socius : ressources sur le littéraire et le social
Dialogisme
Marie Scarpa (Université de Lorraine)
La notion de dialogisme est d’abord associée aux travaux de Bakhtine (et de son
groupe – Volochinov, Medvedev), pour lequel elle se décline en deux acceptions
essentielles : un dialogisme externe (le dialogue) et un dialogisme interne au sens où
tout mot (slovo en russe est traduit par « mot », mais est glosé aussi par « discours »
ou par « parole ») est toujours le mot d’autrui, un mot déjà dit, déjà habité. « Il n’est
pas un seul énoncé verbal qui puisse, en quelque circonstance que ce soit, être porté
au seul compte de son auteur […] » (Bakhtine & Volochinov, 1980). C’est surtout cette
seconde déclinaison qui a été appelée à connaître une grande fortune dans les
sciences humaines (à partir des années 1970, moment où Bakhtine est traduit en
français et en anglais). Le sujet bakhtinien est donc constitutivement divisé et
multiple : on ne peut l’appréhender en soi que dans le système de ses interrelations.
Sur le plan historique, on peut penser que Bakhtine et son Cercle s’inscrivent dans un
courant de la pensée philosophique occidentale (la « philosophie de la communication
», allemande pour l’essentiel) des années 1920 pour laquelle le dialogisme est une
manière de contester l’unité du sujet cartésien. Mais leur apport fondamental est de
déporter la question du côté de la philosophie du langage et ce sont bien les études
linguistiques et littéraires qui vont faire d’abord le plus grand usage de la notion
(même si l’on voit ces dernières années d’autres grands secteurs des sciences
humaines et sociales – le droit par exemple – s’en saisir aussi).
S’ils ne remettent pas en cause l’idée saussurienne de « système de la langue »
fonctionnant sur des règles « objectives » et « autonomes », dans l’usage et en
particulier dans la poétique cette pensée du langage (et de l’arbitraire du signe) leur
apparaît comme réductrice parce qu’elle fait fi des dimensions idéologiques et/ou
esthétiques. Ils ramènent quant à eux le système de la langue dans le cadre de la
communication sociale. Ces travaux posent les bases d’une théorie de l’interaction
verbale, qui va avoir dans les sciences du langage de larges développements
(énonciation, interdiscursivité, polyphonie, analyse de discours).
Jacqueline Authier et, avant elle, Julia Kristeva ont montré les points de convergence
entre les vues bakhtiniennes et la psychanalyse, notamment lacanienne. Le sujet est
réintroduit dans le champ du discours, non pas selon les modalités du subjectivisme
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idéaliste ou de la psychologie individuelle, mais comme « sujet parlant » pris dans la
chaîne de l’interaction verbale. La question du mot comme « mot d’autrui » va se voir
expansée dans les études littéraires (« Le dialogisme voit dans tout mot un mot sur le
mot adressé au mot », écrit Kristeva) avec les notions d’intertextualité (« […] c’est à
condition d’appartenir à cette polyphonie, à cet espace intertextuel que le mot est un
mot plein », continue-t-elle) et de discours citationnel. Mais le dialogisme bakhtinien
appliqué au roman moderne (celui de Dostoïevski en premier lieu) ouvre la voie aussi
à toute une série de travaux sur la polyphonie et la carnavalisation littéraires. « Le
héros de Dostoïevski n’est pas un personnage objectif, mais une parole faisant
pleinement autorité, une pure voix, nous ne le voyons pas, nous l’entendons »
(Bakhtine, 1970a, p. 65). Et donc : « le projet de l’auteur sur le héros est projet sur la
parole… L’auteur ne parle pas du héros mais avec le héros […], tout doit être senti
comme parole sur un être présent […], comme parole de la deuxième personne et non
de la troisième personne » (Bakhtine, 1970a, p. 67). Les voix sont confrontées mais
jamais unifiées dans un « je » stable qui serait celui de l’auteur (ou narrateur)
monologique. Ce dialogisme littéraire tirerait ses racines du dialogue socratique et de
la satire ménippée « qui traverse le Moyen Age, la Renaissance et la Réforme, jusqu’à
nos jours même (Rabelais, Voltaire, Swift), pratique la fusion entre la recherche
philosophique, le fantastique et le naturalisme des bas-fonds » (Bakhtine, 1970a,
p. 161).
C’est donc l’ensemble de la poétique littéraire qui s’est trouvé nourrie de ces
concepts. Du côté des méthodes critiques spécifiques, sans doute la sociocritique (et
plus largement toute la sociologie de l’art et de la littérature) et l’ethnocritique sont-
elles celles qui les revendiquent le plus directement. Pour la première, on peut dire
déjà que la « socialité » du texte littéraire et que tout « sociogramme » (Duchet) sont
appréhendés comme interdiscours ; on pense aussi, en particulier, aux travaux de
Pierre V. Zima et sa théorie de l’œuvre comme dynamique interactive de « sociolectes
» et à ceux du Centre de recherche interuniversitaire sur la sociocritique des textes
(Montréal) qui, dans la lignée des études de Marc Angenot et Régine Robin, mettent à
profit pour l’analyse littéraire la totalité des notions dérivées du dialogisme et
notamment celle d’interdiscursivité généralisée. Quant à la seconde, elle propose de
les étendre aux interactions culturelles et de lire les univers fictionnels comme
configurations de cosmologies toujours hétérogènes et hybrides. Dans ses derniers
prolongements, l’ethnocritique se saisit, en la complétant par des apports venus de la
théorie maussienne du don (donner-recevoir-rendre) appliquée à la littérature, d’un
autre aspect du dialogisme bakhtinien, moins exploité jusqu’à présent : l’attention
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accordée à « l’auditeur-lecteur », à « l’activité responsive ». « Le mot est un drame à
trois personnages. […] L’auteur (le locuteur) a ses droits imprescriptibles à la parole,
mais l’auditeur, lui aussi, a ses droits, et tous ceux dont les voix résonnent dans le mot
ont leurs droits » (Bakhtine, 1984, p. 331).
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