La conférence d’Algésiras de 1906
Un nouveau rôle pour les États-Unis dans le concert des nations ?
HELENE HARTER
Mots-clés : États-Unis Maroc Conférence d’Algésiras Theodore Roosevelt
relations transatlantiques
The Algesiras Conference of 1906. A Changing Role for the United States in
the Concert of Nations ?
Keywords : United States Morocco Algeciras Conference Theodore
Roosevelt Transatlantic Relations
Le 16 janvier 1906 s’ouvre à Algésiras, en Espagne, une conférence
internationale dédiée à la question marocaine. La souveraineté de l’Empire
chérifien est mise à mal depuis la conférence de Madrid de 1880 qui pose
les bases du régime international du Maroc. Les appétits des Européens
s’aiguisent au début du XXe siècle sur fond d’expansion coloniale. Le
principal gagnant est la France qui se dote d’une sphère d’influence en
neutralisant, par des concessions de terres dans d’autres espaces, l’Italie,
puis l’Angleterre avec l’Entente cordiale en avril 1904 et enfin l’Espagne en
octobre 1904. Craignant l’instauration d’un protectorat, le sultan Abd el-
Aziz se tourne vers le grand perdant des arbitrages entre Européens :
l’Allemagne. Leur rapprochement se matérialise à Tanger le 31 mars 1905
lorsque le Kaiser se proclame le fenseur des intérêts du Maroc face à la
France. Ce faisant, il plonge l’Europe dans une crise internationale qui fait
craindre une nouvelle guerre. La sortie de crise passe par la conférence
d’Algésiras. Douze pays y sont représentés aux côtés des envoyés du
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sultan du Maroc1. Notre article n’a pas pour objectif de revenir sur la
conférence elle-même mais d’étudier la contribution de la seule puissance
non européenne : les États-Unis2. Comment expliquer la participation des
Américains à une réunion diplomatique dont l’objet est géographiquement
éloigné de leur sphère d’influence ? Que nous dit-elle sur la place des
États-Unis dans le concert des puissances et par conséquent sur leurs
relations avec les pays européens au début du XXe siècle ?
Comment expliquer l’intervention américaine dans la crise
marocaine ?
Les liens entre les États-Unis et le Maroc sont anciens. Dès 1777, alors
qu’ils luttent pour leur indépendance, les Américains négocient avec le
sultan l’autorisation d’accoster dans ses ports. Dix ans plus tard, un trai
d’amitié et de commerce est signé. Il est renouvelé en 1836, ce qui permet
aux États-Unis de bénéficier de l’octroi de la clause de la nation la plus
favorisée qui garantit un accès libre et égal aux marchés à tous les pays
bénéficiant de cette clause3. Suivant la même logique, les Américains
signent la convention de Madrid en juillet 1880. L’isolationnisme politique
officialisé par la doctrine Monroe en 1823 ne s’applique pas au Maroc. Très
1 Il s’agit de la France, de l’Espagne, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la
Belgique, des Pays-Bas, de l’Italie, du Portugal, de l’Autriche-Hongrie, de la
Suède, de la Russie et des États-Unis.
2 Sur la question du regard français sur la participation américaine à la
conférence, cf. Azzou El Mostafa, « La participation américaine à la conférence
d’Algésiras, 1906 : un regard français », Guerres mondiales et conflits
contemporains, 2006, vol. 4, n° 224, p. 9.
3 « The Secretary of State to Ambassador White and Minister Gummeré,
Washington, November 28, 1905 » in United States Department of State,
Papers Relating to the Foreign Relations of the United States, 1905,
Washington, Government Printing Office, 1906, [désormais FRUS, 1905],
p. 678.
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attachés à la liberté de circulation sur les mers qui constitue pour eux un
corollaire à celle du commerce, les Américains s’intéressent au Maroc
surtout en raison de sa position entre Atlantique et Méditerranée. Le pays
reste cependant très secondaire dans les préoccupations américaines, loin
derrière les Amériques et l’Asie-Pacifique.
L’intérêt des Américains pour le Maroc s’accentue au début du XXe siècle.
Depuis la guerre hispano-américaine de 1898, les États-Unis ont fait le
choix de l’impérialisme. L’idée s’est imposée que la capacité à conquérir
les marchés économiques constitue un des facteurs de la puissance et qu’il
faut être présent sur tous les continents pour défendre ses intérêts face à
l’expansionnisme européen4. Cela nécessite un environnement politique
stable, une situation que le Maroc ne connaît pas alors. En 1904, par
exemple, un ressortissant américain, Perdicaris, est enlevé par un chef
berbère rebelle, ce qui conduit le président Theodore Roosevelt à
dépêcher des croiseurs à Tanger avant qu’une rançon ne soit finalement
payée. Ce n’est rien cependant à côté des inquiétudes que fait naître la
crise du printemps 1905. Les Américains redoutent tout à la fois la création
d’une sphère d’influence française qui risque d’affaiblir l’application de la
porte ouverte, les menaces que fait peser l’expansionnisme allemand sur
leurs intérêts économiques sans compter les risques de guerre à une
époque l’ordre européen est déséquilibré par les difficultés rencontrées
par la Russie dans sa guerre contre le Japon5.
Les solutions pour sortir de la crise ne les convainquent guère plus.
L’Allemagne a suggéré au sultan l’organisation d’une conférence
internationale pour « discuter des réformes que sa majesté chérifienne a
4 Serge Ricard, « Theodore Roosevelt: the Right Man in the Right Place », in
Serge Ricard, James Bolner (dir.), La République impérialiste.
L’expansionnisme et la politique extérieure des États-Unis, 1885-1909, Aix-en-
Provence, Université de Provence, Service des Publications, 1987, p. 207.
5 Henry C. Lodge (dir.), Selections from the Correspondence of Theodore
Roosevelt and Henry Cabot Lodge, 1884-1918, New York, 1925, vol. II, p. 160-
163.
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décidé d’introduire dans son empire »6. Cet objet limité explique l’emploi du
titre de conférence plutôt que celui de congrès. Les invitations sont lancées
aux signataires de la convention de Madrid, et donc aux Américains. Le
président Roosevelt ne donne pas de réponse malgré plusieurs messages
personnels de l’empereur Guillaume7. Quelques semaines plus tôt, en
avril 1905, il écrivait à William Taft, le secrétaire d’État par intérim : « nous
avons d’autres chats à fouetter et nous n’avons pas de els intérêts au
Maroc. Je n’ai pas envie de prendre parti entre la France et l’Allemagne
dans cette affaire »8. La guerre russo-japonaise et plus largement la
situation en Asie-Pacifique ainsi que l’expansion américaine dans les
Caraïbes et en Amérique latine sont prioritaires pour lui.
Ce n’est pas cependant la seule raison qui explique l’absence de réponse
américaine. Dans une lettre confidentielle à l’ambassadeur White, le
23 août 1905, il confie qu’il est sensible aux arguments de la France, qu’il
craint davantage les effets de l’expansionnisme allemand que les
éventuelles menaces françaises sur la porte ouverte mais qu’il veut rester
en bons termes avec l’Allemagne. Il a compris que les Allemands
cherchent à revenir sur les acquis de l’Entente cordiale à travers la
conférence qu’ils projettent. Il ne veut pas engager son pays dans cette
affaire tant qu’il n’a pas la certitude que la France, qui a tout à perdre dans
une telle rencontre diplomatique, y participera. Sans la France, la
conférence perd en effet toute son utilité9. La prudence de Theodore
6 André Tardieu, La conférence d’Algésiras : histoire diplomatique de la crise
marocaine, Paris, F. Alcan, 1908, p. 62. « Minister Gummeré to Acting
Secretary of State Loomis, June 5, 1905 », FRUS, 1905, p. 668.
7 Theodore Roosevelt revient sur sa médiation dans l’affaire marocaine a
posteriori dans un échange de lettres avec l’ambassadeur américain à Londres,
Whitelaw Reid. Cf. Elting Morison (dir.), The Letters of Theodore Roosevelt,
Cambridge, Mass, 1952, Letters, vol. V, p. 230-251.
8 Ibid., vol. IV, p. 1162.
9 Cité par Allan Nevins, Henry White: Thirty Years of American Diplomacy, New
York, Londres, Harper and Brothers, 1930, p. 267. Yves-Henri Nouailhat,
« Delcassé, artisan d’un rapprochement franco-américain au début du XXe
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Roosevelt s’explique également par les réticences d’une partie de l’opinion
publique et des membres du Congrès. Le Sénat, à qui il revient la
ratification des traités, compte en effet de nombreux élus qui considèrent
qu’il faut se tenir à distance des affaires de l’Europe, que le tournant de
l’internationalisme et de l’impérialisme pris en 1898 va à l’encontre des
intérêts du pays.
Et pourtant, fin juin 1905, le président américain accepte de jouer les
médiateurs entre la France et l’Allemagne. Il est convaincu que les États-
Unis ont vocation à être une grande puissance et que pour l’être, il faut
participer aux conférences diplomatiques au côté des puissances
européennes. Les États-Unis s’apprêtent d’ailleurs à accueillir les
délégations russe et japonaise chargées de négocier la paix entre leurs
deux pays. L’intervention du président Roosevelt dans le dossier marocain
ne s’explique pas uniquement par le volontarisme américain. Elle est aussi
la conséquence des changements politiques en France : le ministre des
Affaires étrangères, Théophile Delcassé, hostile à la tenue d’une
conférence sur le Maroc, est mis en minorité par les partisans de la
conciliation avec l’Allemagne et quitte le gouvernement au début du mois
de juin. Le 23 juin, le président du Conseil Maurice Rouvier demande au
président américain de jouer les médiateurs dans la crise. Il sait grâce à
l’ambassadeur de France à Washington, Jean-Jules Jusserand, un proche
de Roosevelt, que les États-Unis penchent pour la position française. Le
président américain accepte mais exige le secret parce qu’il sait qu’une
partie de l’opinion est hostile à un tel interventionnisme10.
siècle », in Jean-Marc Delaunay (dir.), Aux vents des puissances, Paris,
Presses Sorbonne nouvelle, 2008, p. 49.
10 Serge Ricard, Theodore Roosevelt : principes et pratique d’une politique
étrangère, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1991,
p. 379. « Jusserand à Rouvier, s.d., reçu le 27 juin 1905 », Documents
diplomatiques français, 1905, vol. VII, p. 157. Sur la question des relations entre
le président et l’ambassadeur Jusserand, on complétera avec Henry
Blumenthal, France and the United States: Their Diplomatic Relations, 1789-
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