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Avant-propos
« […] encore que je donne ces Memoires au public, je ne laisse
pas aussi de les garder pour moy ; & j’ay pensé encore que ce
qui me plaisoit, ne déplaroit pas peut estre à tout le monde. »
Claude Joly
Les textes qui suivent témoignent d’un double intérêt, pour la France
et pour les Provinces-Unies. Cette curiosi historique est e avec la
découverte de ces deux pays essentiels à l’Europe moderne. Il témoigne
également d’un long cheminement, qui a mené de ma Hollande natale (le lieu
exact a été merveilleusement représenté par Claude Monet à la fin du XIXe
siècle) aux Alpes françaises, en passant par Groningue, Florence (mon iter
Italicum), Paris et Amsterdam.
Ces travaux sont issus d’un compagnonnage académique ; aussi, je
remercie les multiples compagnons de route. Dans cette foule nombreuse, je
souhaite distinguer trois personnes singulièrement : Bénédicte Bescher, ma
muse et égérie adorée, Christine Vicherd, et Willem Frijhoff.
Ce livre est composé d’une longue série d’articles qui ont été conçus
au fil des années autour du thème central de la perception française des
Provinces-Unies dans la première moitié du XVIIe siècle, et rédigés dans un
souci d’unité thématique, mais publiés indépendamment dans des revues et
recueils divers. Les références aux publications initales figurent dans la
bibliographie à la fin de ce volume.
« Mes » voyageurs, que j’ai côtoyés et appréciés ces dernières années,
« donnent au public » leurs récits ; cette formulation, qui m’a paru abstraite
de prime abord, prend tout sons sens aujourd’hui.
Andreas Nijenhuis
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Les « voyages de Hollande » et la perception française
des Provinces-Unies dans la première moitié du XVIIe
siècle
« Sous le nom des Pais bas sont comprises les
dix sept Provinces, dont la plus estimée estoit la
Flandre devant les troubles, voire les Provinces
esloignées, par icelle entendoient touts les Pais
bas. Aujourd’huy la Hollande est la principale,
& par une revolution admirable est doublement
ce que fut jadis la Flandre, la plus noble plus
illustre & la plus debattüe compté de
l’univers1. »
Jean-Nicolas de Parival, Les Délices de la Hollande, 1655
« Rien ne saurait être comparé a ce que les
Hollandois ont fait par le moyen du commerce
et ce sera toujours un sujet d’Etonnement,
qu’une poignée de Marchands refugiez dans un
petit pays, qui ne produisoit pas à beaucoup de
quoy nourir ses nouveaux habitans, ayent abatu
la puissance enorme de la monarchie
d’Espagne, l’ayant obligé à leur demander la
paix et ayant fondé un Etat qui depuis ce temps
la fait l’Equilibre entre les Puissances de
l’Europe et qui est en quelque façon l’arbitre de
la paix et de la guerre2. »
État du commerce des Hollandois dans toutes les parties du
monde, mémoire diplomatique, 1697
1 Jean-Nicolas PARIVAL, Les Délices de la Hollande. Œuvre Panegirique. Avec un traité du
gouvernement, et un abrégé de ce qui s’est passé de plus memorable, Iusques à l’an de grace 1650, Leyde,
Abraham Geervliet, 1655, p. 1. L’édition de 1651, p. 4 donne, moins limpide : « Sous le nom
des Pais bas sont comprises les dix sept Provinces, dont la plus estimée estoit la Flandre
devant les troubles, voire les Provinces eloignées, par la Flandre entendoient touts les Pais bas.
Aujourd’huy la Hollande est la principalle, & est doublement par une revolution admirable, ce
que fut jadis la Flandre, la plus noble compté de l’univers. » La graphie des citations n’a pas
été modernisée.
2 Archives du Ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Hollande 49 (1697),
État du commerce des Hollandois dans toutes les parties du monde, 1697, f° 7-7v.
LES « VOYAGES DE HOLLANDE »
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La naissance de la République des Provinces-Unies : crise
continuelle et épanouissement d’une civilisation originale
L’histoire humaine se lit parfois comme une succession de crises,
voire comme un conflit continuel3. Elle est toutefois également le théâtre de
foisonnements exceptionnels, souvent concomitants des troubles.
L’efflorescence de cités comme l’Athènes antique, la République de Venise,
ou encore la cité de Florence durant la Renaissance précoce en témoignent.
À l’orée du XVIIe siècle, dans un contexte de morosité économique et de
guerre permanente, l’Europe assiste à l’éclosion de la République des
Provinces-Unies.
Le présent recueil réunit un ensemble de travaux étudiant le fulgurant
avènement de ce nouvel État au cours de la première moitié du XVIIe siècle,
et la fascination qu’il exerce sur les contemporains, à travers le prisme de
récits de voyages français. Les monographies consacrées aux voyageurs
français au XVIIe siècle sont légion4 ; l’aire des Provinces-Unies en devenir
est néanmoins négligée. Or, il s’agit d’un pays essentiel dans la perspective
européenne. Les voyageurs français de l’époque ne s’y trompent pas.
Une province originale de la civilisation européenne naît en effet dans
le tumulte de la Révolte (1568-1648), guerre politique et civile avec des
dimensions confessionnelles déchirant les Pays-Bas. En l’espace de quatre-
vingts ans, ce conflit débouche sur la scission formelle en deux parties des
Pays-Bas espagnols. La partie méridionale (pourtant l’un des premiers foyers
de la Révolte), demeure sous l’autorité espagnole ; au septentrion, des
provinces, confédérées en République dès la fin du XVIe siècle, font
sécession du Cercle de Bourgogne.
Il s’agit d’une période paradoxale, marquée à la fois par une longue
guerre, et par une prospérité et une opulence croissantes, particulièrement
des provinces maritimes du nouvel État. Cette réalité duale est déterminante
pour les destins personnels des habitants du pays. L’incidence de la guerre
sur la politique confessionnelle est patente.
3 L’histoire contemporaine ou immédiate semble particulièrement riche en crises, à en croire le
mensuel Le Monde Diplomatique : dans les 480 éditions parues depuis 1970, plus de 7 300
articles comportent, selon l’index informatique, une référence à une « crise » (soit plus de
quinze occurrences par édition en moyenne).
4 Pour le voyage d’Italie, par exemple : François BRIZAY, Touristes du Grand Siècle. Le voyage
d’Italie au XVIIe siècle, Paris, Belin, 2006 (Histoire et Société), François BRIZAY, L’identité
italienne, selon les voyageurs français au XVIIe siècle. L’espace et les habitants, Szeged, Jate press, 2000 ;
mais également les voyages français dans l’aire asiatique : Glenn Joseph AMES, Distant lands and
diverse cultures : the French experience in Asia, 1600-1700, Westport, Greenwood Press, 2003
(Contributions in comparative colonial studies, 45), Dirk VAN DER CRUYSSE, Franse
Aziëreizigers in de 17de eeuw, Bruxelles, Koninklijke Vlaamse Academie van België voor
Wetenschappen en Kunsten, 2000 (Academiæ analecta, 5), ou Zhimin BAI, Les voyageurs en
Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, L’Harmattan, 2007 (Recherches asiatiques).
INTRODUCTION
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La formation territoriale des Provinces-Unies est principalement
fonction des vicissitudes guerrières de cette époque, qui s’inscrivent dans un
contexte européen, voire global. La République tout juste fondée parvient à
la fin du XVIe siècle à résister (avec peine) aux assauts des armées
espagnoles, puis à agrandir son assise territoriale. La première moitié du
XVIIe siècle est témoin d’une progression, certes ni aisée, ni gagnée à
l’avance, ni même continue, des armées des États Généraux. Néanmoins,
globalement le succès a changé de camp.
Le Traité de Westphalie de 1648 consacre l’indépendance des
Provinces-Unies, en offrant une paix triomphante à la République. Comme
l’analyse rétrospectivement un diplomate français au lendemain de la Guerre
de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), « ce sera toujours un sujet
d’Etonnement, qu’une poignée de Marchands refugiez dans un petit pays,
qui ne produisoit pas à beaucoup de quoy nourir ses nouveaux habitans,
ayent abatu la puissance enorme de la monarchie d’Espagne5. »
L’extraordinaire avènement d’un nouvel État au cours de la première moitié
du XVIIe siècle, et son éclatante prospérité fascinent les contemporains.
L’historiographie des Pays-Bas, entre cadre national et échelle européenne
L’intérêt des contemporains pour cette période littéralement
fondamentale des Provinces-Unies est éveillé dès lors que la lutte homérique
s’engage entre les « rebelles » et la couronne espagnole, principale puissance
européenne. Ce d’autant que les troubles mettent en émoi le cœur politique
et économique de l’Europe. Dès le XVIIe siècle, l’histoire de la Révolte,
d’essence d’abord apologétique, est écrite par Pieter Corneliszoon Hooft
(1581-1647), Grotius (1583-1645), ou encore le chroniqueur Jean-Nicolas de
Parival (1605-après 1669)6. Leurs œuvres panégyriques justifiant la Révolte,
5 Archives du Ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Hollande 49 (1697),
État du commerce des Hollandois dans toutes les parties du monde, 1697, f° 7-7v. Les Traités de
Ryswick (septembre-octobre 1697) mettent un terme à la Guerre de la Ligue d’Augsbourg, et
contraignent la France de Louis XIV de restituer l’essentiel des territoires gagnés par la
politique des « réunions » entamée après la Guerre de Hollande (1672-1678). La suite de
l’analyse, constate (avec un regret mâtiné d’admiration ?) que les Provinces-Unies, puissance
animatrice de la Ligue d’Augsbourg (lieu hautement symbolique en matière religieuse) de
1686, forment « un Etat qui depuis ce temps la fait l’Equilibre entre les Puissances de l’Europe
et qui est en quelque façon l’arbitre de la paix et de la guerre. »
6 Pieter Corneliszoon HOOFT, P. C. Hoofts Neederlandsche histoorien, sedert de ooverdraght der
heerschappye van kaizar Karel den Vyfden, op kooning Philips zynen zoon, Amsterdam, Louys Elzevier,
1642, 899 p., Hugo DE GROOT, Chronicon Hollandiæ. De Hollandorum repub. & rebus gestis, Leyde,
Jean le Maire, 1617, 501 p., Jean-Nicolas PARIVAL, Les délices de la Hollande. Œuvre panégirique.
Avec un traité du gouvernement et un abrégé de ce qui s’est passé de plus mémorable jusques à l’an de grace
1650, Leyde, Pierre Leffen, 1651, 266 p.
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