Consolidation ou recomposition de la société civile d`après

Consolidation ou
recomposition de la société
civile d’après-guerre ?
Fadia Kiwan
Il est évident que la guerre intérieure1est le processus par
excellence qui affecte le plus durablement le tissu des rela-
tions dans une collectivité, car en plus des destructions
substantielles des infrastructures matérielles, elle s’ac-
compagne de pertes en vies humaines, de blessures, de
handicaps et de mutilations, d’enlèvements, de prise
d’otages, de tortures, de vexations, d’humiliations et de
peur, et ces derniers phénomènes affectent directement les
populations civiles. Il faut ajouter que la durée de la
guerre et sa nature influent aussi sur l’intensité de ses
effets négatifs et de ce point de vue la guerre au Liban a
battu les records par le nombre de volets qu’elle a
comportés et par la violence (mesurée relativement en
intensité de feu) qu‘elle a exercée. Si elle n‘était pas une
guerre civile au sens strict, c’est-à-dire du point de vue de
ses acteurs, elle était civile par ses cibles et ses victimes.
Qu’est devenue la société civile au Liban dans l’après-
guerre ?
Société civile et société communautaire
L’expression société civile qui a été utilisée par des penseurs
aussi différents que Hegel, Marx et Gramsci a néanmoins
suscité un débat sur la pertinence de son utilisation dans
l’analyse politique des «sociétés nationales» dans les Etats du Sud, du
fait du manque d’homogénéité nationale dans la plupart d’entre eux,
dû à son tour à leur passé pré-étatique et au caractère souvent artifi-
ciel de la formation de l’Etat national dans ces sociétés. Le monde
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arabe se prête tout à fait à cette problématique, du fait de l’avènement
d’Etats nationaux en deçà des frontières dites naturelles de la Nation
arabe, ce qui a poussé certains auteurs à utiliser deux notions diffé-
rentes : le national (supra-étatique) et le nationalitaire (infra-étatique)2
Le débat sur la formation de la société civile dans les pays arabes a
donc accompagné celui de la formation de l’Etat national lui-même,
les deux processus étant – dans l’expérience socio-historique arabe –
plus ou moins liés.
Ainsi il est devenu courant de distinguer au Liban entre société
communautaire et société civile, l’une et l’autre désignant deux types
de liens différents mais présentant plusieurs modes de rapports entre
elles3.
La société communautaire, appelée Moujtama’a ahli, désigne les liens
familiaux, locaux, claniques, tribaux, confessionnels, c’est-à-dire les
liens de parenté et les liens naturels non choisis, alors que la société
civile, appelée Moujtama’a madani, désigne les liens choisis délibéré-
ment et d’une manière libre et réfléchie par les individus citoyens.
Les Libanais étaient donc naturellement et spontanément unis par
des liens de parenté et d’appartenance à des groupes primaires, tels
que la famille, le village, le clan, la tribu, la communauté religieuse, et
ils contractaient au cours de leur insertion au sein de la collectivité
nationale de nouveaux liens, tels que l’adhésion à un parti, un
syndicat, une ONG, la création d’entreprises, etc.
Par conséquent, ces liens étaient considérés comme reflétant leur
adhésion à la société civile, étant entendu que celle-ci est la seule
«vraie» appartenance, la seule d’ailleurs se situant en face de l’Etat et
entretenant avec lui des rapports interactifs. Cet aspect est d’ailleurs
discutable et nous y reviendrons.
Un autre trait peut permettre de démarquer la société communau-
taire de la société civile et de justifier leur distinction et la mise en
relief, sinon la prépondérance, de la société civile face à l’Etat ; il s’agit
du type de culture, les liens communautaires étant des liens parois-
siaux4et les liens civils des liens civiques. On peut constater dans les
faits que les deux types de liens ne sont pas nécessairement antithé-
tiques et qu’ils peuvent dans bien des cas se croiser ou se superposer.
Il est toutefois assez clair que les liens civiques sont directement liés
aux enjeux affrontés par la collectivité nationale.
Au Liban, ces deux types de liens étaient d’autant plus faciles à
distinguer que l’allégeance à l’Etat national devait refléter un effort
pour sortir du carcan des liens communautaires, du fait que les
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communautés religieuses étaient co-souveraines de l’Etat dans
certains domaines et que l’Etat de droit devait et doit encore faire des
concessions aux entités communautaires (religieuses) infra-étatiques.
L’Etat libanais n’a jamais réussi à tisser des liens avec les citoyens en
dehors des cadres communautaires. Se superposant aux entités
communautaires para-étatiques, l’Etat national est resté une entre-
prise inachevée.
Curieusement, les années de guerre ont maintenu dans le paysage
général les deux types de liens mais avec une nette prépondérance des
liens communautaires. Cette nouvelle orientation s’est trouvée
confortée par la nature des enjeux autour desquels s’articulaient déjà
les combats des premières années de la guerre.
Les hostilités elles-mêmes, combats, lignes de démarcation, bombar-
dements, enlèvements, prises d’otages, déplacements de populations,
massacres, mutilations, vexations et humiliations, ont développé à
outrance les identités communautaires, disloqué et bafoué les senti-
ments d’identité et d’allégeance civique ou nationale. Il ne revenait
plus à l’individu de se définir, de s’identifier et de prendre position :
il était défini, identifié et positionné, malgré lui, par le regard de
l’autre. Les trois exemples saillants des pratiques de la guerre qui reje-
taient les citoyens malgré eux en deçà de leur identité nationale
étaient les enlèvements «à la carte», les bombardements systéma-
tiques des quartiers résidentiels et des populations civiles et les dépla-
cements de populations. Initiées tantôt par l’une tantôt par l’autre
milice, parmi les milices protagonistes de part et d’autre des deux
secteurs de la capitale, ces actions visaient manifestement à faire
émerger, sinon à développer, les identités communautaires et à
gommer et étouffer les liens civils proprement dits.
Parallèlement des actions se poursuivaient, mais nettement plus
faibles pour faire valoir l’existence d’une vie associative développant
des liens civils supra-communautaires : actions humanitaires, défense
des droits de l’homme, réclamations syndicales, actions sociales fémi-
nines, revendications d’ordre professionnel, mouvements de non-
violence, contestation par les handicapés… étaient des moyens
courants de manifester – vainement – la résistance à la guerre. Vers le
milieu des années 80, la baisse vertigineuse de la valeur d’achat de la
livre libanaise amplifia le mouvement de résistance civile à la guerre
et regroupa les différents acteurs autour du Congrès national syndical
qui s’est réuni deux fois (en 1987 et en 1988)5pour tenter de trouver et
d’imposer un arrêt des hostilités.
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La société civile d’après-guerre
La société civile libanaise dans l’après-guerre
La période examinée dans le présent travail et allant de la révision
constitutionnelle de 1990 aux élections législatives de 2000 est carac-
térisée par une très forte densité d’événements et reflète la difficulté
de la consolidation de la société libanaise, cela étant dû principale-
ment à trois facteurs :
1. Le non-ralliement de composantes importantes de la population à
l’accord d’entente national de Taëf et le négativisme qui s’en est suivi
(boycott, résistances sporadiques, attentats ou opposition, radica-
lisme).
2. L’occupation israélienne au Sud-Liban et en Bekaa-Ouest qui s’est
maintenue jusqu’au 25 mai 2000.
3. La présence militaire syrienne qui se maintient encore sur le reste
du territoire libanais.
La persistance des contraintes extérieures déstabilisatrices est claire
dans ce qui précède et elle s’explique par la continuation des violences
provoquées par le non-règlement du conflit israélo-arabe.
La nouvelle Constitution libanaise (1990) accordait une parité chré-
tiens/musulmans dans le partage du pouvoir et étendait beaucoup les
prérogatives du Président du Conseil au détriment du Président de la
République (sous prétexte d’institutionnaliser le pouvoir exécutif).
Elle mentionnait aussi dans son préambule qu’il n’y aurait ni parti-
tion, ni annexion, ni implantation, comme pour clore le débat sur ces
questions fortement litigieuses et de nature à remettre l’entité liba-
naise en question. Mais l’exercice du pouvoir à la lumière de l’Accord
de Taëf et de la nouvelle Constitution, réunissant les «gagnants» de la
guerre (ceux qui avaient réalisé des gains dans la nouvelle architec-
ture constitutionnelle et qui par ailleurs se considéraient comme les
alliés de la Syrie au Liban), a vite reflété une tendance à la constitution
d’une troïka et au blocage dès qu’un désaccord survenait entre le
Président de la République, le Président du Conseil, et le Président de
la Chambre – ce dernier, au défi de toute séparation des pouvoirs, était
amené dans cette conjoncture à s’associer aux deux partenaires du
pouvoir exécutif. Cette position l’appelait à jouer souvent les intermé-
diaires et il n’est pas dit que le médiateur est toujours doublement
réprimandé (on dit qu’il reçoit les deux tiers des coups) car visible-
ment il peut être doublement récompensé.
Qu’en est-il de la société civile dans ce contexte qui, nous pouvons
nous en douter, exerçait des pressions négatives sur la société ?
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Le déséquilibre dans le rapport des forces, conforté par la présence
d’un médiateur extérieur (la présence militaire syrienne qui se présen-
tait comme médiateur/modérateur se trouvait ainsi continuellement
justifiée) et se reflétant par des pratiques patrimoniales, clientélistes,
népotiques et surtout confessionnelles, allait ranimer les sensibilités
communautaires et les sentiments de triomphe et de frustration de
part et d’autre. Naturellement cet état de fait allait faire resurgir les
formations politiques paroissiales (à connotation manifestement
confessionnelle), et par voie de conséquence les formations politiques
nationales perdaient du terrain.
Face à cette crise du politique et à cette rétraction paroissiale, qu’elle
était la situation, quelles étaient les positions des autres acteurs de la
société civile ?
La vie syndicale
Elles est peut-être la dimension la plus «civile» des mouvements de
la société civile. Elle l’est d’autant plus que pendant la guerre elle
avait marqué une différence d’attitude à l’égard de la guerre et elle
avait mobilisé, comme on l’a vu dans la section précédente, de larges
couches de la population. Elle pouvait s’appuyer sur la crise écono-
mique et sociale qui a accompagné la dévaluation de la livre libanaise
et lui a d’ailleurs succédé.
Les premières années d’après-guerre furent marquées par un
mouvement de revendication de réajustement des salaires dans les
deux secteurs privé et public.
Le gouvernement adopta par ailleurs une politique monétaire visant
à stabiliser le taux de change de la livre contre le dollar, ce qui a apaisé
un peu les couches salariées. Mais la crise économique s’est accentuée
et la crise sociale s’est compliquée au fur et à mesure que l’Etat s’en-
dettait pour assurer les frais de reconstruction des infrastructures
– détruites par la guerre – et que les entreprises économiques du
secteur privé affrontaient, l’une après l’autre, des difficultés. Mais la
crise économique et sociale ne poussa pas à une convergence des atti-
tudes syndicales bien au contraire6. Parmi les raisons de cela, il faut
signaler que la politique des gouvernements libanais dans cette
décennie s’est appliquée à contrôler l’action syndicale. Et le mouve-
ment syndical a ainsi été mis, à la suite des manœuvres des dirigeants
politiques, hors d’état de nuire ou de faire pression.
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