Entretien avec Eric Vigner
Pourquoi avoir choisi de travailler sur Tristan et Iseult ? Est-ce lié à votre culture ? Tristan de
Loonois, c’est un nom breton. Un jeune homme du Léon, de Bretagne. On sait l’importance qu’a pour
vous Lorient et son histoire avec l’ailleurs, la route des Indes et le rapport à l’étranger. Ici vous vous
retrouvez face à la mer, l’Irlande et la Cornouailles. Tout se concentre autour de la mer de Bretagne,
est-ce un moyen pour vous d’être plus proche de votre territoire ?
Éric Vigner. Je suis breton comme Tristan mais ce mythe celte dont l’histoire se concentre entre la Bretagne,
l’Irlande et la Cornouailles ne se limite pas à ce territoire géographique ni à son imaginaire. Il est dit que l’on
trouve déjà cette histoire dans le conte persan Wis et Ramin. La légende de Tristan et Iseult appartient au
monde. Tristan et Iseult c’est l’une des grandes histoires d’amour tragique qui va voyager et influencer la
littérature. Les premières traces écrites datent du IXème siècle. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment ce
mythe donne Roméo et Juliette de Shakespeare ou Bérénice de Racine ou Pelléas et Mélisande de
Maeterlinck ou plus récemment Partage de Midi de Claudel et Le Vice-Consul de Duras. Pour paraphraser
mon ami Frédéric Boyer, mon projet est de rappeler Tristan, aujourd’hui, sur la scène du théâtre, au début
du XXIème siècle.
Vous me disiez que vous commenciez le premier volet d’une trilogie consacrée à ce mythe avec la
création de Tristan puis celle du Partage de Midi de Paul Claudel et enfin une adaptation du Vice-
Consul de Marguerite Duras...
ÉV. C’est un cycle sur les rituels d’amour et de mort où la mer est présente. Il est généré par la légende.
Tristan sera créé en novembre 2014 à Lorient dans le cadre du Festival Mettre en Scène. Le second volet
que je créerai en 2015 sera la mise en scène du Partage de Midi de Paul Claudel où la question de l’amour
ajoutée à celle de Dieu se déplace chez des personnages au milieu de leur vie. Ils prennent la mer pour la
Chine pour espérer recommencer une nouvelle vie. Le dernier volet qui clôturera ce cycle en 2016 est celui
des fantômes de ces héros qui prennent cette fois les traits d’Anne-Marie Stretter et du Vice-Consul de
Lahore dans Le Vice-Consul de Marguerite Duras. Ce roman qui appartient au cycle indien de l’écrivain situe
l’action dans une ambassade de France qui n’a jamais existé dans les années 30 à Calcutta à la fin du
colonialisme. Ces trois spectacles se répondent les uns les autres. Ce qui m’intéresse c’est la transformation
du mythe à travers ce voyage littéraire. Tristan et Iseult deviendront Ysé et Mesa dans Le Partage de Midi
puis Anne-Marie Stretter et Jean-Marc de H. dans Le Vice-Consul.
L’étrangeté de la légende de Tristan et Iseult c’est que nous avons plusieurs versions, en France et
en Allemagne. C’est la première fois que vous choisissez un texte qui n’est pas écrit – ou même trop
écrit quand on voit les nombreuses versions qui existent. Or vous avez beaucoup travaillé la
littérature écrite, le rapport au livre, des auteurs ont écrit pour vous — pourquoi prendre un texte
dont on n’a que des fragments ?
ÉV. Il n’y a pas en effet un livre qui serait l’histoire de Tristan et Iseult mais une multitude de fragments qui
sont réunis pour la première fois par un spécialiste du monde médiéval Joseph Bédier au début du XXème
siècle. Ce texte reconstitue l’ensemble des épisodes de la légende avec les fragments qui proviennent du
XIIème siècle principalement de Béroul, Chrétien De Troyes, Thomas d’Angleterre, auxquels il a ajouté
d'autres fragments (Eilhat D'Oberg, fragments anonymes...) pour constituer un récit faisant aujourd'hui
référence. En 2014, on peut donc réécrire l’histoire, reprendre ces fragments de discours amoureux entre
Iseult et Tristan et les donner à jouer, à entendre, à vivre. Mon projet n’est pas de raconter tous les épisodes
de la fable mais d’en rendre compte d’une manière sensible et contemporaine, de voir ce qu’il en reste et de
la confronter à la jeunesse. Ce qui me passionne c’est la part manquante, celle qui reste à inventer.
L’inachevé originel de ce mythe et sa capacité de se transformer qui nous autorise à le reprendre pour créer
ici et maintenant.
L’amour est le moteur principal de votre travail au théâtre. Vous avez mis en scène Othello, Pluie
d’été à Hiroshima, La Bête Dans La Jungle... Shakespeare, Racine, Duras... Comment intégrez-vous
dans votre réflexion cette légende médiévale ?
ÉV. Ce premier volet associe l’amour et la jeunesse dans un imaginaire qui est celui du Moyen Âge. Le
Moyen Âge a une rudesse, une violence, une cruauté et une crudité magnifiques. Ce n’est pas un monde
policé, mais un monde dur, fait de granit, de forêt, d’océan, où la nature la plus farouche exalte la passion
des amants. La mer est un élément fondamental dans Tristan également, l’élément matriciel en quelque
sorte, celui qui unit et sépare.