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dans des instituts spécialisés dont la légitimité est ambivalente, puisqu’elle se réfère à la fois à l’Etat et
à la science. La seconde est celle qui, chez Bourdieu, isole la science, comme production de vérité,
parmi les connaissances mises en œuvre dans les diverses formes d’action, et notamment, dans le
cas de la statistique, l’action publique. Ces deux difficultés sont bien visibles quand on relit les
diverses façons dont Bourdieu a abordé, au fil des ans, d’une part, le rôle de la statistique dans la
sociologie et, d’autre part, le rôle des statisticiens dans l’Etat. Ces deux questions sont en théorie bien
sûr différentes, mais, compte tenu du fait que, en France, la construction de statistiques sur la société
(autres que les sondages d’opinion) est fortement concentrée dans des instituts publics comme
l’INSEE ou l’INED, et peu pratiquée par des chercheurs, elles sont de fait liées.
L’autonomisation, tant institutionnelle que scientifique, de l’activité statistique produit des effets
complexes de séparation entre la mesure faite (sur laquelle s’appuie le premier héritage) et la mesure
entrain de se faire (dont traite le deuxième). Entre les deux est placé symboliquement la « banque de
données », écran et boîte noire, dont l’aval est constitué par les usages argumentatifs des
statistiques, tandis que l’amont est l’ensemble des procédures de taxinomie, d’enregistrement, de
codage, d’agrégation et de tabulation nécessaires pour élaborer ces « données », en fait fort
coûteuses. L’efficacité argumentative de la statistique dépend largement de l’étanchéité de cette
séparation. Mais si le sociologue conséquent qu’est Bourdieu voit bien qu’il y du social aux deux bouts
de la chaîne (en aval pour objectiver les formes de domination, et en amont pour objectiver les
conditions sociales et politiques de remplissage des boîtes noires), ces deux constats se situent à des
moments différents. Il est vrai que, par la façon très spécifique dont l’institution statistique joue de sa
double légitimité, étatique et scientifique, celle-ci se prête bien à cette double lecture. Selon les
moments et les enjeux de son entreprise scientifique et politique, Bourdieu a mis l’accent sur l’une ou
l’autre de ces dimensions, tout en ayant été un des premiers à attirer l’attention sur cette complexité.
Dans un premier temps (dans les années 1960), il a pris appui sur l’efficacité « scientifique » de
l’argument statistique : c’était le temps du « Partage des bénéfices ». A la même époque, le Centre de
sociologie européenne concevait, réalisait, codait et tabulait des enquêtes par questionnaire, ce qu’il
fit moins par la suite. Puis, à partir des années 1970, Bourdieu a insisté de plus en plus sur le
caractère « étatique » de la statistique publique, symbolisé par l’idée que le roi (rex) est,
étymologiquement, celui qui a le pouvoir de « régir les frontières » (regere fines), c’est à dire
d’instaurer les nomenclatures. Il a souvent repris cette formulation frappante, qui met l’accent sur le
caractère politique du travail des statisticiens. Ce faisant, tout à la fois il pointait une dimension
essentielle de cette activité, mais il rendait plus difficile une analyse cognitive fine de la spécificité de
la pratique de quantification, de son efficacité propre en tant que forme logique, produisant par elle-
même des effets de pouvoir et de coordination. Enfin, à partir des années 1990, il a été conduit,
devant les coups de boutoir contre l’Etat assénés par la vague néo-libérale, à nuancer son analyse de
celui-ci, dont il a suggéré de distinguer la « main droite » et la « main gauche », dans un langage plus
militant que scientifique, mieux adapté à la mobilisation des agents de la fonction publique. Du coup, il
a retrouvé le besoin d’utiliser l’argument statistique pour étayer son combat politique. Ceci pouvait
susciter des difficultés d’interprétation et d’intégration de cet argument dans le propos d’ensemble. Un
exemple en est fourni par une discussion entre Bourdieu et ses collaborateurs, filmée par Pierre
Carles pour le film « La sociologie est un sport de combat » (2001). Le débat porte sur l’interprétation
délicate de certains indicateurs statistiques qui sont proposés pour tenter d’objectiver les méfaits de la
mondialisation, et qui ne conduisent pas au résultat attendu pour étayer la thèse. Une sociologie des
usages de l’argument statistique, dans tout l’espace de la science et des luttes sociales, devra étudier
de telles controverses et les types de justifications qui sous-tendent leur mise en avant.
Les questions soulevées par ce court débat montré par le film pointent la seconde difficulté
mentionnée ci-dessus, suscitée par le fait que Bourdieu séparait les énoncés scientifiques,
producteurs de vérités, des autres connaissances mobilisées pour l’action publique ou militante. La
méfiance à l’égard de « l’Etat », souvent pris comme un bloc opposé à « la Science », a contribué à
son ambivalence à l’encontre de l’appareil statistique, tantôt loué comme producteur d’indispensables
objectivations des inégalités sociales, tantôt dénoncé comme irrémédiablement associé à la « gestion
régalienne des frontières ». Certains statisticiens-sociologues formés par Bourdieu ont pourtant bien
intériorisé la dualité de son héritage, et parviennent à les intégrer dans leurs travaux, comme le fait
par exemple Michel Gollac dans une réflexion intitulée : « Donner sens aux données : l’exemple des
enquêtes sur les conditions de travail » (CEE, 1994). Cependant une sociologie de la statistique
postérieure aux héritages de Bourdieu devra s’attacher à réintégrer les énoncés statistiques dans
l’ensemble plus vaste des énoncés scientifiques et politiques, sans plus leur conférer aucun statut
d’exceptionnalité quel qu’il soit, et en liant étroitement la question du « sens des données », lié à leur mode de
construction, et celle de leurs usages argumentatifs, en tant qu’outil de preuve, de pouvoir ou de coordination.