© Alain Fonteray Eric Vigner Tristan [21 au 26 février 2017] ème A partir de la 3 Durée : 1h30 Représentations : mardi et jeudi 19h30 / mercredi, vendredi, samedi 20h30 / dimanche 15h Tarifs : de 7€ à 24€ Réservation : sur place ou par téléphone au 01 41 32 26 26 / du mardi au samedi de 13h à 19h ou [email protected] et en ligne sur : www.theatre2gennevilliers.com Relations avec le public : Sophie Bernet – 01 41 32 26 27 – [email protected] Juliette Col – 01 41 32 26 18 – [email protected] Stéphanie Dufour – 01 41 32 26 21 – [email protected] Eric Vigner Tristan [21 au 26 février 2017] Texte, mise en scène, décor et costumes Eric Vigner Avec Bénédicte Cerutti, Matthias Hejnar, Mathurin Voltz, Alexandre Ruby, Jules Sagot, Zoé Schellenberg, Isaïe Sultan Collaboration artistique Olivier Dhénin, Jutta Johanna Weiss Lumières Kelig Le Bars Son John Kaced Atelier costumes Anne-Céline Hardouin assistée de Emmanuelle Dessoude, Laëtitia Guinchard, Carole Martinière Accessoires costumes Robin Husband Maquillage et coiffure Anne Binois Assistant à la mise en scène Olivier Dhénin Assistant au décor, accessoiriste Vivien Simon Production CDDB – Théâtre de Lorient, CDN ; Théâtre National de Bretagne Avec la participation du Jeune Théâtre National Remerciements à l’Opéra de Rennes, au Théâtre National de la Colline et au Centquatre, établissement artistique de la Ville de Paris (création au Théâtre de Lorient du 4 au 8 novembre 2014, dans le cadre du Festival Mettre en scène) Durée : 1h30 Le texte Tristan de Eric Vigner est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs. Avant/Après Samedi 25 février à 19h30 : Schmerzen et Träume du cycle des Wesendonck Lieder écrit par Wagner, interprétées par des enseignants-musiciens du Conservatoire Edgar Varèse de Gennevilliers. Entrée libre. Dimanche 26 février après la représentation : rencontre publique avec Eric Vigner et l’équipe artistique du spectacle. Entrée libre. Le Théâtre de Gennevilliers est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication, la Ville de Gennevilliers et le Conseil Général des Hauts-de-Seine. Tristan C’est un héros aux multiples facettes que présente Eric Vigner dans cette version très personnelle de Tristan et Yseult où pour la première fois le metteur en scène monte un de ses propres textes. Loin de toute reconstitution historique, il revisite la légende dans un spectacle où temps et espace se télescopent sous le signe du mythe. De Béroul à Wagner en passant par Chrétien de Troye, le mythe de Tristan et Yseult, redécouvert à la fin du XIXe, a connu de multiples versions au cours des siècles. Eric Vigner que l’on connaît surtout comme metteur en scène en donne une lecture profondément personnelle. Son Tristan traverse les âges et parle de notre époque. Il est multiple, à la fois sésame magique ouvrant en grand les vannes de l’imaginaire et pôle d’attraction magnétique. Corps blessé, fourbu rejeté à demi mort par la mer sur une grève bretonne au début du spectacle, ses épreuves ne prennent jamais fin. Le texte abonde en allusions : aux commandos de marines basés à Lorient, à Othello, à Marguerite Duras, à Maurice Maeterlinck, à l’Apocalypse selon saint Jean, aux migrants. Sans s’identifier à ce héros ou cet anti héros, Eric Vigner y projette beaucoup de lui-même. Tristan est un « enfant de la mort » ; comme le Chasseur Gracchus de Kafka, il est condamné à errer à jamais entre deux mondes. C’est la première fois que le metteur en scène écrit pour les acteurs. Il a voulu « rappeler Tristan », c’est-à-dire poursuivre ce mythe qui est aussi un souvenir, une lecture d’enfance qui l’accompagne depuis toujours pour témoigner du monde contemporain, à travers une histoire d'amour éternelle tragique qui unit dans une destinée fatale le trio magnifique de Tristan, Iseult et de Marc. ©Alain Fonteray Note d’intention de Eric Vigner Ce qui reste de Tristan... L’histoire est là depuis toujours, l’amour est là depuis toujours. Que reste-t-il de ces figures héroïques, archaïques, ancestrales ? Comment ces figures éternelles arrivent-elles jusqu’à nous ? Qu’est-ce qu’elles nous enseignent ? Que reste-t-il de Tristan Et Iseult ? Un imaginaire, une légende, un mythe, celui du territoire d’où je viens, la Bretagne, mais aussi l’Irlande, la Cornouailles, le paysage celte, territoire hostile, rude où l’homme lutte avec les éléments. Une langue étrangère d’avant la littérature savante, une langue qui est la source de la littérature, le passage de l’oral à l’écrit. Ce qui reste de Tristan, une histoire en morceaux que je dois terminer. La part manquante où la création entre en œuvre. Ce qui reste de Tristan c’est l’apprêté, la violence de la nature faite à l’homme, la mer, la pierre, le vent. La forêt qui les tue, les chiens. Ce qui reste de Tristan c’est la magie comme moteur dramatique au même titre que la raison : le philtre, les créatures extraordinaires, le cheveu d’Iseult apporté par une hirondelle. Le merveilleux du Moyen Âge. Ce qui reste de Tristan c’est la jeunesse – sans père, héroïque – l’extrême jeunesse de ces enfants qui veulent mourir – romantiques avant l’heure. Tristan et Iseult, des jeunes gens en colère, en révolte contre l’ordre établi. Sans illusions sur leur avenir ou destinée, ils préfèrent le suicide à l’abandon. Ce qui reste de Tristan ce sont les rituels d’amour et de mort. Ce qui reste de Tristan c’est la force d’un mythe très ancien qui traverse le temps et se réactive dans l’œuvre d’autres écrivains de Claudel à Duras. Avec Tristan commence un cycle, ce sera Partage de Midi de Claudel en 2015 et Le Vice- Consul de Duras en 2016, pour en finir avec Tristan, pour retourner à la page blanche. Eric Vigner, mars 2014. Entretien avec Eric Vigner Pourquoi avoir choisi de travailler sur Tristan et Iseult ? Est-ce lié à votre culture ? Tristan de Loonois, c’est un nom breton. Un jeune homme du Léon, de Bretagne. On sait l’importance qu’a pour vous Lorient et son histoire avec l’ailleurs, la route des Indes et le rapport à l’étranger. Ici vous vous retrouvez face à la mer, l’Irlande et la Cornouailles. Tout se concentre autour de la mer de Bretagne, est-ce un moyen pour vous d’être plus proche de votre territoire ? Éric Vigner. Je suis breton comme Tristan mais ce mythe celte dont l’histoire se concentre entre la Bretagne, l’Irlande et la Cornouailles ne se limite pas à ce territoire géographique ni à son imaginaire. Il est dit que l’on trouve déjà cette histoire dans le conte persan Wis et Ramin. La légende de Tristan et Iseult appartient au monde. Tristan et Iseult c’est l’une des grandes histoires d’amour tragique qui va voyager et influencer la littérature. Les premières traces écrites datent du IXème siècle. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment ce mythe donne Roméo et Juliette de Shakespeare ou Bérénice de Racine ou Pelléas et Mélisande de Maeterlinck ou plus récemment Partage de Midi de Claudel et Le Vice-Consul de Duras. Pour paraphraser mon ami Frédéric Boyer, mon projet est de rappeler Tristan, aujourd’hui, sur la scène du théâtre, au début du XXIème siècle. Vous me disiez que vous commenciez le premier volet d’une trilogie consacrée à ce mythe avec la création de Tristan puis celle du Partage de Midi de Paul Claudel et enfin une adaptation du ViceConsul de Marguerite Duras... ÉV. C’est un cycle sur les rituels d’amour et de mort où la mer est présente. Il est généré par la légende. Tristan sera créé en novembre 2014 à Lorient dans le cadre du Festival Mettre en Scène. Le second volet que je créerai en 2015 sera la mise en scène du Partage de Midi de Paul Claudel où la question de l’amour ajoutée à celle de Dieu se déplace chez des personnages au milieu de leur vie. Ils prennent la mer pour la Chine pour espérer recommencer une nouvelle vie. Le dernier volet qui clôturera ce cycle en 2016 est celui des fantômes de ces héros qui prennent cette fois les traits d’Anne-Marie Stretter et du Vice-Consul de Lahore dans Le Vice-Consul de Marguerite Duras. Ce roman qui appartient au cycle indien de l’écrivain situe l’action dans une ambassade de France qui n’a jamais existé dans les années 30 à Calcutta à la fin du colonialisme. Ces trois spectacles se répondent les uns les autres. Ce qui m’intéresse c’est la transformation du mythe à travers ce voyage littéraire. Tristan et Iseult deviendront Ysé et Mesa dans Le Partage de Midi puis Anne-Marie Stretter et Jean-Marc de H. dans Le Vice-Consul. L’étrangeté de la légende de Tristan et Iseult c’est que nous avons plusieurs versions, en France et en Allemagne. C’est la première fois que vous choisissez un texte qui n’est pas écrit – ou même trop écrit quand on voit les nombreuses versions qui existent. Or vous avez beaucoup travaillé la littérature écrite, le rapport au livre, des auteurs ont écrit pour vous — pourquoi prendre un texte dont on n’a que des fragments ? ÉV. Il n’y a pas en effet un livre qui serait l’histoire de Tristan et Iseult mais une multitude de fragments qui sont réunis pour la première fois par un spécialiste du monde médiéval Joseph Bédier au début du XXème siècle. Ce texte reconstitue l’ensemble des épisodes de la légende avec les fragments qui proviennent du XIIème siècle principalement de Béroul, Chrétien De Troyes, Thomas d’Angleterre, auxquels il a ajouté d'autres fragments (Eilhat D'Oberg, fragments anonymes...) pour constituer un récit faisant aujourd'hui référence. En 2014, on peut donc réécrire l’histoire, reprendre ces fragments de discours amoureux entre Iseult et Tristan et les donner à jouer, à entendre, à vivre. Mon projet n’est pas de raconter tous les épisodes de la fable mais d’en rendre compte d’une manière sensible et contemporaine, de voir ce qu’il en reste et de la confronter à la jeunesse. Ce qui me passionne c’est la part manquante, celle qui reste à inventer. L’inachevé originel de ce mythe et sa capacité de se transformer qui nous autorise à le reprendre pour créer ici et maintenant. L’amour est le moteur principal de votre travail au théâtre. Vous avez mis en scène Othello, Pluie d’été à Hiroshima, La Bête Dans La Jungle... Shakespeare, Racine, Duras... Comment intégrez-vous dans votre réflexion cette légende médiévale ? ÉV. Ce premier volet associe l’amour et la jeunesse dans un imaginaire qui est celui du Moyen Âge. Le Moyen Âge a une rudesse, une violence, une cruauté et une crudité magnifiques. Ce n’est pas un monde policé, mais un monde dur, fait de granit, de forêt, d’océan, où la nature la plus farouche exalte la passion des amants. La mer est un élément fondamental dans Tristan également, l’élément matriciel en quelque sorte, celui qui unit et sépare. Quel traitement esthétique allez-vous appliquer à ce mythe qui a généré des œuvres indissociables comme l’opéra de Wagner ou les toiles de Waterhouse ? Comment le metteur en scène et plasticien que vous êtes va-t-il s’approprier ces figures incandescentes et ces espaces perdus que sont Tintagel et la forêt du Morois ? ÉV. Je reprends un travail esthétique que j’ai mené avec Orlando de Haendel en octobre dernier et je le poursuis avec Tristan. Comme pour Orlando, je voudrais créer une dramaturgie plastique qui exalte la palette du sentiment amoureux qui va de la naissance du désir à la folie suicidaire. Pour Tristan, ma démarche est proche de celle de la construction d’un opéra, avec du texte bien sûr puisque c’est un récit de tradition orale, mais où la musique et le chant sont très présents – c’est par le chant qu’Iseult guérit Tristan. Le Moyen Âge est le monde de l’enluminure, du livre d’heures. Le spectacle se développera par tableaux, par chapitres, qu’ils soient purement plastiques, musicaux ou théâtraux. Est-ce que le héros Orlando a en quelque sorte convoqué Tristan ? ÉV. Je pense sincèrement que chaque création est la partie d’un tout qui finit par constituer une œuvre. Une production en entraîne une autre. Avoir travaillé Orlando de Haendel dont la source originelle est le poème de L’Arioste au début du XVIème siècle me conduit à désirer rencontrer Tristan qui est antérieur et qui est aussi l’histoire d’un combattant amoureux. Vous avez choisi des jeunes comédiens pour porter cette histoire. Pourquoi ce choix de la jeunesse pour jouer cette histoire ancienne qui a presque mille ans ? ÉV. L’extrême jeunesse est très touchante dans Tristan et Iseult. C’est ce qui est très beau. Vaincre la malédiction. Aller au bout de son désir. Jusqu’à la mort. Revenir à la légende d’origine c’est retrouver la colère, la passion, l’élan du désir pur et indomptable confronté à la brutalité de la nature et à la violence d’un monde cruel, c’est se brancher à l’énergie vive de la jeunesse. Propos recueillis par Olivier Dhénin, mars 2014. ©Alain Fonteray Eric Vigner, metteur en scène Après des études supérieures d’arts plastiques, Eric Vigner entre au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Il fonde sa compagnie (Suzanne M.) en 1991 avec sa première mise en scène La Maison d’os de Roland Dubillard, créée dans une usine désaffectée puis repris pour le Festival d’Automne à Paris sous la Grande Arche de la Défense. Son travail de plasticien est indissociable de celui de metteur en scène et de scénographe et le plus souvent lié à la réalité des lieux qu’il investit, usine, musée, cloitre, cour de lycée, tribunal, théâtre à l’italienne. Il inscrit les écritures contemporaines ou classiques, dramatiques ou poétiques, dans des recherches stylistiques puissantes. Cette spécificité s’exprime dans son travail sur l’oeuvre de Marguerite Duras (Comédie-Française, Festival d’Avignon, Festival Bonjour India), Dubillard, Motton (Festival d’Automne), Koltès (US Koltès project), De Vos, Hugo, Corneille, Racine, Molière (Prix France/Corée) mais aussi à l’Opéra dans la collaboration avec Christophe Rousset et dernièrement avec Jean-Christophe Spinosi pour Orlando de Haendel (Capitole de Toulouse). Nommé à la direction du CDDB-Théâtre de Lorient, Centre Dramatique National, en 1996, Éric Vigner met en place un projet artistique consacré à la découverte, à l’accompagnement et à la production d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes de théâtre dont certains assument aujourd’hui des responsabilités nationales au service du théâtre public. Son travail à l’étranger pour porter le répertoire classique et contemporain français dans des créations en langue originales, le conduira tout d’abord en Corée du sud où il réunit pour la première fois les troupes nationales de théâtre, musique et danse pour la création du jeu du kwi jok en coréen d’après Le Bourgeois gentilhomme de Molière et Lully. Le spectacle sera présenté à Paris, à l’Opéra-Comique dans le cadre de l’année croisée France Corée et obtiendra le prix France Corée 2004. Suivront la création de Solitude in the Cotton Fields d’après Dans la Solitude des champs de coton à Atlanta en 2008 dans le cadre du US Koltès Project., lberberi y seviljes en Albanie en 2007, Gates to India Song d’après Le Vice-Consul et India Song de Marguerite Duras pour le festival Bonjour India 2013 à Bombay, Calcutta et Delhi. Fort de cet intérêt permanent pour les autres cultures, il fonde en 2010, l'Académie Internationale de Théâtre avec de jeunes acteurs étrangers et français issus de la diversité. En 2014, il créé à Lorient Tristan, dont il écrit le texte publié aux éditions des Solitaires Intempestifs et en 2015, en collaboration avec M/M Paris, il publie les affiches du Théâtre de Lorient 1996-2015, témoignage des 20 ans passés à la tête du CDDB. Depuis 2016, avec la Compagnie Suzanne M, il a créé, Brancusi contre Etats-Unis au Teatrul Odeon de Bucarest en Roumanie. Il prépare pour 2017 la création de Lucrèce Borgia avec le Théâtre national d’Albanie et pour 2018, Partage de Midi de Paul Claudel au Théâtre National de Strasbourg et au Théâtre de la Ville. Échos de la presse «Auteur, metteur en scène, il magnifie le mythe celte et l'ausculte pour lui donner une portée universelle très contemporaine. Éric Vigner a du talent. Et de l'audace ! S'attaquer au mythe de Tristan n'avait rien de confortable, surtout en Bretagne. Il y révèle une authentique âme celte, dans cette épopée épique avec des écumes nourries de sel et de varech, entre Irlande et Bretagne. Sans enfermer ses héros dans une Celtitude éthérée. Il les confronte aux valeurs universelles, portées dans la veine de leur histoire tragique. Vigner les projette dans le fracas du monde (…) » Gildas Jaffré, Ouest France «Plastiquement, on retrouve là encore tous les fondamentaux de Vigner : noir et blanc, mat et brillant, panneaux et rideaux, lunettes de soleil, écran d'Iphone... Mais, curieusement, dans ce baroud d'honneur qui pourrait ressembler à un fourre-tout, tout s'assemble pour un résultat qui a une sacrée gueule. Comme si, lâché, Vigner s'autorisait à être too much et donc lui, vraiment lui. Nombreux sont les moments où l'on se dit (en anglais, comme pas mal des répliques de la pièce) « Wow ». Les images fonctionnent, elles sont fortes, belles, on les prend de pleine face (mention spéciale à la créatrice lumière, Kelig Le Bars, qui signe là un sans-faute) (…) » Isabelle Nivet, Le Télégramme « Il y a surtout que la représentation, dans son ensemble, participe d'un vif éloge d'une jeunesse à la beauté́ effrontée. Tous les interprètes apparaissent en effet comme les vivants piliers d'un temple éphémère, érigé en l'honneur de la gra ce juvénile jetée dans les affres de l'amour à mort. (…) » Jean-Pierre Léonardini, L’Humanité « L'esthétique du spectacle mêle ainsi les époques, proposant une fête de l'imaginaire volontairement décalée, où s'engouffre comme par bourrasques la réalité brutale du monde contemporain. » Hugues Le Tanneur, Les Inrocks « Une variation autour du mythe de Tristan et Iseult (ou Iseut), libre comme l’air marin, foisonnante comme un bouquet d’algues folles, un spectacle iodé complètement barré dans les vertiges de l’amour, celui du théâtre n’étant pas le dernier servi. (…) Ce spectacle, multipliant les fragments de désirs amoureux, est un tourbillon. » Jean-Pierre Thibaudat, Blog Théâtre et Balagan La légende de Tristan Tristan, fils de Rivalen, roi de Léonois, et de Blanchefleur, sœur du Roi Marc, est d’abord un héros semblable aux personnages dont les exploits légendaires forment la matière du Cycle breton : il excelle aux armes et à la harpe et se montre aussi accompli chevalier que parfait damoiseau. Les luttes, les tournois, les réunions courtoises sont la monnaie courante de ses jours jusqu’au moment où, ayant affronté et vaincu le Morholt, il est, à la suite de la blessure empoisonnée qu’il a reçue dans ce dernier combat, comme précipité hors de son monde. Inguérissable, on l’abandonne en effet dans une barque, et il s’en va à la dérive. Ce voyage, où ne préside que le hasard, est déjà l’initiation à l’univers mystérieux dont les lois vont régir son destin, mais une initiation, si l’on peut dire, à rebours, car loin qu’elle le fasse accéder au contrôle des forces secrètes qui vont gérer sa vie, ce sont ces dernières qui commencent à s’emparer de lui, à le posséder. Dès cet instant, Tristan est poussé vers une aventure où sa volonté personnelle s’efface devant une puissance supérieure, et l’épisode de sa première rencontre avec Iseult la blonde n’en est qu’une confirmation, elle qui lui apporte une guérison par magie, et non par recours à sa vitalité naturelle. Plus tard, quand, retourné en Cornouailles, il est renvoyé par le Roi Marc en quête de la jeune fille aux cheveux d’or dont celui-ci veut faire son épouse, Tristan semble s’être réintégré dans son monde normal d’aventures chevaleresques, mais ce n’est qu’une apparence : la force qui l’avait guidé une fois vers Iseult ne le ramène à elle que pour le posséder définitivement. L’« erreur » qui lui fait partager avec Iseult le philtre d’amour n’a une allure de hasard que par rapport à une conscience restreinte de l’événement ; en réalité, la soumission de Tristan à l’univers mystérieux dans lequel l’avaient fait pénétrer sa blessure et sa guérison appelait cette « erreur », la nécessitait même. Tristan n’est surpris par une passion irrésistible et tyrannique que parce qu’il y était préparé de toute son âme malléable au merveilleux. L’amour devait avoir pour le posséder ce visage de foudre, à contre-volonté. Tout ce qu’il lui reste alors à vivre – aussi bien ses tourments de conscience vis-à-vis du Roi Marc que son impossible union avec Iseult aux blanches mains –, plutôt que le développement d’un caractère, n’est que la transposition symbolique des effets d’une passion absolue qui se nourrit de toutes les épreuves au lieu de s’y user. Le récit de toutes ces épreuves forme d’ailleurs comme le code de l’amour-passion toujours en lutte contre les lois et le monde, et seulement couronné par la réunion des amants dans la mort. Incarnation des procédés d’amour, Tristan doit la persistance de sa légende non pas tant à la parfaite coïncidence de son destin et de sa passion, qu’au caractère d’exemple fascinant que conserve son « histoire » pour être née aux sources mêmes d’une sensibilité qui dans sa fraîcheur naïve, ne pouvait encore se mêler d’aucun artifice. Extrait de l’article consacré à « Tristan », Dictionnaire des personnages, Bernard Noël, Robert Laffont, Bouquins, 1960, p. 967-968. Le mythe de Tristan à travers les temps Tristan, au Moyen Age Une lecture des principales versions médiévales de la légende Une partie du dossier de l’exposition virtuelle de la Bibliothèque Nationale de France sur le Roi Arthur est consacrée au mythe de Tristan au Moyen Age. Danielle Quéruel y propose une lecture des différentes versions de Tristan écrites au Moyen Age. Bien que l’histoire des amants de Cornouailles soit connue très tôt, il ne reste que des fragments des premiers romans français qui la racontent : dans les années 1170, deux auteurs, Béroul et Thomas, mettent en vers le Roman de Tristan. Ils proposent à la même époque deux versions au ton très différent. C’est en combinant leurs vers avec la réécriture en prose et les traductions étrangères que l’on peut reconstituer la légende de Tristan. Le Roman de Tristan de Béroul Les vers laissés par Béroul passent pour être la marque d’une certaine brutalité, ou du moins d’un certain réalisme. L’univers dans lequel se place l’auteur est celui de la féodalité : Marc et son neveu Tristan sont liés par un lien de parenté mais aussi par un lien vassalique. Les amants sont poursuivis par la malveillance de barons félons jaloux de la préférence du roi pour son neveu. Des usages juridiques sont évoqués : la condamnation d’Iseut au bûcher, son jugement selon les usages de l’époque lors d’un procès public et oral. Les amants sont soumis à une succession de pièges et de dénonciations dont ils sortent grâce à la ruse le plus souvent. Sont dessinés des personnages forts : Iseut est celle qui réfléchit, manie les propos mensongers et les serments ambigus, tantôt reine rayonnante de beauté, tantôt amante soumise aux pires souffrances morales et physiques ; Tristan est tourné vers l’action ; la figure royale avec le personnage de Marc est affaiblie, parfois ridiculisée. Des scènes dramatiques et théâtrales sont montrées : celle où Tristan rejoint Iseut dans son lit en croyant déjouer la ruse préparée par le nain Froçain qui a répandu de la fleur de farine entre les deux lits, la scène où Iseut échappe au bûcher mais est donnée aux lépreux, la scène où les amants poursuivis se réfugient dans une « loge de feuillage » dans la forêt de Morois et sont découverts par le roi, la scène enfin où Iseut se justifie publiquement et clame son innocence. Le Roman de Tristan de Thomas d’Angleterre Très différent du texte de Béroul, bien que contemporain, le Roman de Tristan composé vers 1170 par Thomas d’Angleterre, clerc à la cour d’Henri Plantagenêt et Aliénor d’Aquitaine, permet d’imaginer la suite et le dénouement de cette histoire. Six fragments nous sont parvenus : les amants sont découverts endormis par le roi et le nain dans un verger, Tristan se marie avec une autre femme qui s’appelle Iseut aux Blanches Mains, Tristan qui pense toujours à celle qu’il aime, Iseut la Blonde, fait réaliser une salle contenant des statues évoquant son amour, Tristan et Kaherdin se rendent en Angleterre afin de revoir Iseut la Blonde, Tristan retourne en Petite-Bretagne et enfin Tristan et Iseut meurent ensemble. Thomas dit avoir entendu les récits de différents conteurs bretons, en particulier d’un certain Bréri, poète gallois, et les avoir utilisés pour écrire un roman auquel il prétend donner une unité. Il choisit pour son récit une tonalité très différente de celle de Béroul. Le conflit féodal entre Marc et Tristan est laissé de côté. Discours et monologues se multiplient afin d’expliciter les sentiments des personnages. Certes il redit la force de l’amour qui unit les jeunes gens, mais a surtout le désir d’adapter cette histoire aux exigences de la « fin’amor » : la passion n’est pas due à la magie d’un philtre, mais au choix de chacun des amants pour l’autre. La culpabilité n’existe pas car la conduite de Tristan et Iseut se justifie ici totalement par la morale courtoise qui exalte l’amour adultère. Thomas cherche essentiellement la « verur », c’est-à-dire vérité des sentiments et la vraisemblance des caractères. Tristan est un personnage qui se livre à l’introspection, est souvent hésitant, souffre de profonds tourments loin de celle qu’il aime ; ses choix l’entraînent vers de nouvelles souffrances. L’existence de Tristan n’est plus, en l’absence de toute possibilité d’être heureux avec Iseut, qu’une série de renoncements : à sa position sociale, au monde chevaleresque et à tout bonheur personnel. C’est ainsi que Thomas d’Angleterre insiste sur le fait que Tristan décide d’épouser une autre femme dans l’espoir d’oublier celle qu’il aime. Il supporte mal non seulement d’être séparé d’elle, mais aussi d’imaginer qu’elle accepte de partager le lit de son époux, le roi Marc. Il choisit Iseut aux Blanches mains, sœur de son ami Kaherdin, double de la reine par le nom et la beauté, mais il ne trouve pas l’apaisement dans ce mariage, incapable d’oublier Iseut la Blonde et de la remplacer. L’auteur se complaît ici à analyser longuement les tourments de Tristan, recourant à tous les artifices de la rhétorique. La scène de la mort des deux amants est la plus belle illustration du pathétique qui caractérise le récit de Thomas. Lors d’un combat contre six redoutables chevaliers, frères d’Estout l’Orgueilleux, Tristan est mortellement blessé. Il demande à Kaherdin de prévenir Iseut la blonde qui seule pourra le guérir. Celle-ci tente de le rejoindre en Petite-Bretagne, mais retardée par les péripéties de la traversée en mer arrive trop tard pour le sauver. Le drame final est causé par l’épouse de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, qui par jalousie lui ment et lui fait croire que le bateau qui approche arbore une voile noire et non une voile blanche, ce qui signifie qu’Iseut n’est pas sur le bateau. Tristan pensant que son amie ne viendra pas se laisse mourir. La douleur d’Iseut la Blonde est alors à son comble : Ami Tristan, quand je vous vois mort, je ne puis ni ne dois continuer à vivre. Vous êtes mort par amour pour moi, et moi mon bien-aimé, je meurs de douleur de n’avoir pu venir à temps. (vv.3233-36). Thomas insiste sur l’impossibilité physique que connaissent les amants de vivre l’un sans l’autre. Cela le conduit à construire une superbe scène où Iseut s’étend sur le corps de Tristan et, lui baisant la bouche et le visage, se laisse mourir à son tour : Corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend l’âme aussitôt, mourant ainsi auprès de lui de la douleur qu’elle ressent pour son ami. (vv. 3267-70) Cette scène est l’une de celles qui sont restées au-delà des siècles dans la mémoire des lecteurs et a donné à cette histoire d’amour une grandeur et une beauté inégalées. Un lai (récit chanté) de la poétesse Marie de France Les aventures des amants ont donné naissance à un certain nombre de petits récits autonomes qui chantent volontiers la souffrance due à la séparation. L’un des plus célèbres est le Lai du Chèvrefeuille composé par Marie de France vers 1165, qui en 118 vers, reprend l’évocation courtoise de l’amour de Tristan et Iseut. Les amants se retrouvent en forêt, pour quelques minutes de bonheur, grâce à une ruse de Tristan qui a écrit sur une baguette de coudrier son nom afin d’avertir la reine de sa présence. Il grave aussi son amour en une formule superbe évoquant la façon dont le chèvrefeuille s’enlace autour du coudrier et ne peut plus en être séparé : Belle amie : il en est ainsi de nous ; ni vous sans moi ni moi sans vous. (v. 77-78) Marie de France qui prétend avoir lu cette histoire dans un livre en connaît l’issue tragique et rappelle que cet amour valut bien des souffrances aux amants avant de causer leur mort le même jour. D’autres textes nous sont parvenus sous forme d’extraits qui choisissent de raconter comment Tristan, obligé de vivre loin de la reine, cherche à la revoir. Il s’agit des Folies (manuscrits de Berne et d’Oxford). Traversant la mer Tristan se présente à la cour déguisé en fou ou en jongleur afin de revoir celle qu’il aime. Iseut peine parfois à identifier Tristan sous ces déguisements alors que le chien Husdent lui reconnaît son maître. Là encore il s’agit de raconter quelques moments de bonheur que les amants peuvent savourer grâce à la ruse et au mensonge. Le roman de Tristan en prose : récit de chevalerie Au XIIIe siècle apparaissent de vastes cycles romanesques en prose, longs prolongements des schémas élaborés par les clercs qui aux siècles précédents avaient écrit les premiers romans arthuriens. C’est ainsi que tout comme le Lancelot en prose reprend et prolonge le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes, le roman de Tristan en prose est composé vers 1230-40. Il s’agit d’une immense fresque qui repose sur la fusion des deux principales sources d’inspiration de la matière de Bretagne : l’histoire des amants de Cornouailles et la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde. Le roman devient alors un récit de chevalerie et Tristan est intégré au monde arthurien, faisant désormais partie des meilleurs chevaliers de la cour et participant à la Quête du Graal comme Lancelot, Gauvain ou Perceval. Le roman a connu un très grand succès jusqu’à la fin du XVe siècle et a trouvé place dans les plus prestigieuses bibliothèques médiévales. Tristan devient l’un des meilleurs chevaliers du monde à côté de Lancelot à qui il est sans cesse comparé ; il représente les valeurs chevaleresques comme les autres chevaliers de la Table ronde. Quant au couple formé par Tristan et Iseut il est comparé à celui que forment Lancelot et Guenièvre dans le Lancelot en prose. Le récit en prose – sans doute pour répondre à l’attente des lecteurs de l’époque – présente une vue élargie de l’histoire de Tristan et de ses ancêtres, en la rattachant au temps du Christ : Tristan descend d’une lignée issue de Bron, beau-frère de Joseph d’Arimathie. Après un long récit des unions successives de ses ancêtres, le texte évoque le moment où Marc devient roi de Cornouailles et où sa sœur Hélyabel épouse le roi de Léonois, Méliadus. Celui-ci, ensorcelé par une fée, disparaît et Hélyabel meurt de douleur en donnant naissance à un fils qui reçoit le nom de Tristan. Avec l’aide de Merlin, Tristan est confié à un jeune homme noble, Governal qui devient son précepteur. Méliadus se remarie avec la fille du roi Hoêl de Petite-Bretagne qui jalouse de Tristan cherche à l’empoisonner et le contraint à se réfugier en Cornouailles à la cour de Marc, où il parfait son apprentissage de chevalier. Parmi ses dons il possède celui de jouer de la harpe et de savoir chanter. Les épisodes anciens où les amants s’aiment en cachette sont conservés en particulier celui du philtre d’amour : « Iseut regarde Tristan et Tristan regarde Iseut ; ils se contemplent avec une telle intensité que l’un et l’autre connaissent leur amour et leur désir. » Les amants doivent se séparer et des aventures nouvelles et multiples sont insérées. Ainsi d’autres chevaliers aiment Iseut : Palamède, mais aussi Kaherdin qui meurt de cet amour qu’Iseut refuse de partager. Tristan lui se croit trahi et erre longuement dans la forêt en proie à la démence. La grande innovation du récit est que, Tristan, poursuivi par la haine du roi Marc, doit se réfugier au royaume de Logres et à la cour du roi Arthur. Désormais il mène une vie de chevalier errant, réalisant les plus grands exploits chevaleresques qui le placent parmi les meilleurs chevaliers arthuriens et peut être comparé à Lancelot. Les amants séparés s’écrivent des lettres et des «lais» d’amour qui donnent à ce roman une tonalité lyrique.Iseut d’abord à la cour du roi Marc, devant les dangers qui la menacent, rejoint Tristan au château de la Joyeuse Garde, prêté par Lancelot, mais continue à souffrir des absences répétées de Tristan qui s’attarde à la recherche d’exploits et participe à la quête du Graal. La fin du roman ne garde pas la belle image de la traversée entre la Grande et la Petite Bretagne. Lorsque les amants se retrouvent, Tristan est blessé, par une blessure due à une épée couverte de venin par Morgane. Il fait ses adieux à la chevalerie et à ses compagnons d’aventure, Lancelot, Palamède et Dinadan et serre Iseut sur sa poitrine avec une telle force qu’elle en meurt en même temps que lui quitte la vie. Les amants sont alors « couchés bouche à bouche » et sont réunis dans la mort comme dans les versions antérieures. Le roi Marc, bouleversé par ce spectacle, ordonne que leurs corps soient enterrés ensemble à Tintagel. Extraits de Danielle Quéruel, « Arrêt sur > l’amour > Tristan et Iseut », Dossier de l’exposition « La légende du roi Arthur » de la Bibliothèque Nationale de France http://expositions.bnf.fr/arthur/arret/06_3_2.htm Tristan, légende vivante Dans le magazine n°7 du Théâtre de Lorient, à l’occasion de la création de la pièce d’Eric Vigner, Christine Ferlampin-Acher publie un article consacré à la légende de Tristan. Ils se nomment Pyrame et Tisbé, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult... Le chant des amants tragiques se déploie et se réinvente à l’infini. Genèse éternelle d’un mythe d’amour et de mort mêlé. Tristan et Iseult, ou Tristan sans Iseult... Il est étrange de constater que cette histoire d’amour, avec ses deux jeunes amants, est souvent désignée par le nom seul de son héros masculin. Pourtant il n’y a pas de Tristan sans Iseult. On parle de la légende de Tristan, alors que l’histoire est celle d’un couple ; mais ce couple n’existe que dans son impossibilité, ses séparations sur terre, et sa mort. Tristan est bien le héros de cette histoire. C’est lui qui en porte la tragédie, c’est lui dont le nom laisse résonner l’adjectif « triste », comme le rappellent déjà les romanciers du Moyen Âge : sa mère est morte en le mettant au monde, et c’est pour cela qu’il a été nommé Tristan. Sevré de sa mère, séparé d’Iseult qu’il aime (les deux mots, sevrer et séparer, viennent du même terme latin et sont synonymes en ancien français), Tristan est tragiquement déterminé par son nom, son enfance, sa jeunesse. Certes Iseult joue un rôle important, mais c’est Tristan, d’abord, qui incarne la tragédie et la porte en lui, depuis sa naissance. Le Moyen Age s’en souviendra et inventera un Roman de Tristan en prose, dont le titre passe sous silence Iseult et qui ne s’intéresse que secondairement à la jeune princesse. Tristan et Iseult, couple tragique Peut-être notre regard est-il faussé par l’anachronisme, incorrigiblement romantique ? Chrétien de Troyes, l’auteur de génie qui a introduit le Graal en littérature, mentionne parmi ses œuvres un roman de Marc et Iseult, qui ne nous a pas été conservé et qui montre qu’au Moyen-Âge le héros n’était pas nécessairement Tristan : la scandaleuse histoire adultère, où un neveu trompe son oncle et son seigneur, pouvait être lue sous l’angle du mariage, à la promotion duquel travaillèrent les XIIe et XIIIe siècle. Chrétien de Troyes chercha à concilier le mariage avec la « fin amor », l’amour parfait des poètes lyriques. Pour lui, le héros n’était semble-t-il pas Tristan, mais Marc, l’époux. Il est peut-être heureux que nous ayons perdu le roman que l’inventeur du Graal a composé sur les amants de Cornouailles... La légende d’amour et de mort que nous connaissons tous plonge ses racines profondément dans le Moyen Âge. Si le premier témoignage littéraire, le Roman de Tristan de Béroul, remonte à la deuxième moitié du XIIe siècle, on sait que la légende est connue bien avant, comme en témoignent les troubadours : Cercamon, dès avant 1150, dit avoir le cœur de Tristan ; Bernard de Ventadour, amoureux malheureux, dit souffrir plus que Tristan. Remontant certainement à des légendes orales, dans ce monde où la littérature passait par le verbe vivant avant de se poser sur le parchemin, l’histoire de Tristan et Iseult remonte soit à une tradition cornique, dans laquelle le nom du héros, latinisé et figurant encore sur une stèle, était Drustanus et celui du mari, Marc, signifiait « cheval », d’où les oreilles de cheval du roi dans le récit de Béroul, soit à une source écossaise, Tristan étant un roi Picte, du nom de Drust ou Drustan. L’histoire irlandaise de la Fuite de Diarmaid et de Grainne, qui daterait du IXe siècle, a pu jouer aussi un rôle. Il est donc très vraisemblable que le mythe de Tristan et Iseult a une origine celtique. Mais d’autres sources ont été combinées : des motifs folkloriques, largement attestés, se reconnaissent, comme le combat contre le dragon ou l’homme aux deux femmes (avec le mariage de Tristan et Iseult aux Blanches Mains, triste double d’Iseult la Blonde), tandis que la voile blanche ou noire évoque l’histoire antique de Thésée, que connaissaient bien les lettrés du Moyen Âge. La genèse du mythe, jusqu’au XIIe siècle, reste mystérieuse car rares sont les traces écrites. De fait, c’est du XIIe siècle, au moment où l’ancien français commence à être employé en littérature (avant seul le latin était langue de culture), que datent les plus anciens témoignages conservés, avec le roman de Béroul, celui de Thomas, ou le Lai du Chèvrefeuille de Marie de France, qui raconte un bref épisode de la vie des amants. La version de Béroul n’est conservée que dans un fragment, incomplet, qui commence avec la scène du rendez-vous épié par Marc et se termine par la mort du félon Godoïne : il nous manque le philtre, il nous manque la mort des amants. Il est fréquent que les textes les plus anciens ne soient conservés que dans des fragments, mais il est frappant de constater que le Tristan de Béroul a failli disparaître. Et l’on a pu émettre l’hypothèse que l’histoire a choqué, a suscité des réticences, tout en fascinant, ce qui expliquerait une diffusion incertaine et incomplète. Il est possible aussi que la puissance de ce texte, qui place au cœur du récit les tourments du remords, qui met en scène des héros ambigus, avec Iseult qui joue avec les mots et avec Dieu lors du serment à double sens, explique que les manuscrits, trop souvent lus, trop souvent manipulés, aient disparu. Vers 1170-1175, Thomas reprend l’histoire et exalte l’idéal courtois et les choix amoureux. Le philtre n’a plus qu’un effet provisoire, il symbolise l’amour, mais n’en est plus la cause exclusive, magique et fatale. Reposant sur l’incompatibilité entre l’amour passion, l’amour courtois et la société féodale, plus discrète quant au problème religieux, cette version concurrença celle de Béroul. Un héros et deux Iseult, deux versions principales pour une même légende, des paroles à double entente (comme le serment de la reine) : la légende de Tristan est placée sous le sceau du double, du reflet incertain et du verbe ambigu, à l’image de ce héros, à cheval entre la Cornouailles anglaise qui l’a vu naître et la Petite Bretagne (tel était le nom médiéval) armoricaine où il meurt. Tristan, légende bretonne ? Oui, si l’on donne au nom Bretagne son sens ancien, qui englobe la Petite Bretagne et la Grande-Bretagne, les terres continentales et les terres insulaires : Tristan est né en Cornouailles anglaise, le roi Marc est roi de Cornouailles, et il tient sa cour à Tintagel. Oui aussi au sens moderne du nom Bretagne, puisque Tristan le Cornouaillais épouse Iseult aux Blanches Mains, la fille de Hoël, le roi de Petite Bretagne, de Bretagne armoricaine, et c’est en Bretagne qu’il meurt. La Bretagne se dédouble, petite et grande, tout comme il y a deux Iseult, l’une reine de Cornouailles et l’autre fille du roi de Petite Bretagne ; tout comme il y a aussi deux Tristan, l’un de Cornouailles, le héros de notre histoire, et l’autre, Tristan le Nain, né à la frontière de Petite Bretagne, qui est, chez Thomas, l’un des acteurs de la mort du héros. En effet, Tristan (le Grand Tristan, né en Grande-Bretagne) prend la défense de Tristan le Nain, à qui le félon Estout l’Orgueilleux, a enlevé son amie. Blessé dans le combat par une arme empoisonnée, Tristan (le Grand) meurt finalement. Au philtre magique répond le venin de l’arme mortelle ; Tristan le Nain a perdu sa dame, tout comme Tristan est séparé d’Iseult. Dans le combat contre le ravisseur, Estout l’Orgueilleux, Tristan le Nain meurt, Tristan (le Grand) est blessé mortellement. De ces doubles spéculaires, l’un est breton, l’autre cornouaillais. Tristan est dit « de Leonois » : les plus anciens textes situent cette région en Angleterre et ce serait (les érudits hésitent) le Lothian en Écosse ou la région de Carleon. Elle a cependant été confondue avec le pays de Léon en Bretagne française, d’autant plus facilement que le destin de Tristan se dénoue sur le Continent. Tristan, doublement breton, donc. L’histoire des deux jeunes amants connaît un immense succès au MoyenÂge : on la représente sur de précieux coffrets en ivoire ; on en fait de longs romans aussi bien que des récits brefs, qui racontent par exemple comment Tristan devient fou ou se déguise en jongleur. Si Béroul et Thomas ont écrit au XIIe siècle, en vers (la littérature ne s’écrivait pas encore en prose à cette époque), le très long Roman de Tristan composé en prose par un auteur anonyme dans les années 1230-1250 connut de nombreuses versions et était encore copié au XVe siècle : ce récit, accordant moins d’importance aux amours des deux héros, insiste surtout sur Tristan comme héros chevaleresque et preux compagnon de la Table Ronde du roi Arthur. C’est cette version qui eut les honneurs des premières impressions au XVIe siècle et qui assura pour plusieurs siècles le souvenir de vaillant Tristan. Le succès fut européen, Tristan fait partie de ces mythes qui ont contribué à la fois à l’émergence des littératures en langues « nationales » (à une époque où la culture s’écrivait partout et uniformément en latin) et à la constitution d’une culture et d’un imaginaire communs. Si la légende arthurienne et la légende tristanienne ont une origine qui plonge dans les traditions celtiques, en général insulaires, elles ont été acclimatées et diffusées largement en Europe. La version de Béroul fut traduite par Eilhart von Oberg, en moyen haut-allemand, vers 1170-1180 (et cette traduction, qui donne l’histoire complète, nous permet d’imaginer ce qu’était le texte français original, qui, rappelons-le, n’est conservé que très partiellement), puis par Gottfried de Strasbourg, qui reprend plutôt la version de Thomas (vers 1210) et par Heinrich von Freiberg (vers 1280). L’on conserve aussi dans l’aire germanique médiévale des textes anonymes, comme Tristan le Moine ou Tristrant und Isalde. Un auteur écossais a composé à la fin du XIIIe siècle un Sir Tristrem ; il existe dans le domaine ibérique un Tristan de Leonis, et un Tristan de Leonis el joven, tandis que dans divers dialectes italiens sont conservés les Tristano veneto, Tristano Panciatichiano et Tristano Riccardiano. En Scandinavie, au XIIIe siècle, dans l’entourage du roi Haako Haakonarson, qui joua un grand rôle dans la diffusion de la matière arthurienne dans le Nord, frère Robert adapte en 1226 le Tristan de Thomas dans sa Tristrams saga ok Ísöndar. N’oublions pas d’autre part qu’un manuscrit du XVIe siècle nous a conservé le texte d’un Tristan biélorusse, qui remonte à une version vénitienne du Tristan en prose. Le Moyen Âge n’a pas été un temps de repli : les hommes, les légendes et les manuscrits voyageaient beaucoup. Tristan est cornouaillais de naissance, breton (d’Armorique) d’adoption, mais il a aussi, et surtout au Moyen Âge, la nationalité européenne. Tristan, aimer à mourir Tristan est devenu le symbole de l’amour passion, de l’amour mortel. Destin de deux jeunes amants que la société sépare, dont la forêt sauvage abrite provisoirement la passion. Il semble aller de soi que leur histoire ait connu un succès mondial. Et pourtant, au Moyen Âge, ce n’était pas évident. Plusieurs légendes racontant les malheurs de jeunes amants séparés par leurs familles étaient bien connues. La poétesse Marie de France raconte, vers 1190, dans un lai (c’est-à-dire un bref poème narratif), l’histoire des Deux Amants, qui se passe en Normandie et non en Bretagne, à Pitres (aujourd’hui dans le département de l’Eure). Un père aimait sa fille d’un amour exclusif et, pour éviter qu’elle se marie, il avait institué une épreuve : seul pourrait l’épouser le jeune homme capable de la porter jusqu’au sommet d’une colline. Tous les prétendants échouèrent. Un jeune homme tomba amoureux de la fille du roi, qui s’éprit aussi de lui. Une parente de la demoiselle donna à l’amoureux un philtre qui lui donnerait la force d’accomplir l’exploit. Cependant porté par sa passion le jeune homme oublia de boire le philtre, puis refusa de céder à la demoiselle qui le suppliait de s’arrêter pour prendre la potion. Arrivé au sommet, il meurt, et la jeune fille, le prenant dans les bras et l’embrassant, s’éteint dans un souffle. Le philtre, répandu, rendit le sol fertile. On construisit un cercueil pour les deux enfants. Depuis, dit le texte, la colline s’appelle le Mont des deux Amants et les Bretons ont composé un lai à partir de cette histoire. Voilà une histoire normande, racontée par les Bretons, et présentant des motifs très tristaniens, comme les jeunes amours contrariées par la famille, le philtre, la mort dans une étreinte, la métaphore végétale (sur les tombes de Tristan et Iseult poussent des plantes qui se rejoignent, symbolisant leur union au-delà de la mort ; la végétation est fertile sur la colline où meurent les deux jeunes amants de Pitres). Ce lai, qui s’appuie sur des légendes locales, normandes, qui ont été transmises jusqu’au début du XXe siècle, mettait en scène deux héros fort proches de Tristan et Iseult : ils n’auront pas autant de succès. Ce qui n’est pas le cas de Pyrame et Tisbé, l’autre couple concurrent. Pyrame et Tisbé sont deux héros des Métamorphoses d’Ovide. Ce texte d’un poète latin (43 avant J.-C., 18 après J.C.) était un best-seller au Moyen Âge. On en a conservé de nombreuses copies dans des manuscrits en latin, mais aussi dans des traductions en langue vernaculaire, en ancien français, plus accessibles pour un public de laïcs, qui, contrairement aux clercs, ne comprenaient pas la langue savante. Le récit latin a été adapté et commenté : ainsi il existe un texte, l’Ovide Moralisé, qui raconte les différentes métamorphoses qui ont intéressé le poète latin, et qui les commente, en leur donnant des interprétations morales, qui sont de pures inventions par rapport au texte original, mais qui témoignent de la façon dont les médiévaux s’appropriaient les fables païennes en leur donnant un sens chrétien. L’histoire de Pyrame et Tisbé fait partie des récits des Métamorphoses les plus connus au Moyen Âge. L’histoire est simple, et avant Ovide, elle est mentionnée par le grammairien Hygin : Pyrame et Tisbé sont deux jeunes amoureux, que des rivalités familiales séparent. Communiquant par une fente dans un mur, ils se donnent rendez-vous près d’un mûrier. Tisbé arrive la première : un lion surgit, qui la fait fuir. Dans sa course, elle laisse tomber son voile, que le félin saisit dans sa gueule et souille de sang avant de l’abandonner par terre et de disparaître. Pyrame arrive, voit le tissu sanglant, s’imagine que Tisbé est morte et se suicide. Tisbé, revenue de sa frayeur, revient près du mûrier, trouve Pyrame mort et se tue à son tour. Le fruit du mûrier, jusqu’alors blanc, souillé de leur sang, est depuis de couleur rouge. La légende ovidienne, comme la plupart des récits des Métamorphoses a une valeur étiologique : elle explique l’origine d’un phénomène naturel, ici la couleur des mûres. Dans le récit en vers qui date du XIIe siècle et qui raconte en ancien français les amours tragiques de Pyrame et Tisbé, le rapprochement avec Tristan et Iseult est flagrant : les deux amants meurent bouche à bouche, dans un souffle. Si Pyrame et Tisbé n’ont pas donné lieu à autant de reprises romanesques que Tristan et Iseult au Moyen Âge, ils étaient eux aussi très souvent cités en exemple quand il était question de passion amoureuse. Si dans le cas de Tristan et Iseult les textes sont réticents à évoquer le suicide, interdit aux Chrétiens, et suggèrent plutôt une ultime étreinte mortelle, un dernier baiser fatal, dans le cas de Pyrame et Tisbé, qui sont deux païens de Babylone, les auteurs ne rechignent pas à mentionner explicitement de la mort qu’ils se donnent : ils sont païens et échappent à la morale chrétienne. Ce qui serait scandaleux pour les amants de Cornouailles, ne l’est pas pour les deux jeunes Babyloniens. C’est pourquoi leur histoire réussit assez durablement à concurrencer celle de Tristan et Iseult. Tristan, la fleur de la chevalerie À la fin du Moyen Âge, si les jeunes amants cornouaillais sont toujours bien connus, c’est surtout Tristan comme modèle de chevalier parfait qui intéresse et jusqu’au XIXe siècle, la légende, sans être oubliée complètement, est en retrait : la mode sera à l’Antique et le roman, comme genre littéraire, n’est guère en vogue du XVIe au XVIIIe siècle. Les conditions ne sont pas réunies pour que le roman de Tristan et Iseult, support de la légende, enflamme les imaginaires. Et lorsque Shakespeare invente Roméo et Juliette en 1595, plus que les deux amants cornouaillais, ce sont Pyrame et Tisbé qui lui servent de modèles (à partir d’une nouvelle italienne traduite en anglais) et qu’il transpose à Vérone. Dans Le Songe d’une Nuit d’Été, à peu près à la même époque, il met d’ailleurs en scène sur le mode parodique l’histoire de Pyrame et Tisbé : plus que Tristan et Iseult, ce sont eux qui fascinent les imaginaires et stimulent l’invention du dramaturge. Pourtant Pyrame et Tisbé, aujourd’hui, sont bien oubliés. On connaît Roméo et Juliette, on connaît Tristan et Iseult, mais les deux amants babyloniens ont été éclipsés. L’engouement pour Tristan et Iseult s’affirme en fait particulièrement au XIXe siècle, dans le sillage de la redécouverte romantique du Moyen Âge. Le philtre merveilleux, le tragique de la passion mortelle, séduisent alors un large public. D’abord en Angleterre (où la légende arthurienne a souvent eu une dimension patrimoniale), avec par exemple une édition dès 1816 par Walter Scott du Sir Tristrem médiéval, ou les adaptations d’Arnold (1852) ou Tennyson (1885), ou bien encore le poème épique de Swinburne Tristram of Lyonesse (1882). Cependant c’est surtout Wagner qui a contribué à l’extraordinaire promotion du mythe tristanien au XIXe siècle, avec la création en 1865 de Tristan und Isolde (la première parisienne est de 1899). Wagner a utilisé plusieurs sources allemandes, comme le roman de Gottfried de Strasbourg, mais aussi le Sir Tristem en moyenanglais ou le Tristan de Béroul. Le rôle de Wagner ne saurait être sous-estimé, au point que Denis de Rougemont, dans son ouvrage L’amour et l’Occident qui eut un important retentissement (1939), fait de Tristan et Iseult revu par Wagner l’archétype de l’amour passion. C’est cependant le philologue Joseph Bédier qui fit découvrir la légende française à un public qui ne connaissait Tristan et Iseult que par l’intermédiaire de Wagner : il publie en 1900 son Tristan et Iseut dans lequel, en combinant divers témoins (essentiellement Béroul et Thomas, même si les versions étrangères, comme celle de Gottfried de Strasbourg, sont aussi mises à contribution) il reconstitue ce qu’il considère comme l’archétype de la légende. Cette belle œuvre, d’un poète philologue, est toujours très largement diffusée et c’est encore le plus souvent par son intermédiaire que le lecteur français découvre la légende des deux amants de Cornouailles, qui depuis Wagner, ne cesse de hanter les créateurs. Les jeunes amants malheureux qui meurent se nomment Pyrame et Tisbé, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult. Ils sont bretons, de Babylone ou de Vérone : le mythe se déploie, éternellement, à l’image de ces arbres qui poussent sur les tombes de Tristan et Iseult et qui se rejoignent, par-delà la mort, pour toujours. Christine Ferlampin-Acher, « Légende vivante », Le Théâtre de Lorient, Un théâtre, une ville, un magazine, numéro 7, saison 2014-2015. Tristan au début du XX siècle : Le Roman de Tristan et Iseut de Joseph Bédier (1900-1905) Joseph Bédier, spécialiste médiéval, a rassemblé au début du XXe siècle les différentes versions existantes du mythe de Tristan, constituant ainsi un récit de référence. La version intégrale du texte de Joseph Bédier dans sa version audio (lue par le donneur de voix René Depasse) est disponible à l’adresse suivante http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/tristan-et-iseult.html