommateurs et
innovation sont ainsi très pénalisés.
En revanche, peut-être aurions-nous avantage à admettre
comme Outre-Atlantique les « grantbacks », c’est-à-dire l’intérêt pour le titulaire du brevet initial à tirer de profit du perfectionnement de son brevet.
Les économistes constatent que si la montée en puissance
des brevets pharmaceutiques ne nuit pas encore exagérément aux patients ou à la recherche, d’autant plus que l’industrie des fabricants d’instruments médicaux est de plus
en plus sollicitée par les industries pharmaceutiques et biotechnologiques pour associer leur recherche, il n’en est pas
de même pour les matériels électroniques (inclus les semiconducteurs) et le « software », marchés captifs d’une course
à la constitution de portefeuilles de brevets pour affaiblir
les concurrents. Heureusement, une politique de licences
croisées s’est généralisée dans l’industrie des semi-conducteurs.
La non brevetabilité européenne des logiciels et des « business methods » est enviée par les autorités de concurrence et
le secteur de la recherche outre-atlantique.
En commun, une graduation de la vie des brevets en fonction
de leur obsolescence pourrait être envisagée.
En ce qui concerne la propriété intellectuelle, l’incitation
au développement et à l’innovation des pays émergents,
notamment dans le domaine de la santé à travers les accords ADPIC, nous aidera sûrement à accélérer les recherches occidentales et à atteindre une convergence juridique.
Si la protection de notre propriété intellectuelle paraît suffisante en ce qui concerne l’octroi des brevets, peut-être les européens sont-ils encore trop timides dans la lutte contre les
ententes sur les prix (sanctions pénales aux USA) et dans la
lutte contre la contrefaçon qui sont des obstacles à l’innovation. La politique en matière de dommages et intérêts pourrait faire l’objet d’une autre conférence. N
Le droit d’auteur à l’épreuve des nouvelles
technologies
Intervenants
Philippe CHANTEPIE, Chef du Département des Études,
de la Prospective et la Statistique, Ministère de la Culture,
chargé de cours d’économie des industries culturelles
et de la communication à Paris I, Paris VIII et l’ENST-INA
et de propriété intellectuelle à Lille III
Alain BENSOUSSAN, Avocat au Barreau de Paris
Philippe CHANTEPIE
INTRODUCTION
Constitutionnaliser la « logicialisation » du droit d’auteur
à l’ère de l’« auctorialisation » numérique.
À l’occasion de la décision relative au projet de loi relative au
droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’informa-
204
R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
tion, le Conseil constitutionnel a intégré la propriété intellectuelle à la source du bloc de constitutionnalité : par la propriété
visée à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, comme par les garanties apportées par son article 17 (Cons. const., déc. n° 2006-540 DC, 27 juill. 2006; Thoumyre L., Loi DADVSI,
éclipses et scintillements au Conseil constitutionnel, Légipresse, sept. 2006, n° 234, 129;
Bénabou V.-L., Patatras! À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006,
Propr. intell., juill. 2006, n° 20, 240). Cette élection du droit de propriété in-
tellectuelle aux Droits de l’homme procède d’un double choix :
– un choix positif, en l’espèce historiciste, qui fonde ce
lien au droit de propriété à raison d’« une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; parmi ces derniers, figurent les droits de
propriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur et les
droits voisins » ;
Droit I Économie I Régulation
CE n° 91/250, 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur; C. propr. intell., art. L. 112-2 13), règle internationalisée ultérieurement (Accord ADPIC relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent
au commerce, art. 10 : « les programmes d’ordinateur, qu’ils soient exprimés en code source
ou en code objet, seront protégés en tant qu’ œuvres littéraires en vertu de la Convention de
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
– un choix négatif, par conséquent aussi, par lequel toute
autre source intellectuelle et juridique de la propriété littéraire
et artistique se trouve oblitérée, et lors, tranchés plus de deux
siècles de débats intellectuels, législatifs, et le fécond travail
jurisprudentiel qui constitua la singularité d’un droit personnaliste, romaniste – et parfois, romantique, fondatrice des qualités essentielles du droit de la propriété littéraire et artistique
devenu l’un des modèles dans le monde. Ces sources dégageaient, sinon exclusivement, du moins de façon partagée,
dans l’intériorité du sujet, sa liberté, sa personnalité, les conditions de l’originalité d’expression susceptible des plus hautes
protections juridiques, et se refusaient à absorber les droits
des auteurs exclusivement dans une logique patrimoniale assise sur la propriété, en dépit d’analyses postérieures qui nuancent avec précision et rigueur l’opposition instrumentalisée
entre droits d’auteur et copyright (Strowell A., Droit d’auteur et copyright,
Divergences et convergences, LGDJ, 1993). L’option constitutionnelle, établie sur la racine propriétaire de ces droits de propriété littéraire et artistique, à l’instar du copyright, n’interdit certes pas
un ultérieur rappel à d’autres légitimités de ces droits, mais
c’est par cette voie qu’accèdent – sans hiérarchie – à la constitutionnalité et comme unifiés, des droits d’auteurs, des droits
voisins et des droits des logiciels et base de données.
La constitutionnalisation des droits de propriété littéraire et
artistique a emprunté, en réalité, un sentier plus escarpé, ouvert par la partie la plus marginale, la plus récente et la plus
atypique de ces droits : le logiciel. Elle procède d’une logique
instrumentale telle qu’effectivement, seul le fondement propriétaire des droits de propriété littéraire et artistique pouvait
être excipé aux fins de leur faire bénéficier tous des garanties
constitutionnelles utilitaires de la propriété : une « juste et
préalable indemnité » si la nécessité publique exige évidemment l’expropriation de leurs titulaires. En effet, c’est même
par le biais le plus éloigné de la propriété littéraire et artistique que cette constitutionnalisation se fonde : la volonté
d’encadrer les conditions d’interopérabilité des systèmes numériques de gestion des droits (Digital Rights Management
Systems) qui relèvent du droit du logiciel, quand ce n’est pas
celui des brevets, voire du secret commercial, droits qui ont
peu affaire avec celui classique des auteurs (cf., par exemple, Gaudrat P.,
La protection des logiciels, RIDA 1986, n° 128, 181; Bilan et perspectives, RIDA 1988, n° 138, 77).
Le fondement constitutionnel reconnu à la propriété littéraire
et artistique réside ainsi tout entier dans la garantie de propriété relative à « l’accès aux informations essentielles à l’interopérabilité » […] « dans le respect des droits des parties »,
c’est-à-dire l’« éditeur de logiciel », le « fabricant de système
technique » l’« exploitant de service ».
La décision, relative à une loi désireuse de concilier droits
d’auteur et technologies de la société de l’information, y parvient donc, mais non sans paradoxe : fonder en 2006 sur un
droit de l’homme – le droit de propriété –, reconnu en 1789,
un droit de propriété intellectuelle législativement établi en
1791, au motif que celui-ci s’étendrait à des « domaines nouveaux »… Peut-être, car le domaine nouveau dont il s’agit,
n’est pas l’historique droit d’auteur mais bien celui qui protège la propriété des technologies de l’information, et au premier chef, le droit du logiciel. Sans doute depuis 1985, le programme d’ordinateur appartient-il aux « œuvres de l’esprit »
dans notre droit positif, pourvu qu’il soit « original, en ce sens
qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur » (Dir. Cons.
Berne (1971) »).. Mais, même s’il est principalement dévolu aux
éditeurs, il a des auteurs. Plus donc que les plaintes d’un Platon, les épigrammes de Martial, les répliques de Térence, et
plus que toutes les justifications personnalistes de Beaumarchais à Hugo, c’est – économiquement – la protection apportée à la communication des informations essentielles à l’« interopérabilité » des logiciels des systèmes numériques de gestion
des droits protégeant les contenus numériques qui aura été
la porte étroite par laquelle l’ensemble des droits de propriété
littéraire et artistique – des auteurs, voisins ou des logiciels –
qui bénéficie de cette assomption constitutionnelle inattendue au début du XXIe siècle : la base d’un droit de l’homme
« inviolable et sacré », autrement dit, la propriété (Latournerie A.,
Petite histoire des batailles du droit d’auteur, Multitudes n° 5, mai 2001).
Pareille « logicialisation » des droits de propriété littéraire et
artistique n’est pas un effet de mode à l’occasion d’une constitutionnalisation circonstanciée, mais plutôt la paradoxale expression de l’importance acquise par le logiciel, sinon dans
la protection des droits de propriété littéraire et artistique, du
moins dans la formation des modèles d’exploitation économique des contenus numériques. En effet, là où les technologies de l’information – en réalité la numérisation des contenus et leur communication sur le réseau internet – sont de
nature à déstabiliser profondément l’économie des droits de
propriété littéraire et artistique des industries culturelles (I),
les logiciels, comme système d’accès, leurs droits et leurs régulations apparaissent comme un élément majeur de l’économie des contenus numériques, au nombre desquels figurent primitivement et nativement le logiciel et au moment où
ils dénotent que leur valeur n’est pas dans la clôture mais
l’ouverture (II).
I. – LA DÉSTABILISATION NUMÉRIQUE
DES FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DU DROIT
DE PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE
La plasticité du droit de propriété littéraire et artistique a depuis plus de deux siècles permis d’absorber plusieurs mutations techniques majeures. Fondé principalement dans un environnement de reproductibilité mécanique (imprimerie) puis
analogique (enregistrement audiovisuel), et de représentations physiques (spectacle vivant), puis immatérielles (radio
et télévision hertziennes, puis filaires ou satellitaires), ce droit
s’est adapté à l’essor des médias de masse. Il a aussi composé
avec le principe de rémunération proportionnelle déduit des
droits exclusifs, pour admettre au profit patrimonial des titulaires, des mécanismes de rémunération forfaitaire (copie privée, reprographie, rémunération équitable, etc.) chaque fois
que la mesure des exploitations finissait par être reconnue
comme une limite infranchissable.
A. – L’économie classique et spécifique de la propriété
littéraire et artistique
Les droits exclusifs de propriété littéraire et artistique sont
l’expression juridique de monopoles temporaires accordés et
protégés par l’autorité publique dont la fonction économique
consiste principalement à inciter à créer.
1) Les fonctions économiques des droits de propriété
littéraire et artistique
Les fonctions économiques des droits de propriété littéraire
et artistique portent notamment sur les biens informationnels
qui sont notamment des biens collectifs appropriables. La finalité de ces droits consiste – comme monopoles juridiques
– à rendre possible la production privée de ce type de biens
(Landes W., Posner, R., « An Economic Analysis of Copyright Law », 1989). Ils doivent
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205
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
permettre notamment de répondre aux situations de défaillances
de marché qui peuvent résulter de ce type de biens. C’est l’approche économique « standard » de la justification de ces
droits (Samuelson P., « The Pure Theory of Public Expenditure, Review of Economics and
Statistics », 1954). Car les biens informationnels ont pour caractéristiques d’être aisément appropriables par tout consommateur. L’enjeu économique, social et culturel de ces droits consiste
donc à s’assurer que leur fourniture sera durable en dépit de
cette caractéristique en évitant des situations de défaillances
de marchés, telles que la présence de passagers clandestins
(free riders), laquelle ne permet pas au marché d’établir l’équilibre entre l’offre et la demande et conduit à des situations de
sous-révélation des préférences des consommateurs, et lors,
de sous-production ou de surproduction.
Historiquement, les droits exclusifs de propriété littéraire et
artistique (privilèges, monopoles, etc.) tendaient d’ailleurs
simplement à limiter la concurrence déloyale d’autres exploitants des mêmes œuvres, en particulier pour éviter une baisse
de prix tendancielle. Plus largement, ces droits visent donc à
diminuer, d’une part, ces risques d’autant plus forts en ce qui
concerne les industries culturelles qu’elles sont caractérisées
par des coûts fixes et indivisibles de production de prototypes
(les œuvres) et soumises à un aléa de production récurrent
s’agissant de biens d’expérience – dont la qualité n’est perçue qu’avec la consommation, d’autre part, des risques induits de sous-qualité et de sous-diversité.
Économiquement, les droits exclusifs de propriété littéraire et
artistique constituent une garantie de bouclage du cycle économique d’investissement et de distribution des œuvres en
assurant les conditions d’un contrôle efficace de la rémunération des exploitations. Le niveau de protection juridique et
technique établi par le droit de propriété intellectuelle permet
alors l’arbitrage économique et social (welfare) suivant :
– une faible protection pourrait conduire à une incitation
insuffisante à la création, à la qualité et la diversité des contenus, donc à la production, soulevant le problème de sous-production ;
– une forte protection pourrait conduire à un accroissement des coûts de contrefaçon pour les utilisateurs, de nature
à diminuer des phénomènes de non appropriabilité des revenus (Novos I. et Waldman M., « The Effects of Increased Copyright Protection : An Analytic Approach », 1984) ; elle peut aussi conduire à une sous-utilisation
des œuvres.
2) Des modèles de rémunération pour partie
indépendants de la nature des droits
Plus que l’existence des droits, c’est leur exercice qui, d’un
point de vue économique, est déterminant. Autant que possible, on privilégiera des modes de rémunération directe des
exploitations des œuvres, c’est-à-dire une « appropriabilité directe » (appropriability) des revenus (Arrow K.-J., « Economic welfare and
the allocation of resources for invention », 1962. On traduit ainsi le terme d’appropriability,
par conformité à l’usage ouvert par Stan Liebowitz en ce qui concerne la reprographie, plutôt que les expressions d’« appropriation » ou de « facultés d’appropriation », parfois plus
précises). L’efficacité attendue de la mise en œuvre de l’exclua-
bilité juridique dépend de la capacité des titulaires des droits
à jouir effectivement de l’exercice de ces monopoles, c’est-àdire des conditions pratiques d’appropriation des revenus des
exploitations. L’appropriabilité peut prendre deux formes selon les conditions techniques de reproduction et de consommation des contenus, c’est-à-dire selon la nature des biens :
– l’appropriabilité directe : optimum de premier rang,
consiste à obtenir de la diversité des formes d’exploitations
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permises par le monopole des droits, les revenus directs de
chacune à travers la chaîne de distribution. Cette forme d’exercice du monopole des droits exclusifs au cœur de l’économie
des industries culturelles se traduit en général par le paiement
direct des contenus par les consommateurs ;
– l’appropriabilité indirecte : optimum de second rang,
mise en œuvre à l’occasion de modifications substantielles
des conditions techniques de contrôle des exploitations, consiste
à s’assurer d’une remontée de revenus par des mécanismes
hors marché (appareils de reprographie, télévision hertzienne,
radio, etc., et la copie privée (Liebovitz S.-J., « Copying and indirect appropriability : photocopying of journals, 1985; Copyright law, photocopying, and price discrimination », 1986; « The impact of reprography on the copyright system, Consumer and corporate affairs Canada », 1984; Johnson W., « The economics of copying », 1985). Elle se
traduit en général par l’absence de paiement direct par le
consommateur.
L’appropriabilité indirecte des revenus, nourrie d’arguments
opposés à l’efficience des monopoles de droits exclusifs (Plant, A. The
economic aspects of copyright in books, 1934) revêt des formes très variées :
politique de discrimination de prix d’exemplaires par abonnement selon la diversité des usages (bibliothèques, vidéothèques…), compensation (droit de prêt en bibliothèque, rémunération pour copie privée, etc.). Juridiquement dérogatoires
des droits exclusifs, ces modalités de rémunération ont tendance à se développer avec l’évolution des techniques de reproduction (Farchy J., Seeking alternative economic solutions for combating piracy,
2004). Toutes, en réalité, se modulent selon la nature des biens
et en particulier leurs caractéristiques économiques : rivalité
et excluabilité (Meurer, M.-J., Copyright law and Price Discrimination, 2001) que
le numérique déstabilise profondément.
B. – Impacts du numérique et d’Internet
sur l’économie des droits
Indépendamment de la capacité du droit de propriété littéraire et artistique à qualifier la plupart des faits dans le monde
numérique, les techniques de reproduction (reproductibilité
infinie au coût marginal par les consommateurs) et de communication numériques (réticularité du réseau IP) créent une
situation globale de mise en cause, non de l’existence des
droits de propriété littéraire et artistique fondés sur le monopole et le contrôle des reproductions, des représentations et
de la communication au public, mais de leur exercice effectif. Elles conduisent à des adaptations importantes des modèles économiques classiques d’exploitation.
1) L’analyse économique des contenus numériques
L’élément essentiel d’opposition des modèles repose sur la
différence de qualification économique des contenus sous l’effet de la numérisation de leur production, distribution et
consommation. Les « contenus » des industries culturelles sont
généralement considérés comme des « biens informationnels »,
à l’instar de la connaissance dont les caractéristiques économiques sont particulières. Il s’agit de biens d’expérience dont
la valeur est reconnue a posteriori, notamment en fonction
d’effets de réputation, en sorte que les investissements sont
par nature sans relation certaine avec la demande. Il s’agit
aussi de biens dont la production peut s’appuyer sur de fortes
économies d’échelle. Ces biens connaissent en effet des coûts
fixes élevés de production et des coûts échoués (sunk costs)
significatifs, alors que les coûts de reproduction sont marginaux voire quasi nuls..
Les conditions économiques d’exploitation de ces biens sont
déterminées par d’autres caractéristiques : les coûts d’entrée
importants sur des réseaux de distribution en général peu
Droit I Économie I Régulation
La répartition des biens selon leur nature
Non excluabilité
Excluabilité
Non rivalité
Biens collectifs ou
biens publics (purs)
Ex. TV hertzienne ;
logiciels libres, etc.
Biens de club
Ex. TV payante ;
logiciels protégés, etc.
Rivalité
Biens communs
Ex. idées,
théorèmes, etc.
Biens privés
Ex. supports de
contenus : livre, CD, etc.
autre. Elle définit la sphère de production des biens privés. À
rebours, la non-rivalité tient à ce que la consommation d’un
bien par un agent économique ne diminue pas la consommation d’un autre agent (idée, théorème mathématique, mais
aussi programme radiophonique, audiovisuel en clair, etc.).
La non-rivalité caractérise notamment des biens a-spatiaux
comme le sont les biens informationnels (connaissance, création, etc.), favorisant alors leur propriété d’expansion infinie
(infinite expansibility) qui explique que le coût marginal de
reproduction et de diffusion immédiate de ces biens tend vers
zéro (Quah D., Digital goods and the new economy, déc. 2002). Il ne s’agit
de rien d’autre que de la comparaison qu’effectue Thomas
Jefferson pour la connaissance semblable à la lumière d’une
bougie : « celui qui reçoit une de mes idées la reçoit sans m’en
priver, comme celui qui éclaire sa bougie grâce à la mienne reçoit la lumière sans me plonger dans le noir », transposition
de l’exemple du phare d’Adam Smith pour illustrer la question du financement des biens collectifs.
La propriété d’excluabilité (excludability) (par souci de lisibilité on préférera l’expression excluabilité, bien qu’une différence subsiste entre les deux notions ;
cf. Levêque F., Économie de la régulation, La découverte) – ou son contraire –
n’est pas inhérente au bien mais résulte de la possibilité ou
non d’application d’un régime juridique spécifique (au sens
le plus large, le droit de propriété), d’une norme ou convention sociale ou encore de la mise en œuvre d’une technologie permettant d’exclure de la consommation d’un bien les
agents qui ne participent pas à son financement. Cette caractéristique institutionnelle est relativement indifférente à la nature publique, collective, privée ou mixte des biens et au mode
de financement respectif classiquement retenu de leur production selon cette nature, puisqu’elle a précisément pour objet de modifier la nature économique des biens et donc leur
mode de financement (il en va notamment de l’ensemble des
contenus numériques selon le mode de distribution choisie,
ainsi, les œuvres musicales numérisées proposées sur les
plates-formes de musique (iTunes, Fnac, Virgin Mega…) ; les
programmes de télévision sur des chaînes accessibles par
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
nombreux, les logiques d’organisation de la diversification de
la diffusion afin d’optimiser les possibilités de rentabilité des
investissements (Varian H., Versioning Information Goods, 1997). Davantage
que singularités de la fonction de production des biens des
industries de contenus, ce sont les caractéristiques de la distribution de ces biens qui sont donc déterminantes du caractère durable de leur renouvellement (Arrow K., Economic Welfare and the
Allocation of Resources for Innovation, 1962). L’exploitation et le financement de la production marchande de ces biens supposent de
pouvoir s’appuyer sur deux propriétés économiques principales (cf. notamment, Varian H., Markets for Information Goods, 1998) : la rivalité
ou l’excluabilité de ceux-ci en consommation, caractéristiques
qui valent pour l’ensemble des biens.
Qualité intrinsèque du bien qui peut être locale et/ou physique, la propriété de rivalité (rivalry) se définit par le fait que
la consommation d’un bien par un agent diminue celle d’un
abonnement, l’acquisition de films de cinéma en VOD, Kiosque,
etc., deviennent par ce mode de distribution qui intègre une
protection technique du signal ou des œuvres, des biens excluables) pour transformer des biens collectifs par nature en
biens privés, voire mieux, des « biens de club », capables ensuite de valorisation sur un large marché.
De nature distincte, l’ensemble de ces propriétés opère parmi
la nature des biens une discrimination non symétrique. N’étant
pas propre à la nature intrinsèque du bien, public comme
privé, l’excluabilité peut faire basculer un bien quelconque
dans l’une ou l’autre catégorie de biens. Ainsi, si le plus souvent un bien rival est considéré comme un bien privé à financement direct sur un marché, en revanche, un bien non rival
ou tendant à la non rivalité (notamment sous l’effet du progrès technique) appelle un mode de financement indirect, à
moins qu’il n’ait été rendu excluable en vertu d’un choix social, de l’application d’une norme juridique et/ou d’un dispositif technique.
2) Effets de la numérisation des contenus
sur leur nature
Le basculement des industries culturelles dans l’environnement numérique modifie partiellement la structure de leur
fonction de production. Il affecte surtout la fonction de distribution des contenus numériques et la capacité des modes
d’exploitation à garantir leur rentabilité. Il transforme en effet les caractéristiques économiques des contenus (rivalité/nonrivalité ; excluabilité/non excluabilité) et l’efficacité de la fonction économique attendue des droits de propriété littéraire et
artistique.
L’effet économique de la mutation numérique consiste donc
à modifier la propriété de rivalité des biens produits par les
industries culturelles et distribués sur les réseaux. L’hyper-reproductibilité permise par le numérique tend à faire disparaître la propriété de non-rivalité des œuvres numérisées en
raison du développement de la faculté de les reproduire à coût
marginal quasi nul. Cet effet se perçoit à des degrés divers selon les supports de distribution. Lorsque ces biens sont distribués sous forme d’un support physique, les contenus numériques répondent au critère de rivalité au moins spatiale.
Mais les facilités de reproduction (supports de stockage à coûts
décroissants et capacité croissante) réduisent fortement la rivalité de la distribution physique, sans cependant la réduire
à rien. C’est dans ce contexte que les mesures techniques de
protection (MTP) des supports prennent place. En revanche,
la dématérialisation des contenus numérisés pour leur distribution sur les réseaux amplifie cette tendance à leur non-rivalité, les formats libres de compression MP3 ou DivX jouant
dans les deux cas un rôle d’amplificateur.
Dans le cas des supports numériques, la nature du bien
n’est modifiée qu’en partie. Elle ne met pas en cause radicalement la question du financement de la production de
ce type de biens qui demeurent privés. En revanche, la numérisation étendue aux réseaux conduisant à la dématérialisation de la distribution accentue la perte de consistance de rivalité des contenus numériques. Car à la
non-rivalité, s’ajoutent les qualités d’a-spatialité et d’expansion infinie qui impliquent de ranger ces biens dans la
catégorie des biens collectifs (Quah D., Digital goods and the new economy, 2002). Or, la non-rivalité des contenus numériques produit classiquement des inefficiences de marché, le coût
marginal d’une consommation supplémentaire étant quasi
nul, la contribution à la production dépendant de l’importance des comportements de passager clandestin (free-ri-
N 0 11 • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E
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207
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
Effets du numérique dans la typologie
des modèles économiques possibles
techniques de protection des droits de propriété)
qu’incarne le paradigme des systèmes numériques de gestion des droits pour la distribution
Non-excluabilité
numérique de contenus informationnels.
Radio-TV hertziennes
Le cœur du débat économique, culturel et social relatif à la distribution numérique des conteMP3
CD
nus porte ainsi fondamentalement sur le critère
P2P
d’excluabilité destiné à limiter, réduire ou interdire la non-rivalité des contenus numériques. Il
CD + MTP
interroge le caractère approprié de son champ
d’application, ses formes techniques et juridiques, ses degrés, son acceptation sociale. La
Nouveaux
Non rivalité
Rivalité
modèles
VX
distribution numérique des contenus ne pose
DI
donc pas, par elle-même, de question éconoDVD
mique inédite ou insurmontable (cf., par exemple, DeDRMS
metz H., The private production of public goods, 1970). Elle souMusique/VOD
lève en revanche le problème de l’extension de
Salle
mécanismes d’excluabilité à tous les contenus
numériques devenus non-rivaux et, plus largePay TV
ment, la question des modes de financement de
la production des contenus numériques selon
Concert
leur caractérisation. Le problème s’exprime par
l’opposition de deux tendances :
Excluabilité
– d’une part, les contenus numériques, bien que
produits selon le régime de biens privés, sont perçus par le
der). Dans cette situation, les prix n’assurent pas leur foncconsommateur comme des biens non rivaux, relevant donc
tion de signal d’équilibre, conduisant par conséquent l’ofen principe de la production des biens communs ou du finanfreur à des choix de sous-production ou de surproduction,
cement indirect des biens collectifs, à l’instar de la radiodifvoire de sous-qualité. La numérisation des contenus et des
fusion en clair de phonogrammes, programmes audiovisuels
réseaux provoque donc cette irrépressible dynamique seet œuvres cinématographiques, notamment par financement
lon laquelle les contenus numériques tendent à devenir des
indirect comme la publicité ;
biens collectifs. C’est pourquoi, la question du financement
– d’autre part, la production privée de contenus nudes contenus numériques est – et, de façon radicale – remériques implique l’extension de modèles économiques
posée (cf., notamment, Rayna T., Piracy and innovation : does piracy restore comfondés, soit sur le retour de la non-rivalité (protection techpetition ?, 2004) par le numérique, en quoi consiste, essentielnique des supports), soit sur l’excluabilité dans les réseaux
lement, le dilemme des droits de propriété littéraire et
(DRMs), notamment pour étendre un modèle économique
artistique dans l’environnement numérique.
de biens de club, historiquement minoritaire dans le fiMais c’est la propriété d’excluabilité des biens qui crée la
nancement de la production et par nature exclusif de la
ligne de partage entre les modèles économiques possibles et
plus grande partie, sinon des consommateurs, du moins
détermine le périmètre des régimes juridiques susceptibles
des modes les plus répandus de consommation ou d’acde s’y associer. La propriété d’excluabilité dont la fonction
cès aux biens culturels. C’est dire que sous des dehors par
à l’endroit de la tendance à la non rivalité est réactive, détrop techniques ou économistes, cette question débattue
signe la faculté de pouvoir exclure de la consommation d’un
est bien au cœur des moyens et objectifs des politiques
bien tout agent économique qui ne contribue pas à son ficulturelles.
nancement. Elle permet notamment des modèles éconoLe jeu entre la non-rivalité numérique et l’excluabilité jurimiques de production privée constitués pour des « biens de
dico-technique constitue la tension centrale des controverses
clubs ». Par ailleurs, la non excluabilité conduit aussi à des
relatives à la distribution des contenus numériques, aux condisituations non optimales (sous-financement/surproduction)
tions de leur financement et de leur protection, en particulier
du fait de la présence de comportements de free riding que
juridique. Il pose radicalement la question du financement de
déterminent des stratégies de jeu à contribuer ou non au fibiens devenus non rivaux, en réalité potentiellement non exnancement. Or, si la tendance de la numérisation à rendre
cluables selon la robustesse des mesures techniques de proles contenus non-rivaux est sans effet direct sur leur excluatection, car en principe tendanciellement hors marché (Hellmer, S.,
bilité, celle-ci étant affaire de normes juridiques, sociales ou
techniques, elle peut déterminer le degré d’excluabilité néWill music file sharing over the Internet influence the commercial market for pre-recorded
cessaire pour maintenir des biens non-rivaux dans le périmusic?).
mètre des biens privés et les empêcher de passer dans celui
Comme les droits de propriété littéraire et artistique sont à
des biens collectifs.
la fois l’expression juridique et le fondement des solutions
L’excluabilité a donc une fonction réactive mais aussi régulad’excluabilité en direction des consommateurs, ainsi que
trice aux fins de conserver un régime de production de biens
l’instrument de répartition de la valeur ajoutée des agents
privés, y compris sous la forme de biens de club. Si les biens
économiques de la production des biens des industries culinformationnels sont souvent des biens non-rivaux, le finanturelles, la réflexion économique relative à la distribution
cement de leur production dépend alors de conditions exnumérique des contenus ne pouvait que se polariser sur ces
ternes en mesure d’assurer leur production privée. Dans l’endroits, y compris pour y interroger leur légitimité même.
vironnement numérique, il s’agit d’une combinaison d’éléments
Pourtant, même puissante, pareille tendance n’exclut aucun
juridiques et techniques, source d’une dynamique d’excluamodèle économique susceptible de recueillir ou de favoribilité juridico-technique (protection juridique des mesures
ser un consentement à payer de la part des consommateurs,
208
R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
Droit I Économie I Régulation
II. – LOGICIEL ET INTEROPÉRABILITÉ :
CENTRES DE GRAVITÉ DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE
DES CONTENUS NUMÉRIQUES
Face à la mutation économique des contenus numériques,
l’évolution des modèles économiques des industries culturelles a fait du logiciel le centre de gravité de leur économie,
alors d’une part, qu’il est placé à la croisée d’enjeux industriels et de régulations qui échappent largement à la propriété
littéraire et artistique, et d’autre part, qu’il est, de tous les
contenus numériques parmi les tous premiers et se trouve
donc lui-même soumis à la tendance qu’il est censé devoir
contrarier.
A. – Droit d’accès et propriété littéraire et artistique :
une économie de plates-formes
Depuis le début des années 1980, l’évolution du droit de la
propriété littéraire et artistique au plan mondial est portée par
un modèle intellectuel principal censé pouvoir, sinon se substituer, du moins prolonger dans le numérique le modèle classique d’édition et de vente à l’exemplaire. C’est ainsi que le
déploiement des techniques numériques de reproduction et
de communication a été envisagé assez sereinement, faussement fort de l’idée que « la réponse à la machine est dans la
machine » (Charles C., General Counsel at the International Publishers Copyright Council : « The machine is the answer to the machine… A system must be able to identify copyright materials, to track usage, to verify users, and to record usage and appropriate compensation. In addition, the system should provide security for the integrity of the copyrighted
material (freedom from tampering) and some level of confidentiality or privacy for the user »,
The Publisher in the Electronic World, 1984). L’essentiel des dispositions ju-
ridiques nécessaires au basculement numérique s’est forgé il
y a deux décennies et s’est régulièrement et mondialement
déployé à partir des ADPIC de 1994 et des Traités OMPI de
1996 : les mesures techniques de protection, les systèmes numériques de gestion des droits – du code et du logiciel, donc
– doivent être au cœur de l’économie de la propriété littéraire
et artistique. Le destin de celle-ci s’est donc confié au logiciel
pour se refonder sur une économie d’accès et de plates-formes.
1) L’accès : fonction du logiciel et enjeu de la propriété
littéraire et artistique
L’essentiel des modèles économiques vers lequel tendent les
industries culturelles relève de l’économie des plates-formes
(platforms) qui renvoie à un grand nombre de systèmes dont
la fonction est d’assurer techniquement un contrôle d’accès : distribution numérique de contenus audiovisuels, culturels et ludiques (décodeurs, set-top-box, PC et smatrphones,
DRMs – Digital Rights Management systems, consoles de
jeux, assistants personnels, modems ADSL, voire des baladeurs numériques audio et vidéo, etc. (la présence de microprocesseurs dédiés au contrôle d’accès, aux systèmes
d’exploitation, aux cartes bancaires, etc. constitue un élément clef commun aux « plates-formes »), c’est-à-dire sys-
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
pourvu que lui soit offert une valeur d’ordre économique,
sociale, symbolique à obtenir ces biens particuliers que sont
les œuvres, avec en réalité des modes variés de rivalité ou
d’excluabilité.
En réalité, c’est au logiciel qu’est revenu de résoudre l’essentiel de la question de l’excluabilité, celui-ci constituant
l’élément technique permettant de limiter la non rivalité des
contenus numériques, non sans paradoxe d’ailleurs, car un
logiciel, numérique par nature, est lui-même un bien non rival protégé par un droit de propriété littéraire et artistique :
le droit du logiciel, devenu à présent la seconde nature de
ce droit.
tèmes de contrôle – par le biais de logiciels – comme dans
bien d’autres domaines (ce choix de vocabulaire cherche à
prendre en compte les travaux menés aussi bien dans les
disciplines économiques, juridiques ou techniques sur des
technologies dont l’architecture commune est de nature à
produire des effets économiques et soulever des questions
de régulations analogues). Les logiciels sont au cœur de ces
« biens-systèmes » (Rosenberg, N., Inside the Black Box, Technology and Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1982) qui ont pour vocation
économique d’internaliser les externalités de réseaux sur lesquels se fondent les stratégies convergentes des acteurs (télécommunications, informatique, électronique grand public,
industries culturelles et de médias). Deux exemples dans des
domaines différents éclairent l’objectif d’un modèle généraliste.
Historiquement, cette fonction logicielle de contrôle d’accès est présente dans l’économie de la télévision payante
numérique qui va constituer le modèle de l’économie de la
distribution de contenus numériques (Chantepie P., L’accès : convergence des régulations des plates-formes numériques, in Création et diversité au miroir
des industries culturelles, coord. X. Greffe, DEPS, 2006). Le logiciel y déter-
minait notamment les conditions d’accès des consommateurs à la diversité des programmes et celles des éditeurs
de programmes et de services interactifs aux guides électroniques de programmes. Le risque de goulet d’étranglement technique (bottleneck technology) induit par le logiciel a justifié l’une des premières réglementations
européennes favorable à l’interopérabilité des décodeurs
numériques (Dir. CE n° 2002/19, 7 mars 2002 relative à l’accès aux réseaux de
communications électroniques et aux ressources associées, ainsi qu’à leur interconnexion
(directive « accès »)), avant que des travaux de normalisation soient
lancés pour standardiser l’interopérabilité pour tous les décodeurs des guides électroniques de programmes et des services interactifs à travers un logiciel médiateur (middleware)
ouvert standardisé (logiciel médiateur qui permet le fonctionnement de plusieurs ordinateurs en coordination, en attribuant à chacun une tâche spécifique, et plus généralement servant d’intermédiaire entre plusieurs logiciels,
notamment des applications de programmation et un système d’exploitation).
L’autre modèle historique de la distribution de contenus numériques a précisément trait à des logiciels, dans le secteur
du jeu vidéo. Il est aussi fondé sur des plates-formes techniques – les consoles – fermées par l’intermédiaire des processeurs des consoles protégés par des brevets, et par des
logiciels d’exploitation propriétaires. La propriété intellectuelle
du logiciel est ici essentielle à la domination de la filière
(Le Diberder A. et F., La création de jeux vidéo en France en 2001, Développement culturel, n°139, juill. 2002, DEPS) par les consoliers qui contrôlent l’accès
aux « kits de développement » (software kit development –
SDK) qui sont formés des middlewares propriétaires du consolier pour créer les jeux. Ainsi, l’interopérabilité qui consiste
dans la mise à disposition des APIs (Application Programme
Interface) aux middlewares reste contrôlée tant à l’égard des
développeurs de jeux qui doivent les recréer pour chaque
consolier, qu’à l’égard des consommateurs puisque les logiciels de jeux ne sont compatibles qu’avec la console pour laquelle ils ont été conçus (Rochet J-C., Tirole J., Two-Sided Markets : An Overview, March 12, 2004).
Les DRMs applicables à tout contenu numérique (audio, texte,
vidéo, etc.) procèdent de ces deux modèles historiques et
avaient vocation à constituer le modèle quasi exclusif de la
distribution numérique de contenus en étant requis pour l’exploitation de toute plate-forme d’accès aux contenus. Sans détailler leur architecture technique (Chantepie P, DRMs et MTP, un état des
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
lieux, IGAAC, Ministère de la culture et de la communication, 2003), les DRMs com-
portent plusieurs éléments qui peuvent faire l’objet de diverses
sources de propriété intellectuelle : brevets pour l’encodage
ou le décodage et leurs formats, voire l’algorithme de cryptage ; droit du logiciel pour les différents langages de description des droits. Ainsi, grâce à la propriété intellectuelle sur les
DRMS comme leurs fournisseurs, peuvent-ils entrer dans des
stratégies de jeux classiques sur les standards, propres aux industries numériques.
Dans une concurrence multidimensionnelle, ces stratégies
jouent notamment sur le caractère plus ou moins interopérable des systèmes de contrôle d’accès. Ils examinent aussi
les différents marchés adressés (fournisseurs de contenus, utilisateurs, plates-formes de distribution, etc.), s’agissant de
marchés multifaces (multi-sided markets) c’est-à-dire où plusieurs types d’agents ont des interactions à l’origine d’externalités de réseaux indirectes susceptibles d’être internalisées
au profit du détenteur de plates-formes (Rochet J.C, Tirole J., Platform
Competition in Two-Sided Markets, Journal of the European Economic Association, vol. 1,
pp. 990-1029; Two-Sided markets : An Overview, IDEI Working Paper). Deux grands
types de stratégies se sont ainsi développés à partir du caractère interopérable ou non des DRMs : celle de Microsoft qui
entendait s’appuyer sur la base installée de ses logiciels pour
développer le lecteur et les DRMs de Windows Media Player
(Evans D., Schmalensee R, (2005) The industrial organization of markets with two-sided
platforms); celle d’Apple qui repose sur l’intégration de son DRMs
(FairPlay) à un système de distribution propriétaire (iTunes
Music Store) (Rochet J-C., Tirole J., Platform Competition in Two-Sided Markets, Financial markets group discussion paper 0409 (Nov. 26, 2001), December 13, 2002; Evans D. S.,
Hagiu A., Schmalensee R., A Survey of the Economic Role of Software Platforms in Computer-based Industries, Cesifo, Economic Studies, Vol. 51, No. 2-3/2005), selon une logique classique de grande distribution (Evans D. S., Hagiu A.,
Schmalensee R., A Survey of the Economic Role of Software Platforms in Computer Based-Industries, Cesifo working paper N°. 1314, October 2004).
Dans tous les cas, les industries culturelles se sont placées,
par ce choix de centre de gravité – une fonction logicielle qui
leur promettait de conserver leur modèle économique traditionnel dans l’environnement numérique – dans une situation de dépendance à l’égard de stratégies industrielles externes à elles. En effet, ces nouveaux modèles économiques
fondés sur l’accès qui conforment le respect de la propriété
littéraire et artistique attachée à limiter la tendance des contenus numériques vers la non rivalité sont de facto (la technique
de contrôle d’accès) et de jure (l’incrimination du contournement de ces techniques) fondés sur la propriété intellectuelle
des logiciels.
Toute l’économie de la propriété littéraire et artistique proposée à ce modèle économique dans le numérique repose donc
bien sur l’efficacité des logiciels de contrôle d’accès, et donc
aussi sur le respect des propriétés intellectuelles attachées à
ces logiciels. L’exercice majoritaire du droit d’interdire l’interopérabilité par les éditeurs de logiciels de DRMs a conduit le
législateur national, conformément au souhait général et non
impératif exprimé par la Directive 2001/29 relative aux droits
d’auteur et droits voisins dans la société de l’information, à
faire de l’interopérabilité une exigence, ne serait-ce que pour
ressaisir, virtuellement au moins, un espace d’indépendance
entre les deux types de stratégies.
2) L’interopérabilité des logiciels : exception et limite
L’interopérabilité perçue aussi par les consommateurs comme
exigence légitimement minimale des systèmes numériques de
gestion des droits face à la dynamique de non rivalité des
contenus musicaux, pouvait normalement trouver, au sein
même des droits de propriété littéraire et artistique, les condi-
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R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
tions de régulation interne entre l’objectif de protection de
ceux-ci et l’objectif d’accès aux œuvres proposé par les politiques culturelles. Le droit de propriété littéraire et artistique
comporte en effet les dispositions nécessaires pour réunir les
conditions d’interopérabilité des DRMs. Par l’exception de décompilation à des fins d’interopérabilité des logiciels, il fournit l’instrument juridique partiellement adapté à cette visée.
Pour limiter le risque de goulets d’étranglement technique
produit par les DRMs et faciliter le développement des platesformes de distribution de musique, entravé par la pluralité de
contrôle d’accès incompatibles, il aurait été possible de recourir au principe d’ingénierie inverse (reverse engineering)
qui est une exception légale à la protection par le droit de propriété littéraire et artistique du logiciel, en dépit de ses usages
hétérogènes (Samuelson P., (2002) The law and economics of reverse engineering,
111 Yale Law Journal 1575).
Mais cette exception est fondée sur un équilibre fragile entre
les intérêts des auteurs et investisseurs et ceux des utilisateurs
qui sont aussi souvent des concurrents sur le marché. Économiquement, cette exception présentait donc des contrariétés
sérieuses : elle peut assurer une fonction d’encouragement à
la concurrence et l’innovation (Commission européenne, DG concurrence
XXth Report of Competition Policy, 1991), mais peut également favoriser
des comportements de concurrence déloyale, de détournement des fruits de l’innovation (Linnant de Bellefonds X., Le droit de décompilation des logiciels, une aubaine pour les cloneurs?, JCP G 1998, I, n° 118), de parasitisme (Vivant M., Ingénierie inverse, ingénierie perverse? JCP E 1991, I, n° 56;
Pinto N., Taylor D., La décompilation des logiciels, un droit au parasitisme. D. 1999, chr.,
p. 463), voire de contrefaçon. Sa reconnaissance est donc fermement encadrée (Dir. Cons. CE n° 91/250, 14 mai 1991 concernant la protection
juridique des programmes d’ordinateur : « un programme d’ordinateur est appelé à communiquer et à opérer avec d’autres éléments d’un système informatique et avec des utilisateurs;
que, à cet effet, un lien logique et, le cas échéant, physique d’interconnexion et d’interaction
est nécessaire dans le but de permettre le plein fonctionnement de tous les éléments du logiciel et du matériel avec d’autres logiciels et matériels ainsi qu’avec les utilisateurs »). En
effet, le champ d’interconnexion et d’interaction qui définit
l’interopérabilité est limité aux interfaces et son usage est
borné à un ensemble complexe de conditions strictes, en sorte
que l’interopérabilité est en réalité assez virtuelle, d’autant
qu’elle « ne saurait être interprétée comme permettant de porter atteinte à l’exploitation normale du logiciel, ou de causer
un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur » (Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886
modifée).
Même si cette exception a pu dénouer des conflits industriels
majeurs (Sega Enterprises Ltd. c/ Accolade, Inc. (9th Cir. 1992); Atari Games c/ Nintendo (Fed. Cir. 1992); Sony v Connectix (9th Cir. 2000), dans le domaine du jeu vidéo; les
interfaces d’IBM (BIOS) pour les « compatibles IBM » plutôt que le système d’exploitation
MS-DOS de Microsoft, pour l’informatique; voir aussi : Vinje T.C; La directive européenne
sur la protection des logiciels et la création de produits interopérables, 1992/2, Droit de l’informatique et des télécoms), son recours est et demeure, en pratique,
un exercice techniquement lourd et économiquement risqué
alors que l’objectif d’interopérabilité peut parfois être atteint
plus aisément (accords contractuels, accès à la documentation, etc.) (Huet J., L’Europe des logiciels : les droits des utilisateurs, D. 1992, chr.,
p. 315). Dans ces conditions, le droit de propriété littéraire et
artistique, y compris par l’équilibre interne que pouvait atteindre le jeu d’une exception, n’a pas paru en mesure de favoriser une nouvelle exigence pour les logiciels : « l’exigence
d’interopérabilité ». Cette limite du droit de la propriété littéraire et artistique à organiser par lui-même la régulation d’intérêts divergents tient, en l’espèce, à l’injonction paradoxale
à laquelle il s’était destinée : assurer la protection juridique
des logiciels de protection des contenus numériques, et, dans
le même mouvement, rendre interopérables ces logiciels, au
Droit I Économie I Régulation
bliée en 1989 pour sa version 1, en 1991 pour sa version 2, tandis que sa version 3 publiée
en 2005 est en discussion). Cependant, pareille publication qui aurait
pour effet de permettre à tout utilisateur de pouvoir s’affranchir de la protection des contenus que ces logiciels sont censés protéger, n’est pas au centre de la résolution des questions
de non interopérabilité.
B. – « L’exigence d’interopérabilité » : remède
ou raison économique ?
L’importance acquise par le logiciel dans l’économie numérique
des contenus et le droit de propriété intellectuelle a fait aussi
de l’interopérabilité une exigence politique notamment culturelle, après qu’elle a démontré qu’elle était un objet de régulation économique particulièrement pertinent. À ce double titre,
la « logicialisation des droits de propriété intellectuelle » a conduit
à leur dessaisissement au profit de la régulation économique
de secteurs dont pourtant ils doivent protéger les produits.
1) L’interopérabilité : instrument du droit
de la concurrence
Il est revenu au droit de la concurrence de faire de l’interopérabilité un instrument de régulation, en particulier dans le domaine des industries des médias et de la culture et tout particulièrement face aux risques présentés par le modèle de
contrôle d’accès. Il a employé l’interopérabilité comme remède aux risques d’abus de position dominante sur le marché de la télévision payante, puis sur des marchés élargis de
communication. Ainsi, pour le contrôle de la fusion entre Bertelsmann/Kirch/Premiere (Déc. n° 99/153/CE de la Commission, 27 mai 1998,
Bertelsmann/Kirch/Premiere, JOCE 27 févr. 1999, n° L 53), le droit de la concurrence s’est penché sur l’accès aux spécifications de services
techniques, relatifs aux licences obligatoires sur les passerelles
techniques permettant à d’autres opérateurs de bénéficier
d’une interface de programme d’application (API) grâce à laquelle peuvent être développés des guides électroniques de
programmes concurrents, au bénéfice du pluralisme et de la
création éditoriale des chaînes.
C’est surtout parce que la propriété intellectuelle des logiciels
d’accès est de nature à favoriser des positions de gate keeper
(Déc. Comm. CE, 2 avr. 2003, aff. n° COMP/M. 2876, Newscorp c/ Telepiù,) que ce
droit a cherché sinon à développer l’interopérabilité, du moins
à empêcher la formation d’effets réseaux irréversibles. Ainsi,
face au risque de formation d’une spirale vertueuse appuyée
sur une dynamique d’auto-renforcement (bandwagon effect)
capable d’évincer des concurrents parmi les fournisseurs de
contenus (on peut avoir un premier aperçu des effets d’éviction à l’œuvre dans les cas
des systèmes de verrouillage ayant donné lieu à la première affaire relative aux services wap
de téléphonie mobile devant le Conseil de la concurrence : Cons. conc., déc. n° 00-MC-17,
7 nov. 2000 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société
Wappup.com.), la fusion Vivendi/Seagram/Canal +, qui reposait
sur des logiciels de contrôle d’accès avec effet de verrouillage
(lock-in) à partir du portail multi-accès Vizzavi, a été contrariée (Déc. Comm. CE n° M. 2050, 13 oct. 2000, Vivendi/Seagram/Canal +; la fusion comprenait : Vivendi qui contrôlait, outre les activités de distribution d’eau, le réseau de télécommunication Cegetel et donc SFR, détenu partiellement par Vodafone Airtouch Plc, mais
aussi plusieurs activités dans le domaine du commerce électronique; surtout, la propriété
de 49 % de Canal + et de 25 % de BSkyB ainsi que de Havas image et d’UGC. Fortement
présent sur le marché de la télévision payante, l’acquisition de droits audiovisuels et sportifs, la production et la distribution de films, l’édition de chaînes; Seagram détenait pour sa
part Universal et PolyGram, et était présent dans les activités de musique et de production
de cinéma (Universal) et de distribution (UIP)). Dans le même sens à l’égard
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
risque d’en affaiblir l’efficacité. Dans ce cadre, la publication
des codes sources, sans être une condition indispensable à
l’interopérabilité, peut la faciliter en se conformant à certaines
licences des logiciels libres (Licence GNU-GPL (General Public Licence) pu-
des DRMs, c’est en considérant les logiciels de contrôle d’accès et leur interopérabilité que les risques pour la concurrence
ont été limités. Lors de la fusion AOL/Time Warner (Déc. Comm.
CE n° M.1845, 11 oct. 2000, AOL/ Time Warner, Regulation (EEC) N° 4064/89, 11 oct. 2000.
La fusion concernait : – AOL, premier fournisseur d’accès à internet après avoir intégré Compuserve et Netscape online mais aussi en position forte sur les services de messageries instantanées (AOL Instant Messenger et ICQ), plus réduite sur les lecteurs de contenus (Nullsoft); Time Warner, présent dans les réseaux de télévision câblés, l’édition de chaînes (TNT,
Cartoon Network, CNN…), l’édition et la presse, la musique enregistrée, la production de cinéma, etc.), l’autorité de la concurrence européenne, attentive
aux dynamiques engendrées par les techniques de verrouillage
(lock-in) et au risque de gate keeper sur le marché de la distribution numérique de musique, a décidé que le logiciel de
lecture de contenus Winamp possédé par Bertelsman, devait
voir ses spécifications de compatibilité ouvertes afin d’éviter
que le nouveau groupe dispose d’un pouvoir de marché par
l’association des catalogues de Warner et de BMG (ce risque était
notamment perçu au regard de la perspective de renforcement des catalogues par la fusion
EMI/Time Warner, cf. aff. COMP/M. 1852, préc.) avec le logiciel de lecture
qui serait devenu dominant.
L’interopérabilité, dans ces décisions essentielles, est apparue
comme nécessaire d’un point de vue concurrentiel mais aussi
culturel. Industriellement, elle a même été favorisée en amont
dans le cas des architectures des consoles de jeux vidéos (Nintendo, Sega et Sony) en invitant à des modifications des accords
de licence passés avec les éditeurs de jeux indépendants facilitant l’accès non discriminatoire aux interfaces logicielles de
développement. Mais elle a aussi été refusée, en l’état du marché de la musique en ligne en Europe, lors de la fusion Sony/BMG
(Déc. Comm. CE, n° COMP/M 3333, 19 juill. 2004, Sony c/ BMG, RLC 2005/1, n° 5),
comme en France dans le contentieux opposant le distributeur
VirginMega et le distributeur-fabriquant Apple (Cons. conc., déc. n° 04-D-54,
9 nov. 2004 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Apple Computer, Inc. dans
les secteurs du téléchargement de musique sur Internet et des baladeurs numériques). C’est
dire que l’analyse concurrentielle l’emporte largement sur la
poursuite d’un objectif d’interopérabilité qui serait légitime par
lui-même. En effet, la non interopérabilité a été jusqu’aux années récentes un facteur de concurrence très important.
Si l’interopérabilité des logiciels a bien été un remède efficace
face aux risques encourus par la concurrence, elle demeure
un instrument de celui-ci et non une de ses finalités, en sorte
que l’exigence d’interopérabilité, apparue politiquement et
socialement comme de plus en plus forte et légitime, doit être
confrontée à des modèles économiques qui demeurent fondés sur l’existence de droits de propriété intellectuelle.
2) L’interopérabilité : rationalité économique nouvelle ?
L’une des clefs essentielles à l’appréhension juridique des
modes de réponses apportées à l’impact des techniques numériques sur l’économie des contenus numériques réside alors
bien dans l’articulation entre droit de propriété littéraire et artistique et droit de la concurrence, et plus que toutes, la question de l’interopérabilité. C’est pourquoi, on doit s’interroger
sur la pertinence juridique et économique de la notion d’interopérabilité des logiciels, tant elle est apparue comme un
instrument de régulation ex post notamment investi par le
droit de la concurrence, mais borné par le droit de propriété
intellectuelle, en prenant en considération qu’elle devient un
levier de nouvelles stratégies économiques sur les marchés
des biens et services numériques, notamment des logiciels.
L’interopérabilité des logiciels peut apparaître comme un objectif intermédiaire d’accès en vue d’objectifs finaux d’accès
aux marchés mais entre alors en contradiction avec le droit de
propriété intellectuelle. Elle est notamment le fruit d’un constat
selon lequel le marché est défaillant (par exemple en offrant un
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211
CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
niveau de compatibilité sous-optimal) et repose sur l’hypothèse
que l’intervention publique est capable de corriger cette défaillance à un coût inférieur au bénéfice du remède (cf. Lévêque F,
Economie de la Réglementation, Ed. Repères, 2004). Telle est la situation créée
par l’application de la doctrine, dite des « facilités essentielles ».
Elle a pour justification l’accès à des infrastructures essentielles
mais a été étendue, notamment en Europe, aux droits de propriété intellectuelle, dans des circonstances exceptionnelles.
Plusieurs décisions communautaires (Comm CE, 6 mars 1974, Istituto Chemioterapico Italiano SpA and Commercial Solvents Corp c/ Commission; Comm CE, 3 oct.
1985 Centre Belge d’Études du Marché Télémarketing SA (CBEM) c/ Compagnie Luxembourgeoise de Télédiffusion) ou nationales relatives à cette doctrine se sont
attachées à la fois à permettre l’accès à des informations (Déc.
n° 89/205/CE de la Commission, 21 déc. 1988, JOCE 21 mars 1989, n° L 78), à des bases
de données (Déc. n° 2002/165/CE de la Commission, 3 juill. 2001, JOCE 28 févr. 2002,
n° L 59), à un logiciel ou au tronc commun d’un logiciel (situation
non exclue au stade de demande de mesures conservatoires; cf. Cons. conc., déc. n° 03-MC04, 22 déc. 2003 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société
les Messageries Lyonnaises de Presse), etc. Pour la mise en œuvre de cette
approche, il reste nécessaire de satisfaire toute une série de
conditions restrictives (caractère indispensable pour opérer ou continuer d’opérer
sur le marché ; CJCE, 26 nov. 1998, aff. C-7/97, Oscar Bronner, Rec. CJCE, I, p. 7791 ; obstacle
à l’apparition d’un produit nouveau pour lequel il existe une demande potentielle par le refus
de licence fasse; non justification du refus de licence s’il peut exclure toute concurrence sur
un marché dérivé : CJCE, 29 avr. 2004, aff. C-418/01, IMS c/ NDC).
En dépit de ces limites, l’emploi de la doctrine des facilités
essentielles est apparu approprié pour la régulation des platesformes techniques et notamment les logiciels (Katz M., Shapiro C.,
« Antitrust in software markets », 1998) : l’accès à une facilité essentielle
est, par conséquent, l’un des éléments majeurs de l’analyse
de la position dominante de Microsoft (24 mars 2004, aff. n° COMP/C3/37.792 Microsoft). Le défaut de fourniture des documentations nécessaires à l’interopérabilité y est analysé comme une pratique anticoncurrentielle confortant la position dominante de
l’éditeur de logiciel. Si les circonstances exceptionnelles sont
requises, les effets induits par l’absence de fourniture des informations nécessaires à l’interopérabilité sont aussi mis en
avant, en particulier la réduction d’incitations à innover, résultat d’une diminution de la concurrence.
Mais en soi, l’interopérabilité n’est pas nécessairement bénéfique : elle peut conduire à réduire la concurrence en prix, diminuer les incitations à investir et à innover, restreindre la variété des produits offerts aux consommateurs, etc. De plus, le
caractère incomplet et imparfait de l’information dont dispose
l’autorité publique conduit inévitablement à des erreurs, soit
en imposant une interopérabilité finalement préjudiciable à
l’intérêt général, soit en n’imposant pas l’interopérabilité alors
que celle-ci était favorable à l’intérêt général. C’est pourquoi,
l’usage de la « doctrine des facilités essentielles » est objet de
critiques (cf., par exemple, Areeda P. « Essential Facilities : An Epithet in Need of Limiting Principles » 58 Antitrust L. J. 841 (1989)) et que le droit de propriété,
notamment intellectuelle demeure une barrière non franchie
(Temple Lang J. , « The application of the Essential Facility Doctrine to Intellectual Property
Rights under European Competition Law », Antitrust, Patents and Copyright, sous la direction de Lévêque F. and Shelanski H., Edward ELGAR, 2005), le droit de la concur-
rence ayant à intervenir non à l’égard de ce droit – son existence – mais, en fonction d’une pratique abusive de celui-ci,
c’est-à-dire une forme d’exercice.
Les régulations ex post en faveur de l’interopérabilité ont été,
au cours de la dernière décennie, à la fois nombreuses et structurantes pour l’économie des techniques numériques et des
industries culturelles et médiatiques. Elles se sont multipliées
à l’égard d’un modèle économique principal fondé sur le
contrôle d’accès, la protection intellectuelle des contenus numériques, y compris les logiciels.
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Pour autant, et ce depuis quelques années, notamment dans
le domaine des logiciels, on observe une préférence économique pour l’interopérabilité, à travers les logiciels libres et la
mise à disposition d’APIs ouverts. Sans être dominant et sans
avoir écarté les stratégies de double protection juridique des
logiciels (cf. l’ensemble du débat relatif à l’application du droit de la propriété industrielle sous la forme des brevets s’agissant d’« invention mise en œuvre par ordinateur »),
ce modèle est à présent au centre de stratégies industrielles
d’un grand nombre d’acteurs économiques des technologies
de l’information, dans le domaine des matériels, mais surtout
des logiciels et y compris par des acteurs historiquement opposés. Ainsi, l’interopérabilité apparaît comme un instrument
de stratégies de développement des plus grands nouveaux acteurs des services internet (Google, Yahoo !, Amazon, eBay,
mais aussi Microsoft) sur le modèle apparent des logiciels libres.
Ce modèle tire les conséquences de l’analyse économique selon laquelle les logiciels, au même titre que tout contenu numérique, tendent vers le statut de biens collectifs. Il s’appuie
sur les effets boule de neige, propres à la mise à disposition
d’APIs permettant la création de nouveaux services combinant n
logiciels ou services existants. L’objectif de ce mode d’exploitation des logiciels de programmation consiste à favoriser le
développement exponentiel de nouveaux services ou programme composites (« mashup ») qui combinent des logiciels
programmes ou des services par l’intermédiaire d’APIs ouverts,
le plus souvent gratuits, mais protégés et pas nécessairement
libres. L’interopérabilité nouvelle, recherchée et promue, dépasse l’objectif de verrouillage attendu des logiciels pour y préférer un usage ouvert. Ce faisant, le logiciel n’est pas au cœur
d’une économie de contrôle d’accès mais de circulation de valeurs entre services fondés sur des plates-formes logicielles.
Dans cette économie de plates-formes qui privilégie des modes
de financements indirects, la protection intellectuelle vient encadrer les conditions d’interopérabilité permise par les APIs.
L’interopérabilité des logiciels n’apparaît plus seulement comme
une exigence politique ou sociale, pas plus qu’elle serait un
remède apporté à des fins de régulation économique par le
droit de la concurrence, mais semble devenir un ressort majeur de développement économique propre aux caractéristiques des contenus numériques – biens collectifs purs, nativement en ce qui concerne les logiciels. Juridiquement, la
mise à disposition des APIs ouverts et gratuits n’est pas incompatible avec la permanence de droits exclusifs des auteurs
et éditeurs de logiciels comme en témoignent les conditions
générales d’utilisations encadrant ces mises à disposition, faisant d’ailleurs peser une incertitude forte sur les nouveaux
services encadrés par des contrats d’utilisation.
Ces stratégies et la création exponentielle de nouveaux services qui en résulte, y compris pour la plupart des industries
de production de contenus numériques, ont pour effet de faire
basculer le modèle économique classique et dominant établi
sur l’exercice des droits exclusifs de propriété intellectuelle à
des fins d’appropriabilité directe des contenus vers des modèles d’appropriabilité indirecte de revenus, notamment à partir des services connexes fournis et par la publicité (Chantepie P.,
Lediberder A., Révolution numérique et industries culturelles, La Découverte 2005) ou
par des services à valeur ajoutée, tandis que sont ré-exploitées les données personnelles où se trouve étendue la base
installée nécessaire au déploiement d’effets-réseaux.
Une telle évolution économique et juridique qui commence à
prendre pleinement en compte la nouvelle nature économique
des contenus numériques s’éloigne profondément de l’appréhension des premières problématiques combinant propriété intellectuelle/économies de réseaux/économies de plates-formes.
En particulier, si les stratégies du type « the winner takes all »
Droit I Économie I Régulation
rent toujours d’actualité et ne remettent pas en cause les analyses
et les décisions des autorités de la concurrence à l’encontre de
stratégies de verrouillage (lock-in) (Faulhaber G., (2001) Network effects and
merger analysis : instant messaging and the AOL-Time Warner Case; Rohlfs J. A theory of interdependant demand for a communication service, Bell Journal of Economics and Management
Science, 5 (1), 16-37; Federal Communications Commission, January 11, 2001, AOL/Time Warner), des stratégies volontaires d’accès (open acces) se dévelop-
pent.
Concernant les logiciels et les APIs ouverts, de telles stratégies s’appuient ainsi, moins sur le caractère patrimonial de la
propriété littéraire et artistique y compris à des fins économiques, que sur des caractéristiques d’un autre ordre : l’interopérabilité est davantage soumise aux effets juridiques du
droit de divulgation, de paternité et d’antériorité, de respect
des conditions d’utilisation pour que les nouvelles applications et les nouveaux services soient valorisés, sans interdire
l’exercice d’un droit de retrait des APIs mis à disposition, c’està-dire, pour l’essentiel, sur les attributs du droit moral.
L’économie des logiciels, notamment dans les industries culturelles, a d’ailleurs largement intégré la capture de la valeur
dans l’économie numérique, à savoir les fonctions d’infomédiation assurées par les utilisateurs (principalement sur les
forums, blogs, sites spécialisés, etc.) ou par les moteurs de recherche (Cons. conc., n° 00-D-32, 9 juin 2000 relative à une saisine au fond et une demande de mesures conservatoires présentées par la société Concurrence contre l’AFNIC, Psinet France et autres) qui renouvellent les objets de régulations d’accès
et les frontières entre modèles économiques payant/gratuit
(en fonction des externalités positives ou négatives pour les utilisateurs d’outils de recherche
ou de prescription comme Google, cf., par exemple, Reisinger M., (2004) Two-Sided Markets
with Negative Externalities, discussion paper).
L’apparition de nouvelles modalités techniques d’accès décentralisé aux contenus (flux rss, podcasting, etc.) sur fond de modèle économique de tiers payant, les nouvelles générations de
plates-formes de distribution de contenus qui associent davantage à la distribution contrôlée de contenus des outils de gestion d’informations sur les contenus, y compris à travers les
réseaux peer-to-peer, modifient cette donne. Avec l’apparition
de plates-formes conçues comme des « médias de masse interactifs et communautaires », les régulations d’accès en cours
de constitution et de mise en cohérence se trouvent confrontées à des objets autrement plus complexes, tandis que les phénomènes de rareté qui justifiaient des réglementations spécifiques s’effacent au profit de nouvelles formes de rareté,
notamment sur l’accès à l’information sur les contenus (économie de l’attention), mais non sur les contenus mêmes (ChantepieP.,
Le Diberder A., Révolution numérique et industries culturelles, La découverte, 2005).
CONCLUSION
Penser un droit du logiciel dans une propriété littéraire
et artistique du numérique, donc pour tous.
Économiquement, la mise en cause des droits de propriété littéraire et artistique par le numérique, en apparence nouée sur
le symptôme qu’est la contrefaçon numérique (pratique économiquement rationnelle s’agissant de biens publics purs) est
autrement plus profonde. Elle affecte la nature économique
de l’objet même de la protection – le bien informationnel, bien
public pur comme contenu numérique – et donc, elle repose
radicalement la question économique initiale qu’était censée
résoudre le droit de propriété intellectuelle : le financement
durable de ce type de bien. Imaginer faire reposer l’ensemble
de l’édifice juridique construit pour répondre au renouvellement de cette question par le numérique sur le logiciel, bien
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
fondées sur des externalités de réseau (Katz M., Shapiro C., « Network Externalities, Competition and Compatibility », American Economic Review 75 (3), 424-40 : « System Competition and Network Effects » Journal of Economic Perspectives. 8.93) demeu-
nativement de même nature que les contenus numérisés – et
favoriser ainsi la « logicialisation » des droits de propriété intellectuelle pour consolider l’économie de ceux-ci sur leur seul
caractère patrimonial, apparaît historiquement d’autant plus
imprudent que, ce faisant, pareille option tend à oblitèrer les
sources intellectuelles parmi les plus prometteuses et fécondes
aujourd’hui du droit de la propriété littéraire et artistique.
Sans doute le droit de propriété littéraire et artistique – par sa
composante personnaliste – n’a pas suffisamment cherché à
s’adapter aux effets du numérique alors qu’il possédait tous
les éléments nécessaires à l’appréhension de la révolution sociale portée par la mutation technique : la démocratisation de
la publication et de l’auctorialisation. C’est donc par un chemin controuvé que, depuis les États-Unis et dans un cadre intellectuel propre au copyright s’y opposât-il, que procède la
redécouverte des attributs moraux du droit d’autoriser et d’interdire, à travers, par exemple, les licences Creatives commons
promus par Lawrence Lessig, qui participent à un retour de
l’« auctorialisation » des droits de propriété intellectuelle et
notamment du logiciel. En effet, si l’histoire de la propriété
littéraire et artistique comme l’histoire de son économie depuis plus deux siècles en ont fait d’abord un droit « professionnel » pour des « professionnels », tendant à devenir un
droit économique et technologique fermé, appliqué à des
contenus informationnels numériques, il est l’objet d’une
transformation d’une ampleur autrement puissante et rapide
sous l’effet des techniques numériques.
La constitutionnalisation du droit de propriété intellectuelle
par le truchement du droit du logiciel peut sembler rétrospectivement un point d’arrivée historique logique, d’autant qu’il
se refonde dans une logique performative. Mais le renversement opéré en moins d’une décennie par la suppression progressive des limites à la publication de tout document (texte,
image, son, vidéo, logiciel), notamment les barrières économiques, techniques et sociales, et par les conditions d’accès
aux outils de publications que sont précisément les logiciels,
sont autrement plus amples et profonds. Le numérique ne
conduit pas tant à faire de chaque internaute un sujet d’application des droits de propriété intellectuelle, ce qui va évidemment de soi, mais surtout un bénéficiaire direct de ce droit
(cf., par exemple, Madden M., Fox S., « Riding the Waves of “Web 2.0”, More than a buzzword, but still not easily defined », Pew Internet Project October 5, 2006), sans que
les conséquences juridiques et pratiques n’en aient été tirées,
d’autant plus que l’interopérabilité des logiciels lui est ouverte.
Et, à moins d’un « repli de la toile » par le déploiement d’une
structure de réseau asymétrique classique (point/multi-point
comme la radio ou la télévision à la différence de l’internet)
privilégiant la distribution plutôt que l’échange (cf., notamment,
les débats en cours sur la neutralité d’internet à l’occasion de l’adoption du Communications Opportunity, Promotion, and Enhancement Act of 2006), l’économie des lo-
giciels – appliquée, ou non aux industries culturelles – tend
plutôt largement, d’une part à favoriser une interopérabilité
croissante notamment des logiciels, d’autre part, à rendre les
interfaces d’accès aux programmes (APIs) d’un emploi aisé
pour une grande partie des utilisateurs. Dans cette perspective, à la déstabilisation de l’économie de la propriété littéraire et artistique que les droits et l’économie des logiciels ont
provisoirement contenue, pourrait succéder une déstabilisation bien plus profonde, des uns comme de l’autre, ou plus
précisément des uns par l’autre.
En consacrant la « logicialisation » du droit d’auteur sur la
base de la robustesse économique supposée d’un contenu numérique pourtant comme un autre (les DRMs), et au moment
où se développe une « auctorialisation » du logiciel comme
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
de toutes les créations de « professionnels » ou non, il n’est
plus certain que le droit de propriété littéraire et artistique,
constitutionnellement tronqué, puisse participer efficacement
à l’accompagnement économique et social des effets du numérique. Sauf à recouvrer (quand ?) la plénitude de sa double
nature originelle – patrimoniale bien sûr, mais morale d’abord –,
la constitutionnalisation de la propriété littéraire et artistique
n’aura jamais autant confirmé la tendance à « copyrightisation » de ce droit au moment où sa singularité lui aurait conféré,
de nouveau, sa fonction de modèle original et fécond.
Alain BENSOUSSAN
INTRODUCTION
L’œuvre numérique se caractérise avant tout par une multiplicité organique. En effet, deux types d’œuvres numériques
doivent être distingués. D’une part, les œuvres numériques
par nature, que sont les logiciels, progiciels et bases de données et, d’autre part, les œuvres numériques par la forme,
principalement représentées par les œuvres musicales sonores
ou vidéographiques.
Toutefois, la convergence technique des œuvres nativement
numériques et des œuvres numérisées ne s’est pas accompagnée d’une convergence juridique des régimes applicables.
Même si, progressivement, aux États-Unis, en Europe, au Japon ou en Australie, on a assisté à l’absorption des œuvres
numériques natives par le droit d’auteur sous l’appellation de
droits voisins, l’assimilation n’est que partielle. Plusieurs textes
récents, tels la DADVSI, remettent en cause cet embryon d’unité
juridique par l’adoption de mesures particulières spécifiques
à tel ou tel type d’ œuvre ou mode d’exploitation.
De sorte que nous connaissons aujourd’hui une situation intermédiaire caractérisée par un phénomène d’évolution des
droits fondamentaux numériques (I) vers l’œuvre marchandise (II), sans toutefois connaître d’unité du droit.
I. – L’ÉVOLUTION DES DROITS FONDAMENTAUX
NUMÉRIQUES
Parmi les manifestations les plus évidentes du numérique en
droit positif, on peut citer outre l’évolution du concept d’originalité dans les différents régimes de protection des créations
intellectuelles, celle de la limitation du droit à la copie privée
dans les œuvres numériques.
A. – L’évolution du concept d’originalité
L’originalité, pierre angulaire de l’identification des œuvres
littéraires, a connu des évolutions notables. Primitivement
conçue de manière subjective, comme l’empreinte de la personnalité de son auteur, l’originalité, condition nécessaire et
suffisante de la protection, diffère des notions d’inventivité et
de nouveauté, distinctives des propriétés industrielles.
Toutefois, en présence d’un logiciel, cette appréciation traditionnelle est abandonnée par la jurisprudence. Ainsi, est original, le logiciel qui porte la marque de l’apport intellectuel
de son auteur, lequel réside dans « un effort personnalisé allant au-delà d’une simple logique automatique et contraignante
(…) » (Cass. ass. plen., 7 mars 1986, n° 83-10.477, Expertises 1986, p. 58). De sorte
que seules les formes non dictées par une contrainte, qu’elle
soit technique ou économique pourront être protégées. Il
convient, à cet égard, de relever que le législateur ne définit
pas plus de seuil minimum d’originalité qu’il ne définit la notion elle-même, laissant toute latitude aux tribunaux. S’agissant des bases de données, la notion d’originalité s’appréciera
principalement au regard du choix ou de la disposition des
matières au sein de la base (C. propr. intell., art. 112-3).
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Enfin, concernant l’œuvre multimédia, l’appréciation de l’originalité sera plus délicate. Tout d’abord, dans la mesure où la
partie logicielle correspond aux fonctions de navigation, la
part d’originalité pourrait être relativisée par les contraintes
liées au genre et à l’état de la technique, notamment en cas
de recours à un progiciel de développement. Ensuite, la distinction entre le scénario et le logiciel pourra être malaisée,
ce dernier pouvant n’être que la réalisation technique du premier, aboutissant de facto, à nier l’originalité de l’œuvre.
Parallèlement, la jurisprudence relative au droit d’auteur devait encore évoluer en matière artistique avec l’arrêt Jacob
Gautel rendu par la Cour de Paris le 28 juin 2006, à propos
d’une action en contrefaçon diligentée contre Bettina Rheims
laquelle avait réalisé des clichés de mode dans l’hôpital psychiatrique désaffecté de Ville-Evrard, photographiant notamment la porte du dortoir des alcooliques, au-dessus de laquelle l’artiste avait inscrit le mot « Paradis ». Selon les juges,
« cette œuvre porte l’empreinte de la personnalité de son auteur dès lors qu’elle exprime des choix tant dans la typologie
des lettres retenues que dans leur exécution manuelle à la
peinture d’or patinée et estompée que sur le choix du lieu de
leur inscription, partie intégrante de l’œuvre, mais aussi de
la porte, dont la serrure est en forme de croix, et de l’état des
murs et des sols qui participent à caractériser l’impression esthétique globale qui se dégage de l’ensemble de cette représentation » (CA Paris, 28 juin 2006, Jacob Gautel, Comm. com. électr. 2006, comm. 120,
note Caron C.). Ainsi, cette jurisprudence, près de 90 ans après
les ready-made et la célèbre « Fountain » devait donner raison à Marcel Duchamp, lorsqu’il écrivait : « Que Richard Mutt
ait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, cela n’a
aucune importance, il l’a choisie. Il a pris un article ordinaire
de la vie, il l’a placé de manière à ce que sa signification
d’usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point
de vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet » (Duchamp M.,
in « The Richard Mutt case »).
Il n’en résulte pas moins sur le plan juridique, qu’en faisant
droit à une expression aussi dépouillée de la personnalité de
l’auteur d’une œuvre – à la frontière de la notion de libre parcours des idées – les tribunaux semblent entériner l’objectivation amorcée en matière d’œuvres numériques.
B. – La limitation du droit à la copie privée
Les droits d’auteur qualifiés d’exclusifs, en ce sens qu’ils permettent d’interdire tout usage non expressément autorisé,
connaissent dans tous les systèmes juridiques des dérogations.
Ainsi, l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle énonce que l’auteur ne peut interdire les copies ou
reproductions réservées à l’usage privée du copiste et
non destinées à une utilisation collective. Toutefois, la
dématérialisation induite par le tout numérique devait
mettre à mal ce fragile équilibre entre une juste et légitime rémunération des auteurs et l’accès à la culture pour
tous. Si les droits voisins du droit d’auteur sont également des droits exclusifs qui reconnaissent aux artistes
interprètes, aux producteurs de phonogrammes, de vidéogrammes et aux entreprises de communication audiovisuelle des prérogatives d’ordre patrimonial et moral
tout en préservant, jusqu’à récemment, un droit à la copie privée (C. propr. intell., art. L. 211-3 ancien), cet équilibre devait
connaître un premier vacillement avec l’interdiction de
l’exception de copie privée à l’égard des logiciels et des
bases de données.
Récemment, le droit à la copie privée devait être de nouveau
ébranlé par l’adoption de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006
relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société
Droit I Économie I Régulation
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
de l’information, transposant la directive européenne DADVSI
du 22 mai 2001 et les traités de l’OMPI du 20 décembre 1996.
Cette réforme se situe dans le sillage de la jurisprudence consacrée par la Cour de cassation dans son arrêt Mulholland Drive.
Dans cette espèce – dans laquelle l’acheteur d’un DVD se plaignait de ne pouvoir réaliser de copie pour son usage personnel en raison de mesures techniques de protection insérées
dans le support – la Haute juridiction avait fait grief à la Cour
de Paris :
« Qu’en statuant ainsi, alors que l’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, propre à faire écarter l’exception de copie privée s’apprécie au regard des risques inhérents au nouvel environnement numérique quant à la sauvegarde des droits d’auteur
et de l’importance économique que l’exploitation de l’œuvre,
sous forme de DVD, représente pour l’amortissement des coûts
de production cinématographique, la cour d’appel a violé les
textes susvisés » (Cass. 1re civ., 28 févr. 2006, n° 05-15.824, Gaz. Pal. 20 avr. 2006,
p. 38, n° 110, note Tellier-Loniewski L. et Bourgeois M.).
Le nouveau texte législatif consacre la légalité des mesures
de protection en matière de droits d’auteur, de droits voisins
et de droits des producteurs de bases de données, restreignant d’autant la portée de l’exception hexagonale de copie
privée. Gageons toutefois que l’adoption par l’article 5.5 de
la loi du 1er août 2006, du « test en trois étapes », issu de la
directive européenne du 22 mai 2001 et de la Convention de
Berne permette un contrôle jurisprudentiel adéquat. Aux
termes de cette nouvelle rédaction, seules les utilisations énumérées par l’article L.122-5 du Code de propriété intellectuelle, qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de
l’œuvre, ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur, pourront s’effectuer sans autorisation de
l’auteur.
Âprement discutée devant le Conseil constitutionnel (Cons. const.,
déc. n° 2006-540 DC, 27 juill. 2006, JO 3 août, n° 178 et s., pts. 35 et 36), cette restriction du droit à la copie privée trouve sa justification technique dans la facilité induite par le téléchargement et l’échange
d’œuvres en peer-to-peer et par l’infrastructure du web 2.0
permettant l’agrégation ou la syndication de contenus.
Mais, il n’en demeure pas moins exact que par l’adoption de
cette disposition, le droit français tend à se rapprocher des
mécanismes généraux de limitation des droits exclusifs adoptés dans les pays de Common law et plus particulièrement les
États-Unis, au travers de la notion de fair use. Exprimés dans
le Titre 17 du Code des États-Unis, section 107, quatre critères
légaux de détermination d’un usage loyal et raisonnable des
droits d’auteur sont retenus outre-atlantique :
– l’objectif et la nature de l’usage, notamment s’il est de
nature commerciale ou éducative et sans but lucratif ;
– la nature de l'œuvre protégée ;
– la quantité et l’importance de la partie utilisée en rapport à l’ensemble de l'œuvre protégée ;
– les conséquences de cet usage sur le marché potentiel
ou sur la valeur de l'œuvre protégée.
Toutefois, le caractère relatif de ces critères laisse le champ
libre à un large pouvoir d’interprétation jurisprudentielle.
Ainsi, en matière d’œuvres cinématographiques, à la suite
des affaires Pretty woman (arrêt Campbell vs Acuff-Rose Music, 1994) et
The Wind Done Gone (arrêt Suntrust vs Houghton Mifflin, 2001), il est admis qu’une parodie reprenant un roman entier, si elle apporte
une réelle nouveauté, puisse être couverte par le fair use. De
même, dans l’affaire Kelly vs Arriba Soft Corporation (2003)
opposant le célèbre photographe à une société ayant publié
sur internet des vignettes basse résolution de ses œuvres et
un lien direct vers les images haute résolution sur le site de
leur auteur, la Cour du 9e circuit a considéré – tout en recon-
naissant que les photos litigieuses perdaient toute valeur en
basse définition – que cet usage était couvert par le fair use.
II. – L’ŒUVRE MARCHANDISE
Contredisant la traditionnelle analyse kantienne du droit d’auteur – droit de la personnalité – selon laquelle le droit moral
ne serait d’après Edelman que l’expression de « l’indivisibilité de l’auteur et de son œuvre », la révolution numérique fait
jour à une autre approche, la propriété littéraire à caractère
« industriel » ou encore d’une œuvre marchandise.
Si les manifestations de cette propension à appréhender l’œuvre
numérique sous l’angle d’une marchandise sont nombreuses
(ainsi pour les progiciels, dont l’étymologie même résulte de
la contraction des termes « produit » et « logiciel ». La « marchandisation » de l’œuvre numérique se traduit juridiquement
par une exigence particulière d’interopérabilité et par l’importance accrue des contrats portant sur la propriété.
A – L’exigence d’interopérabilité
L’interopérabilité trouve son origine dans le droit du logiciel
où elle intervient comme cause justificative du droit de décompilation reconnu aux licenciés (C. propr. intell., art. L. 122-6-1-IV).
Cette disposition a pour but de favoriser l’échange et l’utilisation de données entre deux logiciels au moyen d’interfaces
compatibles, dont le développement implique la décompilation du code source.
Mais aujourd’hui le développement du tout numérique a
étendu le champ de l’interopérabilité aux œuvres numériques
et aux équipements en permettant l’accès, l’écoute ou la visualisation. Le développement de formats propriétaires et la
gestion des droits numériques (DRM) visant à limiter ou à
empêcher le nombre de copies illicites sont, en effet, autant
d’atteintes au droit d’utilisation des œuvres numérisées.
À cet effet, la loi du 1er août 2006 pose le principe que les
mesures techniques (ou DRM) n’ont pas pour effet d’empêcher la mise en service effective de l’interopérabilité et, impose aux fournisseurs des mesures techniques de donner accès aux informations essentielles à l’interopérabilité aux
éditeurs de logiciels, fabricants de système et exploitants de
services qui lui en font la demande. Cette même loi a instauré l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT),
chargée de veiller à ce que « les mesures techniques […] n’aient
pas pour conséquence, du fait de leur incompatibilité mutuelle
ou de leur incapacité d’interopérer, d’entraîner dans l’utilisation d’une œuvre des limitations supplémentaires et indépendantes de celles expressément décidées par le titulaire d’un
droit d’auteur sur une œuvre autre qu’un logiciel ou par le titulaire d’un droit voisin sur une interprétation, un phonogramme, un vidéogramme ou un programme » (C. propr. intell.,
art. L. 331-6).
En contrepoint à ces tentatives de « confiscation » de l’œuvre
numérique à des fins commerciales, on assiste au développement de la propriété universelle. Initiée dans le cadre du
projet GNU (acronyme récursif de GNU’s not UNIX) lancé
en 1984 par Richard Stallman, l’objectif initial était de développer un système d’exploitation semblable à Unix, distribué sous la forme d’un logiciel libre. L’association du projet GNU au noyau Linux devait connaître, en rendant
accessibles de très nombreux logiciels libres aux ordinateurs
équipés de processeurs Intel et compatibles, un développement considérable. Ce phénomène devait être amplifié par
le développement des licences publiques (GNU GPL (General Public License) ou GNU LGPL (Lesser General Public License) pour les logiciels et GNU Free Documentation License
pour les manuels, livres ou articles), garantissant que les lo-
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
giciels développés par un tiers à partir d’un code source libre
seront aussi des logiciels libres.
À la différence des logiciels du domaine public distribués sans
licence de droit de copie – ce qui expose l’œuvre modifiée au
risque d’accaparement par un tiers en vue d’une distribution
ultérieure en tant que produit propriétaire – la distribution
sous licence GNU permet un véritable partage des codes sources
au sein d’une communauté de développeurs.
Ainsi, le communautarisme informatique devait donner naissance à un nouveau type d’œuvres n’appartenant à personne,
tout en appartenant à tous.
B. – Le rôle accru des contrats de propriété
La détermination de titularité des droits de propriété tend à
jouer un rôle essentiel du fait de la multiplication des œuvres
plurielles.
Si la nature du monopole reconnu par le droit objectif détermine le régime applicable à l’activité créatrice, la particularité
de l’œuvre multimédia réside dans le fait qu’elle permet, sur
un même support, l’intégration et l’interaction d’une pluralité
de créations de nature différentes, qu’elles soient informatiques, littéraires, musicales, picturales ou autres. En outre,
dans la mesure où les idées sont immatérielles et inappropriables en elles-mêmes, la création envisagée doit – pour donner prise à un monopole – prendre forme. Car seule la matérialisation des œuvres intellectuelles permet leur protection.
Or, le paradoxe multimédia procède de sa nature même, ne
se limitant pas à un complexe d’œuvres distinctes, mais en
une œuvre complexe de créations fusionnées, interagissant
entre elles, où les contributions respectives des auteurs ne
sont plus clairement identifiées. Le plus souvent, la qualification d’ œuvre collective – distincte de l’œuvre de collaboration, dans la mesure où une équipe de créateurs travaille
sous les directives d’une personne physique ou morale, qui
l’éditera et la publiera – sera retenue. Ainsi, dans un arrêt de
rejet du 16 novembre 2004, la première chambre civile a pu
retenir dans une espèce opposant l’exécuteur testamentaire
de la veuve de Paul Robert à la société Dictionnaires le Robert, à propos du dictionnaire éponyme, qu’en outre : « il a
été, selon les mots de Paul [Robert] dans la préface à la première édition, et comme le “Grand [Robert]” lui-même, le travail d’une équipe, mettant en évidence qu’aucun de ces deux
dictionnaires n’aurait pu voir le jour autrement ; que de ces
constatations, [la Cour d’appel] a déduit que la contribution
personnelle des divers auteurs s’était fondue dans l’ensemble
en vue duquel il avait été conçu, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun un droit distinct sur l’ensemble réalisé; qu’elle
a ainsi légalement justifié sa décision de qualifier “Le Petit
[Robert]” d'œuvre collective, et de retenir que les droits de
l’auteur étaient nés à titre originaire en la personne de la société qui a réalisé et divulgué l’ouvrage, le nom de Paul [Robert] sous lequel s’était faite la diffusion n’ayant créé qu’une
présomption réfragable, renversée par les éléments susmentionnés, et peu important que Paul [Robert] en ait été l’initiateur ou concepteur, la propriété littéraire ne protégeant pas
les idées ou concepts, mais la forme originale sous laquelle ils
sont exprimés » (Cass. 1re civ., 16 nov. 2004, n° 02-17.683, RLDI, 2005/1, n° 7,
obs. Costes L.).
Une telle situation implique, le plus souvent à des fins de prévention de conflits futurs, une contractualisation des relations
dont l’objet essentiel est de mettre en conjugaison les moyens
de financement et les titulaires de droit de propriété. De tels
contrats sont très souvent orthogonaux aux préceptes dégagés par la jurisprudence Le Petit Robert.
CONCLUSION
La tendance présente devrait conduire à l’émergence de deux
droits d’auteur consacrant :
– la propriété littéraire et artistique par les œuvres émotionnelles ;
– et la propriété littéraire et industrielle pour les œuvres
marchandises. N
Droit de la propriété intellectuelle et droit
de la concurrence : convergence ou divergence ?
Intervenants
Frédérique DUPUIS-TOUBOL, Avocat à la Cour, Bird & Bird
Anne PERROT, Vice-présidente du Conseil de la concurrence
Richard GOLD, Professeur à l’Université Mc Gill, Directeur du
« Center for Intellectual Property Policy » (*)
Frédérique DUPUIS-TOUBOL
I. – ÉTAT DES LIEUX
Créations de l’esprit : qui êtes-vous ? Si les droits accordés au
titulaire des créations sont toujours des droits exclusifs et cessibles présentant des similitudes incontestables, les créations
protégées sont elles-mêmes protéiformes et les objectifs de la
protection divergent comme le montre le tableau ci-contre.
Ainsi, on peut s’étonner que les autorités en charge de la concurrence retiennent une approche globale de l’application du droit
de la concurrence aux créations de l’esprit. Cette approche repose essentiellement sur l’idée que ces créations méritent un
regard particulier dès lors que les droits exclusifs accordés sont
Type de droits
Critères de protection
Objectifs
Brevet
Innovation
Favoriser l’innovation
et la rendre publique
Marque
Distinction
Différenciation/identification
de produits
ou services/garantie
d’origine
Droits d’auteur
Originalité
Aider et favoriser l’activité
créative
Base
de données
Investissement
Protection de
l’investissement/dispositif
anti-parasitaire
Dessins
et modèles
Nouveauté/Caractère
propre
Favoriser l’activité créative
(*) Intervention non retranscrite
216
R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 0 7 • N 0 11
Droit I Économie I Régulation
Une perte des repères du droit de la propriété intellectuelle.
Cette évolution fondamentale du droit de la propriété intellectuelle destinée à favoriser le développement des biens informationnels aboutit aujourd’hui à une perte de repère du
droit de la propriété intellectuelle.
Ainsi, on observe qu’à force d’assouplir les critères de protection, on peut se demander si la frontière entre concurrence
déloyale et droit de propriété intellectuelle existe toujours,
voire même si l’absence de critères ne remet pas en cause le
principe fondamental selon lequel les idées sont de libre parcours ?
Certes, aucune juridiction ou auteur ne va explicitement à
l’encontre de ces principes. Toutefois, lorsque l’on constate
que les juges admettent de protéger des créations telles que
la computation des horaires d’événements sportifs ou de programmes télévisuels, le glissement vers le droit de la concurrence déloyale est irréfutable.
Par ailleurs, un des fondements du droit de la propriété intellectuelle est d’accorder pour une durée limitée un droit de
protection, durée qui n’a économiquement de sens que si elle
est inférieure à la durée pendant laquelle la création peut être
utilisée. S’agissant des œuvres littéraires et artistiques, la question ne se pose pas de cette manière dès lors que les œuvres
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
une incitation à innover et à diffuser de telles innovations.
Ce regard des autorités de la concurrence apparaît d’autant
plus étonnant que nombre de leurs décisions ont trait à des
biens purement informationnels bénéficiant d’une application
lâche, si ce n’est laxiste, des critères de protection, à telle enseigne qu’il est légitime de s’interroger sur l’existence même
de véritables critères de protection. Cette situation est le résultat d’un choix historique. En effet, lorsque l’économie de l’information s’est développée durant la seconde partie du
XXe siècle, il n’a pas été jugé nécessaire ou souhaitable de créer
une nouvelle catégorie de droits exclusifs (de type droits voisins) spécifiquement adaptée à ces créations purement utilitaires que sont les biens informationnels. Après avoir écarté
la protection par les brevets (sauf exception), le droit de la propriété littéraire et artistique s’est imposé comme le vecteur de
cette protection. Aujourd’hui pourtant, l’inadaptation du droit
auteur à la fonction qui lui a été ainsi assignée ne fait plus débat (cf. notamment, Lemarchand S., Fréget O. et Sardain F., Biens informationnels : entre
droit intellectuel et droit de la concurrence, par Propr. intell., janv. 2003, n° 6, p. 11 et s.).
Pour pouvoir protéger les logiciels par le droit d’auteur, le critère d’originalité, tel qu’il était jusqu’alors appliqué pour les
créations littéraires et artistiques, a été dénaturé dans la mesure où il suffit à l’auteur d’un logiciel de prouver qu’il a effectué un travail donné pour que celui-ci soit reconnu original. Ainsi, l’effort intellectuel, le mérite, ont supplanté l’originalité
en tant que critère opératoire de la protection par le droit d’auteur. Dans ces conditions, la légitimité du regard particulier
porté par le droit de la concurrence sur ce type de création
peut être mise en doute, notamment si l’on considère que
nombre de richesses économiques ne bénéficient d’un statut
aussi protecteur à ses yeux. Or, ces richesses économiques sont
également le fruit d’un effort intellectuel ou d’un travail. Le
doute se transforme rapidement en conviction lorsque l’on
constate que l’autre justification des autorités de la concurrence pour admettre en matière de propriété intellectuelle des
pratiques qui seraient interdites dans d’autres domaines est
qu’en contrepartie du droit, le titulaire divulgue sa création,
la met à la disposition du public. Or, pour les logiciels, l’objet
même de la protection ainsi que sa formalisation compréhensible pour l’être humain, à savoir ses codes source, demeurent
dans la grande majorité des cas, du domaine du secret.
traversent pour nombre d’entre elles les siècles et même souvent prennent de la valeur avec le temps. En revanche, s’agissant des créations utilitaires, la question prend tout son sens.
Or, l’accroissement progressif des durées de protection a pour
incidence que lorsque le bien tombe dans le domaine public,
il est depuis longtemps sans aucune valeur économique. Ainsi,
la durée de protection des logiciels par le droit d’auteur qui
est désormais de 70 ans apparaît dépourvue de sens.
En outre, pour les créations utilitaires, il est relativement aisé
de contourner la durée de protection dès lors que ces biens
immatériels font l’objet de modifications régulières qui permettent de faire repartir à zéro la durée de protection : il en
va ainsi des brevets de perfectionnement, des nouvelles versions de logiciels ou des mises à jour des bases de données.
Enfin, la perte de repères vient également de l’inadaptation
des textes à la révolution de l’Internet. La circulation des
œuvres sur le Web et leur facilité de reproduction rendent totalement obsolète le caractère national des lois de protection
qui viennent généralement préciser ou amender les conventions internationales, les failles du droit de protection telles
que le droit d’usage privé qui a permis le développement du
« peer to peer »,… rendent évidentes la nécessité de refonte
de pans entiers des différents droits de propriété intellectuelle.
Toutefois, comme toute refonte d’une des branches du droit
de la propriété intellectuelle, elle n’a de sens que si elle est
mondiale. La difficulté d’élaboration des conventions internationales et de leur mise en œuvre rend difficile, pour ne pas
dire aléatoire, une telle réforme.
Comment les autorités de concurrence réagissent-elles
à cette perte de repères ? En première analyse, on pourrait
penser que la mutation de l’objet et de la finalité du droit de
la propriété intellectuelle influerait sur l’attitude des autorités
en charge de la concurrence à son endroit. Or, tel n’est pas le
cas aujourd’hui. Bien au contraire, on observe une attitude
particulièrement respectueuse reposant sur un certain nombre
de présupposés tels que :
– le droit de la propriété intellectuelle protège l’innovation et la création originale ; il participe dès lors à l’intérêt général et s’avère ainsi légitime. Pourtant, comme on l’a vu,
cette légitimité est contestée par les spécialistes du droit de
la propriété intellectuelle ;
– le droit de la propriété intellectuelle est un ensemble cohérent qui mérite une approche unique de l’ensemble de ses
branches par le droit de la concurrence. Cette vision contraste
pourtant avec le caractère protéiforme des créations de l’esprit ;
– le droit de la concurrence ne doit pas porter atteinte au
droit de propriété intellectuelle qui mérite respect et auquel
il ne peut être fait obstacle que marginalement et dans des
conditions très strictes.
Il en résulte un autre contraste : alors que le sentiment général des spécialistes de propriété intellectuelle est que le droit
de la concurrence a tendance à porter une atteinte illégitime
au droit de propriété intellectuelle, certains économistes spécialistes de droit de la concurrence considèrent à l’inverse que
« la propriété intellectuelle bénéficie d’une immunité antitrust »
(R. Pitovsky).
Il faut toutefois souligner que cette « immunité antitrust » est
surtout évidente pour des cas dans lesquels les autorités de
la concurrence sont saisies de demandes de mesures ou injonctions susceptibles de porter atteinte à la substance même
des droits de propriété intellectuelle. Ainsi, le droit de la concurrence s’exerce normalement lorsque les questions qui lui sont
soumises ne portent pas atteinte à l’exercice du droit exclusif
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
accordé au bénéficiaire du droit de propriété intellectuelle. Par
exemple, le droit de la concurrence a pu s’appliquer dans l’affaire Tetra Pak où la pratique en cause portait sur les conditions d’acquisition d’une licence exclusive de brevets. On
constate également que lorsque les pratiques en cause portent sur les conditions de tarification d’une licence d’usage,
comme on l’a vu en France avec une affaire France Télécom
à propos d’une licence d’usage de la base annuaire, ou à l’égard
de l’INSEE à propos de son tarif de licence du fichier SIREN,
le droit de la concurrence peut s’exercer d’une manière relativement orthodoxe bien que non exempte de complexité !
En revanche, lorsque la pratique en cause est susceptible de
conduire à une remise en cause de l’exercice du droit exclusif par son bénéficiaire, les autorités de la concurrence n’agissent que si les conditions fixées par la théorie « des circonstances exceptionnelles » sont réunies.
L’objet de cette intervention n’est pas de détailler les conditions posées par cette théorie des circonstances exceptionnelles, mais de se poser la question de sa légitimité pour des
biens informationnels bénéficiant d’une protection juridique
quasi-automatique à laquelle se superpose, s’agissant des
biens informatiques, une protection technique (code source demeurant secret ; sur la théorie des circonstances exceptionnelles, cf. CJCE, 29 avr. 2004,
aff. C-418/01, IMS). Or, la théorie des circonstances exceptionnelles
a clairement été appliquée tant au niveau communautaire
qu’au niveau français dans des affaires qui portaient sur des
biens informationnels. Ainsi, au niveau communautaire, on
peut citer le cas des affaires Magill et Microsoft et au niveau
français, les affaires NMPP et Code Rousseau.
Au-delà de ce débat sur la légitimité de la théorie des circonstances exceptionnelles développée par les autorités de la
concurrence, on observe encore que le droit de la concurrence
se montre hésitant lorsque les pratiques qui lui sont soumises
portent sur des questions touchant à la propriété intellectuelle.
Ceci se traduit par une approche très prudente avec pour
conséquence une exigence plus stricte des juges de la concurrence dans la démonstration de l’existence de pratiques anticoncurrentielles. Pour le plaignant, la barre se trouve ainsi
placée nettement plus haut que dans d’autres domaines où
les autorités de concurrence sont plus disposées à se laisser
convaincre. Un certain nombre d’affaires récentes en France
semblent en témoigner, comme la décision de rejet opposée
à Virgin Mega à l’encontre d’Apple sur les pratiques du secteur du téléchargement de musiques sur Internet (Cons. conc., déc.
n° 04-D-54, 9 nov. 2004, secteurs du téléchargement de musique sur Internet et des baladeurs numériques). Cette approche prudente se traduit également
par un recours assez fréquent des procédures d’engagement
lorsque les affaires portent sur des biens informationnels,
comme les affaires portant sur les marques « Numéro Vert »
déposées par France Télécom (cf. communiqué. cons. conc., 18 janv. 2006),
ou plus récemment sur les bases annuaire et d’IS Pub de France
Télécom et Pages Jaunes (Cons. conc., déc. n° 06-D-20, 13 juill. 2006, secteur
des services de renseignements par téléphone et par Internet).
Les hésitations des autorités de la concurrence aboutissent
également à des revirements de jurisprudence, comme en témoignent les affaires IMS et NMPP.
Quel constat tirer de cet état des lieux ? Le constat qui peut
être tiré de cette situation présente est que l’intérêt général
ou l’intérêt collectif n’est plus véritablement protégé, confronté
à un droit de propriété intellectuelle appliqué de manière excessive.
Dès lors, le droit de la concurrence perd en crédibilité
face à des pratiques portant sur des droits de propriété
intellectuelle dans la mesure où il n’apparaît pas comme
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jouant normalement son pouvoir de police du marché
face à des biens de propriété intellectuelle.
De son côté, le droit de la propriété intellectuelle perd en respect faute d’une application stricte de ses critères de protection et de ses principes fondateurs. Ceci conduit donc à rechercher quelques axes d’évolution afin de restaurer l’équilibre
nécessaire entre droit de la propriété intellectuelle et droit de
la concurrence.
II. – QUELQUES PISTES DE RÉFLEXION
Autour du droit de la concurrence. Une première piste de
réflexion qui vient naturellement à l’esprit est une inflexion
du droit de la concurrence, de sorte qu’il s’exerce sans tabous
lorsqu’il s’applique à des biens protégés par un droit de propriété intellectuelle.
Certes, il n’est pas question de remettre en cause le consensus selon lequel le droit de la concurrence n’a pas à juger de
la pertinence des droits de propriété intellectuelle. Ce consensus limite bien évidemment la marge de manœuvre des autorités de la concurrence, mais pour autant ne leur interdit
pas toute évolution de l’application du droit de la concurrence
portée sur des biens protégés par des droits de propriété intellectuelle.
En premier lieu, dès lors que les créations de l’esprit sont protéiformes et que les objectifs de protection sont différents, le
droit de la concurrence peut s’appuyer sur ces différences pour
mettre en œuvre une application différenciée du droit de la
concurrence selon les critères et objectifs de la protection sans
remise en cause de ce consensus. Ainsi, on pourrait estimer
que les brevets méritent une attention plus forte du droit de
la concurrence que les autres types de biens dès lors que le
critère de protection des brevets est bien l’innovation et que
l’objectif de la protection est précisément de favoriser l’innovation.
En second lieu, les autorités de la concurrence pourraient
considérer que l’absence véritable de critère de protection des
biens informationnels justifie une application en la matière
du droit commun de la concurrence. En effet, ces biens ne
mériteraient pas de règles particulières dès lors qu’ils font l’objet, au même titre que d’autres richesses économiques non
protégées, d’un simple effort intellectuel, de travail et d’investissement.
Si ces pistes de réflexion peuvent conduire à un infléchissement dans le bon sens du droit de la concurrence, il n’en demeure pas moins qu’elles ne peuvent être totalement satisfaisantes. En effet, certaines pratiques soumises aux autorités
de la concurrence justifient nécessairement d’apprécier la pertinence même de la protection. Ainsi par exemple, lorsqu’une
entreprise dépose des brevets « assassins », c’est-à-dire pour
empêcher d’autres acteurs économiques d’entrer sur le marché et par là même d’un monopole au-delà de la durée normale de protection par le droit des brevets, une autorité de la
concurrence ne peut pas réagir quand bien même la pratique
a un objet et effet anticoncurrentiel.
Au cœur des droits de propriété intellectuelle. Ceci conduit
donc naturellement à s’interroger sur des réformes apportées
aux différents droits de propriété intellectuelle pour en corriger les défauts.
Cette seconde piste de réflexion porte donc sur une remise à
plat du droit de la propriété intellectuelle afin d’en rétablir la cohérence interne. Toutefois, la tâche est difficile car une telle réforme ne peut pas être d’origine jurisprudentielle et nécessite
une modification d’un certain nombre des textes fondateurs dont
les sources sont généralement des conventions internationales.
Droit I Économie I Régulation
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
Or, modifier les conventions internationales fondatrices du droit
de propriété intellectuelle constitue un chantier particulièrement
ambitieux et difficile qui ne peut, en tout état de cause, être
mené dans un délai inférieur à une dizaine d’années.
Ce n’est pas pour autant que la réflexion ne doit pas être engagée et l’on peut même penser que la révolution Internet qui
déstabilise profondément le droit de la propriété littéraire et
artistique et les droits voisins, doit inéluctablement conduire
vers une telle remise à plat. À cet égard, les questions incontournables sont notamment :
– comment repenser l’équilibre entre incitation à innover
et à créer, et l’accès du plus grand nombre à l’information et
aux œuvres littéraires et artistiques ? ;
– l’incitation à innover ou à créer est-elle dépendante d’un
droit de protection intellectuelle ou d’autres modèles économiques, sociétaux ou culturels incitent-ils également à innover et à créer comme peuvent en témoigner l’économie du logiciel libre ou l’accès gratuit à l’information via Internet ? ;
– doit-on généraliser ou élargir les systèmes de licences
obligatoires ? Le débat est posé en ce sens tant pour la diffusion des œuvres littéraires et artistiques, que pour l’accès aux
médicaments protégés par des brevets, dans les pays les moins
développés de la planète ;
– doit-on revoir la durée de protection des créations de
l’esprit pour réconcilier cycle économique et durée de protection ? ;
En attendant que ce débat passionnant et dont la complexité
et le caractère international ne peuvent que conduire à des
réflexions de longue haleine, ne peut-on améliorer, même modestement, la situation ? À cet égard, on constate que les juridictions ne sont pas totalement dénuées de moyens, à droit
constant.
Ils disposent en effet d’une certaine marge de manœuvre dans
l’application des critères de protection et une application plus
stricte de ces critères est déjà un début de solution. Ainsi par
exemple, les quatre arrêts rendus par la Cour de justice des
Communautés européennes le 9 novembre 2004, à propos des
critères de protection des bases de données, est un signal fort
en faveur de ce mouvement (CJCE, 9 nov. 2004, aff. C-203/02, aff. C-46/02,
C-338/02 et C-444/02, RLDI 2005/1, n° 9). En effet, ces quatre décisions
affirment clairement que toutes les bases de données ne méritent pas protection et que l’application du critère relatif au
risque d’investissement pris par le producteur de la base, doit
être strictement appliquée.
On observe également que tous les textes sur la protection
par des droits de propriété intellectuelle contiennent en euxmêmes un certain nombre de tempéraments qui permettent
de contourner les droits accordés au titulaire. Les exemples
sont multiples : droit à la copie privée, droit à l’information,
droit à la décompilation des logiciels, nullité des marques
contraires à l’ordre public ou trompeuses, déchéance des
marques pour dégénérescence, licence obligatoire de brevets,…
Or, dans ce domaine, on note parfois une certaine frilosité des
juridictions à explorer ces voies. Pourtant, quelques exemples
récents montrent que l’on peut y trouver des solutions efficaces. À titre d’exemple, alors que les autorités de la concurrence ne sont pas intervenues pour limiter les effets du DRM
Fairplay d’Apple qui donne à son site iTunes un monopole sur
le téléchargement licite de musique pour les iPods, un jeune
Norvégien a tout simplement utilisé le droit à la décompilation des interfaces de logiciels prévu par les textes de propriété littéraire et artistique pour développer un logiciel qui
permet à d’autres qu’Apple d’interfacer leur système de téléchargement licite de musique avec les systèmes d’information utilisés par les iPods.
Anne PERROT
INTRODUCTION
L’objectif affiché du droit de la concurrence est de favoriser
la mise à disposition sur le marché d’une offre diversifiée à
des prix concurrentiels. Cet objectif, on le voit, recoupe assez
largement sur le plan théorique celui de la protection de la
propriété intellectuelle, puisqu’il s’agit dans ce cas de promouvoir la création et l’innovation en donnant aux créateurs
les incitations appropriées. Mais alors que le droit de la propriété intellectuelle atteint cet objectif en donnant aux innovateurs un pouvoir de marché sur le résultat de leur recherche,
le droit de la concurrence cherche à limiter les effets anticoncurrentiels du pouvoir de marché. Ces deux pans du droit
font ainsi apparaître une certaine convergence d’objectifs,
doublée d’une divergence dans les moyens mis en œuvre pour
les atteindre. Cet article tente d’examiner plus en détail les
liens qu’entretiennent droit de la concurrence et droit de la
propriété intellectuelle. Il est principalement centré sur le
domaine de l’innovation et de la recherche et développement
(R & D), mais certaines de ses conclusions s’étendent sans
difficulté au cas des biens informationnels, comme les bases
de données par exemple : en effet, la production de l’information est parfois un sous-produit de l’activité économique
d’un secteur donné, comme la production d’un fichier d’abonnés au téléphone par exemple, parfois l’objet même de l’activité, comme dans le cas de données statistiques fournies par
un institut chargé de la production de ces données. La protection de ce type de contenus peut faire apparaître les mêmes
conflits entre droit de la propriété intellectuelle et droit de la
concurrence que lorsque l’innovation résulte plus directement
d’un processus d’investissement en R & D et relève donc souvent des mêmes considérations.
L’économie de la R & D. En matière d’innovation, l’optimum
social voudrait que les investissements en R & D soient encouragés ; l’annonce faite aux innovateurs que le résultat de
leur recherche sera protégé par le droit de propriété qu’ils détiendront ex post est un instrument particulièrement adapté
à cette incitation. Mais une fois les innovations obtenues à
l’issue du processus de recherche, il serait socialement optimal que ces innovations soient le plus largement diffusées,
par le biais d’un processus concurrentiel cette fois. Mais ceci
détruit évidemment la crédibilité de l’engagement initial qui
constitue le cœur de la protection de la propriété intellectuelle,
si bien que le droit de la propriété intellectuelle apparaît comme
une façon de garantir la crédibilité des engagements de la société à l’égard des innovateurs.
La R & D est une activité coûteuse et risquée. Dans le cas d’innovations de procédés permettant d’abaisser le coût de fabrication d’un produit donné par exemple, il n’est pas rare que
les innovateurs soient pris de court par des concurrents qui,
par le biais d’innovations de produits, rendent alors inutile
l’amélioration des conditions de production des biens de la génération précédente. Dans le cas d’innovations de produits, de
nombreuses incertitudes peuvent entacher le succès commercial de l’innovation ainsi obtenue. Dans tous les cas, les investissements en R & D sont risqués du fait de l’incertitude sur le
succès de la recherche ou de la possibilité que des concurrents
soient plus rapides. Des incitations solides sont donc nécessaires pour inciter les agents économiques à se lancer dans
cette activité individuellement risquée mais en général collectivement avantageuse. Il existe des exceptions à ce caractère
collectivement bénéfique de l’activité de R & D, comme celle
qui résulte de la possibilité de duplication inefficace des inves-
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
tissements en R & D quand des entreprises sont engagées dans
une course au brevet. Dans ce cas, la concurrence pour obtenir l’innovation peut s’accompagner d’un sur-investissement
en innovation vis-à-vis de ce qui serait collectivement bénéfique, c’est-à-dire d’un gaspillage de ressources.
Cette distorsion entre l’efficacité de l’incitation et celle de la diffusion des innovations peut être analysée sous plusieurs angles.
Celui des comportements d’abord : le droit de la propriété intellectuelle peut protéger une infrastructure essentielle. Le droit
de la concurrence doit-il alors en forcer l’accès pour permettre
d’autres innovations? Sous l’angle des structures de marché ensuite : lors de l’examen d’une concentration, qui induit une modification de la structure du marché, les autorités de la concurrence pourraient favoriser explicitement l’émergence des
structures de marché les plus favorables à l’innovation, ce qui
soulève la question de savoir quelles sont ces structures.
Droit de la propriété intellectuelle et infrastructures essentielles. Une innovation, ou plus généralement un objet protégé par un droit de propriété intellectuel peut parfois constituer une infrastructure essentielle. Il s’agit d’un bien ou d’un
service non reproductible à des coûts « économiquement raisonnables », mais indispensable à l’exercice d’une activité. La
protection de cette infrastructure essentielle peut constituer
un abus de position dominante s’il n’existe pas de substitut
réel ou potentiel réaliste et s’il existe un risque établi d’élimination de la concurrence. Dans la mesure où l’infrastructure
essentielle peut consister en une innovation obtenue à l’issue
d’un processus de recherche et développement, on est ici dans
l’un des cas de conflits entre protection des innovations et
concurrence : d’un côté, le fruit des efforts de R & D doit être
protégé, mais empêcher l’accès à l’infrastructure essentielle
prive la collectivité d’autres services valorisés par leurs utilisateurs potentiels. L’innovateur peut, en effet, choisir de ne
pas délivrer de licence sur son innovation, et les concurrents
intervenant sur des marchés aval pour lesquels le produit ou
le service est un input sans substitut ne peuvent alors exercer leur activité. La question de savoir si le droit de la concurrence doit alors forcer l’accès à l’infrastructure en brisant le
droit de propriété se pose bien sûr différemment selon qu’il
s’agit de permettre la concurrence sur le marché du produit
protégé ou bien l’émergence de nouveaux services sur un marché aval. Dans le premier cas, le droit de la concurrence annihile les effets incitatifs du droit de la propriété intellectuelle
puisqu’il brise la protection accordée par celui-ci aux innovateurs. Dans le second, il permet l’utilisation de l’innovation
pour la diffusion d’autres services, mais ce faisant il peut aussi
faire échec à certaines stratégies concurrentielles des entreprises. Il convient alors de déterminer si ces stratégies relèvent ou non d’un abus de position dominante visant à exclure
des concurrents de certains marchés connexes ou verticalement reliés à celui de l’innovateur.
Ce qui pourrait justifier que le droit de la concurrence impose
l’accès à la facilité essentielle est l’existence de bénéfices sociaux importants associés à l’usage du produit protégé. Les jurisprudences française et communautaire abondent de cas où
cet arbitrage a été examiné. Dans le cas Magill par exemple,
la facilité essentielle est un bien informationnel constitué par
l’information sur les programmes de télévision des chaînes TV
irlandaises. Ces chaînes sont évidemment les seules détentrices de cette information sur leurs propres programmes, auxquels un éditeur demande l’accès : il se propose d’éditer un
journal offrant aux téléspectateurs l’ensemble des programmes
de télévision de ces chaînes, produit éditorial qui n’existe pas
à l’époque des faits. Les chaînes de télévision refusent l’accès
220
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à cette information, et ce comportement est jugé abusif, l’accès étant alors donné à l’éditeur. Les particularités de ce cas
en font un exemple assez peu discutable : ici, l’information est
un sous produit de l’activité principale des chaînes ne nécessitant pas d’investissement spécifique, tandis que l’édition sous
un même format des programmes de télévision constitue un
nouveau produit valorisé par les consommateurs. Pour offrir
ce produit, l’information constitue une facilité essentielle, sur
lequel les chaînes de télévision détiennent un droit de propriété « naturel », mais forcer l’accès est à l’évidence bénéfique
pour la collectivité et ne nuit pas à l’innovation.
Un cas plus discutable est celui de IMS Health : il s’agit d’un
logiciel appariant des données géographiques d’une part et
commerciales d’autre part et permettant aux laboratoires pharmaceutiques et aux officines d’optimiser la gestion des produits et les ventes de médicaments sur le territoire allemand.
Tous les partenaires ont investi dans ce nouveau logiciel (officines et laboratoires), dont l’utilisation requiert, en outre,
une normalisation du format des données que tous les acteurs
du secteur ont adopté. La demande d’accès au cœur du logiciel est présentée par un acteur économique qui se propose
de mettre sur le marché un produit amélioré par rapport au
produit d’origine, mais concurrent de celui-ci. On est bien ici
dans le cas exemplaire d’un conflit entre droit de propriété
sur l’innovation : le logiciel originel constitue l’innovation à
protéger, le produit du concurrent n’en étant qu’une amélioration secondaire ; mais le refus d’accès priverait les utilisateurs d’un meilleur produit. La décision, qui a consisté là encore à imposer l’accès à la facilité essentielle, va cette fois à
l’encontre de la crédibilité de l’engagement qui garantit à l’innovateur la rentabilisation de ses investissements. De telles
décisions comportent le risque d’amoindrir à l’avenir les incitations à innover, de crainte que le bénéfice de ces investissements ne soit confisqué.
Un troisième exemple est celui de la demande d’accès par Virgin Mega au logiciel de protection des contenus (DRM) mis
en œuvre par Apple. Ce logiciel, incompatible avec les logiciels et matériels des concurrents d’Apple, est conçu de telle
sorte qu’un internaute téléchargeant de la musique ne peut
la copier directement sur un baladeur iPode que s’il l’achète
sur la plate-forme d’Apple (iTunes) mais non sur celle de Virgin. Réciproquement la musique achetée sur la plate-forme
iTunes ne peut être chargée directement sur un baladeur que
si celui-ci est un iPode. Virgin Mega prétend que le défaut
d’accès au DRM d’Apple constitue un abus de position dominante de la part de cet opérateur et demande que cet accès à
ce qu’il dit être une facilité essentielle soit forcé. Mais le Conseil
de la concurrence considère ici que le DRM ne constitue pas
une facilité essentielle : la musique téléchargée n’est pas pour
l’essentiel écoutée à partir d’un iPode, et le contournement
est possible à un coût raisonnable pour l’utilisateur. Au contraire,
le Conseil estime dans le cadre de cette demande de mesures
conservatoires que le fait de refuser l’accès à son DRM fait
partie pour Apple d’un choix stratégique d’intégration verticale entre plate-forme de téléchargement, logiciel de protection des contenus, et matériel d’écoute, stratégie qui n’entraîne pas à ce stade d’éviction des concurrents mais place la
concurrence sur le terrain des produits verticalement intégrés.
Or, d’une part, ce choix stratégique n’est pas en soi porteur
d’exclusion des concurrents, et d’autre part, la concurrence
en produits ou services verticalement intégrés peut se révéler plus intense que les autres formes de concurrence.
On voit que selon les cas, le droit de la concurrence peut donc
contrevenir à la protection de la propriété intellectuelle ou
bien en respecter les contours, mais dans les deux cas, les jus-
Droit I Économie I Régulation
Structures de marché, innovation et concurrence
Les textes qui régissent le contrôle des concentrations demandent souvent aux autorités de la concurrence de procéder à un « bilan économique » qui, au-delà du bilan strictement concurrentiel qui peut être tiré de la concentration,
devrait tenir compte d’autres aspects de la réalité économique.
Promouvoir des structures de marché favorables à l’innovation pourrait ainsi compter au nombre des objectifs du contrôle
des concentrations, ce qui demande de préciser quelles sont
les structures de marché les plus favorables à l’innovation.
Du point de vue théorique, éclairer cette question exige de
revenir aux déterminants microéconomiques de l’incitation
à innover. Cette incitation dépend de la comparaison entre
profit actuel et profit espéré futur net des coûts de l’investissement. Tout ce qui influe sur les éléments de cette « équation d’incitation » a une incidence sur les comportements
d’innovation. La concurrence actuelle, qui détermine le profit présent, tout comme la concurrence future, qui prévaudra
une fois l’innovation obtenue, sont avec le coût de l’investissement les moteurs de ces mécanismes incitatifs. Bien entendu, tous ces éléments dépendent aussi de la propension
des concurrents à innover. Les liens entre structure de marché et innovation dépendent de la force respective de ces différents effets dans une structure de marché donnée.
La thèse schumpeterienne peut être exprimée de différentes
manières, mais aboutit à ce que les structures monopolistiques
soient plus favorables à l’innovation que les structures concurrentielles. Une explication possible consiste à dire que le monopole a plus à perdre à la perte de sa position sur le marché
qu’une entreprise qui serait concurrencée : c’est le coût d’opportunité de la perte de sa position de monopole qui est le
moteur de l’incitation. Dès lors, les incitations du monopole
à innover pour échapper au risque que d’autres le supplantent sont fortes. Qui plus est, le monopole est assuré de récupérer le fruit de ses investissements, et sa position lui permet
de dégager les rentes suffisantes pour financer les coûts de la
recherche. Les structures de marché monopolistiques sont
ainsi plus propices à l’innovation.
Le résultat inverse peut être obtenu : comme l’incitation à innover dépend aussi du profit présent, il est clair qu’une concurrence
intense qui lamine les profits incite à échapper à la pression concurrentielle. Une innovation de produits permet d’offrir un bien différencié qui n’est plus soumis à la concurrence frontale des autres,
ce qui permet de restaurer les profits. C’est le faible profit présent
qui constitue ici le moteur de l’incitation à innover.
Face à ces résultats opposés, quelle thèse convient-il de retenir?
Ces différents effets partiels sont bien tous à l’œuvre mais avec
des forces différentes suivant la structure de marché considérée. Lorsqu’on parcourt les différentes structures de marché possibles en partant des plus concurrentielles et en allant vers les
plus concentrées jusqu’au monopole, les forces respectives de
ces effets s’inversent : tout d’abord, les structures de marché
concurrentielles sont d’abord favorables à l’innovation car la volonté d’échapper à la pression concurrentielle prédomine. Lorsqu’on aborde des structures de marché plus concentrées, la force
de cette incitation diminue sans que l’incitation donnée au monopole ne se manifeste clairement. Certaines structures de marché intermédiaires, oligopolistiques, sont donc peu propices à
l’innovation. Puis, en allant vers des structures encore plus
concentrées, jusqu’au monopole, l’effet lié au coût d’opportunité de la perte de la position de monopole prend le relais et l’on
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
tifications invoquées par le droit de la concurrence peuvent
s’écarter considérablement de celles qui tiennent à la protection des incitations à innover.
retrouve à nouveau des structures favorables à l’émergence des
innovations. Sur le plan empirique, cette « courbe en U » reliant
degré de concentration et production d’innovations est confirmée par l’analyse de Aghion, Bloom, Blundell, Griffith et Howitt
(2003). Une telle relation ne valide donc pas nécessairement les
mesures prises récemment en France en faveur des « pôles de
compétitivité ». D’autres analyses suggèrent aussi que l’intensité du « bain concurrentiel » domestique dans lequel sont plongées les entreprises est le facteur le plus favorable aux bonnes
performances à l’exportation, contrairement à la thèse qui soustend la politique en faveur des champions nationaux.
Ces analyses ne produisent pas de conclusions immédiatement utilisables par les autorités de concurrence, la frontière
entre les zones d’encouragement et de découragement à l’innovation étant en pratique difficile à tracer. Elles soulignent
simplement que les processus d’incitation à la R & D peuvent
parfois se trouver en conflit avec les structures qui favorisent
la concurrence.
CONCLUSION
Les développements qui précèdent soulignent les liens complexes existant entre les incitations que reçoivent les acteurs
économiques à innover, incitations protégées par le droit de
la propriété intellectuelle, et les bénéfices que la collectivité
pourrait tirer d’une diffusion concurrentielle des innovations. De cette analyse rudimentaire de mécanismes sophistiqués, nous avons pourtant exclu le rôle des intermédiaires
entre les innovateurs et le marché que constituent les offices de brevets, ou encore les sociétés chargées de la collecte des droits d’auteur. Pourtant ces acteurs interviennent
de façon cruciale dans le développement de la concurrence
portant sur les créations, qu’elles se situent dans le domaine
industrielle ou artistique. Ainsi les sociétés de droits comme
la SACEM en France pour les droits musicaux ou bien la
SACD pour les droits sur les œuvres dramatiques peuvent
mettre en œuvre des comportements favorables ou défavorables à la création. Ces sociétés, en général en position de
monopole de fait sur un territoire national donné, obligent
souvent les auteurs à leur confier la gestion de l’ensemble
de leurs droits de façon indissociée, ce qui empêche l’émergence de sociétés concurrentes et peut avoir à son tour un
impact sur la création. Sous l’angle des structures de marché, la Commission européenne se penche sur l’absence de
concurrence entre les sociétés et cherche à promouvoir à
cet échelon intermédiaire des structures de marché plus
concurrentielles. Il serait aussi intéressant d’examiner le
rôle des offices de brevets dans la chaîne verticale qui va
de la production des innovations jusqu’à leur mise sur le
marché. Quoiqu’il en soit, l’analyse des liens entre concurrence et innovation fait bien apparaître le double mouvement de convergence et de divergence entre droit de la
concurrence et droit de la propriété intellectuelle. N
Notes et jurisprudence
•Aghion Ph. & Bloom N. & Blundell R. & Griffith R. & Howitt P., 2005 : « Competition and
Innovation : An Inverted-U Relationship »The Quarterly Journal of Economics, MIT Press,
vol. 120 (2), pages 701-728, May.
• CJCE, 6 avr. 1995, aff. C-241/91 P et C-242/91 P, Radio Telefis Eireann (RTE) et Independent Television Publications Ltd (ITP) contre Commission des Communautés européennes,
(MAGILL), Rec. CJCE, I, p. 00743.
• CJCE (5e ch.), 29 avr. 2004, aff. C-418/01, IMS Health GmbH & Co. OHG contre NDC Health
GmbH & Co. KG (IMS Health),, Rec. CJCE, I, p. 05039.
• Cons. conc., déc. n° 04-D-54, 9 nov. 2004 relative à des pratiques mises en œuvre par la
société Apple Computer, Inc. dans les secteurs du téléchargement de musique sur Internet
et des baladeurs numériques.
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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE
Synthèse des débats
Par Michel VIVANT, Professeur à Sciences Po
1. Les droits de propriété intellectuelle, nouvelle frontière ?
Je n’oserai dire que les meilleurs auteurs l’ont déjà avancé !
Le fait est, cependant, que, source première de richesse pour
les économies développées, ces droits sont partout : dans un
véhicule automobile, dans une image satellitaire ou sur le
Web, dans une musique ou une bouteille comme une cuisse
de poulet.
Les droits de propriété intellectuelle sont partout et, comme
Jean Carbonnier évoquant la tendance des juristes au « panjurisme », qui discernent sous les colombes du ciel des immeubles par destination, il faudrait ici évoquer la tendance
du juriste de propriété intellectuelle à découvrir celle-ci en
toutes choses : d’autres que lui sauront-ils voir dans un bouquet de roses un bouquet d’obtentions végétales ?
C’est dire combien grande est la pertinence du sujet retenu
pour cette savante après-midi.
4. Mais le cadre ainsi posé, quels enseignements retenir de
cette après-midi ? C’est bien sûr ce qui importe. Les propos
tenus ont été multiples, denses, riches.
Il me semble qu’on peut les organiser autour de trois idées
qui peuvent être déroulées comme trois « actes » : au modèle
affirmé (I) répond un modèle bousculé (II), ce qui oblige tout
naturellement à se demander s’il ne faudrait pas songer à un
modèle renouvelé (III).
2. Encore est-il qu’il est légitime de se demander quel est précisément le sujet de celle-ci. Quelle est, en effet, la signification du sous-titre ?
Droit et économie comme le pluriel le laisse entendre ? Sans
nul doute et c’est heureux car, s’il est bien un domaine où
droit et économie doivent se conjuguer, c’est bien celui-ci.
Mais aussi, sans nul doute encore, symbiose des deux approches car la propriété intellectuelle tend toute entière à la
réservation d’un marché. La propriété intellectuelle, y compris le droit d’auteur (même si l’affirmation ne fait pas l’unanimité), est, en effet, toujours un droit économique – et que
cela plaise ou non.
Elle n’est (heureusement) pas que cela. La propriété intellectuelle présente cette singulière richesse de présenter toutes
sortes de facettes, d’être le creuset de problèmes techniques
(que doit-on entendre, par exemple, par invention brevetable?),
philosophiques (quid de la brevetabilité des séquences génétiques ?), sociétaux (l’accès à la culture…) et financiers (la
mise sur le marché d’un nouveau médicament breveté suppose un investissement d’un milliard de dollars dépensés en
amont).
• La propriété intellectuelle est un instrument du marché.
Mais, comme l’a montré avec beaucoup de finesse le professeur Gold, les mécanismes de réservation que nous connaissons sont des « accidents historiques ». Les concepts dont nous
usons sont des concepts évolutifs et nous sommes loin d’être
en présence d’un système homogène.
Le mécanisme qui est celui de notre propriété intellectuelle est
un mécanisme qui prend en compte coûts supportés, gains escomptés et risques prévisibles, comme l’ont bien souligné les
professeurs Rey et Crampes. Mais il faut comprendre que ce mécanisme qui, comme voie de régulation, adopte la voie de la privatisation des gains (C. Crampes), est une voie parmi d’autres.
Nous sommes dans cette logique qui est celle de la théorie
des incitations, appliquée à ces biens immatériels a priori non
rivaux, comme l’ont souligné plusieurs intervenants parlant
tant du brevet (C. Crampes) que du droit d’auteur (Ph. Chantepie).
3. À l’extraordinaire montée en force de la matière répond
donc le caractère extraordinaire des enjeux.
Aussi n’est-il pas étonnant que cette propriété intellectuelle
fasse souvent aujourd’hui l’objet d’un rejet violent. Comme
l’a dit le Premier président Canivet, nous vivons le temps des
imprécations. « Quelle est la légitimité de cette propriété ?
Quelle est sa pertinence, son efficience ? », a-t-il très justement
demandé.
L’importance des enjeux, la violence des débats interdisent,
en tout cas, la réplication de l’existant, même si cette attitude
est évidemment bien confortable.
Bon gré, mal gré, ceux qui s’intéressent à la propriété intellectuelle sont en quelque sorte devenus les aventuriers de
l’équilibre perdu…
Car c’est bien là la question. Le maître mot est celui d’équilibre. Équilibre social qui renvoie aux questions de brevetabilité, de concurrence. Équilibre individuel : on songera alors
au problème des rémunérations. Tout cela prolongé dans la
méthode même mise en avant par le conseiller Jenny : dialogue et « esprit de dialogue ».
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I. – LE MODÈLE AFFIRMÉ
5. Une logique de marché. En introduction, j’évoquais la
fonction de réservation de marchés qui est celle des droits de
propriété intellectuelle. Le professeur Rey, quant à lui, a bien
souligné que nous étions dans une logique de marché et, de
fait, il n’est de véritables droits de propriété intellectuelle que
dans une économie de marché.
• Cela étant, admise la validité du choix fait, celui-ci se traduit par des impératifs concrets. S’agissant de brevets, on nous
a dit, quant à l’objet qu’ils devaient couvrir, qu’ils devaient
aller à de « vraies innovations », des « innovations marchandes »,
c’est-à-dire « à effet de marché ».
Quant aux droits plus largement considérés, deux idées ont
été avancées, spécialement intéressantes, mais qui montrent
bien quelle est la complexité du problème.
La première est celle de la souhaitable modulation des régimes,
des titres, évoquée pour le brevet par Mme le Président Pézard, M. Jenny, M. Crampes, M. Rey, mais aussi soulevée par
le conseiller Sémériva parlant de ces titres ad hoc que l’on voit
aujourd’hui fleurir. Il faut pourtant observer qu’elle ne rencontre pas toujours la faveur des acteurs concernés. Les certificats d’utilité, sortes de brevets « au petit pied », n’ont ainsi
jamais obtenu le succès escompté par leurs promoteurs.
La seconde idée est celle d’une modulation de la durée des
droits qu’a mise en avant Mme Pézard. Et Mme Dupuis-Toubol a eu raison de dire, non sans courage, que les durées positives, en l’occurrence du droit d’auteur, étaient excessives.
• Avec ces observations, nous nous approchons du quotidien,
c’est-à-dire des problèmes qui sont le quotidien du juriste
d’entreprise, du conseil, du juge. Quelques-uns ont été évo-
Droit I Économie I Régulation
6. La propriété intellectuelle, instrument dans le marché.
Instrument de régulation du marché, la propriété intellectuelle
se retrouve tout naturellement confrontée aux instruments
d’encadrement du marché. Ce fut le dernier thème traité. Mais,
il est remarquable que la question ait été présente tout au long
de l’après-midi.
M. Sémériva a cité J. Stiglitz présentant le brevet comme une
restriction de concurrence et, comme l’a dit Mme Perrot, ce
brevet confère à tout le moins un « pouvoir de marché ». Le
heurt n’est donc pas surprenant.
Et pourtant, l’autre face des choses ne doit pas être négligée :
le brevet est (aussi) un mécanisme de concurrence « pour »
le marché (C. Crampes) et nous avons entendu parler d’accords de licences « proactifs » (A. Pézard).
Sous cet aspect là, peut-être « à un niveau stratosphérique »
(A. Perrot), propriété intellectuelle et mécanismes de marché
ont des objectifs, en tout cas affichés, semblables : « Favoriser la mise sur le marché d’une offre diversifiée et à des prix
concurrentiels ».
Ce sont les moyens qui diffèrent.
Aussi est-il normal que les rapports entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence soient divers (M. Gold l’a bien
montré pour les États-Unis). Mais il me semble qu’on doit
partager l’avis de Mme Dupuis-Toubol quand elle affirme,
contre une certaine doctrine, que le jeu de ce droit est légitime. En effet, à quel titre tout un pan de l’édifice juridique
prétendrait-il s’y soustraire ? Les « frictions » (A. Pézard) ne
manquent pas. Et, bien évidemment, quand un droit de propriété intellectuelle est analysé comme une infrastructure essentielle, nous sommes dans l’opposition la plus franche. Mais
l’hypothèse reste, somme toute, très marginale (le cas Magill
est un bon exemple d’une situation de marge) et une affaire
comme l’affaire IMS semble démontrer que les juridictions
communautaires veulent éviter une vision « unidimensionnelle » du droit d’auteur.
Au final, le droit de la concurrence est sans doute bien plus
respectueux qu’on ne le dit de la propriété intellectuelle
(F. Dupuis-Toubol) même s’il est perçu par beaucoup comme
la bousculant.
II. – LE MODÈLE BOUSCULÉ
7. Des droits abhorrés ? Bousculé, le modèle l’est effectivement aujourd’hui et M. Sémériva a même parlé de droits « abhorrés » par le public !
Le fait est qu’à regarder la propriété intellectuelle sans complaisance, les reproches qu’on peut lui adresser ne manquent
pas : position arrogante, caractère peu fiable, dérives indiscutables. Voilà autant de points qui appellent examen.
Droit I Économie I Régulation
PERSPECTIVES COLLOQUE
qués comme celui, très concret, de la rémunération du salarié créateur ou, infiniment délicat, de la réparation due en cas
de contrefaçon.
Avec cette question, nous sommes au cœur des problèmes
qui sont les nôtres : équité, efficacité. Mme Pézard a exprimé
son regret qu’il n’y ait pas en France de dommages-intérêts
punitifs. Pourtant, la formule n’est pas toujours souhaitée,
par les acteurs économiques eux-mêmes (je songe à quelqu’un comme Thierry Sueur). Je me risquerai à une observation d’universitaire – d’universitaire qui revendique une
pratique – qui est qu’en réalité nous souffrons, ici, d’une insuffisante théorisation : le juge a plus de liberté qu’il ne le
croit dès l’instant qu’il se risque à analyser la contrefaçon
pour ce qu’elle est et ne ramène pas tout au seul article 1382
du Code civil.
8. Un droit arrogant.– Il faut, en effet, reconnaître une certaine « arrogance », sinon de la propriété intellectuelle, du
moins des acteurs de la propriété intellectuelle. Voici un droit
volontiers sacralisé, tout spécialement quand il s’agit de droit
d’auteur. On ne touche pas à l’auteur, on ne touche pas à
l’œuvre et toute intervention d’autres branches du droit, qu’il
s’agisse de droit de la concurrence ou de droits de l’homme,
est regardée avec suspicion, sinon jugée illégitime.
Il ne faut pas s’étonner que cela suscite des réactions
de rejet.
9. Un droit mal assuré.– Plus objectivement, plus techniquement, c’est la perte de rigueur de la matière, le fait que l’« outil » n’est guère fiable, qui va appeler les critiques.
Comme l’a dit M. Sémériva du brevet mais d’autres intervenants aussi, nous sommes en présence d’un droit incertain.
Qu’on songe, précisément dans le champ du brevet, à des
questions comme celle de la brevetabilité de la seconde application thérapeutique ou des business methods. Ces deux
exemples, pour qui connaît ces questions, sont d’ailleurs une
bonne illustration de la puissance des mots, de la dimension
rhétorique du droit, et ce même quand on prétend à un discours technique. Si l’invention brevetable doit avoir un caractère technique, que faut-il entendre par technique ?
Il n’est pas surprenant qu’il nous ait été dit que la propriété
intellectuelle était souvent devenue quelque chose d’incohérent. Cela me semble être la leçon de ce mariage improbable
entre droit d’auteur et numérique dont a parlé Me Bensoussan. Faut-il imaginer un « conceptware » comme il l’a dit ? Je
n’en suis pas assuré. Mais le fait est que le régime juridique
du logiciel, du moins dans les pays de droit d’auteur, s’est totalement détaché du droit d’auteur. Le professeur SchmidtSzalewski parle significativement à son propos d’un droit voisin du brevet !
Au-delà, d’ailleurs, c’est certainement l’irruption dans le droit
d’auteur des « biens informationnels », objets étranges qu’on
veut appréhender comme des œuvres mais qui sont aussi de
l’information, qui, pour reprendre une formule de Me DupuisToubol, ont fait perdre ses repères au droit d’auteur. Étant observé, comme l’a relevé dans le public le professeur Benabou,
qu’il n’y a pas de catégories des biens informationnels. Ce qui
ne facilite pas les choses…
10. Un droit sujet à dérives.– Avec la dernière observation
faite, nous sommes au seuil des dérives ou déjà au cœur de
celles-ci qui, elles aussi, suscitent la critique.
Dérives indues : je pense, par exemple, bien que cela n’ait pas
été évoqué ici aux brevets « up stream », c’est-à-dire pris bien
en amont d’une véritable invention. Il n’est pas étonnant
qu’alors, en présence de « dévoiements » constatables, le droit
de la concurrence se montre plus agressif (F. Dupuis-Toubol).
Mais dérives inaperçues aussi : à cet égard, l’intervention de
M. Chantepie était particulièrement intéressante. Les DRM
sont un moyen de conserver, ou de tenter de conserver un
modèle tel qu’il existe (je reviendrai sur cette idée). Mais, appuyé sur du logiciel (M. Chantepie a joliment parlé de « logicialisation »), ces DRM deviennent aussi un instrument de
contrôle d’accès. Et cela – je dois le souligner – est radicalement nouveau. C’est un motif de plus à cette irruption du
droit de la concurrence déjà évoquée, une irruption potentiellement conflictuelle (Ph. Chantepie) mais aussi qui trouve sa
raison d’être dans le fait que ce droit d’auteur revisité n’est
plus vraiment le droit d’auteur…
Doit-il le rester et plus largement la propriété intellectuelle
doit-elle rester ce qu’elle fut et ce qu’elle est parfois encore ?
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C’est bien la dernière question qui est souvent revenue, lancinante, cette après-midi.
III. – LE MODÈLE RENOUVELÉ ?
11. Une nécessaire adaptation.– Ouvrant l’après-midi, M. Jenny
rappelait, avec raison, que le droit s’adapte toujours et ne peut
que s’adapter.
La question est alors de savoir comment ici il peut le faire. Je
discerne, pour cela, deux pistes.
12. Admettre la diversité des logiques.– La première serait
sans doute d’admettre, voire d’instaurer une diversité des logiques. J’ai déjà évoqué la question des modulations des régimes juridiques.
Ici, je m’arrêterai à une interrogation plus radicale mise en
avant par Mme Pézard et M. Rey, qui est, au fond, celle de savoir quelle peut être la validité du modèle du brevet, voire de
la propriété intellectuelle, dans les rapports Nord – Sud. M. Rey
a osé déclarer que discriminer pouvait être équitable. Je dis
qu’il a « osé » le faire car il faut un certain courage pour se permettre une telle assertion quand la propriété intellectuelle est
souvent vécue aujourd’hui comme un acte de foi. Pourtant,
on ne devrait pas oublier les déclarations du négociateur américain des Adpic qui disait voir dans ces accords une « barre à
mine » pour pénétrer les marchés du tiers monde. Peut-être ne
devrait-on pas oublier non plus Montesquieu défendant l’idée
que les lois doivent être adaptées au génie des peuples.
13. Opérer un renouvellement des logiques.– Une autre piste
est sans doute celle du renouvellement des logiques, voire de
la logique même de la matière (propriété intellectuelle en son
entier ou sous-ensemble de celle-ci).
• Cette « logicialisation » du droit d’auteur dont a parlé M. Chantepie : machine répondant à la machine, constitue, d’une certaine manière, un tel renouvellement. La technique supplée
ici le droit.
Certes, l’analyse économique des DRM fait apparaître qu’il
s’agit de faire retourner un bien qui tendait à devenir un bien
public dans la sphère privée (Ph. Chantepie). Ces mesures
techniques tendent ainsi à assurer la persistance du modèle
économique reçu. Ce faisant, elles tendent aussi à assurer la
persistance du modèle juridique reçu (ce qui n’est pas surprenant si l’on admet qu’il est la traduction d’un certain modèle économique). Mais les questions surgissent tout de suite
de la légitimité comme de la pertinence de cette démarche.
Peut-on prétendre conserver un modèle (juridique) en le bous-
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culant (puisque c’est la technique qui devient dominante) ?
D’autant que cette conservation du modèle est fortement panachée de subversion avec l’avènement de ce droit d’accès
dont j’ai parlé plus haut.
• Subversion pour subversion, je poserai donc la question
qu’il ne faut pas poser, la question hérétique.
Tout notre droit est construit sur la reconnaissance d’un « pouvoir d’interdire » et il ne fait pas bon de le contester. Mais
faut-il vraiment tenir cela pour indiscutable ? Me Dupuis-Toubol a évoqué le mécanisme des licences obligatoires. Et,
puisque cette après-midi réunit juristes et économistes, ne
faudrait-il pas rappeler que les économistes nous enseignent
que la propriété intellectuelle est un mode d’allocation des
richesses ? L’essentiel n’est pas de se crisper sur un modèle.
L’essentiel est de s’arrêter au meilleur monde d’allocation
des richesses.
Comme l’a souligné dans la salle Me Gilon, le public ne doit
pas être oublié au festin du droit d’auteur et plus largement
de la propriété intellectuelle.
Une certitude : l’imagination devra impérieusement être au
rendez-vous de la propriété intellectuelle de ce nouveau
siècle.
Pour conclure
14. Un rêve…– Je commençais ce rapport de synthèse par
une formule qui évoquait l’Amérique de John Kennedy.
Peut-être peut-on clore celui-ci en restant dans le même registre. Y verra-t-on une excessive emprise étasunienne ? Marquée par de récentes élections américaines ? Ou dénotant simplement la prégnance de la culture US ? Pourquoi pas ? La
culture est au cœur de notre sujet et elle est sans frontière.
Restons donc dans ce registre…
Prudent, je pourrais m’abriter derrière « Autant en emporte le
vent » : « Demain est un autre jour » !
Plus optimiste, je vous engagerai à rêver : « I’ve a dream ».
J’ai un rêve : celui d’une propriété intellectuelle
– dépouillée de tous les dogmatismes ;
– repensée pour répondre à ce qu’est la société contemporaine, une société où l’innovation a changé de nature (ce
dont il faut prendre acte) ;
– porteuse de nouveaux équilibres.
I’ve a dream… Il faut remercier le Premier président Canivet
comme le conseiller Jenny de nous avoir permis de faire ce
rêve ensemble. N
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