Consolidation ou recomposition de la société civile d`après

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Consolidation ou
recomposition de la société
civile d’après-guerre ?
Fadia Kiwan
Il est évident que la guerre intérieure1 est le processus par
excellence qui affecte le plus durablement le tissu des relations dans une collectivité, car en plus des destructions
substantielles des infrastructures matérielles, elle s’accompagne de pertes en vies humaines, de blessures, de
handicaps et de mutilations, d’enlèvements, de prise
d’otages, de tortures, de vexations, d’humiliations et de
peur, et ces derniers phénomènes affectent directement les
populations civiles. Il faut ajouter que la durée de la
guerre et sa nature influent aussi sur l’intensité de ses
effets négatifs et de ce point de vue la guerre au Liban a
battu les records par le nombre de volets qu’elle a
comportés et par la violence (mesurée relativement en
intensité de feu) qu‘elle a exercée. Si elle n‘était pas une
guerre civile au sens strict, c’est-à-dire du point de vue de
ses acteurs, elle était civile par ses cibles et ses victimes.
Qu’est devenue la société civile au Liban dans l’aprèsguerre ?
Société civile et société communautaire
L
’expression société civile qui a été utilisée par des penseurs
aussi différents que Hegel, Marx et Gramsci a néanmoins
suscité un débat sur la pertinence de son utilisation dans
l’analyse politique des «sociétés nationales» dans les Etats du Sud, du
fait du manque d’homogénéité nationale dans la plupart d’entre eux,
dû à son tour à leur passé pré-étatique et au caractère souvent artificiel de la formation de l’Etat national dans ces sociétés. Le monde
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arabe se prête tout à fait à cette problématique, du fait de l’avènement
d’Etats nationaux en deçà des frontières dites naturelles de la Nation
arabe, ce qui a poussé certains auteurs à utiliser deux notions différentes : le national (supra-étatique) et le nationalitaire (infra-étatique)2
Le débat sur la formation de la société civile dans les pays arabes a
donc accompagné celui de la formation de l’Etat national lui-même,
les deux processus étant – dans l’expérience socio-historique arabe –
plus ou moins liés.
Ainsi il est devenu courant de distinguer au Liban entre société
communautaire et société civile, l’une et l’autre désignant deux types
de liens différents mais présentant plusieurs modes de rapports entre
elles3.
La société communautaire, appelée Moujtama’a ahli, désigne les liens
familiaux, locaux, claniques, tribaux, confessionnels, c’est-à-dire les
liens de parenté et les liens naturels non choisis, alors que la société
civile, appelée Moujtama’a madani, désigne les liens choisis délibérément et d’une manière libre et réfléchie par les individus citoyens.
Les Libanais étaient donc naturellement et spontanément unis par
des liens de parenté et d’appartenance à des groupes primaires, tels
que la famille, le village, le clan, la tribu, la communauté religieuse, et
ils contractaient au cours de leur insertion au sein de la collectivité
nationale de nouveaux liens, tels que l’adhésion à un parti, un
syndicat, une ONG, la création d’entreprises, etc.
Par conséquent, ces liens étaient considérés comme reflétant leur
adhésion à la société civile, étant entendu que celle-ci est la seule
«vraie» appartenance, la seule d’ailleurs se situant en face de l’Etat et
entretenant avec lui des rapports interactifs. Cet aspect est d’ailleurs
discutable et nous y reviendrons.
Un autre trait peut permettre de démarquer la société communautaire de la société civile et de justifier leur distinction et la mise en
relief, sinon la prépondérance, de la société civile face à l’Etat ; il s’agit
du type de culture, les liens communautaires étant des liens paroissiaux4 et les liens civils des liens civiques. On peut constater dans les
faits que les deux types de liens ne sont pas nécessairement antithétiques et qu’ils peuvent dans bien des cas se croiser ou se superposer.
Il est toutefois assez clair que les liens civiques sont directement liés
aux enjeux affrontés par la collectivité nationale.
Au Liban, ces deux types de liens étaient d’autant plus faciles à
distinguer que l’allégeance à l’Etat national devait refléter un effort
pour sortir du carcan des liens communautaires, du fait que les
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La société civile d’après-guerre
communautés religieuses étaient co-souveraines de l’Etat dans
certains domaines et que l’Etat de droit devait et doit encore faire des
concessions aux entités communautaires (religieuses) infra-étatiques.
L’Etat libanais n’a jamais réussi à tisser des liens avec les citoyens en
dehors des cadres communautaires. Se superposant aux entités
communautaires para-étatiques, l’Etat national est resté une entreprise inachevée.
Curieusement, les années de guerre ont maintenu dans le paysage
général les deux types de liens mais avec une nette prépondérance des
liens communautaires. Cette nouvelle orientation s’est trouvée
confortée par la nature des enjeux autour desquels s’articulaient déjà
les combats des premières années de la guerre.
Les hostilités elles-mêmes, combats, lignes de démarcation, bombardements, enlèvements, prises d’otages, déplacements de populations,
massacres, mutilations, vexations et humiliations, ont développé à
outrance les identités communautaires, disloqué et bafoué les sentiments d’identité et d’allégeance civique ou nationale. Il ne revenait
plus à l’individu de se définir, de s’identifier et de prendre position :
il était défini, identifié et positionné, malgré lui, par le regard de
l’autre. Les trois exemples saillants des pratiques de la guerre qui rejetaient les citoyens malgré eux en deçà de leur identité nationale
étaient les enlèvements «à la carte», les bombardements systématiques des quartiers résidentiels et des populations civiles et les déplacements de populations. Initiées tantôt par l’une tantôt par l’autre
milice, parmi les milices protagonistes de part et d’autre des deux
secteurs de la capitale, ces actions visaient manifestement à faire
émerger, sinon à développer, les identités communautaires et à
gommer et étouffer les liens civils proprement dits.
Parallèlement des actions se poursuivaient, mais nettement plus
faibles pour faire valoir l’existence d’une vie associative développant
des liens civils supra-communautaires : actions humanitaires, défense
des droits de l’homme, réclamations syndicales, actions sociales féminines, revendications d’ordre professionnel, mouvements de nonviolence, contestation par les handicapés… étaient des moyens
courants de manifester – vainement – la résistance à la guerre. Vers le
milieu des années 80, la baisse vertigineuse de la valeur d’achat de la
livre libanaise amplifia le mouvement de résistance civile à la guerre
et regroupa les différents acteurs autour du Congrès national syndical
qui s’est réuni deux fois (en 1987 et en 1988)5 pour tenter de trouver et
d’imposer un arrêt des hostilités.
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La société civile libanaise dans l’après-guerre
La période examinée dans le présent travail et allant de la révision
constitutionnelle de 1990 aux élections législatives de 2000 est caractérisée par une très forte densité d’événements et reflète la difficulté
de la consolidation de la société libanaise, cela étant dû principalement à trois facteurs :
1. Le non-ralliement de composantes importantes de la population à
l’accord d’entente national de Taëf et le négativisme qui s’en est suivi
(boycott, résistances sporadiques, attentats ou opposition, radicalisme).
2. L’occupation israélienne au Sud-Liban et en Bekaa-Ouest qui s’est
maintenue jusqu’au 25 mai 2000.
3. La présence militaire syrienne qui se maintient encore sur le reste
du territoire libanais.
La persistance des contraintes extérieures déstabilisatrices est claire
dans ce qui précède et elle s’explique par la continuation des violences
provoquées par le non-règlement du conflit israélo-arabe.
La nouvelle Constitution libanaise (1990) accordait une parité chrétiens/musulmans dans le partage du pouvoir et étendait beaucoup les
prérogatives du Président du Conseil au détriment du Président de la
République (sous prétexte d’institutionnaliser le pouvoir exécutif).
Elle mentionnait aussi dans son préambule qu’il n’y aurait ni partition, ni annexion, ni implantation, comme pour clore le débat sur ces
questions fortement litigieuses et de nature à remettre l’entité libanaise en question. Mais l’exercice du pouvoir à la lumière de l’Accord
de Taëf et de la nouvelle Constitution, réunissant les «gagnants» de la
guerre (ceux qui avaient réalisé des gains dans la nouvelle architecture constitutionnelle et qui par ailleurs se considéraient comme les
alliés de la Syrie au Liban), a vite reflété une tendance à la constitution
d’une troïka et au blocage dès qu’un désaccord survenait entre le
Président de la République, le Président du Conseil, et le Président de
la Chambre – ce dernier, au défi de toute séparation des pouvoirs, était
amené dans cette conjoncture à s’associer aux deux partenaires du
pouvoir exécutif. Cette position l’appelait à jouer souvent les intermédiaires et il n’est pas dit que le médiateur est toujours doublement
réprimandé (on dit qu’il reçoit les deux tiers des coups) car visiblement il peut être doublement récompensé.
Qu’en est-il de la société civile dans ce contexte qui, nous pouvons
nous en douter, exerçait des pressions négatives sur la société ?
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La société civile d’après-guerre
Le déséquilibre dans le rapport des forces, conforté par la présence
d’un médiateur extérieur (la présence militaire syrienne qui se présentait comme médiateur/modérateur se trouvait ainsi continuellement
justifiée) et se reflétant par des pratiques patrimoniales, clientélistes,
népotiques et surtout confessionnelles, allait ranimer les sensibilités
communautaires et les sentiments de triomphe et de frustration de
part et d’autre. Naturellement cet état de fait allait faire resurgir les
formations politiques paroissiales (à connotation manifestement
confessionnelle), et par voie de conséquence les formations politiques
nationales perdaient du terrain.
Face à cette crise du politique et à cette rétraction paroissiale, qu’elle
était la situation, quelles étaient les positions des autres acteurs de la
société civile ?
La vie syndicale
Elles est peut-être la dimension la plus «civile» des mouvements de
la société civile. Elle l’est d’autant plus que pendant la guerre elle
avait marqué une différence d’attitude à l’égard de la guerre et elle
avait mobilisé, comme on l’a vu dans la section précédente, de larges
couches de la population. Elle pouvait s’appuyer sur la crise économique et sociale qui a accompagné la dévaluation de la livre libanaise
et lui a d’ailleurs succédé.
Les premières années d’après-guerre furent marquées par un
mouvement de revendication de réajustement des salaires dans les
deux secteurs privé et public.
Le gouvernement adopta par ailleurs une politique monétaire visant
à stabiliser le taux de change de la livre contre le dollar, ce qui a apaisé
un peu les couches salariées. Mais la crise économique s’est accentuée
et la crise sociale s’est compliquée au fur et à mesure que l’Etat s’endettait pour assurer les frais de reconstruction des infrastructures
– détruites par la guerre – et que les entreprises économiques du
secteur privé affrontaient, l’une après l’autre, des difficultés. Mais la
crise économique et sociale ne poussa pas à une convergence des attitudes syndicales bien au contraire6. Parmi les raisons de cela, il faut
signaler que la politique des gouvernements libanais dans cette
décennie s’est appliquée à contrôler l’action syndicale. Et le mouvement syndical a ainsi été mis, à la suite des manœuvres des dirigeants
politiques, hors d’état de nuire ou de faire pression.
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On peut trouver dans la crise qui va accompagner la naissance et le
démarrage du Conseil économique et social un autre indice de la
tentative d’appropriation politique de toutes les instances de la société
civile. En effet, le Conseil économique et social est une nouvelle institution, prévue dans l’Accord de Taëf, et qui avait tardé à être créée en
raison des conflits entre les dirigeants de la troïka, au sujet du nombre
et des critères du mode de représentation au sein du Conseil. La loi fut
enfin votée en 1996 mais le premier Conseil ne vit le jour que trois ans
plus tard7, miné dès le début par les interférences au sujet de l’élection
du bureau. Des différends à connotation confessionnelle sont apparus
et certaines déclarations reflétaient un tiraillement parmi les dirigeants politiques pour essayer de tirer, chacun de son côté, la présidence du Conseil à sa communauté, afin de s’assurer son instrumentalisation.
Les ordres professionnels
Ils constituent eux aussi une composante importante de la société
civile, lieu privilégié où peuvent se nouer des liens solides parmi des
personnes provenant de différentes origines sociales et communautaires mais participant, de par leur activité professionnelle, à un même
environnement, confrontées aux mêmes problèmes et affrontant les
mêmes enjeux. C’est un lieu d’insertion de tous et de chacun dans les
mailles institutionnelles de la société nationale moderne. Au Liban en
particulier, les ordres professionnels ont toujours occupé une place
importante : l’ordre des avocats, fief de nouvelles couches sociales
libérales, acquises au constitutionnalisme de l’Etat moderne, suivi de
l’ordre des médecins et de l’ordre des ingénieurs sont des institutions
prestigieuses et influentes qui accueillent le débat sur des enjeux
professionnels et nationaux. L’après-guerre va témoigner d’une visibilité très forte de ces ordres et en particulier au moment de leurs élections respectives.
Cependant, il a été de plus en plus remarquable, pendant les
dernières années, que les dirigeants politiques avaient déjà chacun
son groupe, sa tendance au sein de l’Ordre, et que les tendances qui
s’affrontent au cours des élections constituaient un prolongement des
tendances politiques générales dans le pays. La connotation confessionnelle n’est pas absente de l’enjeu électoral socio-professionnel8.
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La société civile d’après-guerre
Les organisations non gouvernementales
Autre composante «précieuse» de la société civile, elles sont
montées en flèche dans l’après- guerre. Toutefois, il faut convenir que,
pendant les années de guerre déjà, les ONG libanaises étaient très
actives, dans le domaine humanitaire et social, en premier, bien
entendu, à l’échelle locale, paroissiale, de toute évidence, mais il n’empêche que ce sont également des tribunes d’ONG qui ont permis à des
voix qui contestaient la guerre de se faire entendre.
D’une manière générale, les ONG ont permis à la population de
résister à l’effondrement et certaines ont maintenu quelques fibres du
tissu national, criblé de balles par ailleurs.
L’après-guerre va témoigner d’une floraison d’ONG. Le phénomène
n’est pas strictement libanais, ni étonnant. Ce secteur va aussi se
diversifier et s’étendre à beaucoup de secteurs d’activité, passant de la
priorité à l’humanitaire à celle du développement, et pour certaines
ONG, il s’agit de l’action de sensibilisation et de conscientisation (advocacy). Les deux sous-secteurs sociaux qui témoignent de la plus
grande croissance sont l’environnement et les femmes. Mais beaucoup d’ONG ont tenté de diversifier leurs activités et leurs cibles,
couvrant ainsi ces deux sous-secteurs entre autres.
Les ONG féminines se sont beaucoup développées sous l’impulsion
de la politiques des Nations Unies et elles vont adopter une stratégie
plus féministe dans le cadre de la plate-forme issue de Beijing. Ce
manque d’unité revient à la fois à des enjeux politiques, à des divergences doctrinales, à des luttes de pouvoir – les femmes y étant exposées autant sinon plus que les hommes – et à la difficile conciliation
entre la perspective revendicatrice toute naturelle pour une ONG et les
mailles de l’action nationale en partenariat avec les institutions
publiques et les départements d’Etat9.
Le manque d’unité a directement ouvert la voie à une insertion de
composantes importantes du mouvement féminin embryonnaire dans
le champ politique et leur instrumentalisation est un risque sérieux.
Le mouvement étudiant
Pour sa part, il avait joué un rôle premier dans les années 70, ralliant
les étudiants de toutes les universités du Liban et scandant des
slogans nationaux. Il était piloté par l’Université libanaise, dont les
besoins propres étaient au centre de toutes les revendications.
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Dans l’après-guerre, ce mouvement sera le grand absent, du moins
dans sa dimension nationale et comme reflet unifié des attentes et
aspirations de la société civile. Les mouvements étudiants vont s’y
substituer, en raison de la division de l’Université libanaise elle-même
en branches Est et Ouest au sein même du Grand Beyrouth, traduisant
une démarcation à la fois géographique et confessionnelle, épousant
les contours des frontières confessionnelles dessinées par la guerre.
Le paysage étudiant s’est éparpillé aussi en raison de la création de
plusieurs nouvelles universités et de la dissémination des campus
universitaires publics et privés dans les villes régionales, les provinces
et parfois dans les quartiers d’une même ville, sans aucun lien entre
les étudiants des différentes universités ou les différents campus. Cet
éparpillement a fait perdre au mouvement étudiant son potentiel
d’autonomie comme force active, force d’appoint de la société civile.
Les centres de recherche et clubs culturels
Certains avaient réussi à se constituer en tribune nationale et recherchaient délibérément la diversité d’opinion mais surtout aussi la
mixité communautaire. Toutefois, leur influence est restée limitée ; les
intellectuels libanais étant plus nombreux à être alignés politiquement
et confessionnellement, les autres perdaient automatiquement tout
poids et toute efficacité. La vie académique était directement affectée
par la dispersion de la communauté scientifique et le compartimentage du monde universitaire. Cette dispersion exposait les intellectuels soit à la récupération, soit à la marginalisation.
Les clubs sportifs
Très nombreux et très actifs, ils ont eux aussi augmenté en nombre,
en effectifs et en intensité d’activités. Mais les plus importants parmi
eux seront entraînés dans des sensibilités communautaires et exposés
à la récupération10.
Les institutions religieuses
Traditionnellement très puissantes elles ont gagné en puissance, en
capacité d’influence sur le système politique et en audience auprès de
la société.
Ces institutions, dont quelques-unes sont plus que centenaires, ont
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La société civile d’après-guerre
toujours eu des ramifications dans le secteur social, humanitaire et
culturel. Il faut ajouter le très grand poids des institutions scolaires et
universitaires appartenant à des missions ou aux mains de responsables des fondations religieuses et communautaires.
Ce gain d’influence s’explique aussi par l’impasse dans laquelle se
trouve le système politique, en manque d’une véritable légitimité
populaire, miné par les luttes intestines et subissant des pressions
extérieures très fortes. Les institutions religieuses remplissent en
quelque sorte les fonctions de substituts ou d’équivalents fonctionnels.
Les partis et organisations politiques
Au Liban ils ont eu un passé très actif. Si on excepte à chaque fois
ceux qui participaient au pouvoir, les autres occupaient, surtout avant
la guerre, une place importante sur l’échiquier civil. C’est dans ce
cadre d’ailleurs que des tendances transcommunautaires, multicommunautaires et laïques se sont développées.
Avant la guerre, deux grandes tendances politiques s’étaient constituées, articulées autour de l’attitude vis-à-vis du système politique.
Cet axe appelé droite/gauche ne coïncidait pas avec la participation
au pouvoir puisque certaines formations y participaient, tout en étant
anti-systèmes, et certaines autres s’étaient parfois rangées dans l’opposition au régime, quoique favorables au système (le Parti socialiste
progressiste et le Bloc national peuvent être cités en exemple). Au
seuil de la guerre, une nouvelle articulation a émergé autour de la
présence militaire palestinienne au Liban et, à la suite des alliances
contractées, une nouvelle configuration va apparaître, opposant une
alliance palestino-islamo-progressiste initiée par le mouvement
national et une alliance des formations politiques de droite.
Rapidement, avec la montée de la violence, l’axe chrétien/musulman
va supplanter celui de droite/gauche, mais on doit noter le fait qu’il
est resté des formations politiques en dehors de cette polarisation et
refusant le recours aux armes pour régler les différends. Toutefois, ces
formations, peu nombreuses et se situant en porte-à-faux par rapport
aux belligérants, ont été rapidement marginalisées.
La résistance à la guerre a donc pris principalement la voie des associations sociales et humanitaires et des organisations syndicales, devenues les représentants les plus actifs de la société civile, comme on l’a
déjà dit dans un autre paragraphe.
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L’après-guerre témoignera de la constitution d’un nouvel axe articulé autour de l’acceptation de l’Accord de Taëf : pour l’accord/contre
l’Accord. Cette articulation ne coïncide pas avec l’axe droite/gauche
ni tout à fait avec l’axe musulmans/chrétiens, mais il est certain que,
pour neutraliser toute opposition au statu quo, pressions et dérapages
s’allient pour donner à cet axe une connotation religieuse.
Dans ce contexte, le rôle des chefs spirituels modérés s’est développé et a contribué à maintenir un climat de disposition à la réconciliation (les positions du Patriarche Sfeir et celles de l’Ayatollah
Chamseddine cherchaient à tempérer le clivage tout en capitalisant
des réserves de résistance au statu quo).
Toutefois, la vie politique a vu se développer des dissensions au sein
de l’alliance au pouvoir et au sein des formations qui ont entériné
l’Accord de Taëf ainsi que des divergences parmi les formations opposées au système et au régime. Ce paysage montre que la vie politique
est agitée et que des blocages multiples empêchent le fonctionnement
des institutions nationales.
Les médias
Ils ont eux aussi eu une histoire riche en actions d’accompagnement
des initiatives et mouvements de la société civile. Mais curieusement,
l’après-guerre va témoigner de l’émergence de médias multiples et
d’une convergence de leur discours11. La propriété des médias a fait
émerger deux problèmes fondamentaux : celui de leur instrumentalisation par les dirigeants politiques et celui de l’influence de l’argent
dans leur fonctionnement et dans leurs orientations.
Le secteur économique
Il constitue lui aussi une composante très importante de l’échiquier
de la société civile et dans l’articulation des rapports avec l’Etat. Ce
secteur traditionnellement très important a subi de très grandes transformations après la guerre, dues en partie aux transformations de
l’économie internationale en économie mondialisée, à ses propres
gains et pertes au cours des années de guerre mais surtout face aux
nouvelles orientations économiques et politiques du Liban après Taëf.
Il faut surtout relever une relative dispersion des sous-secteurs économiques, confrontés inégalement aux enjeux économiques et politiques
de la phase de reconstruction12.
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La société civile d’après-guerre
Conclusion
Consolidation ou recomposition de la société civile au Liban après
la guerre ?
Le paysage général décrit dans les paragraphes précédents montre
une société civile assez dispersée et assez affaiblie. Ses composantes
sont manifestement occupées et préoccupées par des enjeux différents. Les rapports avec l’Etat empruntent plus que jamais des canaux
communautaires et le repli identitaire semble plus prononcé dans
l’après-guerre. Il est presque généré par les politiques de l’Etat13.
D’une manière générale, tous les sous-secteurs de la société vivent un
malaise mais il y a absence de perspective et aucune alternative n’a
réussi à émerger. Les différentes formes de contestation sont exprimées par des segments de l’élite politique marginalisée par l’alliance
au pouvoir ou par des segments pariant sur une impulsion extérieure
pour le changement et sans projet politique précis.
Toutefois il faut se garder de croire que cet affaiblissement est dû
aux seuls effets des années de guerre ou de dynamiques internes. Le
contexte régional – la recrudescence de la violence en Palestine, les
deux guerres du Golfe et plus récemment la guerre contre l’Irak, la
résurgence des mouvements religieux fondamentalistes, la montée en
puissance des courants politiques islamistes, les bouleversements de
la scène internationale après l’effondrement des pays socialistes et
l’extension rapide du processus de mondialisation économique, etc… –
est un facteur qui influe plus ou moins sur l’état de la société civile
libanaise. Les enjeux étant nouveaux, les orientations sont en cours de
redéfinition.
A la lumière de l’évolution de la société libanaise durant la période
d’après-guerre et au vu des développements survenus dans cette
même période aux plans international et régional, et dans les
domaines politiques aussi bien qu’économiques, il nous semble légitime de reconsidérer la distinction société civile/société communautaire qui nous entraînait à les considérer comme antithétiques et à
déconsidérer la société communautaire dans l’examen de l’évolution
de la société civile. Avec le déclin de la territorialité et de la logique
stato-nationale, il serait pertinent d’assouplir nos catégories et d’inclure toutes les formes de liens non articulés autour du pouvoir
comme composantes de la société civile. Au Liban, les formes parfois
communautaires que prennent les initiatives civiles et les actions de
contestation face aux entorses à l’Etat de droit ne sont pas nécessairement
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communautaristes et les liens primaires et même paroissiaux ne
devraient plus être considérés comme des formes de résistance à la
formation de la société civile, mais bien plutôt comme une réserve
pour elle, dans la mesure où se dégagent, à tous les échelons, dans les
rapports sociaux, des notions de bien commun, de bien public, le
souci de la protection des droits de l’homme et l’aspiration à la liberté.
Bien plus qu’une consolidation de la société civile, puisque nous
avons remarqué le malaise qui la saisit dans l’après-guerre, nous
sommes portés à considérer qu’elle est en pleine recomposition.
Fadia Kiwan est professeur de sciences politiques, directrice de l’Institut des
sciences politiques à l’USJ
Notes :
1. Il y a tout un débat sur l’appellation de la guerre au Liban, qui s’est déroulée du 13
avril 1975 au 13 octobre 1990. Ghassan TUENI intitule son livre Les guerres des autres
(Beyrouth : Edition An-Nahar, 1995).
2. Cf. ABDEL-MALEK, Anouar. La pensée politique arabe contemporaine. Paris : Editions
du Seuil, 1970.
3. KIWAN, Fadia. «La société civile et la formation de l’Etat démocratique au Liban».
In MOUGHAIZEL, Joseph. Awrak fi zikra. Beyrouth : Editions An-Nahar, 1996, (en
arabe).
4. ALMOND, G. ; VERBA, S. The civic culture, political attitudes and democracy in five
nations. Princeton : 1963.
5. Le congrès national syndical. Beyrouth : Publications de la Fondation Friedrich Ebert,
1999.
6. Voir SLAYBE, Ghassan. Fi al-ittihad Koûa (Force dans l’Union). Editions Moukhtarat,
1999, (en arabe).
7. Le décret de constitution du Conseil économique et social est sous le n° 2012 du 30
décembre 1999.
8. Le président de l’ordre des médecins, médecin de carrière naturellement, se
présenta aux élections législatives sur la liste du Président du Conseil Rafic Hariri en
2000 et entra à la Chambre. Son successeur semble appartenir à la même tendance
politique.
9. La stratégie des femmes libanaises a été élaborée d’un commun accord entre la
«Commission nationale» nommée par le gouvernement et la commission non gouvernementale de suivi de Beijing (1976). Mais elles n’ont pas réussi à ce jour à travailler
en un véritable partenariat.
10. Il faut citer les multiples incidents qui ont eu lieu au cours de matchs officiels joués
par des équipes de clubs adverses : Hikmé, Ryadi. La querelle entre le club de la
Sagesse et le Club Sportif a vite dégénéré et pris une connotation confessionnelle.
11. Loi n° 382 du 4/11/1994.
12. Le secteur bancaire et financier est sorti plus fort après la guerre, surtout après la
phase de dévaluation de la livre libanaise. La politique de l’Etat en matière de stabilisation de la devise nationale et d’emprunts sous forme de bons du Trésor à des taux
très élevés a continué à consolider ce sous-secteur économique quoiqu’il ait témoigné
d’une recomposition et d’une plus grande concentration.
13. Les industriels se plaignent du coût de l’électricité trop chère et réclament le droit
d’importer directement le mazout. Cf. ROY,Olivier. «Etat et recompositions identitaires :
l’exemple du Tadjikistan». In HANNOYER, Jean. Guerres civiles. Paris : Karthala –
CERMOC, 1999. pp. 221-234.
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